1Le cinéma colonial français est un genre qui a cessé d’exister depuis la décolonisation (de 1954 à 1962 suivant les territoires), remplacé idéologiquement par un cinéma postcolonial qui se saisit du sujet en tentant de le traiter de manière altruiste (voire nostalgique, voire repentante). Prisonniers des mêmes aires géographiques et des mêmes rapports sociaux entre Blancs colonisateurs et populations de couleur colonisées, les récits filmiques postcoloniaux vont réactiver, notamment, un certain nombre de clichés et littéralement de “lieux communs ” déjà vus dans le cinéma colonial.
- 1 Une filmographie exhaustive du cinéma postcolonial français de long-métrage fiction consacré à l’Af (...)
2Pour autant, chaque territoire possède des caractéristiques narratives et esthétiques propres liées à tout un système symbolique : l’Indochine, qui se solde par une défaite militaire française de mauvaise mémoire, sera davantage traitée comme une disparue romantique (à l’image de Indochine de Régis Wargnier, 1992, Oscar du Meilleur Film Étranger) ; les représentations du Maghreb colonisé, focalisées autour de l’Algérie et sa “ guerre sans nom” (pour reprendre le titre d’un documentaire qui lui est consacré, en 1992, par Bertrand Tavernier et Philippe Rotman) sont davantage des scénarios de déchirements familiaux ; quant aux films sur l’Afrique subsaharienne, de loin les moins nombreux puisqu’ils ne font écho à aucun conflit ouvert à l’inverse des deux précédents, ils posent une altérité irrémédiable dans le contraste même des couleurs de peau, la contradiction entre le Noir et le Blanc est d’une telle évidence chromatique, avant même d’être politique, que ces films sont finalement ceux qui traitent le plus frontalement du rapport de force en situation coloniale1.
3Chocolat (1988) de Claire Denis est l’un de ces films rares qui aborde, à l’ère postcoloniale, la thématique de la conquête, de l’occupation et de la cohabitation des Noirs avec les Blancs en Afrique subsaharienne. Il s’agit là du premier long métrage de fiction écrit et tourné par la réalisatrice française. Comme elle le dit dans une interview :
- 2 Il n’existe à ce jour qu’un seul ouvrage collectif portant sur l’œuvre de Claire Denis (Le Cinéma d (...)
Je devais rendre quelque chose. Le Cameroun m’avait appris tant de choses quand j’étais une petite fille, une plus grande fille, que, au moins, je devais lui rendre quelque chose. Donc c’était plus difficile d’aller y faire un film en brouillant un peu la bio. Je me disais, si je ne commence pas mon travail au Cameroun, je ne pourrai pas être cinéaste. C’était tellement imprégné en moi, les odeurs, la façon de vivre, la façon de manger... J’avais traversé tous les États-Unis avec Wenders pour Paris-Texas et je me sentais vraiment une étrangère. C’était des paysages de cinéma vraiment qu’on traversait, tous les westerns... Je me disais que j’étais une vraie intruse là-dedans, alors que peut-être j’avais besoin de rendre à ces paysages camerounais un petit peu de mon regard, des images qui étaient restées en moi pour toujours (Gesber s.p.)2.
4Pour son premier film, la cinéaste choisit de s’inspirer de son enfance africaine dans les années 1950, elle, qui, fille d’un administrateur colonial, a grandi jusqu’à l’âge de 14 ans en sillonnant les territoires ultramarins (le Cameroun surtout, mais aussi la Somalie, le Burkina Faso et Djibouti) au gré des affectations de son père. Chocolat est donc un récit autofictionnel dont le personnage principal, prénommée de manière directe et ultra symbolique, France, se déploie en deux temporalités : le présent, où adulte, ses souvenirs refont surface au gré d’un retour aux sources en Afrique, et le temps du flash back mettant en scène son enfance aux côtés d’un trio de personnalités emblématiques, sa mère Aimée, son père Marc et leur boy Protée. La mère, Aimée (Giulia Boschi), femme au foyer d’un domaine du bout du monde, incarne l’appropriation territoriale, le colonialisme ; son père, Marc (François Cluzet), explore inlassablement le territoire, et par cette constante (re)conquête, personnifie le processus de colonisation ; quant à Protée (Isaach de Bankolé, futur acteur fétiche de la réalisatrice), il est ce corps noir qui progressivement s’impose comme altérité consciente aux côtés de l’enfant et de ses parents.
5Lorsqu’elle écrit et tourne son film, à la fin des années 1980, Claire Denis s’inscrit dans les tropes coloniaux autant qu’elle les contourne pour porter son regard sur un autre horizon qui dépasserait le manichéisme engagé par la confrontation du Noir et du Blanc à l’écran. France est la clef de cette dynamique, non seulement parce que sa nature d’enfant ne relève finalement d’aucun genre, elle est juste enfant vivant au quotidien les routines d’une situation d’exception comme l’est une enfance africaine pour une petite Française, mais également parce que sa présence à l’écran est double ce qui permet de tirer un pont entre l’époque coloniale et l’époque contemporaine. Le rapport à l’Afrique propre au cinéma de Claire Denis serait donc moins un rapport féminin qu’un rapport personnel : il faut que France puisse revenir en Afrique, comme Claire Denis, elle-même le fait. France est le fil rouge qui traverse les espaces et le temps, finalement davantage héritière de son père dans son nomadisme exploratoire et sensible (comme le prouve le carnet de croquis de Marc qu’elle garde presque pieusement avec elle lors de son retour), que de sa mère et de sa vaine sédentarité d’apparat. A l’image du film, à l’image de la réalisatrice, France porte un regard songeur et apaisé sur un environnement qui n’est plus le sien, mais dont le souvenir, pour toujours, lui appartient.
6Dans Chocolat, l’Afrique n’est pas une terre étrangère, elle est un monde étrange, occupé par des figures féminines et enfantines, Aimée et France, et dans cette domination du féminin à l’écran transparait un élément de fragilité, sans doute de faiblesse et donc de remise en cause du pouvoir blanc s’il vient à être incarné par une femme et plus encore par une enfant. Ce n’est plus une force virile qui s’impose, c’est une autorité moins légitime, plus séductrice et affective, qui ne s’exerce d’ailleurs pleinement qu’en l’absence de l’homme parti croquer les paysages arides au fil de ses tournées administratives. Si Chocolat est empreint de féminité, c’est aussi celle de sa réalisatrice qui s’exprime à travers ses personnages, spécialement celui de France qui lui permet de porter à nouveau son regard d’enfant sur le Cameroun et ses habitants. On peut d’ailleurs noter que les deux actrices choisies pour interpréter France (Cécile Ducasse quand elle est enfant et Mireille Perrier quand elle est adulte) ont des physiques graciles et des voix rauques assez proches de ceux de Claire Denis qui viennent renforcer la dimension autofictionnelle du film.
7Le féminin comme indice de l’instabilité et de l’effondrement prochain du colonialisme était déjà l’un des tropes du cinéma français avec la légendaire Antinéa de L’Atlantide (1917 version muette par Jacques Feyder ou 1932 , version multilangue par Georg B. Pabst), la métisse Tih Minh dans le serial éponyme de Louis Feuillade (1918-1919) ou encore la célèbre Princesse Tam Tam incarnée par Joséphine Baker (Edmond T. Gréville, 1935), mais aucune de ces identités n’étaient celles d’une Française, uniquement celles de femmes “exotiques” qui par leurs charmes bouleversent le quotidien des héros blancs. Il faut attendre le cinéma postcolonial de la fin des années 1970 avec le transgressif L’État sauvage de Francis Girod (1978) traitant d’un coup d’état en Afrique subsaharienne et de la manière dont, dans ces territoires de non-droit, l’immoralité règne quelle que soit la couleur de peau, pour voir le premier personnage féminin blanc (interprété par Marie-Christine Barrault) créer le chaos par son union avec un homme politique noir (pour lequel Doura Mané compose un personnage inspiré de Patrice Lumumba).
8Chocolat s’inscrit donc dans une nouvelle tendance des films postcoloniaux français, celle d’une relecture du passé colonial au regard du présent. Les liens entre l’Afrique et la France perdurent, mais leur nature reste floue, ambigüe. Claire Denis, à l’inverse de Francis Girod qui adaptait le roman de Georges Conchon, ne cherche pas à choquer. Avec son style lent, contemplatif, qui s’attache surtout aux mises en scènes des corps, elle cherche plutôt à mettre les choses en perspective sans concession, en adoptant justement le regard d’une enfant dont l’innocence comprend l’intégration de réflexes de race. Le personnage de la mère, quant à lui, par son omniprésence, abusive et instable, semble surtout perdue dans cette “dernière maison du monde” (selon les mots d’une plaque placée à l’entrée de son habitation par les précédents occupants allemands).
9Comme l’annonce l’affiche française du film, le personnage principal est Aimée, Protée se situe en retrait derrière elle, France et Marc ne sont que les adjuvants du récit. Aimée est une incarnation vacillante de la “ mère patrie ”, non seulement parce qu’elle apparait, à l’image de sa maison, perdue et isolée, mais aussi parce que l’actrice Giulia Boschi choisie pour le rôle s’exprime avec un accent italien impossible à ignorer… étrange égérie nationale donc que propose ici Claire Denis, comme s’il avait fallu installer cette dissonance pour que le personnage d’Aimée ne puisse jamais symboliquement s’imposer comme une vision de la France et que ce rôle revienne bien à sa fille et à la double temporalité qui la caractérise.
10Au sein du couple Dallens, chacun des parents occupe un espace symbolique : Marc est souvent cadré hors de son domicile, notamment dans des plans de demi-ensemble d’étendues désertiques alors qu’à l’inverse Aimée, elle, est majoritairement mise en scène en intérieur, avec profusion de surcadrages. Ceux-ci donnent l’impression d’une part que l’espace se referme, s’emboite littéralement sur elle, et d’autre part, qu’elle a besoin d’un espace taillé sur mesure et sur lequel elle puisse régner de manière absolue (par exemple lors de l’arrivée de Jonathan Boothby, elle apparait au centre du plan, debout sur le porche avec ses marches et ses colonnes auxquelles s’ajoutent des volets verts, l’encadrement de la porte, ainsi que de lourds rideaux jaune). A de nombreuses reprises d’ailleurs, Protée est présent dans les plans de demi-ensemble dans lesquels intervient Aimée, mais il est toujours, d’une manière ou d’une autre, dominé (de dos, accroupi, dans l’arrière-plan, dans la pénombre, etc.). Il est un élément du décor d’Aimée, à tel point qu’elle exige qu’il quitte la maison lorsqu’il prend l’ascendant sur l’espace à deux reprises : la première en se comportant en maitre des lieux et en chassant par la force, Luc, le parasite qui vivait au crochet des Dallens ; la seconde, quelques secondes plus tard, en pénétrant dans la maison pour finir de la protéger en fermant les fenêtres et tirant les rideaux. Il découvre alors une Aimée, accroupie au sol, blottie contre la porte fenêtre, et tendant doucement le bras vers ses jambes dans une demande de réconfort. Le rapport de force est ici inversé. Ce n’est plus Aimée qui domine le plan, mais Protée, massif, fort, solide, qui d’un geste brutal force Aimée à se remettre debout avant de lui accorder un regard de profond dédain et de quitter le plan par l’angle bas gauche, abandonnant Aimée dans le cadre, légèrement décentrée vers la droite et le regard perdu dans le hors champ gauche dans lequel Protée vient de disparaître. Quelques plans plus tard, Aimée exige que Protée ne s’occupe plus de la maison, de l’espace avec lequel elle fait corps. Il l’a rejetée, elle l’ostracise. Dès lors, Protée n’apparaît plus qu’à trois reprises jusqu’à la fin du film.
11Tout d’abord, un plan fixe où il regarde le paysage, plan qui fait écho à ceux de Dallens lors de ses tournées administratives lorsqu’il se met à dessiner, songeur, le paysage alentour. Ici Protée est assis, il contemple l’horizon cher à Marc, il est de trois quart profil à la gauche du cadre, quand Marc était de trois quarts dos à la droite du cadre. De fait, le regard de l’un, Dallens, se dirigeait vers la gauche, donc symboliquement en arrière, alors que celui de Protée se dirige vers la droite et porte donc vers l’avenir. C’est d’ailleurs sur une ultime séquence avec Protée que le film s’achève. France, adulte, porte son regard depuis les couloirs vitrés de l’aéroport vers le tarmac. Elle sourit. Elle s’apprête à embarquer pour le Nord du pays sur les traces de la maison de son enfance. Comme son père avant elle, elle occupe la droite du cadre et son regard donc se dirige vers la gauche, symboliquement elle contemple une dernière fois les vestiges de son enfance africaine. Aucun champ-contre champ ne permet de savoir ce qu’elle regarde, mais le plan suivant montre le tarmac et le circuit fait par trois bagagistes qui chargent des objets d’art primitif dans la soute d’un avion. Parmi ces hommes, Protée, comme nous ne l’avons jamais vu, volubile, expansif, rieur. Après le décollage d’un avion, les trois hommes refont leur apparition sur fond de verdure tropicale enserrée dans l’encadrement d’une structure de béton perdue sur le tarmac. De nouveau, Claire Denis utilise un important surcadrage non seulement pour les mettre en valeur, mais pour informer d’une inversion définitive des valeurs et achever son film sur un point d’orgue : le surcadrage du lieu qui signifiait la mainmise et l’appropriation de l’espace par Aimée à l’époque des souvenirs d’enfance de France, souligne désormais la place prise dans cet écran symbolique par les trois Africains parmi lesquels Protée fait figure de leader. Non seulement, Protée supplante Aimée, mais il élimine aussi Marc puisque la dernière image du film est une nouvelle version de l’un des tout premiers plans, lorsque Protée et Marc urinaient au bord d’une piste désertique ensemble, chacun occupant une moitié du cadre (Protée à gauche, Marc à droite). Désormais Marc n’est plus là. Seuls existent Protée et ses deux collègues, non plus dans un paysage aride, mais sous une pluie de mousson. Protée n’est pas décadré par la présence du Blanc, il est central, il n’est plus statique dans une pose identique à celle du Blanc, il est en mouvement. Il ne parle plus quand on l’y autorise, il ne s’habille plus comme on le lui ordonne, il fume, il interagit librement avec les autres et son environnement. Il est émancipé de la présence de cet autre invasif et autoritaire qu’est le Blanc, il existe au-delà du point de vue du Blanc puisqu’aucun souvenir de France ne peut expliquer cette séquence, ni même le regard qu’elle portait quelques minutes plus tôt depuis les couloirs en hauteur de l’aéroport. Filmé frontalement, cette ultime scène de connivence entre les trois Africains n’est pas conditionnée par le récit du personnage de la femme blanche. Quant au point de vue de la cinéaste blanche élevée en Afrique qu’est Claire Denis…
Alors quand j’ai commencé à faire des films, le mot “altérité” a été proposé, “le regard de l’autre”, et je ne saisissais pas tout à fait ce que ça voulait dire. Pour moi, dès mon premier film, j’ai eu envie de travailler avec Isaach de Bankolé, j’ai voulu tourner en Afrique, je n’avais pas l’impression que je faisais “de l’altérité” ou que je me préoccupais “du regard de l’autre”. J’ai grandi entourée “d’autres”, j’allais à l’école avec “d’autres”, pour moi c’était les “mêmes”, c’était les “miens”, les “miennes”. C’est peut-être après quand on me disait “ah vous décrivez des personnages africains à la marge”, alors là j’ai été obligée de me dire “ben oui”, mais en même temps quand je prenais le métro c’est ce que je voyais. Depuis longtemps, je ne vivais plus en Afrique et j’avais remarqué que la France, qui était une ancienne puissance coloniale, n’était pas habitée que par des Blancs, il y avait des gens qui venaient d’Afrique, d’Asie, d’Inde, du Maghreb et évidemment des Caraïbes. En plus, j’ai un grand-père brésilien, mon père est né à Bangkok, il me semblait que c’était naturel d’être “venue au monde”. Je n’ai pas de posture par rapport à ça, ça s’est fait tout seul (Gesber 2018 : s. p.).
12L’exubérance de Protée lors de cette ultime scène est accompagnée par une musique joyeuse et entrainante qui rythme les fausses retrouvailles de France et Protée (puisque le film se clôt sur le mystère du dernier regard de France qui ne peut correspondre au point de vue du dernier plan sur Protée). France et Protée, les deux enfants de l’Afrique que portait le film, ont désormais pris possession de leur présent et co-existent. Pour autant un lien étrange survit entre eux sous la forme d’une cicatrice commune. Il s’agit là de la troisième scène représentant Protée et qui vient donc prendre place entre le plan fixe et la séquence finale. Protée est désormais banni de la maison. Un soir, alors qu’il s’occupe du groupe électrogène, la petite France vient le retrouver dans le minuscule local de la chaufferie. Pour la première fois, la caméra devient subjective et adopte le point de vue de France, créant un effet de surcadrage de Protée de plus en plus étroit au fur et à mesure qu’elle approche de l’entrée de la petite pièce. Protée lui adresse un regard taciturne, qui de fait est saisi par la caméra subjective et agi comme une adresse au public. Le jeu de caméra subjective s’arrête alors et le point de vue redevient externe se concentrant sur France puis Protée au fil de leurs actions et de leurs répliques, saisissant parfois leurs deux corps dans le même plan. L’enfant cherche à être en contact avec son ancien boy et maladroitement lui demande si les tuyaux brûlent. Sans un mot, Protée approche sa main du tuyau le plus près de l’enfant et le saisit, la petite fille l’imite et le lâche immédiatement de douleur alors que Protée, toujours muet, enlève sa main à son tour. La main de France est brûlée, elle se retient de pleurer, alors que Protée porte sur elle un regard intense de douleur contenue. Un insert montre la main meurtrie de Protée trembler et son poing se serrer fort sur sa peau écorchée vive. Puis il quitte la chaufferie et disparaît dans l’arrière-plan nocturne. Sa démarche altière et son mutisme sont les mêmes que dans la séquence avec Aimée. Quelques minutes plus tard, France adulte est déposée par William, l’Afro-Américain, rencontré par hasard et qui l’avait accompagnée jusque-là. Avant de lui dire au revoir, il lui propose de lire les lignes de sa main quand il s’aperçoit que sa paume gauche est indéchiffrable, brûlée : « Je vais te dire si tu dois partir là-haut, voir ta maison... Elle est drôle ta main. On ne voit rien. No past no future ». France et Protée sont deux enfants du colonialisme et la cicatrice qu’ils partagent va au-delà d’une symbolique un peu simpliste pour déployer l’imaginaire d’un véritable instant prégnant inscrit dans leur chair.
- 3 Cette référence a été précisée en 2019 par Paul Jorion sur son site internet personnel. Il s’agit d (...)
13« Le premier film était plus parti d’un élan, d’un arrachement » dit Claire Denis au micro d’Olivia Giesber dans l’émission La Grande Table (16 mai 2018) à propos de Chocolat. Cet élan, cet arrachement, elle ne les interprète pas comme des signaux spécifiques à son identité féminine, mais bien à son identité blanche. Pour elle, l’Afrique est une “nounou cosmique”, selon l’expression qu’elle emprunte à Paul Jorion (comme elle l’explique dans le documentaire Claire Denis, la vagabonde que lui a consacré Sébastien Lifschitz en 19953) et dont elle a fait l’une des lignes de force de sa conception de l’espace africain. Pour elle, le Blanc est par nature faible, fragile, soumis aux assauts du soleil, des moustiques, des maladies comme le paludisme (dont le capitaine Védrine, joué par Didier Flamand est d’ailleurs atteint dans Chocolat). De fait, ils ont besoin de protection et Protée joue pour la famille Dallens ce rôle symbolique d’entité protectrice du foyer…jusqu’à ce qu’Aimée le chasse. Dès lors, il ne reste plus dans le récit analeptique qui suit le retour de France en Afrique, qu’un seul flash back à se remémorer, celui de cette cicatrice qu’elle et Protée portent comme une manifestation physique de l’Histoire inscrite dans leur chair dès lors que Protée n’accepte plus de jouer son rôle protecteur auprès de l’enfant.
14Si Chocolat est un film porté par des identités féminines incontournables, Aimée et France (enfant et adulte), l’homme n’est pour autant pas absent ou marginalisé dans le film, car Claire Denis a une conception bien précise de ce qu’est le féminisme dans le cinéma français. Ainsi, toujours au micro d’Olivia Giesber, elle explique : « Quand j’ai commencé à vouloir faire des films, je me suis fait reconnaitre femme, je n’ai pas essayé d’avancer masquée » et un peu plus tard, « Je ne vois pas pourquoi “femme”, ça veut dire qu’on fait des films qui ne parlent que de personnages féminins, moi je m’intéresse aux hommes, je voulais que mes films le disent comme je le pense. Et puis le cinéma, c’est féminin / masculin » (s. p). Chocolat est donc un film dans lequel Aimée et France sont finalement les seuls personnages féminins (à l’exclusion de quelques rôles très secondaires qui n’ont en général qu’une seule ligne de dialogue voire aucune). Elles s’imposent dans un univers masculin, tout comme les Blancs s’imposent dans un environnement noir. Tout ceci n’est qu’une représentation au plus juste de ce qu’était le climat de l’époque dans les colonies françaises. La cinéaste ne cherche pas à bouleverser les codes, mais à les fondre dans sa vision. Ainsi Aimée et France s’inscrivent-elles dans la “tradition” du personnage féminin dans le film colonial puis postcolonial français, comme signe d’une fin prévisible, inéluctable. Elles règnent certes, mais sur un lieu reclus, visuellement représenté comme une sorte d’impasse (outre la plaque apposée par l’Allemand qui occupait le site précédemment, les voitures circulent devant leur maison pour finalement repartir d’où elles venaient). Il s’agit donc moins d’une vision proprement féminine que de la réactivation du trope colonial de la fragilité du système dès lors qu’il est incarné par un personnage féminin. Claire Denis aborde cette symbolique de la femme française dans les colonies au prisme de ses souvenirs, tout est finalement compris à hauteur d’enfant, les rapports humains sont essentiels, complexes et inexplicables. France calque son comportement à l’égard de Protée sur celui de sa mère, cherchant à le dominer en lui glapissant des ordres, l’infantilisant pour être moins isolée, mais ne peut se passer de cette présence qui incarne l’Afrique, comme le prouvent les derniers plans du film où l’on devine que, devenue une jeune femme, elle le retrouve enfin, après bien des années, avec pudeur et respect, sans se signaler à lui, admettant enfin son existence indépendante.
15La particularité du traitement par Claire Denis du sujet postcolonial à l’écran vient finalement du choix de l’ancrage du récit dans un point de vue féminin et contemporain. Ce choix rencontre un écho dans plusieurs productions françaises des années 1990, notamment les films sur l’Indochine qui sortent en 1992, après la réouverture du Vietnam : Indochine (Régis Wargnier), où le personnage principal, incarné par Catherine Deneuve, est une femme, propriétaire d’une plantation d’hévéas et dernier maillon d’une dynastie de colons malgré ses tentatives d’hybridation, de métissage et d’adoption ; L’Amant (Jean-Jacques Annaud) qui adapte le roman de Marguerite Duras sur son enfance mortifère indochinoise. Ces deux récits filmiques ont, de plus, le point commun d’être des récits en flash backs, dont on se rend rapidement compte que les moments portés à l’écran excèdent les seuls souvenirs de la narratrice exactement comme Claire Denis l’avait fait dans Chocolat. Viennent ensuite les exemples notables de l’adaptation de Barrage contre le Pacifique par Rithy Panh (2007) portée par l’interprétation d’Isabelle Huppert en mère dépassée par le cours de l’Histoire, rôle dont elle intensifie le côté désespéré pour White Material de Claire Denis, co-écrit avec Marie Ndiaye (2009). La réalisatrice signe alors un nouveau film africain, vingt ans après Chocolat, dans lequel elle retrouve Isaach de Bankolé pour un récit lent et lugubre. Il n’est plus question ici de cicatrice partagée, de passé commun, l’Afrique n’est plus qu’un lieu de violence et de folie dans lequel s’abîment tous les personnages.