Mémoires coloniales au féminin. Écritures, entre fractures culturelles et devenirs de la perte
Résumés
Le numéro 20 de la revue Oltreoceano se compose de onze articles abordant, dans une approche transdisciplinaire, la relation entre l’écriture des femmes et la mémoire coloniale. L’étude de l’inscription de la mémoire coloniale au féminin dans le cinéma, les œuvres d’art, le théâtre, les phototextes autobiographiques et la biographie est un sujet qui n’a pas encore été étudié dans sa globalité. Ce numéro se pose comme le premier jalon d’une recherche plus ample qui permettrait de relire d’une manière différente, grâce à l’apport de la création féminine à la mémoire coloniale, l’histoire des rapports entre la culture française et francophone.
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Mots-clés :
écriture féminine, mémoire coloniale, cinéma colonial, phototextes, littérature pied-noirePlan
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Introduction
1Ce numéro d’Oltreoceano, entièrement consacré à la littérature francophone, prend comme point de départ la journée d’études qui s’est tenue en juin 2021 – Mémoire coloniale et fractures dans les représentations culturelles d’auteures femmes (1945-2020) – sous l’égide de trois Universités, celles d’Udine et de Naples “Federico II” en Italie et l’Université de Tours en France. Ce fut l’occasion de s’interroger sur la mémoire coloniale au féminin afin de chercher une éventuelle spécificité dans le traitement de cette mémoire par des femmes, en prenant en compte la diversité des productions, y compris géographique, et l’intermédialité. Ces évocations mémorielles peuvent-elles raconter l’histoire de la colonisation sous une autre forme – qui privilégierait par exemple celle d’un témoignage marginal par rapport aux divers conflits armés et politiques pour l’indépendance? Et, pourquoi ne pourraient-elles occuper certains vides inévitables dans les panoramas élaborés par les spécialistes et les historiens? Ce sujet, quoique abordé dans des ouvrages critiques bien connus, tels ceux de Nathalie Edwards, Amy L. Hubbel et Sonia Wilson entre autres, n’a pas encore fait l’objet d’une analyse plus ample, apte à cerner le phénomène. Les onze contributions qui forment ce numéro examinent la question selon quatre points de vue qui proposent autant de perspectives distinctes sur le sujet.
Regards féminins et photographie
2La première section, “Regards féminins et photographie”, tout en se concentrant sur des études de cas spécifiques, montre combien la représentation du regard et le recours à l’intermédialité sont des composantes essentielles de la reconstruction mémorielle coloniale au féminin. Celle-ci est le fil rouge qui relie de toute évidence les trois articles de Margareth Amatulli, d’Alessandra Ferraro et Valeria Sperti et de Faten Ben Ali. Qu’il s’agisse du court récit de Marie NDiaye qui accompagne le catalogue d’une exposition historico-artistique ou encore des ouvrages plus ouvertement autobiographiques de Marie Cardinal et de Colette Fellous, le regard féminin, souvent marginal dans sa perspective et posé sur des clichés photographiques, comme des cartes postales relatives à la colonisation, déclenche un mécanisme mnémonique puissamment évocateur.
3Colette Fellous est au centre de l’article de Faten Ben Ali, “Les traces visuelles d’une mémoire coloniale: la trilogie autobiographique de Colette Fellous”. Écrivaine juive d’origine tunisienne, vivant à Paris, où elle suit le petit séminaire de Roland Barthes, elle crée une collection d’autoportraits intermédiaux, “Traits et Portraits”, que publie le Mercure de France: poètes, écrivains, cinéastes et peintres entremêlent écriture et illustrations pour se raconter. Faten Ben Ali analyse la trilogie autobiographique de l’écrivaine parue chez Gallimard, Avenue de France (2001), Aujourd’hui (2005) et Plein été (2007), trois récits appartenant à la littérature factuelle et tissant les liens entre l’histoire socio-politique de la Tunisie et la minuscule histoire familiale de l’autrice à travers une lecture où le visible et le lisible s’entrecroisent. Faten Ben Ali interroge dans son essai l’efficacité de ce choix et retrace le parcours d’écriture de Fellous qui, âgée de cinquante ans, se plonge dans l’exploration du passé colonial tunisien dont les signes sont encore visibles. Les documents (photos, archives et objets de famille) qui composent l’iconographie inspiratrice et le support matériel de cette quête, méritent pleinement leur place dans le récit. La chercheuse analyse la démarche archivistique par laquelle Colette Fellous appréhende et l’histoire de son pays, à partir de l’installation du Protectorat français en 1881, et ses répercussions sur la vie quotidienne de ses citoyens musulmans et juifs. Elle se penche ensuite sur les images, et notamment la carte postale, comme ressort mémoriel pour en évaluer l’efficacité dans la trilogie.
4La photo se révèle encore être un levier du souvenir dans l’article de Margareth Amatulli “Un pas de chat sauvage de Marie NDiaye: histoire d’un regard” qui se focalise sur l’interrogation de l’imaginaire colonial du corps féminin dans un court récit de Marie Ndiaye – Un pas de chat sauvage – qui accompagnait l’exposition de 2019 au Musée d’Orsay, Le modèle noir de Géricault à Matisse. Marie Ndiaye, on le sait bien, tout en étant d’origine sénégalaise du côté paternel, ne mentionne jamais son identité noire en tant que telle, de la même façon qu’elle évite la moindre allusion au postcolonialisme dans ses écrits. L’article renoue les fils qui lient ce récit de Ndiaye aux thèmes et motifs de la littérature postcoloniale en montrant que ces éléments sont peut-être profondément enracinés dans le noyau dur de la production de Marie Ndiaye, où le regard de l’autre est essentiel pour la construction de l’identité. “Le corps de la femme noire”, titre d’un cliché bien connu de Nadar, devient le lieu d’une interrogation sur la perspective orientaliste, a fortiori raciale, qui vise le corps de la femme, topos de l’enquête historique et littéraire sur la colonisation comme en témoigne le volume Sexe, Race et Colonie (Paris, La Découverte, 2018). Amatulli montre comment la question identitaire se diffracte à l’intérieur du texte, multipliant les effets de miroir entre personnages, y compris avec l’autrice qui finit par se poser des questions sur sa propre identité de femme noire.
5Le même enchevêtrement entre l’histoire coloniale (avec sa grande hache) et les vicissitudes d’une famille de fermiers pieds-noirs se retrouve dans le rapport complexe que Marie Cardinal a entretenu avec l’Algérie, objet de l’étude d’Alessandra Ferraro et Valeria Sperti: “Mots et images: albums de famille et mémoire coloniale au féminin”. Les deux chercheuses encadrent l’œuvre de l’écrivaine franco-algérienne dans le genre autobiographique et dans la littérature pied-noire, d’habitude nostalgique à l’égard d’un passé irénique parfois représenté comme légendaire. Mais l’article démontre que Marie Cardinal est loin d’être dupe de ce cliché. L’analyse – qui se focalise sur la contribution liminaire, un phototexte autobiographique, de Marie Cardinal au volume collectif Les Pieds-Noirs. Algérie 1920-1954 (1988) – retrace le désir de la part de l’auteure de mener une enquête personnelle sur une histoire marquée par des fractures importantes tant du point de vue culturel que linguistique. Et cela dans l’optique de relier la représentation de deux traumatismes personnels: un abandon primordial, appartenant au vécu enfantin de Cardinal, est relié à la perte de l’Algérie à la suite de la guerre civile. Même s’il n’est pas aisé de mesurer l’implication de l’auteure dans ce projet éditorial revendiquant une fierté positive dans l’entreprise coloniale française en Algérie, l’analyse montre combien la valence du témoignage personnel de l’écrivaine donne une perspective personnelle, poétique et problématique au volume collectif. Ferraro et Sperti analysent le dispositif phototextuel à l’œuvre dans ce récit de Marie Cardinal pour y repérer non seulement les fractures vécues par l’écrivaine et sa famille en conséquence de l’exode, mais aussi pour détecter la volonté de l’écrivaine de représenter les ambiguïtés de son enfance coloniale, à travers son regard d’intruse qui, de l’extérieur, relève par anticipation les entorses historiques et sociales du monde colonial en questionnant sa présence dans ce pays, l’Algérie, qui est pourtant le sien.
Le discours colonial chez les écrivaines contemporaines
6La deuxième section du numéro intitulée “Le discours colonial chez les écrivaines contemporaines” montre que le regard féminin sur le passé colonial et le présent postcolonial anime une richesse d’écritures dont certaines sont présentées dans les trois études qui suivent. Dans son article “Une question de regard? La marque coloniale chez les écrivaines afropéennes”, Elisa Bricco étudie des œuvres de trois écrivaines relevant de cette catégorie: Black Words de la belgo-congolaise, Lisette Lomé, livre issu d’une performance mêlant slam, photo, danse, musique et deux recueils de nouvelles qui mettent en scène les aventures de jeunes afropéens, La Préférence nationale (2007) de la franco-sénégalaise Fatou Diome et de Afropean Soul (2008) de la franco-camerounaise Léonora Miano. Pour rappel, “afropéenne” telle est l’appellation condensée que certains utilisent dans le monde journalistique, de la littérature et des arts, pour désigner des artistes d’ascendance africaine vivant en Europe, afin de gommer la référence explicite à la couleur noire de leur peau, jugé discriminante et infériorisante. Ces autrices veulent mettre en évidence les formes de stigmatisation dans les discours et les comportements sociaux qu’appelle une appartenance ethnique d’origine africaine ou caribéenne, affichée par la couleur de leur peau noire. Elisa Bricco analyse donc à travers quelques exemples le regard porté par les personnages blancs sur les personnages noirs que ces “afropéennes” mettent en scène à partir d’expériences vécues par elles-mêmes. La fiction dénonce ainsi la persistance d’une matrice coloniale qui se manifeste de manière implicite dans les actions, dans les choix, dans les discours. Par-là, elle appelle le lecteur à une empathie propre à lui faire partager des formes de vie exotique dans son propre pays, qu’il ne pourrait connaître autrement.
7Nous passons de l’Afrique au domaine sud-asiatique avec l’étude “Dialogue féminin entre Vietnam, France et Indochine” de Catherine Douzou concernant l’Indochine coloniale et postcoloniale – donc le Vietnam – telle que l’évoque l’écrivaine franco-vietnamienne Anna Moï dans “Le pays sans nom” (sous-titré Déambulations avec Marguerite Duras, 2017, selon un dispositif très original, entièrement et doublement animé par des dynamiques mémorielles. Alors que le récit superpose déjà une mémoire collective coloniale du Vietnam et celle personnelle de l’auteure, Anna Moï fait un détour explicite par l’œuvre, mémorisée à force de lectures, d’une autre écrivaine, Marguerite Duras, dont l’écriture s’est nourrie elle-même de la mémoire de son pays natal, l’Indochine. L’article interroge les interactions entre ces strates mémorielles complexes et leurs rapports avec les pertes des deux autrices, liées à leur vie personnelle comme aux drames de l’Histoire. Le travail de l’écriture chez Anna Moï est animé par une force de dépassement et de réconciliation qui met en évidence le pouvoir guérisseur de la littérature face aux traumatismes et aux fractures tant historiques qu’existentielles. Émerge de ce compagnonnage littéraire entre deux autrices un territoire mythique par la puissance de ses capacités de régénération et sa liberté qui défie son assignation identitaire à toutes frontières comme à toutes appartenances politiques. La fracture entre l’Indochine, la France et le Vietnam s’y résout dans l’avènement de ce “pays sans nom”, pays dont l’anonymat fonde en fin de compte toute la force littéraire, pacifiée et matricielle.
8À travers “‘Je m’insinue, visiteuse importune, dans le vestibule de ce proche passé’: le devoir de la mémoire d’Assia Djebar”, Francesca Todesco déplace géographiquement le propos du côté maghrébin, puisqu’elle livre quelques réflexions sur la représentation de la mémoire coloniale dans l’œuvre de l’écrivaine et cinéaste contemporaine algérienne Assia Djebar. C’est en tant qu’intellectuelle entre deux cultures que celle-ci écoute les voix secrètes des femmes algériennes qu’elle fait entendre au lecteur au fil d’une écriture sonore et imagée, qui expose sa préférence pour la langue française, langue de l’Autre, certes imposée, mais langue qui lui permet de raconter le malaise enduré à l’intérieur d’une société patriarcale douloureusement arriérée du point de vue des droits des femmes. L’article analyse quelques fragments du recueil de nouvelles d’Assia Djebar Femmes d’Alger dans leur appartement (1980), éclairant ainsi cet ut pictura poesis, soit l’utilisation faite de la peinture pour inspirer une écriture littéraire engagée. La logique du recueil de textes brefs tendus par un fil familial féminin se déploie en effet entre le tableau de Delacroix Femmes d’Alger dans leur appartement (1832) qui peint, d’un regard intrusif, un espace clos réservé à quelques femmes algériennes cloîtrées, en plein XIXe siècle, et ses reprises par Picasso (1955) qui représente, finalement, alors que débutait la guerre d’indépendance en Algérie, l’ouverture de la porte du harem, soit une libération de la voix et du corps dénudé des femmes dans l’espace. Le recours à des strates temporelles et mémorielles multiples, aux articulations de l’écrit et du peint, de l’individuel, du familial et du collectif tant historique que sociétal est ici au service d’une littérature provocatrice et dérangeante en défense de l’univers des femmes.
Théâtre et cinéma
9La troisième section de ce numéro “Théâtre et cinéma” regroupe trois articles qui explorent le regard féminin sur la colonisation à travers des fictions cinématographiques et dramatiques. Delphine Robic-Diaz s’intéresse au premier long-métrage de fiction de Claire Denis en tant que réalisatrice, Chocolat (1988), qu’elle consacre à l’Afrique subsaharienne en but au processus de colonisation. “L’Afrique traumatique de Claire Denis dans Chocolat (1988)” aborde un sujet peu traité au cinéma à l’inverse des colonisations indochinoise et maghrébine, car l’article traite le passé colonial français grâce au personnage d’une jeune femme, France, qui se remémore son enfance africaine au Cameroun avec ses parents et son boy Protée dont elle est très proche. Il s’agit en réalité d’une autofiction pour Claire Denis qui pose la question de la possibilité de son retour à l’Afrique et qui parle de la part africaine en elle, tout en gardant la conscience du traumatisme colonial vécu par le peuple du Cameroun à cette époque. Delphine Robic-Diaz analyse le dispositif filmique qui repose sur des flash-backs entre l’enfance du personnage féminin, symboliquement prénommée France, et son âge adulte. La particularité du traitement par Claire Denis du sujet postcolonial à l’écran tiendrait au choix de l’ancrage du récit dans un point de vue féminin et contemporain qui remonte aussi au passé à travers une perception enfantine qu’elle tente de retrouver: cela permet d’aborder l’époque du point de vue de l’enfant sans éviter la mise en cause du système colonial notamment par l’utilisation du contraste, très fort à l’image, entre les peaux noires et celles blanches et de poser la colonisation comme une cicatrice partagée, un passé commun.
10Qu’en est-il du traitement par le théâtre de la mémoire coloniale féminine? La contribution de Chiara Rolla “Mémoires, fractures et stratégies de survie dans l’écriture théâtrale féminine” s’intéresse au théâtre des Caraïbes à travers trois pièces écrites par des femmes avec des protagonistes féminins: La Faute à la vie de Maryse Condé (2009), Rhapsodie de Gaël Octavia (2020) et La Médaille de Marie-Thérèse Picard (2014). Ces œuvres s’insèrent dans une très riche production dramatique caribéenne où les femmes autrices tiennent une place majeure. Comme Chiara Rolla le montre, les trois pièces retenues sont emblématiques de cette production sans cesse croissante qui se situe à la croisée de traditions multiples (amérindiennes, africaines, occidentales). Elles illustrent à quel point ce théâtre contemporain au féminin parle de l’exil, du difficile rapport aux origines, et des fractures sociétales où subsistent les conflits entre les sexes et les races, mais qu’il entend sauver le monde par la beauté. Le théâtre des créatrices de la scène caribéenne y devient un théâtre-carrefour qui catalyse de nouvelles relations et des formes originales toujours en contact avec la France où il rencontre un large public. L’article postule que cet art ainsi conçu se veut lieu et instrument d’une expérimentation du dévoilement intime de l’altérité, qui vise à la place des idéaux religieux et politiques à réparer les traumatismes des mémoires individuelles ou collectives. Le théâtre féminin caribéen s’inscrit ainsi dans une visée de remédiation qui utilise l’empathie pour s’orienter nettement vers l’éthique du care observable dans la littérature française du début du XXIe siècle.
11Une visée réparatrice du théâtre contemporain est également mise en évidence dans la contribution de Sophie Mentzel, “Points de non-retour d’Alexandra Badea ou le théâtre des oublis de l’histoire coloniale”. Roumaine d’origine et française d’adoption, l’autrice et metteuse en scène Alexandra Badea organise ses trois dernières pièces autour d’une idée commune: représenter certains impensés de l’histoire coloniale française. Elle compose ainsi un triptyque, Points de non-retour, où le personnage féminin d’une documentariste, Nora, qui apparaît dans chacune des pièces, Thiaroye (2018), Quais de Seine (2019), La Diagonale du vide (2021), interroge respectivement trois scandales coloniaux passés, sinon sous silence, à travers les filtres de la mémoire historique nationale. Tout en se défendant de pratiquer un théâtre documentaire, en vogue depuis les années 1960, et revendiquant une démarche de création poétique, l’autrice articule mémoire nationale, familiale et individuelle pour mettre en scène trois histoires de violence coloniale ou néocoloniale en liant l’intime et le collectif, le documentaire et la fiction. L’article interroge donc le statut dramatique, dramaturgique, scénographique de la mémoire dans la trilogie. Ce faisant, Sophie Mentzel analyse les moyens mis en œuvre, comme une superposition des temporalités, pour transformer les vides de l’histoire coloniale en matière artistique, et faire du théâtre un lieu privilégié de reconstruction d’une mémoire fracturée. Car, comme dans l’article précédent, ces trois spectacles sont fondés sur une vision politique et éthique du théâtre, chargé de commémorer et de réparer les fractures de l’histoire.
Vies engagées
12Enfin, une ultime section, “Vies engagées”, est réservée à la biographie de deux intellectuelles hors du commun, confrontées à la colonisation. À partir de l’œuvre autobiographique de la première, Gisèle Halimi, Samia Kassab-Charfi prend en compte la relation qui s’y déploie entre la lutte anticolonialiste et la cause des femmes. Avocate et militante, Halimi dans Le lait de l’oranger (1988) enchevêtre avant l’heure le statut de femme et de colonisée, que l’article examine à la loupe de la théorie et de la pratique féministes contre la discrimination, telles que développées par la juriste américaine Kimberley Crenshaw. En parcourant Le lait de l’oranger, Kassab-Charfi approfondit deux aspects de la posture d’activiste intersectionnelle de Gisèle Halimi en montrant à quel point sa dissidence s’alimente aussi bien de sa marginalité en tant que fille dans une culture judéo-musulmane foncièrement patriarcale, où toute femme est perçue comme un fardeau. La lutte anticolonialiste de Gisèle Halimi est donc inséparable du droit des femmes: tutelle impérialiste et domination masculine sont pour elle les deux faces d’une même médaille. Selon Samia Kassab-Charfi la posture d’avocate militante de Gisèle Halimi, sensible à l’injustice, serait la résultante directe de l’appréhension d’un substrat tunisien, celui des intellectuels progressistes Tahar Haddad, César Benattar, Hédi Sebaï et Abdelaziz Thaâlbi. Même si, ne parlant pas l’arabe, elle n’avait pas accès à leurs essais, le Zeitgeist issu de leur pensée intransigeante, empathique et inclusive a été déterminant pour la formation de Gisèle Halimi qui revendique le concept d’“inséparabité”, créé par Hélène Cixous dans Les Rêveries de la femme sauvage (2000).
13Bien que différent, le parcours d’Elisa Chimenti (1883-1969) tracé par Camilla M. Cederna est tout aussi original. D’origine napolitaine, Chimenti, italo-marocaine, s’est installée avec sa famille en Tunisie et par la suite à Tanger, entamant des activités sociales et politiques accompagnées d’une production littéraire encore pour la plupart inédite. Camilla M. Cederna reconstruit dans son article le regard complexe que Chimenti avait à l’égard de la société et des femmes marocaines dont elle admirait la culture et les traditions. Ce regard est dépourvu de l’attitude orientaliste qui était le lot des femmes occidentales et voyageuses au Maroc à l’époque. La chercheuse décrit le vaste ensemble d’ouvrages de l’écrivaine – aujourd’hui au centre d’un projet international de publication – qui témoignent du large éventail d’intérêts historiques, anthropologiques et littéraires d’Elisa Chimenti. Cette dernière a mis en évidence la dimension internationale mais aussi bien foncièrement méditerranéenne de Tanger, qui jouissait à l’époque d’un statut indépendant et international, en tant que carrefour des civilisations berbère, marocaine, d’Afrique Noire, du Moyen Orient et de l’Europe. Toutefois, malgré ce statut, Chimenti ne manque pas de souligner qu’on y retrouve la même exclusion des musulmans “indigènes”. Cederna retrace notamment la création de l’école italienne, exemple d’un antifascisme qui confère de l’envergure à la personnalité de Chimenti, qui s’adonnera également à la cause nationaliste marocaine, dans l’exécration de l’oppression coloniale de son pays.
Pour conclure
14Ces articles offrent donc des perspectives variées, par leurs points de vue, leurs modes d’approche et leur ancrages géographiques, sur l’écriture féminine face à la mémoire coloniale dans le monde francophone. Ils constituent des jalons et des vecteurs au service d’une recherche transdisciplinaire, qui entend interroger la manière dont la mémoire coloniale, controversée et multiple, est présente dans les œuvres d’art, dans le débat intellectuel des écrivaines, des réalisatrices et des artistes françaises et francophones. Ce domaine féminin encore peu exploré et mal connu permet de revisiter par la production d’artistes-femmes et d’écrivaines l’histoire de la culture française et francophone des XXe et XXIe siècles en lien avec son passé colonial, sous un nouveau jour. Celui-ci pourrait être plus intime, plus sensible aux corps, aux jeux de la pluralité linguistique et à cette forme proche d’une domination coloniale, qu’est l’ordre patriarcal.
Pour citer cet article
Référence papier
Catherine Douzou et Valeria Sperti, « Mémoires coloniales au féminin. Écritures, entre fractures culturelles et devenirs de la perte », Oltreoceano, 20 | 2022, 21-29.
Référence électronique
Catherine Douzou et Valeria Sperti, « Mémoires coloniales au féminin. Écritures, entre fractures culturelles et devenirs de la perte », Oltreoceano [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 25 juin 2023, consulté le 05 novembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oltreoceano/307 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/oltreoceano.307
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