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Vies engagées

Gisèle Halimi et la responsabilité anticolonialiste : une avocate à l’intersection des engagements

Gisele Halimi and Anti-Colonialist Responsibility. A Lawyer at the Intersection of Commitments
Samia Kassab-Charfi
p. 161-169

Résumés

Cette contribution souligne l’importance des écrits de Gisèle Halimi (Le Lait de l’oranger, 1988), pour la mémoire des oppressions coloniales au Maghreb (guerre d’Algérie), en considérant les convergences entre la cause des colonisés et la “cause des femmes” (1973), en vertu d’un humanisme qui récuse le sectarisme identitaire.

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Texte intégral

Liminaires

1Le thème de la journée d’études, Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures femmes (1945-2020), me mène directement à une “étude de cas”, en quelque sorte, celle de Gisèle Halimi. Sans examiner trop longuement les modalités de narrativisation de cette mémoire, j’entreprendrai essentiellement de faire valoir la manière dont Gisèle Halimi opère l’intersection magistrale de son autoreprésentation en tant qu’avocate militante (doublement militante, j’y reviendrai) et de la mémoire des oppressions coloniales. Cette démarche s’inscrit du point de vue théorique dans la lignée de la réflexion qu’a développée Kimberley Crenshaw dans Demarginalizing the Intersection of Race and Sex : A Black Feminist Critique of Antidiscrimination Doctrine, Feminist Theory and Antiracist Politics (1989), dans laquelle la chercheuse américaine analyse les modalités d’intersection des discriminations subies par les femmes noires aux États-Unis. Dans le cadre de notre propre réflexion, nous tenterons de mettre en avant la pertinence de ce concept chez Gisèle Halimi, avec une transposition aux statuts de femme et de colonisé pour ce qui concerne les catégories discriminées. Outre la nature de l’engagement de Gisèle Halimi dans les années 1950 à 1960 au moment des événements de la guerre d’Algérie, c’est à considérer les croisements et convergences entre la cause des opprimés et la “cause des femmes ” (Halimi 1973) que cette réflexion invite. Dans le refus de reproduire les modèles d’un patriarcat oppressif et dans sa résistance inaliénable à l’injustice, l’exemplarité de cette “avocate irrespectueuse” (Halimi 2002) incite aussi à apprécier l’éthique dont elle se revendique comme un humanisme totalement distancié des sectarismes identitaires. J’analyserai donc en deux points articulés cette posture d’activiste intersectionnelle avant l’heure.

Une éthique politique compassionnelle

2Gisèle Halimi, née à Tunis en 1927, appartient à un milieu judéotunisien socialement très modeste, marqué par le respect craintif de la tradition religieuse et par les diktats du patriarcat. Dans Le Lait de l’oranger (1988), autobiographie centrée sur la figure d’Édouard, son père, elle revient sur ses souvenirs d’enfance et plus particulièrement, au début de l’œuvre, sur les journées d’émeutes anticolonialistes auxquelles elle assiste dans la rue, alors qu’elle n’a que onze ans. Ces images, mais surtout les réactions de sa famille, la marquent. En effet, elle décrit la désapprobation de ses parents à l’égard de cette posture de rébellion de la jeunesse militante tunisienne et son propre positionnement – autant dire son empathie – s’institue comme en réaction à cette réprobation :

J’avais onze ans lorsque éclata, à Tunis, la grande répression du 9 avril 1938.
Des mitraillettes tiraient dans les rues, des tanks barraient le Boulevard Bab-Benat, des soldats
– beaucoup de Noirs, des Sénégalais, j’en avais été frappée – sillonnaient, l’arme au poing, les ruelles de la Medina. Le sang coula, notamment à la Zitouna, où plusieurs étudiants furent abattus.
Mon père, Français par choix, ne se lassait pas de chanter les idéaux et les promesses de cette culture d’adoption. À côté de la classique énumération des bienfaits de cette présence – les hôpitaux, les routes… –, il n’était, pour lui, de liberté, de justice, de fraternité qu’enveloppées dans les plis du drapeau tricolore.
Mais ces balles, ce sang qui éclaboussait les pavés, ces soldats baïonnette au canon ? La voix de la France ? La France, ce mépris de l’indigène ? Dans la bouche d’un colon, le mot indigène s’identifiait, à lui tout seul, au rejet. […]
Mon père raconta que des intellectuels – avocats, médecins, professeurs – avaient été arrêtés et déportés dans le Sud, à Bordj el Bœuf. Un désert torride et des conditions de vie quasi inhumaines. La maladie, la mort même semblaient secondaires, dans ce récit, comparées aux séances de fouet, de crapahutage, de déshabillages publics que la troupe infligeait à ses détenus. J’écoutais, terrifiée. »
“Pourquoi ? ai-je interrogé.
- Ils veulent l’indépendance de la Tunisie… Tu te rends compte !... Tous les Français à la mer… Pfft ! ”
Édouard s’étranglait à cette image.
J’étais trop jeune pour comprendre le fondement politique de cette effervescence. Ces incidents de 1938, et leur cortège de mesures racistes, me posaient des problèmes que je ne pouvais résoudre. Je me disais simplement : si les Français trouvent que les Arabes ne sont pas des gens comme nous, ils n’ont qu’à les abandonner à eux-mêmes. Laisser tomber, mais pas tirer dessus (Halimi 1988 : 65-66-67).

3L’émergence de la conscience d’une oppression coloniale naît ainsi très tôt chez Gisèle Halimi. On soulignera, et les nombreux témoignages qu’elle livre au lecteur en attestent, que cette conscience s’affirme dans une construction personnelle, “distanciée” (le mot mérite d’être souligné), d’une part de la communauté judéotunisienne – elle ne cherche pas à adhérer à une posture de groupe – et d’autre part de la posture familiale. Cette marginalité ou dissidence doit être saisie dans son articulation à une autre conscience : celle de son oppression en tant qu’individu né fille dans une culture judéo-musulmane qui privilégie les garçons. On rappellera ici que son père cachera pendant deux semaines au voisinage et à la famille la naissance de la petite Gisèle avant de se résoudre à l’annoncer enfin, faisant de la sorte le deuil de son espérance d’avoir un garçon. Cette petite-fille de rabbin rejettera en bloc les prescriptions judaïques, rappelant dans Le Lait de l’Oranger, avec une indignation contenue, la prière inaugurale juive : « Béni soit l’Éternel, qui ne m’a point fait femme » (Halimi 1988 : 26), et se tenant au bord du blasphème lorsqu’elle constate, tout bonnement : « je persistais à trouver que Dieu nous traitait avec désinvolture. Il nous réduisait, c’est clair, à la portion congrue. […] Dieu […] “Un homme aussi sans doute”, ai-je marmonné un jour à l’intention de ma mère » (26-27). Aussi me semble-t-il qu’il convient de considérer l’engagement anticolonialiste de Gisèle Halimi comme une sorte de projection, de transfert et de prolongement de l’indignation primordiale, initiale : celle qui affecte l’héritage de la féminité comme fardeau, comme tare, comme souillure. Et inversement, comme je le soutiendrai plus bas, la défense du droit des femmes (engagement qui s’implante dans l’itinéraire de l’avocate vers 1971) est issue en toute cohérence du rejet de l’injustice coloniale. L’avocate le reconnaît catégoriquement dans Le Lait de l’oranger : « En plaidant la cause des femmes, je me décalais à peine » (224). Assurément, dans presque tous les essais de Gisèle Halimi transparaît ce parallèle intime, étroit, entre la domination masculine et la domination impérialiste.

  • 1 Elle citera pour les nommer dans Le Lait de l’oranger le vers fameux de Hugo : “Et l’on voyait marc (...)
  • 2 « Depuis le début de la guerre d’Algérie et de la mise en place des pouvoirs spéciaux, la torture, (...)
  • 3 Carol Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women, Harvard University Press, 198 (...)

4En effet, ce sentiment, cette conscience suraiguë d’un injuste statut de “subalterne” (Spivak) – subalterne femme vis-à-vis d’un monde fait par et pour les hommes ; subalterne indigène relativement au colon prépondérant et maître – est indissociable d’un double sentiment d’empathie– terme à prendre au sens étymologique, littéral, de “souffrir avec”. Empathie d’abord avec les militants anticolonialistes, ces “Damnés de la Terre”, qu’elle défend – elle écrit dans Le Lait de l’oranger : « Je sais que je ne puis prétendre à aucun talent sans quelque foi dans la cause » (136) –, et en l’occurrence dans le contexte maghrébin, empathie avec les “Arabes”1 – le mot est lâché ! Empathie également et ensuite avec les femmes, les femmes comme “continent noir” selon l’expression du Dr Sigmund Freud reprise par Hélène Cixous dans les années 1970 dans ce Manifeste du féminisme intitulé Le Rire de la Méduse (1975). L’inextricabilité de ces deux postures séditieuses s’exemplifie dans un combat mené quasi conjointement, dans la mesure où les années de procès politiques, c’est-à-dire de défense des militants anticolonialistes tunisiens (Procès de Moknine, 1953) puis des moudjahidins algériens s’étendent de 1953 à 1961, avant que cet engagement soit en quelque sorte “relayé” par le militantisme féministe en 1971 avec la co-fondation du Mouvement féministe indépendant Choisir (la cause des femmes), mouvement qui est partie prenante de la bataille activement menée en faveur de la dépénalisation de l’avortement (Procès de Bobigny, 1972), puis de la révision de la législation contre le viol (Procès d’Aix-en-Provence, 1978). Il est donc clair ici que le concept de “mémoire coloniale” englobe chez Gisèle Halimi, dans un enchevêtrement solidaire, une double responsabilité : celle de l’avocate qui prend fait et cause pour l’opprimé victime des services spéciaux français et du recours dégradant à la torture durant la guerre d’Algérie2, mais aussi fait et cause pour les femmes – généralement de condition modeste – démunies face au piège d’une grossesse subie et à l’absence de toute information relative à la contraception, livrées sans pitié à l’opprobre de la société. En un sens, Gisèle Halimi répond par cette posture empathique à ce que l’on appelle aujourd’hui l’éthique du “care” (Éthique de la sollicitude ; Carol Gilligan3), référant au soin porté – généralement par les femmes – aux plus faibles, aux démuni. Gisèle Halimi qui jamais ne se revendiquera d’une quelconque appartenance communautariste religieuse et déclarera lors de sa première plaidoirie que « l’injustice lui est physiquement intolérable » (Halimi 1988 : 225) aura inconsciemment respecté cette prescription du judaïsme qu’est le tikkun olam (םלוע ןוקית), la réparation du monde, en quelque sorte – réparation sous forme notamment de quête de la justice sociale. Ce sentiment de responsabilité est exprimé de manière éclatante dans Le Lait de l’oranger à travers cette sentence sans appel qui permet de saisir la puissante dimension éthique qui mobilise l’action de Gisèle Halimi : « le juste se sent responsable de l’état du monde et l’injuste se repose sur le mol oreiller de son cynisme » (210).

La mémoire coloniale transmise par une “autre” voix, la voix féminine. L’anti-Camus

5Revenons un moment sur la question de l’intersection des combats chez Gisèle Halimi. Le concept, l’expression même de “mémoire coloniale” implique chez notre avocate-autrice une double composante : la composante politique (avec la mémoire coloniale au sens de l’archive du passé colonialiste français en Algérie, archive gênante à plus d’un titre dans l’Histoire de France) mais aussi la composante psychoculturelle de la domination patriarcale (que le dernier tiers du XXe siècle commence à ébranler, avec l’avènement des mouvements féministes aux États-Unis, notamment). Or cette double “fibre”, constitutive de la mémoire coloniale chez Gisèle Halimi, est raccordée en un point de croisement incarné par la figure de Djamila Boupacha, militante algérienne défendue par Maître Halimi et l’avocat algérois Pierre Garrigues en 1961 et qui sera le sujet de l’essai paru en 1962 et préfacé par Simone de Beauvoir (Halimi 1962). Les pages 332-333 du Lait de l’oranger décrivent ce que Djamila a subi, les viols répétés, la torture, le supplice de l’eau, des électrodes, etc. C’est par cette figure essentielle, qui lui rappelle un « personnage de roman », une femme « très vulnérable et très héroïque à la fois, pleine d’idées traditionnelles, de bons sens et d’espoir : l’admirable Pélagie, La Mère de Maxime Gorki » (Halimi 1962 : 186) –, que l’intersection des luttes de Gisèle Halimi prend effet, en un embranchement cohérent du militantisme politique et du combat féministe. Au-delà même d’un transfert, c’est à une forme de mise en abyme que l’on assiste lors du récit de l’Affaire Djamila Boupacha, mise en abyme des luttes où pour la première fois, en 1961-1962, se superposent parfaitement la figure du colonisé et la figure de la femme, doublement dominée dans un système politique totalitaire, impérialiste et sexiste. Cet engrenage, cette superposition pernicieuse est pointée, révélée et démantelée par une “avocate irrespectueuse” qui s’associe le soutien de personnalités célèbres de l’époque, telles que Jean-Paul Sartre (dont elle sera aussi l’avocate et qui lui rédigera la Préface du Procès de Burgos en 1971) et Simone de Beauvoir, pour gagner la cause qu’elle défend. Simone de Beauvoir qui témoigne dans le journal Le Monde du 3 juin 1960 : « Arrêtée le 10 février, mise sous mandat de dépôt et inculpée seulement le 15 mars, Djamila est demeurée trente-trois jours séquestrée dans un de ces locaux de torture qu’on baptise “centres de tri”. Pendant tout ce temps, rien, aucune autorité, aucun contrôle ne l’a défendue contre les violences qu’il plaisait à ses bourreaux d’exercer contre elle » (De Beauvoir & Halimi 222).

6Cette voix dont il me tient à cœur ici de souligner qu’elle est féministe, non par féminisme atavique mais parce qu’elle a le courage d’être décalée par rapport au discours de la doxa, cette voix n’est pas sans lien avec une certaine tradition de féminisme réactionnel qui existait en Tunisie dans le premier tiers du XXe siècle – sans doute sans que Gisèle Halimi, qui ne lisait pas l’arabe, en ait eu connaissance – à travers les écrits d’un penseur progressiste tel que Tahar Haddad (1930) ou de ce trio judéo-musulman formé par César Benattar, Hédi Sebaï et Abdelaziz Thaâlbi, auteurs de l’essai intitulé L’esprit libéral du Coran (Leroux, 1905). L’hypothèse que je formule ici est que cette sensibilité exacerbée de Gisèle Halimi à l’injustice (sexiste et coloniale, les deux se rejoignant comme on l’a vu) est une résultante directe de son substrat tunisien. Or cette voix a ceci de spécifique qu’elle est extra- ou supra-identitaire : sur les quinze essais produits par Gisèle Halimi, je n’en connais aucun qui s’inscrive dans le sillage de ceux d’Albert Memmi qui sont consacrés à la condition de Juif. Hormis quelques pages dans Le Lait de l’oranger où elle évoque avec précision l’antisémitisme auquel elle a été brutalement confrontée lors de son arrivée en France dans les années 1944-1945 pour faire ses études de droit, Gisèle Halimi n’a jamais entonné à la suite du grand Albert Memmi la complainte du minoré. Son engagement est même le contraire de “La Statue de sel” : elle n’a cessé toute sa vie de “se retourner” et de garder l’œil sur tous ceux qui subissaient des vexations, des injustices, quelles que soient leur religion ou leur appartenance ethnique. Sa voix a choisi de porter la cause des colonisés – arabes, notamment – et des femmes enserrées dans l’étau de la morale patriarcale. Or, il faut bien le dire, cette posture que je qualifierai d’inclusive, et ce même si Gisèle Halimi a fait carrière en France et non en Tunisie (quoiqu’ayant d’abord prêté serment au Barreau de Tunis en 1949), n’est pas une posture facile, commune ou banale, et je dirai même que seule une femme pouvait la porter, tout comme ce ne pouvait être qu’Hélène Cixous (et non Jacques Derrida) qui pouvait inventer, tout en pointant l’absence d’amalgame des populations musulmanes et juives dans l’Algérie des années 1940 et 1950, inventer pour exprimer la nature de la relation charnellement douloureuse entre Juifs et Arabes le mot d’“inséparabité” (Les Rêveries de la femme sauvage, 2000). Il se trouve que c’est précisément ce sentiment d’“inséparabité” qui a constamment, continuellement prévalu dans le regard et la posture adoptés par Gisèle Halimi tout au long de sa vie, de 1927 à 2021, en passant par la déclaration du 28 juillet 2014 relative aux bombardements de Gaza et publiée dans le journal français L’Humanité, où elle se prononce en faveur du Droit des Palestiniens à un territoire à eux et exprime son indignation devant les bombardements israéliens –“Je ne veux pas me taire” (Halimi 2014) –, et qui lui attirera les foudres de la communauté et de l’intelligentsia françaises prosionistes. C’est également cette partiale “inséparabité” qui cristallisera son désaccord avec la position d’Albert Camus, comme en atteste la déception qu’elle exprime à son égard, dans le chapitre du Lait de l’oranger consacré à leur relation intellectuelle :

L’homme révolté, plus tard, c’est lui, dans ses actes et dans ses refus. Il préféra sa mère à la justice.
Ce dilemme me sembla faux, éloigné d’un homme confronté à sa liberté de militant. Sa mère, la mienne nous mettaient en situation, comme les luttes entreprises.
Mais nos discussions tournèrent court.
Le prix Nobel couronna un Camus dépassé, différent.

À Stockholm, en septembre 1957, se déroulèrent les cérémonies d’usage, toutes de mondanité et de confort. Quel Camus sacrait-on là-bas ? […] Aux hommes qui revendiquaient leur dignité en Algérie – l’un d’entre eux l’interpella à l’université d’Uppsala, où il faisait une conférence – il répondit, il répéta qu’il défendrait sa mère avant la justice.
J’avais cessé depuis quelque temps de le voir, il n’intervenait plus à l’Elysée en faveur de
mes condamnés à mort algériens […]
Dans l’une de nos dernières discussions, il martela : “Ceux qui déposent des bombes dans les autobus n’ont rien à attendre de moi… des criminels de droit commun.
Entre nous, la cause fit entendue” (Halimi 1988 : 193-194).

  • 4 À Stockholm, pressé de questions par les journalistes, l’écrivain déclare : « En ce moment, on lanc (...)

7Gisèle Halimi, c’est un anti-Camus, c’est l’autre voix – empathique – qui ne s’élève ni en solidarité avec la mère – « Entre la justice et ma mère, je choisis ma mère »4 –, ni en solidarité avec une communauté confessionnelle contre une autre. En l’occurrence ici, il n’y a que deux camps : celui des opprimés contre celui des oppresseurs. Et c’est la force de Gisèle Halimi que d’avoir su, à la différence d’Albert Memmi et d’Albert Camus, s’affranchir de l’étroitesse de l’identité, du sectarisme identitaire en exerçant sa vocation humaniste, altruiste, au péril de sa vie, pour cette avocate trentenaire qui laissait ses enfants à Tunis chez sa mère pour aller défendre les fellaghas dans les tribunaux militaires de Philippeville en Algérie, bravant les insultes et les menaces, se faisant cracher au visage et traiter, à l’entrée de la salle, de « sale pute à bicots » (208) et de « pute du F.L.N » (242).

Pour conclure

8C’est enfin en raison de cette inclusivité si difficile à tenir dans un monde où l’on ne (se) défend que par rapport aux siens, que l’historien Benjamin Stora la nomme parmi les personnalités symboliquement conciliatrices et médiatrices dans le Rapport de 208 pages qu’il remet au Président de la République Emmanuel Macron le 20 janvier 2021 et où il la cite comme femme de dialogue et figure possible d’apaisement de la mémoire coloniale franco-algérienne dans cette entreprise de résilience politique que semblait vouloir amorcer le Président français. Benjamin Stora la cite par trois fois dans le Rapport. Il la nomme d’abord dans la section “Interactions. Le monde du contact” : « Dans ce monde du contact émergent des figures féminines comme celle de Gisèle Halimi, avocate des militants nationalistes algériens, issue d’une famille juive de Tunisie ; ou celle d’Émilie Busquant, la femme, la compagne de Messali Hadj, qui avec lui a fabriqué le drapeau de l’Algérie » (Partie 1. “Algérie, l’impossible oubli. Les effets de mémoire” : 43). Puis, une deuxième fois, lorsqu’il s’agit de rappeler « les noms et les trajectoires de ceux qui ont refusé le système colonial », ces noms qui « doivent être portés à la connaissance des jeunes générations, pour que l’on sorte des mémoires séparées, communautarisées » (Partie 3. “Des défis à relever. Section Autres sujets. Autres défis”) (Stora 2021 : 115). Une troisième fois enfin, à la fin du rapport, pour proposer « L’entrée au Panthéon de Gisèle Halimi, grande figure féminine d’opposition à la guerre d’Algérie » (130). Hélas, c’est aussi parce que cette mémoire coloniale demeure un tabou, une blessure impossible à guérir, incurable, que la proposition de panthéoniser Gisèle Halimi a été déclinée par les pouvoir français il y a quelques semaines, ce qui en dit long sur les stéréotypes et les séquelles laissées par l’expérience coloniale en France.

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Bibliographie

Benattar, C. ; H. Sebaï H ; & Thaâlbi, A. (1905) : L’esprit libéral du Coran. Paris : Leroux.

Cixous, H. (1975) : Le Rire de la Méduse et autres ironies. Paris : Éditions Des Femmes-Antoinette Fouque.

Cixous, H. (2000) : Les Rêveries de la femme sauvage. Paris : Galilée.

De Beauvoir, S. (1960, 3 juin) : Pour Djamila Boupacha. Le Monde,. Tiré de https://www.lemonde.fr/archives/article/1960/06/02/pour-djamila-boupacha_2092987_1819218.html. (Consulté le 15/05/2021).

De Beauvoir, S. & Halimi, G. (1962) : Djamila Boupacha. Paris : Gallimard, avec un dessin de Pablo Picasso (portrait signé le 8-12-1961, reproduit sur la jaquette et en frontispice du livre Djamila Boupacha).

Finkielkraut, A. (2009) : Un cœur intelligent, Paris : Stock / Flammarion.

Haddad, T (1978 [1930]) : Notre femme, la législation islamique et la société. Trad. française de l’arabe. Tunis : Maison Tunisienne de l’Édition.

Halimi, G. (1973) : La Cause des femmes (Propos recueillis par Marie Cardinal). Paris : Grasset. Halimi, G. (1990 [1988]) : Le Lait de l’oranger. Paris : Gallimard.

Halimi, G. (2014) : Je ne veux pas me taire. Tiré de https://www.humanite.fr/gaza-je-ne-veux-pas-me-taire-548310. (Consulté le 12 /4/ 2021).

Halimi, G. (2020 [2002]) : Avocate irrespectueuse. Paris : Plon.

Hugo, V. (1870 [1853]) : À l’obéissance passive. In V. Hugo, Les Châtiments (pp. 62-75). Paris : Hetzel.

Stora, B. (2021) : France-Algérie, les passions douloureuses. Paris : Albin Michel.

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Notes

1 Elle citera pour les nommer dans Le Lait de l’oranger le vers fameux de Hugo : “Et l’on voyait marcher ces va-nu-pieds superbes sur le monde ébloui” (“À l’obéissance passive” : 64).

2 « Depuis le début de la guerre d’Algérie et de la mise en place des pouvoirs spéciaux, la torture, petit à petit, fut érigée en système » (Halimi 1988 : 125). Par ses plaidoiries avec Léo Matarasso, particulièrement, Gisèle Halimi parviendra à démonter la machine à opprimer et à prouver que les accusés ont été contraints sous la torture à signer de faux aveux. Voir Chap. “Le procès d’El Halia” 2. « Et la machine à aveux se dérégla… » (156).

3 Carol Gilligan, In a Different Voice. Psychological Theory and Women, Harvard University Press, 1982.

4 À Stockholm, pressé de questions par les journalistes, l’écrivain déclare : « En ce moment, on lance des bombes dans les tramways d’Alger. Ma mère peut se trouver dans un de ces tramways. Si c’est cela la justice, je préfère ma mère » (cité par Alain Finkielkraut, 119).

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Pour citer cet article

Référence papier

Samia Kassab-Charfi, « Gisèle Halimi et la responsabilité anticolonialiste : une avocate à l’intersection des engagements »Oltreoceano, 20 | 2022, 161-169.

Référence électronique

Samia Kassab-Charfi, « Gisèle Halimi et la responsabilité anticolonialiste : une avocate à l’intersection des engagements »Oltreoceano [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 25 juin 2023, consulté le 03 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oltreoceano/403 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/oltreoceano.403

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Auteur

Samia Kassab-Charfi

Samia Kassab-Charfi est Tunisienne, professeure de littératures française et francophone à l’Université de Tunis. Elle a publié, entre autres, Un siècle de littérature en Tunisie (1900-2017) (Paris, 2019, avec Adel Khedher) ; Art et invention de soi aux Antilles (Paris, 2021). Elle a coordonné le numéro spécial consacré à Gisèle Halimi (“Gisèle Halimi, la littérature en défense”, Expressions maghrébines. Revue de la coordination internationale des chercheurs sur les littératures du Maghreb (2021).
samiakassab[at]yahoo.fr

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