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Recent Shifts in the Boundaries of Economics: Philosophy and History

L’anthropologie face à l’encastrement. Le cas de la réception de Karl Polanyi chez Maurice Godelier

Anthropology Facing Embeddedness: The Case of Maurice Godelier’s Reception of Karl Polanyi
Ariel Guillet
p. 257-284

Résumés

La lecture de l’œuvre de Karl Polanyi par Maurice Godelier permet d’aborder la confrontation de la tradition marxiste et du courant substantiviste sur le terrain de l’anthropologie. Elle met en évidence un certain nombre de problèmes structurants pour l’analyse anthropologique des phénomènes économiques. Ainsi, la critique de la démarche substantiviste, qualifiée d’« empirisme critique », conduit à poser la question du rapport entre empirie et théorie dès lors que l’objet étudié – l’économie – se caractérise avant tout par la variabilité de ses formes et de ses fonctions à travers le temps et l’espace. En particulier, l’attention portée à la différence qui sépare l’autonomisation de la vie économique en régime de marché et son intégration à des institutions religieuses, familiales ou encore politiques dans les sociétés non capitalistes risque de masquer la relative constance des formes de domination ou d’oppression. Au-delà d’une telle critique, toutefois, les recherches de l’anthropologue français le conduisent à intégrer l’opposition polanyienne entre encastrement et désencastrement au cadre conceptuel propre à l’analyse anthropologique. Dans le cas de Maurice Godelier, ceci oblige à une redéfinition d’un certain nombre de notions structurantes pour la discipline. Plus précisément, il en va non seulement de la confrontation avec le structuralisme de Lévi-Strauss mais aussi et surtout du remaniement des termes clefs de la tradition marxiste, en particulier sous la forme qu’elle prend, dans les années 1960, chez Althusser et ses disciples.

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Texte intégral

  • 1 Sur ce sujet, voir notamment Hann et Hart (2011, 55-72).

1En 1975 paraît, sous le titre Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie, la première traduction française de Trade and Market in the Early Empires (Arensberg et al., [1957] 2017) ouvrage collectif du groupe de chercheurs réunis autour de Karl Polanyi. Les grandes lignes du programme de recherche « substantiviste » ouvert par ces textes sont désormais bien connues. Il s’agit tout d’abord, en s’appuyant sur une historicisation du système de marché contemporain, de produire de nouveaux concepts à même de rendre compte de la diversité des économies à travers le temps et l’espace. Ce travail prend alors la forme d’une démarche interdisciplinaire mobilisant a minima l’économie, l’histoire et l’anthropologie. Dans le même temps toutefois, le courant fondé par Polanyi et ses collègues, parce qu’il présente une théorie ou du moins une compréhension originale des phénomènes socio-économiques à prétention englobante voire universelle, se trouve confronté, au sein de la discipline économique elle-même, aux traditions intellectuelles qui l’ont précédées. Or, si le débat avec le « formalisme »1, au même titre que la réponse apportée ultérieurement par Douglass North au « challenge de Karl Polanyi » (North, 1977), sont désormais bien connus, en particulier dans le cadre des recherches d’histoire antique (Besson, 2007), il n’en va pas toujours de même d’un autre grand cadre théorique remis en cause, au moins partiellement, par le substantivisme, à savoir le marxisme.

  • 2 Là où Jérôme Maucourant refuse de « discuter à l’intérieur du cadre théorique défini par M. Godelie (...)

2Indubitablement, la littérature secondaire récente, tout particulièrement sous la plume de Jérôme Maucourant, s’est montrée préoccupée par l’établissement d’un dialogue fécond entre polanyisme et marxisme. Deux directions principales y semblent privilégiées : d’une part celle de la réception de l’œuvre théorique de Marx chez l’auteur de la Grande Transformation (Maucourant, 2000), d’autre part celle d’une réponse aux critiques formulées par les anthropologues marxistes des années 1970 à l’encontre de l’école substantiviste (Cangiani et Maucourant, 2017 ; Maucourant, 2011)2. En d’autres termes, les contacts entre ces deux grandes traditions ont jusqu’ici été essentiellement étudiés à partir du point de vue polanyien. Telle est la situation qui motive la présente contribution : envisager non seulement les critiques mais aussi les transformations que la réception de la théorie substantiviste a pu faire naître au sein de la tradition marxiste dans les quarante dernières années. Plus encore, prenant au mot l’exigence pluridisciplinaire qui traverse l’ouvrage Commerce et marché, on voudrait, à l’occasion de cette contribution, envisager ce problème non sous l’angle d’une confrontation pure et simple des deux doctrines qu’il engage mais plutôt en l’étudiant à partir de l’un de ses points d’application, c’est-à-dire à la croisée entre l’anthropologie et l’économie.

3Cette optique nous conduirait ainsi à une relecture de l’histoire récente de la compréhension, en anthropologie, des phénomènes économiques à la lumière de la réception marxiste des thèses polanyiennes. Une telle entreprise représenterait un travail considérable, à la fois contextuel et conceptuel, tant les auteurs concernés sont nombreux – Godelier, Meillassoux, Terray pour ne citer qu’eux – et prolixes. Pour cette raison, la contribution que nous proposons opère un double choix.

4Premièrement, nous nous concentrons sur le cas de Maurice Godelier, hors de toute tentative de généralisation à l’anthropologie française dans son ensemble. Une telle décision se justifie non seulement par l’importance indéniable de cet auteur, à la fois dans l’évolution du marxisme à partir des années 1960 et pour l’histoire de l’anthropologie, mais aussi, comme on le verra, par le dialogue répété qu’il a tenté d’établir avec les thèses substantivistes, dialogue dont témoigne en premier lieu la préface française à l’ouvrage Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie (Godelier, [1984] 2010, 231-269). Il s’agit donc d’identifier l’influence exercée par la pensée polanyienne sur la construction, chez Maurice Godelier, d’un cadre conceptuel original pour l’étude des phénomènes socio-économiques en anthropologie. Plus spécifiquement, on voudrait ici montrer que, malgré une première lecture particulièrement critique dont témoigne la préface de 1975, les remaniements opérés par cet auteur au sein du cadre d’analyse marxiste peuvent être interprétés comme la conséquence d’une fréquentation assidue de l’œuvre de Polanyi.

  • 3 On trouvera des éléments pour une telle mise en contexte dans Bazin et Selim (2000) et Barbe (2014)

5Deuxièmement, notre démarche relève davantage de la philosophie des sciences humaines et de la philosophie économique que de l’histoire intellectuelle. Notre objectif est de saisir les transformations conceptuelles produites, dans l’anthropologie de Maurice Godelier, par le contact entre marxisme et substantivisme. L’étude du cadre contextuel – politique, académique ou encore éditorial – au sein duquel elles s’opèrent, quoiqu’indispensable, ne peut donc, dans cette perspective et à l’occasion d’une simple contribution, être abordée que de façon liminaire et dans le seul but de mieux cerner les enjeux épistémologiques et théoriques de telles transformations3.

6On se penchera tout d’abord sur le contexte d’une telle réception, en explorant les premiers rapports que Godelier, en tant que marxiste dans les années 1960 et 1970 en France, a pu entretenir avec les thèses les plus structurantes de l’analyse économique substantiviste. Ainsi, on pourra mieux saisir à la fois la spécificité de la critique de Polanyi proposée par Godelier dans sa préface de 1975 et la résonance qu’elle a pu avoir dans l’ensemble de son œuvre. Ce faisant, il deviendra possible d’envisager les transformations du cadre d’analyse marxiste sous l’influence des thèses substantivistes dans les textes ultérieurs de l’anthropologue.

1. Quelques éléments de contexte : la place de Maurice Godelier au sein du marxisme et de l’anthropologie en France dans les années 1960 et 1970

1.1 Marxisme et substantivisme

7Comme la littérature secondaire récente n’a pas manqué de le souligner, à l’encontre d’une réception plus ancienne des thèses polanyiennes, ces dernières entretiennent avec le marxisme un certain nombre d’affinités théoriques aussi bien que politiques. À bien des égards, le projet du fondateur du substantivisme peut en effet être lu comme une forme renouvelée ou une actualisation de la « critique de l’économie politique » développée dans le Capital (Godelier, [1984] 2010, 232), c’est-à-dire comme une remise en question conjointe de la réalité économique contemporaine et des théories qui prétendent l’analyser. Si « l’économie de marché » se substitue sous la plume de Polanyi au « mode de production capitaliste », c’est malgré tout pour en dénoncer les méfaits, ce qui ne peut être entrepris qu’à la lumière d’une historicisation de cette forme économique, comparée à la fois à celles qui l’ont précédée et, dans le cadre d’une anthropologie économique, à d’autres qui en diffèrent. Ainsi, La Grande Transformation, au même titre que Commerce et marché, repose tout entière sur une critique de la prétention à la validité universelle émise par les théories économiques marginalistes ou « formalistes », critique en un sens assez proche de celle que Marx applique à la notion de capital par exemple.

  • 4 On pense bien évidemment aux formes les plus caricaturales que ce matérialisme a pu prendre chez l’ (...)

8Malgré ces convergences déjà abondamment repérées, il serait trompeur de ne voir dans le polanyisme qu’une forme actualisée du marxisme ou encore de gommer les différences qui l’en séparent. Plus spécifiquement, si le substantivisme pose aux tenants du matérialisme historique un défi de taille, c’est précisément dans la manière dont il entend historiciser les catégories économiques, problème en bonne partie résumé par la notion d’encastrement (embeddeness) introduite dès La Grande transformation. En effet, pour Polanyi, si l’économie de marché se distingue en tant que forme sociale, c’est parce que, sous la forme de l’auto-régulation par les prix, elle acquiert une logique propre, et même une autonomie unique, dans l’histoire de l’humanité. Il s’ensuit que, partout ailleurs dans le temps et dans l’espace, ce sont des forces sociales extra-économiques – politiques, familiales ou encore religieuses – qui décident de la manière dont les êtres humains assurent et organisent leur subsistance. Une telle conclusion, appuyée dès Commerce et marché par un certain nombre d’enquêtes empiriques, ne manque pas de poser toute une série de problèmes à une part non négligeable de la tradition marxiste, pour autant qu’elle se réclame du matérialisme historique. En premier lieu, c’est tout d’abord son appareil conceptuel le plus propre qui semble vaciller : si les procès de production, d’échange et de distribution sont conjointement des procès de valorisation politique ou encore familiale, quel sens donner aux plus fameuses de ses distinctions, qu’il s’agisse de la séparation entre infrastructure et superstructure ou encore de l’identification de rapports de production et de forces de production ? Plus encore, en postulant une détermination des rapports économiques par des rapports sociaux extra-économiques, c’est le matérialisme propre à certaines thèses de Marx4 que Polanyi semble remettre en cause, puisque l’économie, substrat de la vie sociale, apparaît dans les sociétés non marchandes non seulement comme inséparable de phénomènes politiques, familiaux ou encore religieux, mais plus encore comme façonnée par ces derniers. On l’aura compris, le substantivisme ne peut manquer de se déployer comme critique du marxisme, en tant que cette tradition intellectuelle entend proposer non seulement un appareil conceptuel heuristique pour l’étude de sociétés non capitalistes mais aussi voire plus encore une théorie générale des formes socio-économiques, le matérialisme historique. Dans les termes propres à Karl Polanyi lui-même, le marxisme partage avec les théories économiques modernes et contemporaines la croyance ethnocentrique en un déterminisme économique universellement valable, caractéristique de la « mentalité de marché obsolète » (Polanyi, [1947] 2008b).

1.2 “Le plus américain des anthropologues français” (Godelier, 2014): Godelier, lecteur de Polanyi

9Jusqu’au milieu des années 1970, l’œuvre de Polanyi n’est pas encore, en France, la référence majeure qu’elle deviendra plus tard, sous l’influence du MAUSS notamment. La traduction de La Grande Transformation n’est publiée qu’en 1983, précédée de huit ans par celle de Commerce et marché, sur laquelle nous reviendrons. Plus encore, les thèses directrices de ces deux ouvrages restent peu connues des disciplines dans lesquelles elles avaient vocation à s’appliquer, à savoir l’histoire et l’anthropologie (Valensi, 1974). En ce qui concerne la première, un auteur comme Pierre Vidal-Naquet (Vidal-Naquet, 1965) les aborde essentiellement à travers le prisme de Moses Finley. Au sein de l’anthropologie, si Claude Meillassoux mentionne bien le travail de Polanyi dès 1960 (Meillassoux, 1960, 41), il n’y consacre guère qu’un bref paragraphe.

10Dans ce contexte, le cas de Maurice Godelier se démarque clairement. Dès le début des années 1960, notre auteur, pourtant formé en philosophie, s’intéresse à l’anthropologie économique et prend connaissance de l’œuvre de Polanyi (Godelier, [1984] 2010). Nommé en 1960 chef de travaux auprès de Fernand Braudel puis de Claude Lévi-Strauss à l’École des hautes études en sciences sociales, alors branche de l’École pratique des hautes études, il y donne à partir de 1963 le premier enseignement exclusivement consacré à l’anthropologie économique en France (Godelier, 2000). Ce travail aboutit à la publication de l’article « Objet et méthode de l’anthropologie économique », dans lequel on trouve un résumé et une critique de la position défendue dans Commerce et marché à partir des contributions de Polanyi mais aussi de ses collaborateurs, Arensberg, Dalton ou encore Fusfeld (Godelier, 1965, 35).

11Toutefois, il semble que ce soit le choix de son terrain qui pousse Godelier à une relation bien particulière avec l’anthropologie économique américaine, au sein de laquelle la dichotomie formalisme/substantivisme occupe alors une place dominante (Bazin et Selim, 2000). En effet, contrairement à ses collègues en anthropologie économique, il opte pour une destination n’appartenant pas à l’ancien l’empire colonial français : là où Claude Meillassoux et Emmanuel Terray, par exemple, partent tous deux en Côte d’Ivoire (Meillassoux, 1964 ; Terray, 1969), là où Pierre-Philippe Rey se tourne vers le Congo-Brazzaville, les Baruyas qu’étudie Godelier se trouvent en Nouvelle-Guinée, territoire privilégié de l’ethnographie anglophone au moins depuis Malinowski. Dès lors, notre auteur est conduit, afin de préparer son départ, à multiplier les contacts avec l’anthropologie américaine : il voyage aux États-Unis (Godelier, 1997), où il rencontre notamment George Dalton, futur éditeur des textes de Polanyi (Polanyi, 1968), et Marshall Sahlins, alors très influencé par l’auteur de La Grande Transformation suite à sa thèse à l’université de Columbia. Dans ce contexte, les références au substantivisme et à ses précurseurs se multiplient chez lui (Godelier, 1969 ; 1973), jusqu’à la publication en 1974 d’un recueil de textes en anthropologie économique dans laquel Polanyi figure en bonne place (Godelier, 1974). En effet, on y trouve, un an avant la parution de la traduction française de Commerce et marché, le texte de son treizième chapitre, « L’économie en tant que procès institutionnalisé », accompagné, en guise de postface, de la réédition d’un texte dont la première partie est toute entière consacrée à la définition de l’économie, entre formalisme et substantivisme.

  • 5 On en trouvera le modèle dans le travail de Ludovic Frobert sur la rédaction de la préface des œuvr (...)

12On le comprend, de 1965 au plus tard à 1974, Godelier se confronte à plusieurs reprises et de façon bien plus poussée que nombre de ses contemporains aux textes substantivistes. Cet effort de réception critique trouve son expression la plus dense dans la préface de 1975 à la traduction française de Commerce et marché (Godelier, [1984] 2010), que nous étudierons dans la deuxième section de cet article : si les éléments présentés ici ne suffisent pas tout à fait à expliquer que la rédaction d’un tel texte ait été confiée à notre auteur – il faudrait pour cela un travail archivistique qui dépasse le cadre de cette contribution5 – ils permettent malgré tout de comprendre qu’une telle décision puisse, à l’époque, paraître tout à fait justifiée voire évidente.

13À travers ces différents textes, les grandes lignes de la réception critique de Polanyi par Godelier sont assez rapidement fixées : le débat entre substantivisme et formalisme représenterait pour notre auteur un élément incontournable de toute anthropologie économique. Pour autant et même s’il donne sa préférence au premier courant, il propose d’emblée de dépasser cette opposition en s’appuyant sur une troisième option théorique, le marxisme. Pour le comprendre, il faut donc, avant de s’intéresser au détail de la critique de Polanyi, se pencher sur les rapports que Godelier entretient avec cette tradition intellectuelle.

1.3 Quel marxisme ? Godelier et Althusser

14C’est à vrai dire assez tôt que Godelier se confronte à l’œuvre de Marx, sous la forme de trois articles – les premiers – publiés en 1960 et 1961 dans Économie et Société, revue du parti communiste français, et réédités dans Rationalité et irrationalité en économie (Godelier, 1966). Ces écrits procèdent à une lecture internaliste du Capital, visant à mettre en évidence l’usage de la notion de structure au sein de ce texte. Suite à ce premier travail, c’est le contact avec Louis Althusser qui semble avoir joué un rôle décisif dans l’itinéraire de Godelier. Deux éléments au moins attestent d’échanges entre les deux hommes. Le premier est l’intervention du célèbre « caïman » de l’École normale supérieure auprès de Charles Bettelheim pour obtenir la publication du premier livre de notre auteur chez Maspero (Wald Ladowski, 2016b, 95-114). Le second, beaucoup moins anecdotique, est la participation de Godelier au célèbre séminaire de 1965 qui aboutit, l’année même, à la publication de Lire Le Capital. S’il est évidemment impossible, dans le cadre d’une telle contribution, de présenter en détail le contenu de ce travail, il est malgré tout nécessaire d’exposer brièvement certaines positions amenées à jouer un rôle décisif dans le parcours intellectuel de notre auteur.

  • 6 « Les anthropologues et ethnologues « savent » à quoi s’en tenir, qui, cherchant l’économique, tomb (...)
  • 7 C’est essentiellement à ce travail de redéfinition des concepts marxistes et d’élargissement de leu (...)

15En effet, en participant à ce séminaire, Godelier rejoint un projet bien particulier, consistant, entre autres, à trouver au cœur de l’œuvre principale de Marx, pourtant consacrée à un mode de production spécifique, une théorie valable hors de ce cadre historique. En d’autres termes, il s’agit d’extraire du Capital les éléments pour une théorie unifiée des formes socio-économiques. Si la contribution la plus explicite de Godelier à ces journées est constituée d’une présentation des trois textes cités ci-dessus (Althusser et al., [1965] 2017, ix), ses affinités avec le projet althusserien vont au-delà. 1965, en effet, est comme on l’a vu l’année de la publication de son premier article en anthropologie économique, « Objet et méthode de l’anthropologie économique », dont les préoccupations coïncident en partie avec les thèmes du séminaire de l’École normale supérieure. Godelier, en effet, entend renouveler les débats en anthropologie en montrant comment le marxisme, comme théorie unifiée des formes socio-économiques, permet de dépasser l’opposition entre substantivisme et formalisme. Althusser, de son côté, ambitionne d’élaborer, à partir du Capital, un concept unique d’histoire, dont la validité dépasserait le seul mode de production capitaliste. Ceci le conduit nécessairement à une confrontation avec les sociétés dites « primitives ». Or l’article « Objet et méthode de l’anthropologie économique », qu’il ne manque pas de citer, fait état des difficultés que rencontrent les sciences humaines à identifier, dans ces sociétés, une sphère économique à proprement parler6. C’est pour cette raison que le chapitre intitulé « L’objet du Capital », insiste sur la nécessité de construire le concept de l’économique comme « niveau, instance ou région », de manière à pouvoir « bien “découper” la région de l’économique dans la structure du tout » y compris là où, « dans les sociétés primitives » (Althusser et al., [1965] 2017, 391), elle n’est pas visible comme telle : il s’agit donc bien de construire un concept de l’économique permettant d’en affirmer l’existence et l’autonomie là même où elles se trouvent contestées7.

16Cette construction du domaine de l’économie se voit attribuer chez Althusser un statut épistémologique bien spécifique : celui d’une théorie au sens fort, sorte d’application de la philosophie des sciences bachelardienne à l’histoire et au marxisme. Une telle entreprise a été étudiée ailleurs (Benoit, 2019, 65-118) bien mieux qu’il ne serait possible de le faire en quelques lignes. L’essentiel est ici que cette forme de théorie se construit en une critique de tout empirisme, critique qui trouve rapidement à s’appliquer au domaine de l’anthropologie : l’incapacité à repérer une sphère économique dans les sociétés dites « primitives » tient à une confusion entre le réel, compris comme donné, et l’objet de la connaissance, qui, lui, doit être construit (Althusser et al., [1965] 2017, 51 ; Benoit, 2019, 65-118). En d’autres termes, c’est parce qu’on a manqué de construire le concept et de l’économie et de la totalité sociale qu’on est conduit à restreindre la validité du matérialisme historique à la période contemporaine. Ainsi élaborée, cette opposition entre un empirisme cantonné au donné et une théorie universellement valable parce que prenant en compte la nature même du processus de connaissance joue, comme on le verra, un rôle considérable dans la critique de Polanyi par Godelier.

17Malgré ces affinités, la collaboration avec Althusser est toutefois de courte durée pour notre auteur, puisqu’il s’éloigne du maître dès le milieu des années 1960. Dans la mesure où, à notre connaissance, ni l’un ni l’autre n’est jamais revenu en détail sur cette rupture, il est difficile d’en donner les raisons avec certitude. Plusieurs éléments peuvent toutefois être évoqués. Outre le contexte politique, qui amène Godelier à quitter le parti communiste en 1968 à l’occasion du printemps de Prague, il semble que ce divorce ait également eu pour cause un désaccord profond sur la notion de théorie et sur le statut du marxisme. En effet, pour Althusser, en 1965 du moins, les « théories » développées dans chaque science doivent en définitive être adossée à une Théorie générale, le matérialisme dialectique (Althusser, [1965] 1996, 169 sq.). Pour Godelier au contraire, il ne s’agit plus tant, à partir du début des années 1970 au moins, d’effectuer un « retour à Marx » (Godelier, 1973, iii) que de retravailler voire d’amender les concepts marxistes à la lumière d’autres courants, qu’il s’agisse du structuralisme de Lévi-Strauss ou, comme on le verra dans la troisième partie de ce chapitre, du substantivisme. Dans ce contexte, la position d’Althusser ainsi que le rapport qu’il entretient avec ses disciples apparaissent rapidement comme l’expression d’un dogmatisme (Wald Ladowski, 2016a, 95-114). De toute évidence, il y a là une lecture quelque peu caricaturale des thèses du maître, que des voix contemporaines, comme celle d’Emmanuel Terray, pourraient permettre de nuancer, en renvoyant notamment aux formes antérieures de théorie marxiste (Terray, 2007 ; Wald-Ladowski, 2016b, 289-308).

18En l’absence d’un dialogue suivi avec Althusser après 1965, c’est donc vers d’autres anthropologues français se réclamant du marxisme qu’il faudrait se tourner pour préciser la position de Godelier à cette époque (Bazin et Selim, 2000 ; Barbe, 2014). Notons simplement que, bien qu’ils partagent une certaine insatisfaction vis-à-vis de l’œuvre de Lévi-Strauss, en raison du poids trop important qu’elle accorderait aux superstructures (Terray, 2007, 5-6), des auteurs comme Godelier, Meillassoux ou Terray adoptent rapidement des positions divergentes. Outre les désaccords politiques qui les séparent (Terray, 2007, 1 ; Godelier, 1978, 123), le contexte académique joue ici un rôle crucial. Ainsi, l’opposition entre Meillassoux et Godelier, par exemple, reflète notamment les tensions, internes à l’École des hautes études en sciences sociales, entre George Balandier d’un côté, directeur de la thèse du premier, et Braudel puis Lévi-Strauss de l’autre, qui appuient pour une part la carrière du second. Enfin, c’est surtout le rapport au marxisme comme théorie qui distingue ces trois auteurs : alors que Meillassoux tente d’opérer un véritable retour au matérialisme historique (Meillassoux, 1964 ; Meillassoux, 1975, 7-11 ; Bazin et Sélim, 2000) et que Terray entreprend d’appliquer les catégories forgées par Althusser et par Balibar aux sociétés « primitives » (Terray, 1969, 141 ; Wald-Ladowski, 2016b, 289-308), Godelier quant à lui entend opérer une transformation et une reformulation des concepts forgés par Marx. C’est dans ce contexte qu’il se confronte, plus directement que ses collègues, à l’œuvre de Polanyi.

2. Godelier critique de Polanyi : empirisme et marxisme

  • 8 Travail déjà accompli notamment par Cangiani et Maucourant (2017) ou encore Maucourant (2011).

19On l’aura compris, la réception de l’œuvre de Polanyi par Godelier prend place au sein d’une réflexion, fortement marquée par le marxisme, sur les fondements et les enjeux de l’anthropologie économique, travail qui commence bien avant la publication, en 1975, de la préface à la traduction française de l’ouvrage Les Systèmes économiques dans l’histoire et dans la théorie. Si nous avons choisi de nous concentrer sur ce texte dans cette section, c’est non seulement parce qu’il est le seul à porter exclusivement sur le substantivisme mais aussi parce qu’en tant que tel il condense l’ensemble des critiques de l’anthropologue français à l’encontre de Polanyi. En effet, Godelier y déploie une longue comparaison entre l’appareil conceptuel et théorique marxiste et celui que tente d’élaborer l’école substantiviste, comparaison qui tourne presque toujours en faveur du premier. Plutôt que d’examiner la pertinence d’une telle lecture en la rapportant à l’œuvre de Polanyi8, il faut ici en repérer les raisons ainsi que la portée au sein de l’œuvre de l’anthropologue français. À cet égard, la critique formulée par Godelier semble avoir pour axe directeur un questionnement sur le statut épistémologique des concepts et des analyses propres au substantivisme et à la thèse du désencastrement/encastrement. Plus précisément, fidèle en cela à tout un pan de la tradition marxiste et plus encore althussérienne, notre auteur construit sa critique du polanyisme en l’assimilant à un « empirisme critique », opposé à la démarche proprement théorique qui caractérise le matérialisme historique.

2.1 Empirisme et théorie : comment rendre compte de la place changeante de l’économie ?

  • 9 On en veut pour preuve que les fameuses trois formes d’intégration ne sont jamais déduites de la dé (...)
  • 10 Entre description et théorie, force est de reconnaître que la lecture de Godelier exclut la possibi (...)

20Dans la Grande Transformation, le rôle joué par le concept d’encastrement est essentiellement critique vis-à-vis de la société de marché : il permet de souligner son caractère historiquement déterminé et, par conséquent, de mettre en évidence la singularité que représente l’autonomisation de la sphère économique. Dès lors que, dans Commerce et marché, Polanyi passe d’une histoire critique du présent à la construction d’un cadre d’analyse pour l’ensemble des sociétés, ce terme, tout en conservant sa charge politique, prend également un sens positif dans la mesure où il en vient à désigner, par-delà la singularité de l’Europe occidentale, le caractère profondément variable de la place occupée par l’économie dans la société ainsi que les forces chaque fois différentes qui structurent l’organisation du procès de subsistance. Or Polanyi ne cherche pas à réduire a priori cette diversité en l’unifiant sous la forme d’une théorie générale de l’économie : s’il propose bien une définition substantive de celle-ci, valable pour toute forme d’existence humaine, c’est justement pour laisser ouverte la question de la forme institutionnelle que peut chaque fois prendre la satisfaction des besoins9. Il s’ensuit que la place de l’économie ainsi que la manière dont des institutions extra-économiques contribuent à son organisation se constatent plutôt qu’elles ne se postulent ni même ne s’expliquent. En d’autres termes, les concepts substantivistes sont descriptifs et non explicatifs, au sens où ils ne visent pas à rendre raison de l’existence des formes socio-économiques mais bien plutôt à mettre à disposition du chercheur en sciences sociales les outils nécessaires à leur analyse10.

21Ici réside le premier grief de Godelier à l’encontre de Polanyi : la démarche de ce dernier ne dépasserait jamais le cadre de l’empirisme, c’est-à-dire du constat de la diversité de son objet, conduisant d’une part à un éparpillement en une série d’enquêtes et d’autre part en une construction de concepts fondés sur des ressemblances (Dale, 2010, 148 sq.). Ainsi, les trois formes d’intégrations économiques mises en évidence par Commerce et marché – réciprocité, redistribution et marché – ne permettraient en aucun cas de comprendre pourquoi telle formation politique historiquement déterminée organise le procès de subsistance de telle manière : elles ne sont que des moyens de désigner des similitudes à travers l’histoire, ne constituent donc qu’une typologie. Rechercher, par-delà les ressemblances, les mécanismes qui fondent la compatibilité entre les formes économiques, politiques ou encore familiales, telle est précisément la tâche que Godelier fixe aux sciences sociales en réponse aux découvertes polanyiennes. Il s’agit par conséquent non seulement d’établir une combinatoire entre un certain nombre d’institutions, de manière à comprendre leur présence simultanée en plusieurs occurrences du temps et de l’espace mais aussi de mettre en évidence celles des formes sociales qui sont le plus susceptibles de déterminer l’apparition d’autres, selon des lois de correspondance (Godelier, [1984] 2010, 72 ; Godelier, 1999, 476). Ce procédé, qui s’apparente à une théorie générale des modes de production, apparaît comme le seul à même de rendre raison des phénomènes structurant la vie économique dans les sociétés étudiées par les anthropologues, comme le rôle considérable qu’y jouent les formes de parenté (Godelier, [1984] 2010, 266).

22Une telle entreprise peut alors être qualifiée de théorique en un double sens. D’une part, une démarche se fixant pour but la mise en évidence des compatibilités entre des formes institutionnelles ainsi que des correspondances entre certaines institutions est explicative, dans la mesure où elle rend raison de phénomènes que le substantivisme ne fait que constater et décrire. D’autre part, le projet d’une combinatoire générale entre institutions est universel, en puissance du moins, dans son appréhension de la diversité des sociétés. Ainsi, à l’empirisme polanyien, Godelier entend bien substituer une théorie.

23On le voit, une telle critique engage un problème de fond quant au sort à réserver à l’étude de l’économie à travers le temps et l’espace. En effet, dès lors que cette dernière ne varie pas seulement selon différentes formes mais aussi selon la place qu’elle occupe au sein des sociétés, la question de la théorie, c’est-à-dire de la possibilité d’une démarche explicative unifiée portant sur l’ensemble de ces formations socio-économiques, se pose avec la plus grande acuité. En d’autres termes, en reprochant au substantivisme son caractère purement empirique, Godelier suppose qu’existent effectivement entre les institutions des règles de compatibilité ne relevant pas d’un pur et simple évolutionnisme et qu’il est possible, par une analyse empirique, de les découvrir. Comme l’a montré la littérature secondaire et comme notre auteur lui-même le reconnaît en partie dans des écrits ultérieurs, un tel postulat doit en réalité être avant tout traité comme une hypothèse à vérifier (Cangiani et Maucourant, 2017).

2.2 Un empirisme insuffisamment critique : théorie de la valeur et étude des phénomènes d’oppression

  • 11 À cet égard, la position de Godelier doit bien évidemment être nuancée : La Grande Transformation p (...)
  • 12 « Polanyi se borne à combattre les économistes libéraux, non pour le contenu de leurs thèses, mais (...)
  • 13 « Polanyi critique explicitement le système lui-même, l’économie de marché, mais cela sur un plan m (...)
  • 14 La référence aux socialistes utopiques, si sévère soit-elle sous la plume de Godelier, n’est pas sa (...)

24Une telle critique du contenu positif de la pensée de Polanyi ne peut rester sans effet quant à ses enjeux normatifs. Ainsi, aux yeux de Godelier, les insuffisances épistémologiques et théoriques de l’empirisme rendent impossible sa constitution pleine et entière en un dispositif critique satisfaisant. Ceci vaut premièrement pour le rejet du système de marché, articulé autour de la notion de désencastrement : parce qu’un tel concept reste avant tout descriptif, il interdit toute démarche explicative susceptible de rendre compte de la raison pour laquelle l’Europe, jusque dans les années 1920, connaît une autonomisation de la sphère économique11. Plus précisément, expliquer l’auto-régulation de la vie économique conduit nécessairement à se pencher sur le mécanisme de fixation des prix. Ici réside, selon Godelier, l’insuffisance majeure du substantivisme : au lieu d’expliquer un tel processus, Polanyi se contenterait d’une démarche essentiellement descriptive reprenant intégralement à son compte la formulation marginaliste de la théorie de l’offre et de la demande, qui s’appliquerait donc presque sans réserve à la société de marché12. En d’autres termes, c’est encore une fois son empirisme qui aurait empêché l’auteur de la Grande Transformation de découvrir les mécanismes fondamentaux de l’économie marchande, dont la formation des prix au sein d’une sphère auto-régulée n’est que l’expression apparente. À une telle démarche, l’anthropologue français oppose la théorie marxienne de la valeur, susceptible de rendre raison de la fixation des rapports d’échange à partir de leur détermination par le temps de travail (Godelier, [1984] 2010, 262). Fort d’un tel appareil à la fois positif et normatif, Godelier peut souligner chez Polanyi l’impossibilité d’une théorie critique de l’exploitation comprise comme extorsion de surtravail et, corrélativement, la place limitée faite à la lutte des classes. Il s’ensuit que l’analyse critique du marché proposée par le substantivisme est vouée, à en croire l’anthropologue français, à rester superficielle : son caractère descriptif, qui la maintient au niveau de la totalité sociale pour y repérer la place chaque fois différente qu’y occupe l’économie, l’empêche d’accorder une importance suffisante aux conflits d’intérêts structurant la constitution du marché en une sphère économique autonome. On le comprend, l’empirisme polanyien, parce qu’il ne produit que des concepts descriptifs, ne laisserait pour seule voie à la critique que la morale13. Pour cette première raison, le substantivisme se voit donc taxé d’utopisme, dans la droite ligne de la critique marxienne du socialisme utopique (Engels et Marx, [1848] 1963, 190)14.

  • 15 Notion dont la pertinence même est rejetée par les substantivistes (Arensberg et al., 1957, 320, 38 (...)

25Pour autant, Godelier ne se contente pas de mettre en évidence, chez Polanyi, le rejet de la théorie marxiste de la valeur. De façon bien plus centrale pour notre propos, il insiste deuxièmement sur le fil conducteur que fournit la notion d’exploitation pour toute enquête sur les formes économiques à travers le temps et l’espace. En effet, qu’elle soit valide comme telle ou non, la théorie marxienne de l’extorsion de survaleur donne à l’anthropologie un axe de recherche profondément différent de celui que retient Commerce et marché : elle ouvre la voie à l’étude des phénomènes de production et d’appropriation du surplus15 mais aussi et plus généralement à l’analyse des relations d’oppression qui traversent les sociétés, qu’elles aient leur fondement dans la sphère économique ou qu’elles y trouvent seulement leur expression. Ainsi, comme le souligne l’appendice à L’idéel et le matériel (Godelier, [1984] 2010, 264, 319), la notion de classe, parce qu’elle permet de mettre en évidence les rapports d’oppression qui traversent la vie matérielle, fournit à la recherche un axe directeur indispensable, à condition de ne pas l’interpréter au sens strict que lui donne Marx dans les textes portant directement sur les rapports d’exploitation au sein du mode de production capitaliste. En d’autres termes, en élargissant cette notion au-delà de celle d’extraction de surtravail, à la manière d’un outil heuristique, on se donne les moyens de lire les phénomènes économiques comme lieux de conflits ou de dominations. Telle est, semble-t-il, la direction suivie par l’un des ouvrages majeurs de Godelier : dans La Production des Grands Hommes, il s’agit précisément d’analyser la subordination des femmes, y compris économique, en la distinguant non seulement des formes d’exploitation prévalant dans l’Europe occidentale mais aussi des rapports sociaux qui s’instaurent dans les sociétés à Big Men. Ainsi, l’anthropologue français montre comment, si les femmes baruyas sont bien privées de la possession des principaux moyens de production, elles n’en forment pas pour autant une classe au sens strict, dans la mesure où les hommes aussi participent directement à un certain nombre de procès de production (Godelier, [1982] 2009, 224).

  • 16 Une critique similaire est proposée par (Testart, 2005) : les concepts de redistribution et de réci (...)
  • 17 « L’indéfinissable capitalisme, ce sont les marchés, rien de plus » (Polanyi, [1977] 2011, 277, 399 (...)
  • 18 Comme dans le cas de ses analyses portant sur les conflits politiques et économiques dans l’Athènes (...)
  • 19 Voir Sahlins ([1972] 1976) et la préface proposée par Pierre Clastres à la traduction française. Si (...)

26On comprend ainsi le potentiel critique d’une telle démarche à l’encontre du substantivisme ainsi que l’accusation d’utopisme : trop approfondir, dans une perspective critique, la spécificité de la société de marché, c’est risquer de gommer l’importance des conflits et des oppressions qui traversent les autres16, parfois jusqu’à en faire un horizon normatif. De toute évidence, l’œuvre de Polanyi ne tombe qu’en partie sous le coup de cette critique : si la notion d’exploitation y est peu utilisée, si le problème du marché semble prendre le pas, ne serait-ce que lexicalement, sur celle de capitalisme17, il n’en reste pas moins que, dans ses analyses empiriques, l’auteur de la Grande Transformation sait se montrer attentif aux conflits d’intérêts et aux situations de domination qui traversent chaque société18 (Polanyi, 1977, 147). Plus fondamentalement, ni les sociétés dites primitives ni les empires « archaïques » ne sauraient constituer chez Polanyi un horizon normatif pour une société moderne qui, du fait de l’entrée dans « l’Ère de la Machine », doit désormais affronter des défis profondément nouveaux (Polanyi, 1947). De fait, on peut à bien des égards supposer que l’accusation d’utopisme, dans la bouche de Godelier, s’adresse avant tout à certaines thèses inspirées de celles de Polanyi, qu’il s’agisse, dans une moindre mesure, de celle de la société d’abondance chez Salhins ou, plus vraisemblablement, de la relecture qu’en propose Pierre Clastres19.

27Ainsi l’anthropologue français met-il ici en évidence, outre un champ d’étude spécifique pour toute anthropologie économique – la structuration des rapports de production et de circulation selon des relations de domination ou, en des termes plus actuels, l’étude des inégalités de répartition –, un enjeu épistémologique majeur pour toute approche normative des formes sociales contemporaines. En effet, il s’agit de la possibilité même de puiser dans la diversité empirique des formes économiques des arguments suffisants pour une critique de la société de marché, sans pour autant ignorer les dynamiques d’oppression et les inégalités qui traversent la plupart d’entre elles. En d’autres termes, la démarche empirique propre à Polanyi – parce qu’elle est polarisée par l’opposition, certes essentiellement descriptive mais revêtant parfois, quoiqu’implicitement, des connotations normatives entre encastrement et désencastrement –, échoue à développer de façon conceptuellement satisfaisante une étude des formes économiques de domination. En conséquence, la démarche polanyienne ouvrirait la voie, à son insu, à une valorisation, voire à une idéalisation des sociétés non-marchandes.

3. Un marxisme remanié : de l’institution à la fonction

  • 20 « Et c’est pour expliquer un autre fait, sur lequel Polanyi, après bien d’autres, avait également b (...)
  • 21 Pour une réflexion plus générale sur la place de Polanyi dans l’histoire du marxisme, qui dépassera (...)

28On l’aura compris, la réception des textes de Polanyi chez Godelier se fait, dans un premier temps du moins, selon une perspective particulièrement critique. Il serait pourtant trompeur de se contenter d’une telle lecture, dans la mesure où l’anthropologue français reconnaît lui-même, à plusieurs reprises, une influence non négligeable du substantivisme sur ses écrits20. De telles déclarations nous conduisent à nous interroger sur la nature de cette intégration du substantivisme au cadre d’analyse proposé par Godelier. Plus précisément, il s’agit de se demander comment la perspective d’une transformation et d’un remaniement des concepts marxistes au sein de l’anthropologie, dont on a vu qu’elle caractérise bien plus l’approche de notre auteur que celle de ses collègues comme Meillassoux ou Terray, conduit à prendre en compte certaines des conclusions de Polanyi21.

3.1 L’anthropologie face à l’encastrement : redéfinir les frontières de l’économique

29Si Godelier se montre particulièrement critique quant au statut épistémologique des concepts et des analyses proposés par Polanyi, il ne remet pourtant pas en cause le constat qui les sous-tend, bien au contraire. Ainsi, la singularité des rapports économiques prédominants dans l’Europe contemporaine, à savoir leur séparation d’avec le reste de la vie sociale, lui apparaît comme un fait incontournable. Il s’ensuit tout d’abord que le caractère encastré de la vie économique dans les sociétés étudiées par l’anthropologie représente à la fois un trait distinctif d’une portée décisive pour toute analyse de leurs structures et un obstacle majeur dès lors que l’on veut les étudier sans y projeter les distinctions propres au capitalisme moderne :

Le fait que les rapports de production capitalistes existent séparément des autres rapports sociaux est une exception mais qui a eu pour le développement des sciences sociales une grande importance. (Godelier, 1991, 10)

30Plus encore, outre le constat de l’encastrement/désencastrement, Godelier partage avec Polanyi une injonction : l’intégration de la vie économique à des structures sociales qui, pour nous, n’en relèvent pas, ne doit en aucun cas conduire à abandonner toute enquête à son sujet. En d’autres termes, le fait que les sociétés étudiées par l’anthropologie apparaissent comme dominées par des relations de parenté ou encore par des représentations magiques ne justifie pas que l’on privilégie l’analyse de telles forces sociales au détriment de celle de l’organisation de la vie matérielle.

  • 22 C’est la tendance contraire que dénonce Godelier dès les premières pages de L’idéel et le matériel (...)
  • 23 Voir par exemple Godelier (2017, 21). Dans une veine plus théorique, l’insistance sur le caractère (...)
  • 24 Voir Godelier (2015, 213, 238), où Godelier appelle cet imaginaire « sur-réel ».
  • 25 Ainsi, dans une longue prise de distance par rapport à l’analyse lévi-straussienne de la parenté, G (...)

31Bien au contraire, de ce fait découle plutôt l’exigence d’un changement de méthode, de manière à pouvoir expliquer comment et pourquoi de telles institutions en viennent à déterminer les rapports économiques. Ainsi, pas plus que les mythes ne doivent être étudiés comme de pures productions intellectuelles découlant de la mise en action d’une « fonction symbolique », les structures de parenté ne sont à analyser indépendamment de leurs effets pratiques sur l’ensemble de la vie socio-économique22. Au contraire, aucun de ces aspects de la vie sociale ne peut être pleinement compris sans qu’on y intègre le rôle qu’il joue dans l’organisation des rapports de production et des rapports de pouvoir. De toute évidence, une telle position représente un tournant dans la manière dont l’anthropologie, en particulier française, conçoit non seulement son objet en général mais plus encore le rapport qu’il entretient avec les phénomènes économiques. Plus précisément, il s’agit ici de rompre avec un certain nombre des analyses lévi-straussiennes. En premier lieu, la distinction entre réel, symbolique et imaginaire qui commande la lecture des mythes doit être revue : les récits des origines qui, chez les Baruyas, légitiment l’oppression masculine produisent, du fait de la croyance qu’on leur prête, des effets pratiques23 bien tangibles sur la vie économique, ne serait-ce qu’en ce qui concerne la répartition des tâches entre hommes et femmes. En tant que tels, ils ne relèvent donc pas du seul symbolique mais participent bien – en tant qu’imaginaire partagé se transformant en des rapports d’appropriation des terres, de circulation des biens ou encore d’attribution des tâches –, d’une forme de réel24. De la même manière, les structures de la parenté ne se résument pas à une série de terminologies ou à une organisation sociale de la filiation puisqu’elles déterminent les relations qui prévalent à l’occasion de la production et de la distribution au sein des sociétés qu’on a longtemps qualifiées de « primitives »25. Au prix d’une refonte des postulats philosophiques propres à l’anthropologie française et plus précisément lévi-straussienne, il s’agit donc d’élargir le champ des institutions à considérer lorsqu’on entreprend une analyse des phénomènes économiques dans de telles sociétés.

32Une fois cette exigence reconnue, reste donc à se doter d’une méthode et de concepts adéquats à l’analyse du rôle économique que peuvent jouer des institutions comme la parenté, le politique ou encore la magie, c’est-à-dire des aspects de la vie sociale que, par ethnocentrisme, nous n’associons pas à première vue à l’organisation de rapports de production ou encore de distribution.

3.2 De l’encastrement à la distinction institution/fonction : une méthode pour l’analyse anthropologique des phénomènes économiques

33C’est dans l’élaboration d’un cadre conceptuel susceptible de rendre compte du rôle joué par des institutions – comme par exemple les rapports de parenté dans l’organisation de la vie matérielle et économique – que le remaniement de la théorie marxiste à l’aune des découvertes de Polanyi joue à plein (Godelier, [1984] 2010, 31). En effet, si les rapports de production, de distribution ou encore d’échange ne connaissent pas, chez les Baruyas, d’existence autonome, c’est parce qu’ils sont assurés par les formes familiales. En d’autres termes, ces dernières exercent une fonction qui, dans le contexte capitaliste contemporain qui nous est familier, est promue à une existence autonome. Plus encore, cette fonction, selon l’anthropologue français, correspond purement et simplement à ce que Marx appelle infrastructure, c’est-à-dire organisation des rapports structurant la vie matérielle et économique. Il s’ensuit que, si la parenté peut apparaître comme une force déterminant les rapports d’échanges et de production, c’est à condition de comprendre ces derniers non comme des institutions fixées une fois pour toutes mais plutôt comme des fonctions qui peuvent être assurées, selon la société étudiée, par différentes instances.

34On le voit, c’est donc à la lumière de l’introduction en anthropologie du concept d’encastrement que Godelier propose de lire les notions d’infrastructure ainsi que de mode de production comme désignant des fonctions et non plus des instances ou plus précisément des institutions distinctes (Godelier, [1984] 2010, 195). En d’autres termes, l’infrastructure n’est plus un domaine séparé de la vie sociale mais une fonction assurée par différentes institutions dans différents contextes historiques, expliquant ainsi la place variable de l’économie dans les sociétés. Il est ainsi possible de rendre compte de la structuration de l’activité économique par des dynamiques familiales ou politiques, phénomène presque omniprésent en anthropologie ou en histoire :

Il était dès lors possible de montrer que dans certaines sociétés les rapports de parenté (aborigènes australiens) ou les rapports politiques (Athènes au Ve siècle) ou encore les rapports politico-religieux (Egypte ancienne) fonctionnaient en même temps comme rapports de production. Ce résultat, qui converge avec les conclusions de Polanyi … pouvait se résumer ainsi : la distinction entre les rapports de production (c’est-à-dire l’infrastructure amputée des forces productives) et les autres rapports sociaux (les superstructures) est une distinction de fonction et non, sauf exception, une distinction d’institutions. Mais cette exception existe : on la trouve dans notre système socio-économique. (Godelier, [1984] 2010, 31-32)

35En d’autres termes, une fois acquise, grâce à la notion d’encastrement, la distinction entre fonction et institution, il devient possible de démontrer qu’elles ne coïncident que dans un cas précis. Ainsi se trouve expliqué que, chez les Baruyas par exemple, la famille soit l’institution qui détermine l’accès et le contrôle des moyens de production, la distribution et plus généralement l’appropriation de la nature.

36De toute évidence, là où la critique de Polanyi s’appuyait encore amplement sur l’héritage althusserien, un tel remaniement des notions fondamentales du marxisme ne peut que s’en éloigner pour remettre profondément en question la représentation de la société et des phénomènes économiques qui le sous-tend. Plus précisément, selon Godelier, les recherches anthropologiques et historiques développées par le programme substantiviste ruinent définitivement la possibilité d’identifier, en tout temps et en tout lieu, un certain nombre d’institutions exclusivement économiques. Il s’ensuit que la tentative visant à repérer, dans toute société, une instance spécifique relevant de l’infrastructure n’est au fond que l’expression d’un ethnocentrisme barrant la voie à l’analyse anthropologique. Une telle découverte conduit nécessairement notre auteur à une critique du matérialisme dialectique tel que le conçoit Althusser : les notions de superstructure et d’infrastructure, au premier chef, ainsi que celle de rapports de production définissant pour partie la base matérielle de toute société, ne peuvent pas être comprises comme renvoyant à des institutions distinctes. En conséquence, c’est l’ensemble de la représentation de la totalité sociale ainsi que de la place qu’y tient l’économie qui paraît insatisfaisante :

Cette position théorique m’a opposé immédiatement à Althusser et à ses disciples qui présentaient un tout autre modèle de la distinction entre infrastructure et superstructure. Pour eux, la parenté, la religion, etc., constituaient la superstructure d’un mode de production, et les idéologies constituaient la couche supérieure de cette superstructure. C’est ce que j’ai appelé la théorie de la société en mille-feuille avec, à la base, une couche solide d’infrastructure sur laquelle s’empilent des couches de réalités de plus en plus évanescentes. (Godelier, 1999, 474)

37Il y a plus : en même temps que le matérialisme historique comme théorie générale de la société se trouve remis en question, la spécificité du mode de production capitaliste doit être définie différemment. Ainsi, que les rapports économiques pré- ou non-capitalistes se présentent comme des relations interpersonnelles ne permet en aucun cas de conclure à leur transparence, comme pouvaient le laisser penser certains passages du « caractère fétiche de la marchandise » :

Il est difficile pour un anthropologue de croire que, dans les sociétés où les rapports entre les individus et entre les groupes sont de personne à personne et où une grande partie des échanges ne sont pas marchands, ces rapports sont moins mystifiés et plus « transparents » parce qu’ils sont personnels. C’est cependant ce que Marx a plusieurs fois suggéré dans Le Capital. Nous ne le suivrons pas sur ce point (Godelier, [1996] 2008, 100).

38En effet, parce que ces rapports sont toujours pensés comme magiques, religieux ou encore politiques, leur caractère économique n’apparaît pas davantage que dans les sociétés contemporaines. En d’autres termes, le mode de production capitaliste se caractérise seulement par une autre forme d’opacité, tenant à l’autonomisation, c’est-à-dire au désencastrement de la vie économique, qui forme désormais une sphère indépendante de la totalité sociale.

39Si l’économique ne correspond plus à une instance identique à travers le temps et l’espace, il reste, pour remplir la tâche proprement théorique fixée par Godelier à l’anthropologie, à rendre raison de la dominance de telle institution dans telle société. En d’autres termes, afin que la conceptualité marxienne ainsi revisitée ne se trouve pas réduite à un rôle exclusivement descriptif et empirique, il faut être capable de lui conférer un pouvoir d’explication causale quant à la fonction assurée par les rapports de parenté dans les sociétés dites « primitives ». Plus précisément, une fois les rapports de production définis comme fonction et non comme instance, la question de leur importance au sein de toute formation sociale n’est pas pour autant réglée. C’est pour répondre à une telle exigence que Godelier en vient à réaffirmer, quoique sous un angle nouveau, le postulat central du matérialisme historique, à savoir la détermination de la superstructure par l’infrastructure. Plus précisément, dans la mesure où ces deux termes désignent des fonctions, ils ne peuvent décrire des relations de causalité allant, en tout temps et en tout lieu, d’une sphère sociale vers une autre. Si le matérialisme garde un sens, c’est donc à condition de transformer la hiérarchie des institutions en hiérarchie des fonctions, ce qui signifie que la fonction qui détermine l’importance d’une institution dans un contexte historique donné est celle de l’organisation des rapports de production, ou encore que :

Pour qu’une activité sociale – et avec elle les idées et institutions qui lui correspondent et l’organisent – joue un rôle dominant dans le fonctionnement et l’évolution d’une société (donc dans la pensée et l’action des individus et des groupes qui composent cette société), il ne suffit pas qu’elle assume plusieurs fonctions, il faut nécessairement qu’elle assume directement, en plus de sa finalité et de ses fonctions explicites, la fonction de rapport de production (Godelier, [1984] 2010, 194).

Conclusion

40On espère l’avoir montré, la réception de l’œuvre de Polanyi par Maurice Godelier constitue un moment structurant dans la manière dont l’anthropologue français a entrepris d’analyser les phénomènes économiques au cours de ces dernières décennies. D’une part, la critique adressée au fondateur du substantivisme permet d’articuler des questions de premier plan quant au statut épistémologique d’une analyse des formes économiques non-capitalistes ou non-marchandes, en particulier lorsqu’elles ont vocation à jouer un rôle normatif. D’autre part, l’intégration de la thèse de l’encastrement au cadre d’analyse marxiste conduit à bouleverser en profondeur ses concepts les plus fondamentaux, au prix de ce que certains ne manqueront pas de qualifier d’abandon du matérialisme historique (Meillassoux, 1975). Une telle reformulation des notions de superstructure, d’infrastructure ou, plus encore, d’idéel et de matériel ouvre ainsi la voie aux développements les plus récents de la discipline anthropologique (Descola, 1999).

Je remercie la Fondation des Treilles de son soutien tout au long de l’élaboration de ce travail.

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Notes

1 Sur ce sujet, voir notamment Hann et Hart (2011, 55-72).

2 Là où Jérôme Maucourant refuse de « discuter à l’intérieur du cadre théorique défini par M. Godelier » (Maucourant, 2011, 117) nous nous intéresserons ici précisément aux transformations de ce cadre.

3 On trouvera des éléments pour une telle mise en contexte dans Bazin et Selim (2000) et Barbe (2014).

4 On pense bien évidemment aux formes les plus caricaturales que ce matérialisme a pu prendre chez l’auteur du Capital, en particulier dans (Marx, [1847] 1963, 79) : « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel ». Il va de soi que la pensée de Marx ne saurait se résumer à ce passage.

5 On en trouvera le modèle dans le travail de Ludovic Frobert sur la rédaction de la préface des œuvres complètes de Marx dans la Bibliothèque de la Pléiade par François Perroux (Frobert, 2018)

6 « Les anthropologues et ethnologues « savent » à quoi s’en tenir, qui, cherchant l’économique, tombent sur des rapports de parenté, ou sur des institutions religieuses ou autres » (Althusser et al., [1965] 2017, 391).

7 C’est essentiellement à ce travail de redéfinition des concepts marxistes et d’élargissement de leur domaine de validité qu’est consacrée la contribution d’Etienne Balibar (Althusser et al., [1965] 2017, 419-568)

8 Travail déjà accompli notamment par Cangiani et Maucourant (2017) ou encore Maucourant (2011).

9 On en veut pour preuve que les fameuses trois formes d’intégration ne sont jamais déduites de la définition substantielle de l’économie mais constatées « d’un point de vue empirique » (Arensberg et al., [1957] 2017, 250, 314).

10 Entre description et théorie, force est de reconnaître que la lecture de Godelier exclut la possibilité d’une démarche proprement heuristique, relevant de la construction de concepts, au sens wébérien du terme, dont l’intérêt ne résiderait pas tant dans l’élaboration d’une théorie générale de l’économie que dans son application empirique. Pourtant, la « note introductive » à Commerce et marché, annonçant justement un travail essentiellement conceptuel se donnant pour but l’élaboration d’outils pour l’analyse empirique, ouvrait la voie à une telle interprétation : (Arensberg et al., 1957, xvii-xviii). Sur l’ambiguïté épistémologique propre aux concepts polanyiens, voir Dale (2010, 138 sq.).

11 À cet égard, la position de Godelier doit bien évidemment être nuancée : La Grande Transformation présente justement une explication historique à la prédominance du marché en Europe (Polanyi, 1944). Pour autant, comme on vient de le voir, une telle explication ne prend pas appui sur une théorie générale des formes de compatibilités entre institutions socio-économiques.

12 « Polanyi se borne à combattre les économistes libéraux, non pour le contenu de leurs thèses, mais … pour leur prétention absurde à les appliquer à d’autres systèmes que le “système de marché généralisé” » (Godelier, [1984] 2010, 261-262). Là encore, une telle critique est quelque peu injuste : précisément parce qu’il en conteste la validité intemporelle, Polanyi procède bien à une historicisation des catégories forgées par l’économie marginaliste.

13 « Polanyi critique explicitement le système lui-même, l’économie de marché, mais cela sur un plan moral et politique » (Godelier, [1984] 2010, 240). Une telle critique, si elle vise juste quant à l’ambiguïté de la notion d’encastrement, partagée entre son caractère essentiellement descriptif et le rôle normatif que l’on voudrait parfois lui faire jouer, est quelque peu sévère. Ainsi, il existe bien chez Polanyi une démonstration du caractère insoutenable du système de marché mais elle est toute empirique et plus précisément historique puisqu’elle tient dans l’échec de cette formation socio-économique : vor Postel et Sobel (2008).

14 La référence aux socialistes utopiques, si sévère soit-elle sous la plume de Godelier, n’est pas sans intérêt : outre le caractère essentiellement moral – d’origine en l’occurrence chrétienne – de la critique polanyienne, elle fait écho à la thèse selon laquelle l’intérêt de la société toute entière serait une réalité plus fondamentale que la lutte des classes (Polanyi, 1944). Plus prosaïquement, Polanyi lui-même n’a cessé de revendiquer sa grande proximité avec l’owenisme.

15 Notion dont la pertinence même est rejetée par les substantivistes (Arensberg et al., 1957, 320, 381).

16 Une critique similaire est proposée par (Testart, 2005) : les concepts de redistribution et de réciprocité, parce qu’ils laissent imaginer une entente harmonieuse entre les membres de la société, jetteraient un « voile pudique » sur les rapports de domination et d’appropriation qui traversent non seulement les royautés archaïques mais aussi les chefferies.

17 « L’indéfinissable capitalisme, ce sont les marchés, rien de plus » (Polanyi, [1977] 2011, 277, 399).

18 Comme dans le cas de ses analyses portant sur les conflits politiques et économiques dans l’Athènes classique (Polanyi, 1977, 147).

19 Voir Sahlins ([1972] 1976) et la préface proposée par Pierre Clastres à la traduction française. Si l’intérêt de Godelier pour les thèses défendues par Sahlins est avéré, il n’en va pas de même en ce qui concerne l’anthropologie de Pierre Clastres, bien au contraire. Ainsi, notre auteur rejette constamment l’idée que les sociétés dites « primitives » seraient des sociétés anti-État ou encore des « machines anti-production » : d’une part on fait ainsi de l’État un horizon universel, rejeté par certains et subi par d’autres, d’autre part et dans le même mouvement on condamne l’anthropologie à nier l’existence de tout rapport de pouvoir ou de domination dans ces sociétés. Ainsi une telle thèse, non contente de soulever des difficultés philosophiques voire métaphysiques considérables, conduit selon Godelier à une forme d’utopisme qui se lit précisément dans la torsion infligée aux analyses de Sahlins lui-même dans le but de transformer en prestige ou en autorité ce que l’anthropologue américain analysait comme du pouvoir (Clastres, « Préface » à Âge de pierre, âge d’abondance, 26 sq.). Que la critique de Clastres apparaisse ici en filigrane de la discussion des thèses substantivistes n’est pas anodin : défendant Polanyi contre les attaques marxistes, c’est précisément à l’auteur de La Société contre l’État que se réfère, des années plus tard, un commentateur comme Jérôme Maucourant.

20 « Et c’est pour expliquer un autre fait, sur lequel Polanyi, après bien d’autres, avait également beaucoup insisté, le fait de la dominance dans telle ou telle société des rapports de parenté ou des rapports religieux ou des rapports politiques, que nous proposons comme hypothèse de travail l’idée que des rapports sociaux, quels qu’ils soient, ne jouent le rôle dominant dans la reproduction des sociétés que lorsqu’ils assument, en plus de leurs fonction explicites, la fonction précisément de rapports de production » (Godelier, [1984] 2010, 266).

21 Pour une réflexion plus générale sur la place de Polanyi dans l’histoire du marxisme, qui dépasserait de beaucoup le cadre de ce travail, voir Meiksins Wood (2002, 21-26).

22 C’est la tendance contraire que dénonce Godelier dès les premières pages de L’idéel et le matériel : « Constatant que dans une société donnée la parenté, le politique ou la religion jouent un rôle apparemment dominant, ils [certains historiens ou anthropologues] en concluent que l’économie n’a qu’un rôle secondaire dans la logique du fonctionnement et de l’évolution de cette société. Pourtant, lorsque la parenté fonctionne comme rapport de production, ce n’est pas la parenté telle qu’elle existe dans la société capitaliste ; il en va de même pour la religion ou le politique. » (Godelier, [1984] 2010, 46)

23 Voir par exemple Godelier (2017, 21). Dans une veine plus théorique, l’insistance sur le caractère pratique des mythes ainsi que, corrélativement, la critique de la séparation lévi-straussienne entre réel, imaginaire et symbolique est tout particulièrement développée dans Godelier (2015, 128 sq.).

24 Voir Godelier (2015, 213, 238), où Godelier appelle cet imaginaire « sur-réel ».

25 Ainsi, dans une longue prise de distance par rapport à l’analyse lévi-straussienne de la parenté, Godelier écrit : « Mais la parenté ne se réduit pas à un catalogue de terminologies. C’est un domaine immense de la vie sociale bordé par deux pôles de nature opposés … . Et entre ces deux pôles, entre les terminologies et les représentations de la personne, s’étend le champ immense des rapports concrets de parenté, dont les fonctions sont les plus diverses selon les sociétés. Dans certaines, la parenté contrôle la terre et organise le travail. » (Godelier, 1999, 489)

On trouve dans un texte antérieur une critique similaire : « Lévi-Strauss, bien qu’il ne nie pas l’histoire, ne peut véritablement en rendre compte parce qu’il sépare, dans l’analyse des structures sociales, l’analyse de la forme des rapports sociaux de l’analyse de leurs fonctions. Non que ces fonctions soient ignorées ou niées, mais elles ne sont jamais explorées en tant que telles. De ce fait on ne peut jamais véritablement analyser l’articulation réelle des rapports sociaux les uns aux autres au sein d’une hiérarchie de fonctions. … Pour cette raison, l’affirmation de Lévi-Strauss qu’il accepte l’hypothèse de Marx du « primat des infrastructures » reste une affirmation sans effet sur son œuvre et vide. » (Godelier, 1980)

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Pour citer cet article

Référence papier

Ariel Guillet, « L’anthropologie face à l’encastrement. Le cas de la réception de Karl Polanyi chez Maurice Godelier »Œconomia, 14-2 | 2024, 257-284.

Référence électronique

Ariel Guillet, « L’anthropologie face à l’encastrement. Le cas de la réception de Karl Polanyi chez Maurice Godelier »Œconomia [En ligne], 14-2 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 13 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oeconomia/17385 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/120io

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Auteur

Ariel Guillet

Laboratoire Logiques de l’Agir, Université de Besançon Franche-Comté, 32 rue Mégevand, 25030 Besançon cedex. ariel.d.guillet@gmail.com

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