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Recent Shifts in the Boundaries of Economics: Philosophy and History

Analyser l’économie en physicien : introduction à la pensée économique de Marion King Hubbert

Analyzing Economics as A Physicist: An Introduction to the Economic Thought of Marion King Hubbert
Ambroise Joulin
p. 285-320

Résumés

Marion King Hubbert (1903-1989) est un géophysicien connu pour ses travaux au sujet de l’épuisement des ressources pétrolières (théorie dite du « pic pétrolier »). Mais Hubbert est également un théoricien et militant politique engagé dans le Mouvement Technocratique, un mouvement politique principalement actif dans les années 1930 aux États-Unis. Ce mouvement est caractérisé par une analyse de l’économie en termes physiques et par la revendication d’une planification intégrale de l’économie sous le contrôle des ingénieurs. Hubbert donnera la formulation la plus systématique de la pensée de ce mouvement dans Technocracy Study Course (Hubbert, [1934] 2005), un ouvrage destiné à la formation scientifique et politique des militants de l’organisation dont il est le co-fondateur. Cet article analyse la manière dont cet ouvrage questionne la frontière entre économie et sciences de la nature en distinguant d’un côté les fait économiques qui constituent une transformation d’énergie et de ressources et sont donc soumis aux lois physiques ; de l’autre les phénomènes monétaires, régis par des conventions humaines. Nous commentons la manière dont Hubbert construit une théorie critique de l’économie de marché en partant d’un usage non-métaphorique de la physique et montrons comment son raisonnement aboutit à l’idée d’une planification économique en termes énergétiques. Ces éléments font d’Hubbert un auteur pertinent pour l’étude de l’histoire des approches bio-physiques en économie.

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Texte intégral

1Le géophysicien Marion King Hubbert est principalement connu pour sa théorie dite du « pic », offrant une prédiction de l’horizon temporel de l’épuisement des ressources pétrolières en fonction de leur exploitation. Cependant, cette théorie s’inscrit dans une réflexion beaucoup plus large sur le rapport entre les systèmes économiques et les ressources qu’ils mobilisent. Cette réflexion, Hubbert la développe dans le cadre de son engagement politique au sein du Mouvement Technocratique – un mouvement politique américain du début du XXème siècle défendant la socialisation et la planification de l’économie sous le contrôle des ingénieurs. Cette pensée est caractérisée par une volonté d’analyser les phénomènes économiques du point de vue de la physique et de l’ingénierie, non pas en prenant ces domaines comme modèle épistémique à imiter (par exemple, en cherchant dans les faits économiques des régularités analogues aux lois physiques, démarche fortement critiquée par Hubbert, 1938), ni simplement en ajoutant des variables physiques aux modèles économiques comme un facteur parmi d’autres. Pour Hubbert et les technocrates, il s’agit réellement d’aborder les faits économiques en tant que transformations de ressources naturelles, soumises aux lois physiques.

2Formulée ainsi, une telle démarche peut tout d’abord inspirer une certaine méfiance : réduire les faits économiques à un ensemble de processus physiques, n’est-ce pas risquer d’évacuer précisément tout ce qui fait leur dimension économique, à savoir la manière dont ils s’inscrivent dans les sociétés humaines ? Ne faut-il voir ici qu’une forme de scientisme naïf ? L’affirmation selon laquelle les faits économiques sont soumis aux lois physiques n’est-elle pas tout à fait triviale, et en soi insuffisante pour fonder une méthode ?

3Si l’affirmation selon laquelle les systèmes économiques existent dans le monde physique peut effectivement sembler triviale, en tirer toutes les conséquences l’est beaucoup moins. Si Hubbert opère un tel retour à la dimension physique des activités économiques, c’est parce qu’il considère que la science économique a échoué à formuler des théories cohérentes avec les connaissances de la physique.

4Comment Hubbert entend-il remédier à cet échec ? Comment s’articulent économie et physique dans une telle démarche ?

5C’est ce que nous allons chercher à comprendre à travers une étude d’un ouvrage intitulé Technocracy Study Course (Hubbert, [1934] 2005), dans lequel l’auteur donne la formulation la plus aboutie et systématisée de sa pensée économique. L’ouvrage abordant un nombre important de thématiques, il ne sera bien sûr pas question d’en donner une présentation exhaustive. Nous nous contenterons de présenter les grandes lignes de la pensée de l’auteur au travers de la question des frontières entre économie et physique.

6Nous commencerons par donner une rapide présentation du contexte de rédaction de l’ouvrage en mettant en évidence la particularité de sa démarche, à savoir qu’il se veut être un manuel de sciences destiné à la formation de militants politiques. Nous montrerons ensuite, à travers l’analyse de la première partie de l’ouvrage comment la méthode proposée par Hubbert cherche à abolir la frontière entre économie et sciences de la nature en centrant son analyse sur le rôle de l’énergie. Dans la troisième partie de l’article, nous montrerons que cette frontière est en réalité déplacée : Hubbert opère en effet une séparation radicale entre d’un côté l’activité économique physique, constituant une transformation d’énergie, régie par les lois physiques ; et de l’autre, le système monétaire, qui constitue un fait du droit, régi par des conventions humaines.

  • 1 Travail de mémoire de master 2 ayant fait l’objet d’une diffusion en ligne suite à l’attribution du (...)

7À travers cette étude du Technocracy Study Course, nous espérons apporter un éclairage sur un pan moins connu de l’oeuvre de Hubbert, celui correspondant à son engagement dans le Mouvement Technocratique. En effet, à l’exception de la biographie de Inman (2016), qui traite abondamment de cette partie de la vie de l’auteur et du développement des idées que nous allons présenter ici, il semblerait que le traitement du rapport de Hubbert à l’économie ait été centré sur la contribution de ses travaux en géologie. Ainsi par exemple Cleveland (1999), dans un article consacré à l’histoire de l’économie bio-physique, traite de Hubbert dans un chapitre séparé de celui consacré au Mouvement Technocratique et sans faire mention du Technocracy Study Course, s’appuyant sur des travaux plus tardifs autour de l’énergie. Nous souhaitons également attirer l’attention sur l’intérêt des idées économiques du Mouvement Technocratique pour la réflexion autour des frontières entre économie et physique ainsi que pour l’histoire des idées écologiques. En effet, la majeure partie des travaux sur ce mouvement relève de l’histoire et de la sociologie des mouvements sociaux – c’est le cas des monographies d’Elsner (1967), Akin (1977), Faulkner (1965), Benson (1965) ainsi que du travail comparatif mené par Adair (1970) au sujet des différences entre les différentes organisations appartenant au mouvement – et ne se concentre pas sur les idées développées par celui-ci. Le travail allant le plus loin dans la volonté de resituer les technocrates dans l’histoire de la pensée économique est la thèse de Davis (1986). On notera également l’article de Mirowski (1988) sur les théories énergétiques en économie, qui inclut une discussion des technocrates (sans références à Hubbert), et dont nous serons amenés à discuter l’interprétation au cours de cet article. En français, on trouvera notre travail sur le rapport entre normes techniques et normes politiques dans la pensée des technocrates1, ainsi qu’un sous-chapitre dédié au Mouvement Technocratique dans l’ouvrage de Charbonnier (2020) Abondance et liberté.

1. Connaître les sciences pour organiser l’économie : la démarche technocratique de Marion King Hubbert

  • 2 D’ailleurs, les premières éditions ne mentionneront pas que Hubbert en est l’auteur, celui-ci l’aya (...)

8Technocracy Study Course (communément désigné simplement comme « the Study Course », que l’on peut traduire par « programme d’étude pour la Technocratie » ; Hubbert, [1934] 2005) ne se présente pas comme un ouvrage exposant la pensée d’un auteur, mais avant tout comme le programme et le manuel de formation d’une organisation politique, Technocracy Incorporated2. Ainsi, on ne peut en faire l’analyse sans parler brièvement d’une part, du mouvement politique dans lequel il s’inscrit et de l’implication de l’auteur au sein de celui-ci, d’autre part, de la démarche qui motive sa rédaction. En effet, nous allons voir que de par la nature des idéaux du Mouvement Technocratique et sa prétention à aborder l’économie comme un problème technique, le Study Course va prendre une forme quelque peu particulière et d’apparence paradoxale : celle d’un programme d’étude des sciences à des fins politiques.

1.1 Hubbert et le Mouvement Technocratique

  • 3 On trouve, déjà avant l’Alliance Technique, un tel usage critique de l’ingénierie chez des auteurs (...)

9Pour un lecteur contemporain familier de la pensée de Thorstein Veblen, le terme de « Mouvement Technocratique » (Technocracy Movement) évoque spontanément l’ouvrage The Engineers and the Price System (Veblen, 1921) ainsi que l’Alliance Technique (Technical Alliance), groupe d’intellectuels et d’ingénieurs réunis à Columbia entre 1919 et 1921 autour de Veblen et qui se donnait pour tâche de mettre en évidence le caractère inefficient de certaines pratiques industrielles (gaspillage, sous-utilisation des moyens de productions, ...). Ces recherches s’appuyaient principalement sur l’étude des facteurs de charge (rapport entre la production réelle et les capacités de production maximale d’une unité), indicateur qui vient donner un caractère tangible à la distinction veblenienne entre « l’industrie » (« industry », c’est à dire la production des biens et services) et « les affaires » (« business », le versant monétaire et financier de ces activités) en mettant en évidence les possibilités matérielles abstraction faite des contraintes marchandes3. Cependant, c’est seulement au début des années 1930 que les idéaux technocratiques connaîtront leur apogée et donneront lieu à un réel mouvement politique, dont Hubbert sera une figure centrale à la fois comme militant et comme théoricien.

  • 4 Cette idée sera expliquée dans la Section 3.
  • 5 Terme inventé par William Henri Smyth, auteur d’une série d’articles éponymes publiés sous forme de (...)
  • 6 Pour une analyse des débats internes au mouvement, voir Adair (1970).

10En 1931, Hubbert, alors enseignant à Columbia, fait la rencontre d’anciens membres de l’Alliance Technique (dissoute dix ans plus tôt ; Inman, 2016). Parmi eux, on compte notamment Howard Scott (futur porte-parole du Mouvement Technocratique) qui défend alors ce qu’il désigne comme une « théorie des déterminants énergétiques », posant les bases de l’analyse des faits économiques en termes énergétiques. Ces discussions ont un fort impact sur Hubbert (Inman, 2016), qui pousse à la création d’un nouveau groupe de recherche basé sur cette méthode et s’inspirant du modèle de l’Alliance Technique : l’Energy Survey (étude sur l’énergie), centré sur l’évaluation du chômage technologique et des capacités productives des États-Unis en termes énergétiques. Ce projet recevra le soutien de l’université de Columbia (Inman, 2016). C’est la publication des résultats de cette étude en 1932 qui déclenchera un très fort engouement médiatique (Elsner, 1967, 3, 7-8) : alors que les États-Unis subissent toujours les suites de la crise de 1929, les auteurs du Survey affirment que d’un point de vue matériel, le pays est largement en mesure de fournir un niveau de vie élevé à l’ensemble de la population tout en réduisant le temps de travail, et que c’est l’inadéquation de l’usage qui est fait des moyens de production qui constitue la cause des problèmes sociaux. La solution se trouverait dans une réorganisation de l’économie en fonction des capacités techniques, indépendamment de toute contrainte marchande4, et cela ne serait possible qu’en confiant le pouvoir aux détenteurs du savoir technique, en particulier aux ingénieurs. Cette idée sera désignée sous le nom Technocracy et inspirera la création de différentes organisations politiques5. Hubbert est le co-fondateur et le théoricien de l’une d’entre elle, Technocracy Incorporated, qui incarne la tendance la plus radicale du mouvement6. C’est aux membres de cette organisation que s’adresse le texte que nous allons analyser.

1.2 Le Study Course : les prérequis scientifiques à l’action politique

  • 7 Il n’a d’ailleurs pas connu de diffusion hors de l’organisation. Ce fait, ainsi que le déclin bruta (...)
  • 8 Toutes les citations sont traduites par nous.

11Ce choix de faire porter une analyse épistémologique sur un texte aussi fortement ancré dans des motivations politiques peut paraître curieux. On aurait cependant tort de penser que, de par le contexte de rédaction de cet ouvrage, celui-ci serait un simple outil de propagande7. Ce texte comporte en effet des enjeux scientifiques du fait de la nature même du projet technocratique : comme nous le verrons à travers l’analyse du Study Course, les technocrates envisagent la politique comme un problème d’optimisation visant à maximiser le niveau de vie et minimiser le temps de travail de la population, étant donné les ressources et les moyens industriels du pays. La première démarche qui s’impose au partisan d’un tel projet est donc de prendre connaissance des contraintes (environnementales, techniques) objectives qui vont déterminer cette optimisation. Ainsi, la formation que veut fournir le Study Course ne se présente pas comme une formation à une théorie politique, mais comme un programme d’étude des sciences en vue d’une application à l’organisation de l’économie, conçue comme un problème d’ingénierie. Autrement dit, il va s’agir d’étudier les sciences en tant qu’elles intéressent celui qui se donne pour tâche d’organiser l’économie. L’intérêt d’un tel discours pour l’épistémologue de l’économie devient alors très clair : le texte, aussi bien dans son contenu que dans sa démarche même, porte un discours sur les rapports entre économie et sciences de la nature. Ainsi la préface affirme8 :

La biologie, le climat, les ressources naturelles, l’équipement industriel : tout cela entre en compte lorsque l’on dresse le tableau de la société ; et personne ne peut prétendre comprendre quoi que ce soit au problème social auquel nous sommes confrontés sans avoir au moins une vue panoramique des relations de base qu’entretiennent ces éléments essentiels du tableau. Toute chose sur terre est composée de matière, et requiert donc une connaissance de la chimie. Ces choses bougent, et par là, impliquent de l’énergie. La compréhension de ces relations requiert des connaissances en physique. L’équipement industriel, ainsi que les substances dont sont composés les organismes vivants, viennent de la terre. Il faut donc connaître la géologie et les processus terrestres. L’homme est lui-même un organisme, et trouve sa nourriture dans d’autres organismes. Par conséquent, une connaissance de la biologie est nécessaire. Le but de ce programme d’étude n’est pas de donner à quiconque une compréhension exhaustive de la science et de la technologie, mais d’offrir les contours des éléments essentiels de ces différents domaines tels qu’ils se rapportent au problème social, sous la forme d’un tableau unifié. (Hubbert, [1934] 2005, v)

  • 9 Les technocrates tendent à s’attaquer à la science économique comme un tout, faisant relativement p (...)
  • 10 Déjà à l’époque, des commentateurs n’ont pas manqué de remarquer les similitudes entre la théorie d (...)
  • 11 A Primer for Money de Woodward et Rose (1935) ; Profits de Foster et Catchings (1925) ; Security Sp (...)

12Cette exigence scientifique se retrouve également dans la forme et l’usage de l’ouvrage : divisé en « leçons », il devait être étudié par les membres de l’organisation réunis en groupes d’étude dans lesquels chaque leçon était enseignée par un membre disposant si possible d’une formation universitaire sur le sujet (Hubbert, [1934] 2005, vi). Ces leçons ne devaient pas se suffire à elles-mêmes, mais constituer une préparation à l’étude des ouvrages présentés en bibliographies à la fin de chaque partie (Hubbert, [1934] 2005, v). La plupart de ces ouvrages sont des manuels ayant rapport à différentes sciences ou des travaux statistiques, issus d’institutions gouvernementales (Bureau of Mines, Departement of Agriculture, Departement of Labor, ...). Si peu de travaux d’économie sont cités, cela est à mettre sur le compte de l’approche des technocrates, qui se présente comme une critique externe et « destructive » de la science économique : il ne s’agit pas pour eux de dialoguer avec les économistes9, mais de fonder une approche nouvelle des faits économiques à partir des sciences de la nature – le tout avec une tendance à revendiquer et exagérer le caractère supposément novateur de leur pensée qui serait « politiquement sans précédent » (Hubbert, [1934] 2005, 217). Cette tendance des technocrates à être économes en matière de références à des théories économiques et politiques complique la tâche d’identifier leurs influences théoriques, qu’il s’agisse des auteurs dont ils s’inspirent ou de ceux à partir desquels ils construisent leur vision de la science économique. Nous pouvons néanmoins mentionner les auteurs cités dans la partie de la bibliographie intitulée « Les règles du jeu du système de prix » (« Price System Rules of the Game ») : on trouvera bien sûr Veblen, l’un des rares auteurs non issus d’une formation en science de la nature à trouver grâce aux yeux des technocrates les plus radicaux, et le physicien Frederick Soddy, qui développe lui aussi une approche des faits économiques par la physique10. On trouvera également l’ouvrage Economic Consequences of Power Production, de Fred Henderson (1933), qui va dans le sens de la thèse technocratique d’une incapacité du marché à distribuer une production abondante (Davis, 1986, 138). On trouve enfin divers ouvrages concernant la monnaie et la finance11 qui ont probablement servi à la rédaction des passages concernant les différentes formes de monnaie et les différents types de contrats ayant cours dans le monde de la finance.

13Le texte constitue donc une présentation d’un certain nombre de connaissances scientifiques dans leur relation à l’économie. Mais quelle est exactement la nature de cette relation entre sciences naturelles et économie ? C’est la question qui va à présent nous intéresser.

2. Les faits économiques en tant que phénomènes physiques et l’effacement de la frontière entre économie et sciences de la nature

  • 12 Dans le Study Course, la notion d’énergie est présentée comme la capacité d’une chose à effectuer u (...)

14La première étape du raisonnement de Hubbert dans le Study Course va consister à situer les faits économiques par rapport au monde physique. En effet, comme nous allons le voir (section 2.1), l’ouvrage s’ouvre sur des leçons de physique telles que l’on pourrait les trouver dans un manuel scolaire. La notion d’énergie12, présentée dans ces premiers chapitres, va servir de fil conducteur en étant successivement appliquée à des domaines de plus en plus précis, de son sens général en physique à ses enjeux pour l’économie. Nous verrons ensuite (2.2) que, bien que cela puisse sembler paradoxal, cette réduction des faits économiques à leur dimension physique va, chez Hubbert, en justifier une approche historique. Enfin, nous verrons (2.3) comment l’histoire des faits économiques est ramenée à ses déterminants énergétiques.

2.1 Le plan du Study Cours et la place des faits économiques dans l’ordre physique

  • 13 Cette section reprend en partie des éléments de la sous-section 2.1.1 de notre travail de mémoire ( (...)

15Commençons par une présentation du plan du Study Course, qui nous donne déjà une vue d’ensemble de l’articulation entre l’analyse économique et les différentes sciences mobilisées13. L’ouvrage comprend 23 leçons que nous pouvons regrouper par grandes thématiques comme suit :

    • 14 Il s’agit ici de la numérotation employée dans la version numérique. Dans les éditions papier, « In (...)

    une leçon introductive sur l’épistémologie, qui vise à expliquer les principes et défendre le bien-fondé de la méthode scientifique, « Introduction to Science » (Leçon 114). Il est à noter que cette introduction aurait été écrite non pas par Hubbert mais par un autre militant technocrate nommé Arch Jameson, bien que celui-ci ne soit pas cité (Elsner, 1967, 109) ;

  • huit leçons portant uniquement sur différents concepts de sciences de la nature (leçons 2 à 9) intitulées, dans l’ordre, « Matter », « Units of Measurement », « Energy », « The Laws of Thermodynamics », « Engines », « The Human Engine », « Flow of Energy on Earth » et « Dynamic Equilibrium Among Energy-Consuming Devices » ;

  • cinq leçons au sujet de l’histoire des techniques (leçons 10 à 15), intitulées « Energy in Human History », « Early Stages in the Use of Extraneous Energy », « Modern Industrial Growth Curves », « Mineral Ressources » et « More about Growth Curves » ;

  • cinq leçons qui relèvent de l’analyse proprement économique (les leçons 16 à 20) intitulées « The Price System », « Rules of the Game of the Price System », « The Flow of Money », « Why the Purchasing Power is not Maintained » et « Operating Characteristics under the Price System » ;

  • une leçon sur les bases de la psychologie humaine, qui semble fondée sur les théories behavioristes (Leçon 21). Elle porte sur la manière dont les comportements des individus sont conditionnés par leur environnement ;

  • deux leçons portant sur le programme de la Technocratie, les réformes à mener et la forme que prendrait la société technocratique (leçons 22 et 23) respectivement intitulées « Technocracy: The Design » et « Industrial Design and Operating Characteristics ».

16Il est à noter que le découpage que nous donnons ici pour les besoins du commentaire comporte une part d’interprétation, Hubbert ayant volontairement cherché à rendre fluide la transition entre les différentes leçons. Celui-ci entendait en effet montrer, dans l’esprit typiquement technocratique que nous avons décrit plus haut, que lorsque l’on connaît les lois physiques et les données techniques décrites dans les premières parties, on en arrive alors nécessairement au programme technocratique expliqué en fin d’ouvrage.

17Qu’est-ce qui assure la cohérence et l’enchaînement de ces différentes leçons ? Il s’agit du concept d’énergie, dont l’application à différents domaines guide l’analyse. Ainsi, si l’on devait résumer grossièrement l’ouvrage, on pourrait dire qu’il suit la trame suivante : les concepts physiques de base ayant été expliqués, Hubbert montre quelle est leur application au domaine biologique, à travers la question des besoins énergétiques des êtres vivants. Parmi les êtres vivants, l’Homme est caractérisé comme ayant pour particularité de mobiliser des sources d’énergie autres que sa force propre pour répondre à ces besoins. L’histoire de différentes techniques ayant permis cette mobilisation d’énergie est ensuite présentée, accompagnée dans certains cas de données chiffrées. Enfin, Hubbert analyse l’évolution des systèmes économiques sous l’effet de ce développement des techniques, avant de montrer en quoi l’économie de marché est incompatible avec ces mutations. C’est seulement ensuite que la technocratie est présentée, en tant que système économique correspondant à l’état de la technique.

  • 15 Cette vision de la relation entre activité économique et environnement mériterait d’être comparée a (...)

18Ainsi, la conception de l’activité économique qui se dégage de ce raisonnement est qu’elle est l’activité d’êtres vivants qui mobilisent de l’énergie afin de transformer la matière pour répondre à leurs besoins15. En cela, d’un point de vue physique, les processus qui la composent ne diffèreraient pas des autres formes de transformation d’énergie. Voyons maintenant quelles sont les implications épistémologiques d’une telle réduction des faits économiques à leur dimension physique.

2.2 Irréversibilité des processus physiques et historicité des faits économiques

  • 16 Une analyse des choix qui sont faits dans la manière de présenter les thèmes physiques et biologiqu (...)

19Si nous n’analyserons pas ici le contenu précis des premières leçons, qui diffère peu de ce qu’on pourrait trouver dans un manuel de science16, un point précis doit cependant attirer notre attention : le thème de l’irréversibilité.

  • 17 Hubbert ne fait référence à aucun auteur particulier au cours de ce passage, mais l’on pourra trouv (...)

20Le thème de l’irréversibilité va émerger au cours de la Leçon 5. Cette leçon présente les lois de la thermodynamique, mises en évidence par Carnot au XIXème siècle et que Hubbert introduit comme étant « le résultat le plus important de l’histoire de la science » (Hubbert, [1934] 2005, 41)17. Dans les parties 2.4 et 2.5 de cette leçon, Hubbert explique qu’à échelle macroscopique, les phénomènes physiques sont irréversibles (Hubbert, [1934] 2005, 46), et illustre cette affirmation par différentes expériences de pensée, notamment l’évolution de l’état d’une pièce dans laquelle se trouveraient enfermés des êtres humains transformant des ressources. Dans une sous-sous-partie intitulée « Unidirectional Nature of Terrestrial History », Hubbert transpose le raisonnement à l’activité humaine sur terre :

  • 18 La pièce isolée dans l’expérience de pensée qui précède.

Ce que nous avons dit au sujet de la pièce18 vaut également pour la Terre si l’on reconnaît que, bien qu’il ne s’agisse pas d’un système isolé, les changements dans la configuration de la matière sur Terre, tels que l’érosion des sols, la formation des montagnes, la combustion du charbon et du pétrole ou l’exploitation des métaux, sont tous des exemples de processus irréversibles qui impliquent dans tous les cas une augmentation de l’entropie. Par conséquent, l’histoire terrestre est également unidirectionnelle et irréversible. Pour répéter l’histoire, par exemple, telle qu’elle s’est déroulée depuis 1900, nous aurions besoin de restaurer la configuration qu’avait la Terre en 1900. Il faudrait remettre les organismes dans l’état dans lequel ils étaient en 1900 ; remettre le charbon, le pétrole et les métaux dans le sol ; restaurer les sols érodés. Mais cela est impossible à accomplir, par quelque méthode que ce soit. (Hubbert, [1934] 2005, 48)

  • 19 Cette appréhension historique des phénomènes physiques (et par extension, de l’économie) rapproche (...)
  • 20 Ainsi Antoine Missemer note chez Georgescu-Roegen un même rejet de l’usage purement analogique de l (...)

21Cette précision a une conséquence intéressante et potentiellement contre-intuitive sur le traitement des faits économiques : on pourrait penser que la réduction des faits économiques à leur versant physique a pour conséquence un choix de méthode consistant à les ramener à des lois constituant une sorte d’application spécifique des lois physiques. Or, du fait de la mobilisation de la thermodynamique et de cette insistance sur l’irréversibilité, on voit déjà se dessiner une orientation historique de l’approche de Hubbert : certes les processus physiques suivent des régularités, cependant, leur caractère irréversible leur confère une forme d’historicité ; caractéristique qui importe en particulier dans le cas des ressources fossiles et minérales dont Hubbert est spécialiste. En effet, de par le fait que les processus économiques modifient les ressources naturelles, ils sont, selon Hubbert, profondément inscrits dans l’histoire des processus terrestres. Ainsi, là où l’approche historique des phénomènes économiques a pu être défendue au nom d’une distinction entre sciences sociales et sciences de la nature, ici, c’est au nom de l’inscription de l’économie dans l’ordre physique que l’auteur va être amené à considérer que l’approche historique s’impose. L’approche développée par Hubbert se distingue donc des théories reposant sur des analogies avec la mécanique classique, comme celle proposée par Marshall ([1920] 2013) dans Principles of Economics, et est plutôt à placer du côté des approches proprement physiques19 (comme celle de Frederick Soddy, dont il a été question plus haut, ou encore celle qui sera développée dans les années 1970 par Nicholas Georgescu-Roegen20). Nous reviendrons plus en détails sur cet aspect non-métaphorique de l’usage de la physique chez Hubbert en conclusion.

22Penchons-nous donc à présent sur cette présentation historique de la relation entre ressources et activités économiques à travers l’« histoire énergétique » du développement économique qui fait l’objet des leçons 10 à 12.

2.3 L’histoire énergétique du développement économique

  • 21 Nous traduisons le terme « engine » par « convertisseur » en français.

23Au cours des dix premières leçons, lorsque l’humain est évoqué, c’est d’abord d’un point de vue physique, en tant que convertisseur (Leçon 7, « The Human Engine »)21 puis d’un point de vue biologique, en tant qu’animal, dans la Leçon 9 (Partie 2, « The Dynamic Equilibrium of Man »). Dans cette dernière, qui traite de la manière dont la disponibilité des ressources affecte la taille des populations d’animaux, Hubbert présente d’abord la manière dont ces dynamiques s’appliquent à l’Homme (Hubbert, [1934] 2005, 69) avant de montrer comment la découverte du feu vient affecter ce processus en augmentant l’espérance de vie de l’Homme et en lui permettant d’occuper des territoires autrefois inhabitables. Il conclut : « Avec la découverte du feu, ... pour la première fois, une source d’énergie externe – autre que la nourriture consommée – est employée » (Hubbert, [1934] 2005, 70). Cette affirmation va constituer la prémisse des leçons suivantes : ce qui différencie l’Homme des autres animaux, c’est sa capacité à mobiliser des sources d’énergie autres que sa force propre pour répondre à ses besoins. Cette question de la mobilisation de sources externes d’énergie est développée dans les travaux du biologiste Alfred Lotka (Cleveland, 1999), dont l’ouvrage Elements of Physical Biology figure en bibliographie du Study Course. Ainsi pour Hubbert, l’histoire humaine n’est autre que l’histoire de la mobilisation des différentes sources d’énergie, qui va connaître différentes étapes.

  • 22 En tant que redirection de l’énergie solaire et des nutriments vers les plantes utiles à l’Homme.
  • 23 Si l’on pense spontanément à l’usage guerrier de cette dernière découverte, c’est ici principalemen (...)

24Selon l’auteur, ces étapes sont, par ordre de présentation : la maîtrise du feu, le développement de l’agriculture (Hubbert, [1934] 2005, 73)22, la domestication des animaux et leur usage à la fois pour l’alimentation, pour leur force, et pour les matériaux qu’ils peuvent fournir (Hubbert, [1934] 2005, 73), la découverte et l’usage des métaux (Hubbert, [1934] 2005, 75), la mobilisation de forces naturelles telles que le vent, les marées ou les cours d’eau (Hubbert, [1934] 2005, 77) puis la découverte des énergies fossiles et de la poudre à canon23 (Hubbert, [1934] 2005, 80), le rôle de chacune de ces techniques étant systématiquement expliqué en termes énergétiques. L’invention de la machine à vapeur – sur laquelle nous reviendrons plus bas – ainsi que les techniques spécifiques à différents domaines (notamment aux transports), font l’objet de la Leçon 12.

  • 24 Le travail est défini comme ce qui se produit « lorsqu’une force agit sur un corps de sorte qu’il s (...)

25À travers ces différentes évolutions analysées par Hubbert, plusieurs tendances se dessinent : celle de l’accroissement de l’énergie totale mise à la disposition de l’Homme, l’accroissement de l’efficience énergétique – c’est-à-dire des processus techniques permettant de produire plus pour un coût moindre en ressources, mais aussi la diminution du travail humain au profit du travail (au sens physique24) produit par les machines, formulé comme un remplacement des man-hours (travail accompli par un humain en une heure) par des kilowatt-hours (Hubbert, [1934] 2005, 117).

26Cependant, aux yeux des technocrates, une invention charnière va venir bousculer le cours de ce développement en permettant une mobilisation d’énergie absolument sans précédent : la machine à vapeur.

27En effet, il s’agit pour les technocrates de l’évolution technique la plus radicale de l’histoire (Hubbert, [1934] 2005, 87). Ainsi, Hubbert va particulièrement détailler l’analyse de l’effet de cette invention sur l’industrie, car il est particulièrement important que le lecteur du Study Course puisse comprendre l’ampleur de la révolution que les technocrates lui attribuent. Hubbert indique par exemple, à titre d’illustration, l’équivalence en force humaine de différentes turbines à vapeur en usage dans l’industrie à l’époque. On apprend ainsi, par exemple, qu’en 1929, une usine new-yorkaise possède cinq turbines qui toutes ensemble mettraient en œuvre, au cours d’une journée de huit heures, une puissance de 800 000kW. Il faudrait, dit l’auteur, pour obtenir la même puissance en force humaine, environ 32 000 000 hommes (Hubbert, [1934] 2005, 85) travaillant sur la même durée.

28Quel est l’enjeu de cette illustration quelque peu sensationnelle de la puissance des turbines à vapeur ? Est-ce pour suggérer au lecteur que l’industrie dispose de l’énergie suffisante pour produire une quantité de biens immense, proprement démesurée par rapport à ce que la population pourrait produire par sa seule force ? Certes, comme nous l’avons vu dans la Section 1, l’un des fondements du Mouvement Technocratique est l’idée selon laquelle les États-Unis disposent des moyens techniques pour être une société d’abondance (nous reviendrons sur cette idée dans la Section 3). Cependant, ce qui importe ici n’est pas tant la quantité absolue d’énergie mobilisée mais la conversion de la puissance des turbines en force humaine. En effet, l’action des machines, c’est-à-dire le travail qu’elles produisent est, d’un point de vue physique, de même nature que le travail produit par la force humaine. De ce fait, font remarquer les technocrates, elle lui est substituable dès lors que l’on possède les moyens techniques adéquats. Elle peut donc le remplacer afin que la force et l’attention humaine puissent être redirigées vers d’autres tâches. Cette « substitution des kilowatt-heures aux man-hours » (Hubbert, [1934] 2005, 212) aurait pour conséquence une diminution du recours aux travailleurs, autrement dit, un « chômage technologique » – expression que Hubbert reprend peut-être à Keynes ([1931] 2010). Nous verrons plus loin quelles sont, selon les technocrates, les conséquences sociales de ce phénomène.

  • 25 Sur cette question du rapport entre les travaux de Hubbert en géophysique et son engagement politiq (...)
  • 26 Pour une typologie des courants environnementalistes présents aux États-Unis dans les années 1930 v (...)
  • 27 Il faut néanmoins ajouter une réserve : la vision environnementale des technocrates étant centrée s (...)

29Remarquons également que cet intérêt pour le rôle de l’énergie ainsi que la conscience du caractère irréversible des processus physiques va amener les technocrates, et Marion King Hubbert en particulier, à accorder une grande importance à la question du stock et des limites des ressources fossiles et minérales, dont la Leçon 14 donne un panorama. On voit là la connexion entre les travaux scientifiques de Marion King Hubbert au sujet de ces ressources et son engagement politique25. Bien que le Mouvement Technocratique ne soit pas le seul courant de pensée s’étant intéressé à l’environnement à cette période26, il nous semble donc important de noter comment l’approche physique de ces auteurs leur a permis d’aborder dès les années 1930 cette préoccupation aujourd’hui centrale27.

30Voici donc comment les premières leçons posent la base de l’analyse physique des faits économiques : l’activité économique est décrite dans ce qu’elle a de commun avec tout autre phénomène impliquant une transformation d’énergie (ses conditions, ses limites). Nous avons vu que cette conception conduit Hubbert à envisager les phénomènes économiques comme irréversibles et par conséquent comme se déployant dans une histoire. Nous avons rapidement résumé cette histoire de la mobilisation de l’énergie pour la satisfaction des besoins de l’Homme, en soulignant la rupture que représente, pour Hubbert et les technocrates, la maîtrise de la vapeur.

31Ainsi, Hubbert défend une approche des faits économiques qui brouille la frontière entre économie et sciences de la nature, en particulier entre économie et physique, sans pour autant naturaliser les faits économiques. Nous allons maintenant voir comment Hubbert envisage l’interaction entre cette réalité physique de l’économie et les institutions qui en régissent le fonctionnement.

3. La frontière ontologique entre institutions et phénomènes physiques

  • 28 Cette sous-section reprend en partie des éléments de la sous-section 2.2.1 de notre travail de mémo (...)

32Nous avons vu à travers l’analyse des premières leçons, qui correspondent environ à la moitié de l’ouvrage, que Hubbert ramène les faits économiques à leur réalité physique. Les différentes techniques qui ont marqué le développement économique ont été présentées, et nous avons vu qu’elles conditionnent selon lui la forme de l’activité économique. Cependant, rien n’a été dit de la manière dont s’organise l’activité étant donné ces conditions techniques. Qu’est-ce qui détermine l’allocation des ressources et l’implémentation de telle ou telle technique dans un domaine ou un autre, la nature de la production, la division du travail, la répartition du produit ? Nous avons vu quelle est, pour Hubbert, la nature des phénomènes économiques – une transformation de ressources, et quelles techniques ont été mobilisées dans ce but, mais cela ne suffit pas à expliquer ce qui détermine l’organisation et le contenu de ces activités. En d’autres termes, rien n’a été dit des institutions économiques, et en particulier de la question de la monnaie. Nous allons voir que la raison à cette absence de la monnaie dans toute la première moitié du Study Course est due au fait que celle-ci n’est, selon lui, pas de la même nature que les autres phénomènes décrits – autrement dit, elle n’est pas un phénomène physique. En effet, dans cette section, nous allons rendre compte du statut de la monnaie dans la pensée de Hubbert et des technocrates en montrant qu’il découle pour eux d’une séparation radicale entre phénomènes soumis à la nécessité des lois physiques et phénomènes soumis à l’arbitraire des conventions humaines28. Nous expliquerons ensuite pourquoi, selon Hubbert, cette distinction est source de contradictions au sein du système économique, et comment le programme technocratique serait en mesure de les dépasser.

3.1 L’indépendance de la monnaie vis-à-vis des lois physiques

  • 29 Pour les technocrates, cela est démontré par l’Energy Survey.
  • 30 D’où le fait que les technocrates décrivent leur projet comme une tâche de « design social ».
  • 31 « Avant tout, examinons certains de ces us et coutumes qui nous ont été transmis depuis les économi (...)

33La Leçon 16, qui ouvre la partie proprement économique du Study Course, commence par poser le problème qui constitue le point de départ de la réflexion technocratique : si le continent Nord-Américain dispose de grandes quantités de ressources naturelles, et que les capacités industrielles des États-Unis sont suffisantes pour répondre aux besoins de sa population29, alors comment se fait-il qu’une partie de la population ne dispose pas des moyens d’assurer son confort voire sa survie ? Pour Hubbert et les technocrates il faut, pour comprendre ce problème, l’analyser comme un ingénieur analyserait une machine qui n’atteint pas le niveau de performance théoriquement possible (Hubbert, [1934] 2005, 121) : considérer que le design peut être amélioré. Dans le cas de la société, le « design » correspondrait aux institutions qui régissent l’emploi de l’infrastructure30. En effet, selon Hubbert, le « design social » en vigueur, hérité des économies à dominante agraire, n’a pas pu s’adapter aux changements entraînés par la révolution industrielle (Hubbert, [1934] 2005, 121). Pour comprendre les problèmes auxquels la société fait face, il faudrait donc étudier ces pratiques dans leur rapport à l’ensemble des contraintes physiques et techniques qui ont été étudiées dans les leçons précédentes31. Quelle est alors la nature de ces pratiques qui constituent le présent design et en quoi seraient-elles incompatibles avec l’état du développement industriel ? Pour Hubbert ce qui caractérise fondamentalement l’organisation sociale en vigueur, c’est d’être un « système de prix » (« price system »), c’est-à-dire une économie dans laquelle la répartition des ressources et des produits se fait au moyen d’échanges monétaires. L’analyse technocratique va donc devoir s’intéresser également à la nature de la monnaie et des échanges.

  • 32 Là où le crédit au sens courant marque un droit à réclamer un dû auprès d’un débiteur particulier, (...)
  • 33 Notons que Frederick Soddy, dont il a été question plus haut, s’inspire également de MacLeod dans s (...)
  • 34 Hubbert ne rentre pas en détail dans l’histoire de ces conventions, se contentant de présenter diff (...)
  • 35 On pourrait rapprocher le concept de rareté tel qu’employé par Hubbert de la notion de « distance » (...)

34Dans La monnaie et ses mécanismes, Plihon (2022) distingue les théories économiques dans lesquelles la monnaie est conceptualisée comme une marchandise de celles qui la conçoivent comme dérivant de la dette. C’est dans cette seconde approche que s’inscrit la perspective de Hubbert. En effet, celui-ci s’inspire de l’économiste et juriste britannique Henry Dunning Macleod, qui conteste l’idée selon laquelle la monnaie trouverait son origine dans l’émergence, au sein d’un système de troc, d’une marchandise servant d’équivalent de toutes les autres (Macleod, 1866, 14-21). Pour Macloed et Hubbert, la monnaie est en fait un debt token (terme que l’on peut traduire par « reconnaissance de dette » ou « symbole de dette ») transférable, c’est-à-dire une chose symbolisant un droit de propriété non-actualisé et qui n’est pas attaché à une personne particulière. Dans cette perspective, la chose en question n’est qu’un symbole de ce droit, qui pourrait exister sans lui. De ce fait, le token pourrait hypothétiquement être de n’importe quelle nature (marchandise, monnaie garantie par la communauté, document de reconnaissance de dette, ligne dans un registre, ...), ou l’on pourrait, hypothétiquement – dans une situation de confiance absolue des agents les uns envers les autres – s’en dispenser (en prêtant des serments par exemple). Tout debt token transférable peut être utilisé comme monnaie, mais la monnaie au sens restreint se distingue des autres formes de crédit par sa généralité : elle symbolise la dette de la communauté envers son détenteur et dépend de son acceptation par celle-ci32. Ce qui va intéresser Hubbert, ce sont bien sûr les implications de cette théorie d’un point de vue physique33. En effet, nous rappelle l’auteur, un droit de propriété ne constitue pas une caractéristique physique d’un bien, mais simplement « ce que la société autorise un individu à faire avec un bien » (Hubbert, [1934] 2005, 123). Par conséquent, l’émission et le transfert de droits de propriété au moyen de reconnaissances de dette (monnaie ou autre) n’affectent pas, d’un point de vue physique, les biens, les services, les moyens de productions etc. qui en font l’objet. En d’autres termes, le fonctionnement de la monnaie ne serait pas déterminé par les lois physiques, mais par les conventions humaines34. Ainsi, il n’y aurait, a priori, aucune nécessité d’un rapport proportionnel entre monnaie et utilisation des ressources naturelles, entre la quantité de monnaie et la quantité de biens. L’émission de droit de propriété et de debt tokens qui les symbolisent est, affirme Hubbert, physiquement autonome vis-à-vis de la production : on peut par exemple émettre des droits de propriété sur des choses n’existant pas encore, ou sur des choses qui représentent elles-mêmes déjà une forme de crédit (comme lorsque l’on titrise des dettes ; Hubbert, [1934] 2005, 133). Quant à la valeur d’un bien, c’est-à-dire la quantité d’un autre bien pour laquelle s’échange celui-ci (Hubbert, [1934] 2005, 126), elle dépend, selon Hubbert, « entre autres » de sa rareté (« scarcity » ; Hubbert, [1934] 2005, 126). Rareté est ici à entendre au sens large de difficulté d’accès et non simplement de rareté naturelle (nous verrons qu’elle peut être causée de manière volontaire par les agents).35 Cependant, précise Hubbert, comme il n’existe pas de relation physique fixée entre la rareté des biens et leurs valeurs, on ne peut selon lui pas dire que la valeur « mesure » la rareté (Hubbert, [1934] 2005, 132).

  • 36 « C’est la relation variable entre la quantité d’un bien que l’on peut échanger contre un autre qui (...)

35Ici, il est important de prêter attention à un point : la valeur est identique au prix (le prix n’étant que l’expression de la valeur en quantité de monnaie plutôt qu’en quantité d’un autre bien36). La rareté est une condition de celle-ci, affirme Hubbert mais ne la détermine pas. Il n’y a par conséquent pas de théorie de la valeur chez les technocrates, ni de théorie des prix. La raison en est relativement simple : la technocratie est un projet politique visant à l’abolition de la monnaie et des échanges marchands – et par conséquent des prix. Les penseurs technocrates ne sont donc pas disposés à s’intéresser à l’étude des prix, leur critique portant, comme nous allons le voir, sur des points fondamentaux de l’organisation marchande qui ne requièrent pas d’entrer dans les détails du comportement (théorique ou empirique) de marchés précis. Ou, en d’autres termes, les technocrates ne s’aventurent pas à décrire le système économique existant au-delà de ses propriétés fondamentales qui les poussent à le rejeter purement et simplement. Nous reviendrons sur ce point en conclusion lorsque nous discuterons de la caractérisation de la technocratie comme « théorie de la valeur-énergie » par Mirowski (1988).

  • 37 Concept qui apparaît déjà chez Veblen (1921), mais sans faire l’objet d’une analyse détaillée.

36Cette approche de la monnaie comme dette va amener à la conceptualisation de l’économie de marché comme « système de prix » (Hubbert, [1934] 2005, 128)37. Puisque la valeur suppose la rareté, il s’ensuit selon Hubbert qu’« un système de prix est nécessairement une économie de rareté » (Hubbert, [1934] 2005, 164). Hubbert conclut la Leçon 16 sur la définition suivante :

Les fondements de tout système de prix sont les mécanismes d’échange et de distribution qui procèdent par la création de reconnaissances de dettes [debt claims] ou par l’échange de droits de propriété sur la base d’une évaluation des biens, indépendamment de si la propriété est individuelle ou collective dans ce système. Ainsi, tout système social effectuant la distribution des biens et des services au moyen d’un système d’échange ou de commerce basé sur une évaluation des biens et employant une quelconque forme de reconnaissance de dette – ou monnaie – constitue un système de prix. Ajoutons au passage que toutes les économies existant présentement sont des systèmes de prix, sauf peut-être dans des communautés très isolées et primitives (Hubbert, [1934] 2005, 129, souligné par Hubbert).

  • 38 On pourra néanmoins trouver quelques auteurs occupant une position intermédiaire entre marxisme et (...)

37Ainsi, le concept de système de prix englobe ici toutes les économies monétaires, y compris socialistes. Il est donc beaucoup plus large que celui de capitalisme. Pour cette raison, les technocrates concevaient leur position comme plus radicale que celle des marxistes, qui, en s’attaquant au capitalisme ne critiquent que l’une des formes que prend le système de prix (Davis, 1986, 181). Ainsi, bien qu’il existe un certain nombre de similitudes entre marxisme et technocratie aussi bien du point de vue de leurs théories que de leurs objectifs politiques et des valeurs qu’ils portent, la relation entre les deux courants semble se résumer à une forme de rivalité et d’incompréhension mutuelle. En effet, là où chez Veblen, le rôle révolutionnaire des ingénieurs passait par une alliance avec les mouvements ouvriers (selon la formule restée célèbre de « soviet des techniciens » (Veblen, 1921)), les technocrates considèrent que ces mouvements sont trop ancrés dans la logique du système de prix (Davis, 1986, 181)38.

38Maintenant que nous avons mis en évidence la manière dont Hubbert affirme une distinction entre les phénomènes physiques et la monnaie, intéressons-nous à la façon dont il conçoit l’interaction entre système monétaire et infrastructure industrielle.

3.2 Conséquences du système de prix sur la distribution

39Nous avons vu que selon Hubbert, la distribution s’effectue, dans le système de prix, par le biais de debt tokens qui n’entretiendraient aucune relation physique avec l’équipement industriel et les activités économiques en tant que transformation d’énergie. En d’autres termes, la monnaie et les autres formes de debt tokens (certificat de propriété, actions, titres etc.) représenteraient non pas un état du monde physique, mais un état de la répartition des droits de propriété. Pour l’auteur, cette différence ontologique va entraîner des déséquilibres entre l’infrastructure physique et le système monétaire qui en constitue le « mécanisme de contrôle » (Hubbert, [1934] 2005, 138). Ainsi, Hubbert affirme d’une part, que la condition théoriquement nécessaire à la perpétuation du système de prix n’est pas physiquement soutenable sur le long terme, d’autre part que le fonctionnement du système de prix entraîne des déséquilibres entre production et distribution qui aboutissent à une répartition sous-optimale des biens.

40La Leçon 18 est en effet consacrée à l’analyse du cycle économique et aux conditions de sa reproduction dans le temps. Après avoir rappelé la manière dont la circulation de la monnaie conditionne la circulation des biens (Hubbert, [1934] 2005, 139) et rapidement expliqué l’équilibre entre production et distribution dans une situation hypothétique où l’intégralité des revenus seraient dépensés (Hubbert, [1934] 2005, 139-140), Hubbert explique les difficultés que pose cette cohérence dans une situation où une part des revenus est épargnée. Pour qu’une telle situation ne mette pas en péril le fonctionnement de l’industrie, nous dit Hubbert, il serait nécessaire que ce revenu soit non pas thésaurisé (Hubbert, [1934] 2005, 141) mais investi dans de nouvelles unités de production afin que de nouveaux revenus soient distribués sous forme de salaire (Hubbert, [1934] 2005, 142). Cependant, cette dynamique supposerait que cet investissement dans de nouvelles unités de production soit constant (Hubbert, [1934] 2005, 142), or, une telle croissance constante de l’activité économique est physiquement impossible à maintenir indéfiniment :

Comme nous l’avons mentionné plus haut, aucun processus physique ne peut continuer à croître de manière exponentielle au-delà d’une période limitée dans le temps. Il est nécessaire qu’il en soit ainsi du fait du caractère limité, d’une part, des ressources naturelles, d’autre part, de notre capacité physique à consommer. (Hubbert, [1934] 2005, 142)

41Comme le précise Hubbert, cette croissance exponentielle (physiquement impossible à maintenir) serait la condition théorique du fonctionnement du système de prix à long terme. Dans les faits cependant, les investissements n’entraîneraient pas nécessairement un développement de nouvelles unités de production :

L’épargne, contrairement à ce que nous avons naïvement supposé ci-dessus, n’est pas, sauf pour une petite part, investie dans la construction d’usines. La plus grande part des investissements du pays depuis 1900 est partie dans du papier, sans qu’il n’y ait eu d’extension de l’industrie proportionnelle à l’argent investi. (Hubbert, [1934] 2005, 146)

  • 39 Hubbert mobilise dans ce passage le concept veblenien de « consommation ostentatoire » (« conspicuo (...)
  • 40 Le seul auteur proche du Mouvement Technocratique chez qui l’on peut y trouver des références expli (...)

42Que faut-il entendre par « parti dans du papier » ? Hubbert vise ce que nous désignerions aujourd’hui comme des produits financiers, notamment les titres adossés à des actions. Dans la quatrième partie de la Leçon 19 (Hubbert, [1934] 2005, 146), Hubbert décrit ces différents types de contrats en montrant de quelle manière ceux-ci s’autonomisent de l’activité industrielle concrète (Hubbert, [1934] 2005, 147). Ainsi, affirme l’auteur, l’investissement ne conduirait pas à la distribution d’un revenu sous forme de salaire, et la condition décrite plus haut ne serait pas remplie (Hubbert, [1934] 2005, 146) du fait que le pouvoir d’achat des agents ne permettrait pas d’écouler les biens produits. L’auteur va ensuite tenter d’anticiper l’objection suivante : un pouvoir d’achat n’est-il pas cependant distribué aux détenteurs de ces droits ? Dans l’extrait cité plus haut, nous avons vu que selon Hubbert, l’activité économique n’est pas limitée uniquement par la limitation des ressources naturelles mais également par la limitation de la capacité des agents à consommer. C’est à cette limite que va selon lui se heurter la distribution des revenus induite par la financiarisation. S’appuyant sur des données d’un rapport du Brookings Institution (Hubbert, [1934] 2005, 147-148), Hubbert va tenter de montrer que la financiarisation conduit à une concentration du pouvoir d’achat aux mains d’un nombre restreint d’agents, conduisant ainsi à une situation où « La plupart des familles reçoivent un revenu très en deçà de ce qu’ils sont physiquement capable de consommer, tandis qu’une part importante du revenu revient à une poignée de personnes et dans une quantité qui excède de très loin leur capacité à consommer. » (Hubbert, [1934] 2005, 148) En d’autres termes, le manque de revenus des plus pauvres ne serait pas compensé par une dépense plus importante de la part des plus riches, car « la consommation est une opération physique, et il y a une limite physique définie à la quantité de nourriture, de vêtements etc. qu’un individu peut consommer » (Hubbert, [1934] 2005, 148). De ce fait, même en prenant en compte les dépenses des plus riches dans des biens plus luxueux39, selon Hubbert, il en reste que « le plus gros de la consommation doit être effectué par les personnes dotées d’un faible revenu du fait de leur supériorité numérique. » (Hubbert, [1934] 2005, 148) Notons que, si cette emphase sur la question de l’équilibre (ou du déséquilibre) entre production et consommation n’est pas sans rappeler une approche keynesienne, Hubbert ne fait néanmoins ici aucune référence explicite à Keynes40.

43Ces inégalités de revenus qui, en plus de leurs implications sur les conditions de vie des plus pauvres, induiraient un déséquilibre entre production et distribution qui menacerait la pérennité de l’organisation sociale, sont selon Hubbert accentuées par un autre phénomène.

44En effet, nous avons présenté (2.4) l’analyse par Hubbert de la substituabilité du travail humain par un travail (au sens physique) des machines. Or, dans le cadre du système de prix, une telle substitution entraîne également une baisse des coûts pour le producteur (Hubbert, [1934] 2005, 149), qui aurait donc intérêt à minimiser le recours au travail humain. Cependant, explique Hubbert :

  • 41 On retrouve ce problème de la corrélation entre emploi et revenu dans les débats contemporains auto (...)

Étant donné que l’une des règles fondamentales du système de prix est que tout individu ne peut subsister que via l’obtention d’un pouvoir d’achat, et dans la mesure où l’emploi est le seul moyen qui s’offre à la majorité d’entre eux, il s’ensuit que celui qui ne travaille pas ne mange pas. D’un point de vue collectif, les salaires et rémunérations sont directement proportionnels au total des heures de travail humain [man-hours] nécessaires au fonctionnement du système social. L’emploi, comme nous l’avons vu ailleurs, dépend à la fois des quantités produites et du temps de travail humain requis pour produire une unité. Comme nous l’avons vu, ce processus est marqué par un nivellement de la production totale et une chute continuelle du temps de travail humain nécessaire pour produire une unité.41 (Hubbert, [1934] 2005, 150, souligné par Hubbert)

45Cette baisse du pouvoir d’achat des travailleurs viendrait donc également nourrir les déséquilibres décrits plus haut (Hubbert, [1934] 2005, 150). Nous laisserons de côté la discussion par Hubbert des différentes réponses politiques que les gouvernements tentent d’apporter au déclin économique entraîné par ces déséquilibres (Hubbert, [1934] 2005, 150-155) car elle touche de manière beaucoup moins directe aux relations entre physique et économie, et allons maintenant nous intéresser aux répercussions du système de prix sur le fonctionnement de l’infrastructure productive, qui, selon Hubbert, fait obstacle à l’avènement d’une société d’abondance.

3.3 Contradiction entre normes techniques et normes marchandes

  • 42 Ardzrooni (1920), qui analyse le sabotage sous l’angle du droit, parle d’une nécessité pour tout ag (...)
  • 43 Rapport entre production réelle et capacité maximale d’un équipement pour une période donnée (Hubbe (...)
  • 44 Selon Hubbert ([1934] 2005, 104), la vente de biens à l’étranger contre de la monnaie est absurde c (...)
  • 45 On peut ajouter à cela la non-standardisation des pièces, qui n’est pas conceptualisée (à part dans (...)

46L’une des thèses centrales du Mouvement Technocratique est l’idée selon laquelle les mécanismes de marché et la technique suivent des logiques intrinsèquement incompatibles : le progrès des techniques productives tend vers l’abondance, là où le système de prix, comme nous l’avons évoqué, suppose la rareté des biens et services échangés. En effet, affirme Hubbert, « La valeur part en poussière face à l’abondance » (Hubbert, [1934] 2005, 164). De ce fait, affirment les technocrates, les individus sont contraints d’empêcher que les biens et services dont ils tirent leur revenu deviennent accessibles en abondance. C’est Veblen (1921) qui va le premier mettre en évidence cette dynamique et la désigner comme une forme de « sabotage ». Ce terme, traditionnellement employé pour décrire la restriction volontaire de la production par les ouvriers, devrait selon Veblen être étendu à toute forme de restriction volontaire de la production en deçà des possibilités techniques – l’idée étant que dans tous les cas, il s’agit d’un moyen pour les agents de défendre leurs intérêts42. Concept central de l’analyse technocratique, le sabotage pourrait être mis en évidence entre autres par l’étude des facteurs de charge43. L’originalité de Hubbert par rapport aux autres auteurs technocrates est l’attention qu’il va porter à en distinguer différents types : la production de biens inférieurs pour accroître le besoin de les renouveler, la guerre et la vente de biens à l’étranger44, la restriction des quantités produites et la destruction de stocks invendus, le non-renouvellement de l’équipement obsolète ou usé, et enfin l’interférence des intérêts privés dans le développement technique via les coutumes, le droit, la politique (comme dans le cas du lobbying en faveur de choix techniquement sous-optimaux)45. Nous nous concentrerons sur les deux formes de sabotages dont les conséquences physiques sont les plus directes, à savoir la production de biens qualitativement inférieurs et la restriction volontaire des quantités.

  • 46 Il est intéressant de noter que « planned obsolescence » est une expression qui apparaît non pas po (...)

47Le premier type de sabotage, la production de biens inférieurs (« inferior goods for a large turnover ») correspond à ce que nous désignons aujourd’hui (notamment dans le droit) sous le nom d’« obsolescence programmée », de l’anglais « planned obsolescence »46. Hubbert explique, à travers l’étude du cas du marché des lames de rasoirs (Hubbert, [1934] 2005, 160-163), que si les producteurs font volontairement des choix de design défectueux – ici, des lames de rasoirs conçues pour s’émousser après quelques utilisations – c’est parce qu’une cela assure un renouvellement de la demande, qui permet d’obtenir davantage de bénéfices (Hubbert, [1934] 2005, 160-163). Si les biens sont trop durables, nous dit Hubbert, une fois tous les consommateurs équipés, l’entreprise aura du mal à vendre suffisamment pour être rentable, et il ne sera donc pas possible de tirer des revenus. Ainsi, cette pratique, loin d’être le fait de quelques producteurs peu scrupuleux, constitue selon l’auteur un mécanisme nécessaire au fonctionnement du système de prix, elle est rationnelle d’un point de vue marchand. Or, si l’on repense à ce qui a été dit de l’irréversibilité des processus physiques, une telle pratique apparaît comme étant en revanche irrationnelle d’un point de vue physique, pour quiconque chercherait – comme les technocrates – à user durablement des ressources naturelles limitées (Hubbert, [1934] 2005, 168).

  • 47 Mesures promulguées en 1933 pour lutter contre les effets de la Grande dépression sur l’agriculture

48La limitation des quantités quant à elle, peut se manifester d’une part par la destruction de stocks, d’autre part par une sous-utilisation de l’équipement industriel. La raison à ce type de sabotage serait la nécessité pour les agents de maintenir une rareté suffisante pour que le niveau de prix leur permette d’obtenir un revenu. Hubbert illustre cela avec l’exemple de la destruction massive de stocks agricoles dans le cadre des politiques de l’Agricultural Ajustement Act47, visant à assurer le revenu des agriculteurs. Cette destruction de denrées alimentaires et textiles s’est produite alors même que, selon Hubbert, des milliers de personnes étaient dans le besoin de nourriture et de vêtements (Hubbert, [1934] 2005, 164). Plus généralement, toute forme de destruction d’invendus constitue, pour les technocrates, une manifestation de ce phénomène.

  • 48 Hubbert ([1934] 2005, 170) cite le cas de l’hôpital de l’université de Chicago, qui s’est vu interd (...)

49La limitation des quantités produites en deçà des capacités techniques suit selon Hubbert la même logique que cette destruction des biens a posteriori : l’écart entre les capacités productives théoriques et leur emploi réel, tel que mis en évidence par l’Energy Survey, serait une condition du maintien du système de prix (Hubbert, [1934] 2005, 165). Selon Hubbert la prévalence de cette forme de sabotage discrédite toute initiative politique s’appuyant sur la redistribution des denrées produites, dans la mesure où l’industrie serait largement en mesure d’en produire suffisamment pour répondre aux besoins de l’ensemble de la population. On peut évoquer dans la même logique, des phénomènes traités par Hubbert comme des interférences légales, par exemple, la destruction de services publics ou d’initiatives de gratuités sous prétexte de « concurrence déloyale »48. Pour Hubbert, l’existence de telles lois est due au fait que, pour que des biens puissent être marchandables, il est nécessaire que les agents ne soient pas en capacité de se les procurer gratuitement par d’autres biais. Ici aussi, le système de prix se montrerait donc inadéquat en rendant socialement impossible ce qui est pourtant possible techniquement.

50La conclusion de Hubbert est sans appel : « Dans le système de prix à son paroxysme, il n’existe pas un seul domaine dans lequel on laisse prévaloir les meilleures standards techniques » (Hubbert, [1934] 2005, 176), et les agents, pris dans ce système par la nécessité vitale d’obtenir un revenu, ne peuvent que reproduire ce sabotage.

51On voit ici l’aboutissement de la méthode d’analyse de Hubbert : pour pouvoir comprendre ces phénomènes comme une forme de « sabotage », il faut se détacher de ce qui est considéré comme rationnel d’un point de vue marchand, pour ne plus s’intéresser qu’à ce qui est rationnel d’un point de vue technique. Or, il lui était pour cela nécessaire de distinguer clairement, dans les faits économiques, ce qui dépend des contraintes physiques de ce qui dépend des pratiques sociales. On pressent déjà qu’une telle approche est lourde de conséquences normatives : puisque les problèmes sociaux sont, pour les technocrates, le fruit d’un dysfonctionnement du système, l’objet de la politique n’est pas pour eux le comportement des agents, ni les valeurs portées par les institutions, mais le design du système. Autrement dit, l’action politique pour modifier l’économie serait une tâche d’ingénierie. Nous allons à présent nous intéresser aux leçons concernant le programme politique proposé par Hubbert, en mettant en évidence la place du raisonnement physique dans cette approche de la politique économique.

3.4 Réorganiser l’économie autour de l’énergie : le projet technocratique

52Les implications du programme politique des technocrates, décrit à la Leçon 22, s’étendent dans pratiquement tous les domaines (logement, transport, agriculture, organisation du travail...). Nous nous en tiendrons à une présentation des grandes lignes en répondant à la question : que signifie appliquer l’ingénierie à l’organisation économique ? Quelle est la place de la physique dans une telle perspective ? Nous allons voir que pour Hubbert, cela passe par le fait de mettre l’énergie au centre de l’organisation économique.

  • 49 En cela, la technocratie se distingue de l’« ingénierie sociale » d’Otto Neurath, où la référence à (...)
  • 50 Dans International Planning for Freedom, Neurath (1973) attire l’attention sur le fait que les tech (...)
  • 51 On parle de « calcul en nature » pour désigner les méthodes consistant à s’appuyer sur des unités p (...)

53Nous avons vu que Hubbert (comme l’ensemble des auteurs s’inscrivant dans le Mouvement Technocratique) rejette l’économie de marché comme étant inadéquate, et entend donc organiser la production et la distribution indépendamment de toute notion de contrainte financière. Autrement dit, c’est la logique de l’ingénieur qui va trouver à s’appliquer dans chaque aspect de l’organisation économique. Cela est ici à entendre dans un sens tout à fait littéral49 : puisque c’est sur la base de normes techniques50 et de données physiques que la planification doit s’effectuer, ce sont les connaissances des ingénieurs qui sont mises à profit, et c’est sous leur contrôle que s’effectue le plan. Mais l’on se retrouve alors face à un problème classique : comment organiser l’économie en l’absence de prix qui permettraient de calculer les coûts51 ?

  • 52 Pour une perspective qui resitue la proposition des technocrates parmi d’autres théories proposant (...)

54Pour les technocrates, le seul coût d’une activité économique est son « coût physique » (en ressources, en travail), et la distribution est affaire de contraintes logistiques. Ainsi, le coût de production des biens et services sera exprimé uniquement en unités énergétiques, l’énergie étant le dénominateur commun à toute activité (Hubbert, [1934] 2005, 227). La norme de l’organisation économique est donc « une minimisation de la dégradation d’énergie, par opposition au présent système dans lequel le contrôle de l’industrie est basé sur la maximisation du profit » (Hubbert, [1934] 2005, 235). Par conséquent, la planification technocratique s’appuie sur une comptabilité énergétique52, qui permet d’établir des « budgets » énergétiques de telle sorte que ce que nous désignons de nos jours sous le nom de « dette environnementale » serait impossible (Hubbert, [1934] 2005, 228).

  • 53 C’est typiquement l’erg qui est employé par les technocrates comme unité de mesure.
  • 54 Hubbert propose une démarche comparable aux « analyses de cycle de vie » modernes (Hubbert, [1934] (...)

55C’est également sur l’énergie que s’appuie la distribution. En effet, pour garantir un équilibre entre production et consommation et assurer un pouvoir d’achat à tous les citoyens, les technocrates envisagent la mise en place d’un système de distribution via ce que Hubbert appelle des « certificats énergétiques » (« energy certificates ») (Hubbert, [1934] 2005, 239) dont le fonctionnement se rapproche d’une forme de rationnement appliqué à l’abondance : un revenu égal est distribué à chaque citoyen en fonction du coût énergétique total de la production sur une période de deux ans, une unité énergétique53 correspondant à une unité de revenu. Ces unités permettent d’obtenir des biens au moyen de « certificats » analogues à des chèques ou des tickets de rationnement. Lorsqu’une unité est « dépensée », elle sort définitivement de la circulation, et toute unité non dépensée à la fin d’une période expire et ne peut être conservée pour la période suivante. Le certificat comprend par ailleurs le nom de son détenteur et ne peut être utilisé par nul autre. Lorsqu’il est dépensé, un numéro de référence du bien obtenu est inscrit dessus et il est envoyé à l’institution en charge de la planification qui, en principe, connaît donc l’évolution de la consommation en temps réel (Hubbert, [1934] 2005, 230-232). Ces différentes propriétés constituent une tentative pour pallier les problèmes que les technocrates attribuent au système de prix : dans le système des certificats énergétique, le revenu ne serait pas proportionnel au travail humain nécessaire à la production (l’automatisation ne pose donc pas de problème), l’usage des ressources serait contrôlé, et le caractère non-aliénable et périssable des unités permettrait d’éviter les déséquilibres entre production et distribution. Ce système abolissant (en principe) les contraintes qui poussent les agents au « sabotage » décrit plus haut, le gouvernement serait alors en mesure d’imposer les meilleures normes techniques dans les différents domaines de la production (par l’optimisation du facteur de charge, la maximisation de la durée de vie et de la qualité des biens54, la standardisation, l’élimination des redondances, ...) ainsi que de garantir un égal accès aux services à toute la population (Hubbert, [1934] 2005, 234-258).

  • 55 Cela est d’autant plus manifeste dans la variante de la comptabilité physique proposée par la tenda (...)

56Notons que l’usage d’une unité d’énergie dans la comptabilité et dans le système de distribution est une convention, un outil visant à assurer un usage économe des ressources, autrement dit, un système de rationnement dont la règle est d’attribuer une part égale du résultat de la dépense totale d’énergie à chaque citoyen. Elle ne vise pas à représenter une énergie « incorporée » (Mirowski, 1988) au cours du processus de production. Ainsi, nous ne suivons pas Mirowski (1988) lorsqu’il caractérise la technocratie comme une « théorie de la valeur-énergie » (par opposition d’une part à l’usage métaphorique du concept d’énergie pour décrire la valeur dans les théories néoclassiques, d’autre part à l’économie bio-physique de Georgescu-Roegen). Comme nous l’avons vu dans la Section 2, il n’y a rien dans la description du marché chez Hubbert qui s’apparente à une théorie de la valeur au sens de Mirowski (1988), et la comptabilité énergétique envisagée par les technocrates dans une perspective normative (celle de la planification de l’usage des ressources) ne nous semble pas pouvoir en tenir lieu. En effet, l’approche distributive des technocrates ne nous semble pas davantage présupposer une théorie de la valeur-énergie (Mirowski, 1988) que les outils comptables visant à rendre compte des émissions de carbone et à rationner certains biens ou service en fonction de celles-ci ne supposent une conception selon laquelle la valeur serait liée à la quantité de carbone non-émis55. La justification d’un tel système est en effet fondée sur la préoccupation pour les limites physiques indépendamment de toute question de valeur économique, et non par une conviction « qu’il existe une identité littérale entre le concept physique d’énergie et le concept économique de valeur » (Mirowski, 1988). De ce fait, nous pensons que, parmi les trois catégories proposées par Mirowski, l’approche des technocrates (au moins dans la formulation qui en est donnée par Hubbert) devrait plutôt être rapprochée de celle de Georgescu-Roegen. Néanmoins, l’analyse livrée ici ne prétend en rien clore cette discussion, qui nécessiterait une étude centrée sur la comparaison de la pensée de ces deux auteurs.

57La distinction entre phénomènes physiques et pratiques sociales n’a donc pas que des enjeux épistémiques : elle permet de distinguer les contraintes physiques (nécessaires) des pratiques sociales (qui font l’objet de choix politiques et peuvent être modifiées). Cela permet aux technocrates de concevoir l’organisation économique en fonction des possibilités techniques, et donc de proposer des transitions radicales qu’il serait difficile (voire, selon eux, impossible) de mettre en œuvre dans les règles de l’économie de marché (notamment, entre autres exemples, l’élimination de la dépendance aux énergies fossiles).

Conclusion

  • 56 Avec les réserves évoquées dans la note 27.

58L’approche présentée par Hubbert dans le Study Course constitue donc une remise en cause de la frontière entre économie et sciences de la nature en ramenant d’un côté l’activité économique à son caractère physique, de l’autre la monnaie à son caractère social. L’usage non-métaphorique que l’auteur fait de la physique intègre la question de l’irréversibilité, ce qui aboutit au développement d’une approche historique des faits économiques ainsi qu’à une conscience des limites environnementales56. Pris dans son ensemble, le texte propose une articulation entre physique, biologie, histoire des techniques et étude des faits économiques. En cela, Hubbert pose les bases d’une méthode se voulant en rupture avec la pensée économique de son époque, ainsi que d’une conception de la politique économique déterminée par les limites environnementales et indifférente à toute contrainte autre que technique (ce que les technocrates conçoivent comme un « point de vue d’ingénieur » sur l’économie). Si l’absence d’un certain nombre de thématiques qui préoccupent habituellement les économistes et plus généralement d’une description plus approfondie des systèmes de prix peut laisser l’impression d’une théorie incomplète, Hubbert n’en est pas moins un auteur pertinent pour quiconque s’intéresse à l’histoire des conceptions du rapport entre économie et sciences de la nature.

59L’étude des textes économiques de cet auteur nous semble également pertinente au regard de l’importance de son œuvre scientifique pour l’écologie contemporaine : à l’heure où la décarbonation de l’économie constitue une préoccupation majeure, il nous semble important de rappeler que Hubbert a également été un militant politique, et que sa critique de l’économie de marché entretient un lien étroit avec ses recherches sur les ressources pétrolières.

Nous remercions les participants au colloque Frontières de l’économie : déplacements récents et aux doctoriales PHARE/REhPERE (en particulier Julien Gradoz), ainsi que les rapporteurs et éditeurs d’Œconomia pour leurs nombreuses remarques ayant permis d’améliorer cet article.

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Notes

1 Travail de mémoire de master 2 ayant fait l’objet d’une diffusion en ligne suite à l’attribution du Prix Veblen des Mémoires 2022 (Joulin, 2021).

2 D’ailleurs, les premières éditions ne mentionneront pas que Hubbert en est l’auteur, celui-ci l’ayant écrit en tant que membre du bureau. Pour une analyse retraçant la rédaction de l’ouvrage à travers la correspondance de Hubbert, voir Inman (2016).

3 On trouve, déjà avant l’Alliance Technique, un tel usage critique de l’ingénierie chez des auteurs comme Henry Laurence Gantt, qui défend une direction des usines et de l’économie par les ingénieurs plutôt que par les propriétaires financiers au nom de cette distinction entre la logique de l’industrie et celle des affaires ; ou encore William Henri Smyth (auteur sur lequel nous reviendrons). Tout porte à penser qu’entre Veblen et ces ingénieurs radicaux, l’influence fut réciproque : en effet, si les textes composant l’ouvrage The Engineer and the Price System datent d’après la rencontre entre Veblen et ces derniers, on trouve dans les écrits et interventions de ceux-ci des références à des concepts propres à l’œuvre de Veblen (« leisure class », opposition entre « predatory instincts » et « instincts of workmanship », ou entre « business » et « industry », ...).

4 Cette idée sera expliquée dans la Section 3.

5 Terme inventé par William Henri Smyth, auteur d’une série d’articles éponymes publiés sous forme de recueil en 1921. Il désigne, déjà alors, une économie intégralement nationalisée et centralement planifiée (Smyth, 1921). Néanmoins, les membres du groupe de Columbia affirmaient ne pas avoir eu connaissance du texte de Smyth (Davis, 1986, 266).

6 Pour une analyse des débats internes au mouvement, voir Adair (1970).

7 Il n’a d’ailleurs pas connu de diffusion hors de l’organisation. Ce fait, ainsi que le déclin brutal du mouvement après 1933 suite aux conflits internes, explique probablement pourquoi les idées économiques de Hubbert n’ont pas été davantage étudiées.

8 Toutes les citations sont traduites par nous.

9 Les technocrates tendent à s’attaquer à la science économique comme un tout, faisant relativement peu de cas des différences entre les courants. Pour une approche reprenant des idées technocratiques mais plus ouverte vers l’économie, nous renvoyons le lecteur vers le cas de Stuart Chase (1933 ; 1934) et notamment à ses ouvrages Technocracy: An Interpretation et The Economy of Abundance.

10 Déjà à l’époque, des commentateurs n’ont pas manqué de remarquer les similitudes entre la théorie de Soddy et l’approche énergétique des technocrates, ces derniers prétendant ne pas avoir eu connaissance des travaux du premier avant que ce débat émerge (Davis, 1986, 279). La bibliographie du Study Course conseille seulement la lecture des « cinq premiers chapitres » de Wealth, Virtual Wealth and Debt, à savoir la partie descriptive de l’analyse de Soddy (1933), la raison à cela étant que les technocrates n’adhèrent pas à ses propositions politiques car celles-ci ne visent pas l’abolition de l’économie de marché. Soddy quant à lui mentionnera les technocrates dans des travaux ultérieurs mais leur reprochera ce qu’il désigne comme leur « ultra-matérialisme » (Davis, 1986, 285), c’est à dire leur négligence des aspects humains de la politique. Pour une analyse plus détaillée des rapports entre l’approche de Soddy et celle des technocrates, voir Davis (1986).

11 A Primer for Money de Woodward et Rose (1935) ; Profits de Foster et Catchings (1925) ; Security Speculation de Flynn (1934) ; History of Great American Fortunes de Myer (1937) ; The Robber Barrons de Josephson (1934). À cela, il faudrait ajouter Henri Dunning Macleod (qui, bien qu’omis de la bibliographie, est l’un des rares auteurs nommés directement dans le texte), sur lequel nous reviendrons plus loin.

12 Dans le Study Course, la notion d’énergie est présentée comme la capacité d’une chose à effectuer un travail (Hubbert, [1934] 2005, 43). La définition de travail sera donnée plus bas.

13 Cette section reprend en partie des éléments de la sous-section 2.1.1 de notre travail de mémoire (Joulin, 2021) dont elle constitue une version actualisée et corrigeant certaines imprécisions.

14 Il s’agit ici de la numérotation employée dans la version numérique. Dans les éditions papier, « Introduction to Science » ne porte pas de numéro et « Matter » est désignée comme la Leçon 1.

15 Cette vision de la relation entre activité économique et environnement mériterait d’être comparée avec celle développée par Veblen (1908) dans On the Nature Of Capital, où il décrit également le développement économique (à travers la question du capital) comme la manière dont l’Homme gère son environnement et la « force brute [brute forces] à sa disposition ».

16 Une analyse des choix qui sont faits dans la manière de présenter les thèmes physiques et biologiques et une comparaison avec les manuels scolaires ou universitaires de l’époque pourrait cependant avoir son intérêt pour mettre en évidence d’éventuels partis pris ou spécificités de la pédagogie de l’ouvrage.

17 Hubbert ne fait référence à aucun auteur particulier au cours de ce passage, mais l’on pourra trouver dans la bibliographie, outre les manuels de physiques généralistes, Thermodynamics de Max Planck (1927) ainsi qu’un ouvrage du chimiste allemand Walther Nerst (1923) intitulé Theoretical Chemistry from the Standpoint of Avogadro’s Rule and Thermodynamics. Il est peu surprenant de trouver ainsi des ouvrages centrés sur l’application de la thermodynamique à la chimie étant donné la manière dont le Study Course tente de montrer les implications de la thermodynamique aux différents domaines qu’il traverse. De même, Joseph Willard Gibbs, dont les travaux portent également sur les rapports entre thermodynamique et chimie, est selon Davis (1986, 281), fréquemment évoqué par le porte-parole de Technocracy Inc. Howard Scott.

18 La pièce isolée dans l’expérience de pensée qui précède.

19 Cette appréhension historique des phénomènes physiques (et par extension, de l’économie) rapproche la pensée économique des technocrates de la démarche que Veblen a désignée comme « évolutionniste » et qui constitue pour lui le propre de la science moderne. Néanmoins, il faut noter qu’il demeure dans l’approche des technocrates une vision téléologique de la technique qui l’empêche de remplir pleinement les critères de l’évolutionnisme tels qu’envisagés par Veblen. En effet, dans « Why Is Economics not an Evolutionnary Science? » et « Preconceptions of Economic Science (I, II, III) », Veblen (1898 ; 1899a ; 1899b ; 1900) insiste sur l’idée que l’un des principaux apports de l’évolutionnisme est le rejet de toute forme de causalité finale, que ce soit sous la forme d’une volonté divine, d’une « loi naturelle », ou d’une comparaison à un état normal ou idéal vers lequel tendraient les phénomènes. Or, chez les technocrates, l’analyse repose sur une comparaison entre les faits et les capacités de production théoriques, de façon comparable à la manière dont les économistes critiqués par Veblen dans la partie III des « Preconceptions » s’appuient sur des comparaisons avec ce que serait un marché à l’équilibre. De surcroît, la technique est implicitement envisagée comme tendant vers une société d’abondance coopérative et égalitaire, ce qui n’est pas sans rappeler la « loi naturelle » des Physiocrates qui tend vers un état positif si les êtres humains n’interfèrent pas avec elle. L’approche de Hubbert comprend donc encore des aspects téléologiques. Pour une analyse plus détaillée de la dimension téléologique de la pensée technocratique et une comparaison avec la physiocratie, voir Joulin (2021) section 2.1.3.

20 Ainsi Antoine Missemer note chez Georgescu-Roegen un même rejet de l’usage purement analogique de la physique : « L’ambition de Georgescu-Roegen n’est pas de procéder à des analogies conceptuelles entre l’économie et telle ou telle science, mais d’inscrire l’étude économique dans un cadre qui respecte les enseignements de ces sciences » (Missemer, 2015, 19).

21 Nous traduisons le terme « engine » par « convertisseur » en français.

22 En tant que redirection de l’énergie solaire et des nutriments vers les plantes utiles à l’Homme.

23 Si l’on pense spontanément à l’usage guerrier de cette dernière découverte, c’est ici principalement pour le rôle qu’elle a joué dans le développement de l’exploitation minière qu’elle est considérée comme une étape importante.

24 Le travail est défini comme ce qui se produit « lorsqu’une force agit sur un corps de sorte qu’il subit un mouvement » (Hubbert, [1934] 2005, 26).

25 Sur cette question du rapport entre les travaux de Hubbert en géophysique et son engagement politique au sein du Mouvement Technocratique nous renvoyons à la biographie de Hubbert produite par Inman (2016).

26 Pour une typologie des courants environnementalistes présents aux États-Unis dans les années 1930 voir Brulle (1996). Dans sa manière d’appréhender les ressources, le Mouvement Technocratique nous semble pouvoir être rapproché du Mouvement Conservationniste, et la question des liens entre ces deux mouvements mériterait d’être examinée de manière plus approfondie.

27 Il faut néanmoins ajouter une réserve : la vision environnementale des technocrates étant centrée sur les ressources, c’est uniquement le risque d’épuisement qui va inquiéter nos auteurs. Il ne semble pas que les technocrates des années 1930 se soient intéressés, par exemple, à la question de la pollution. Cette question sera néanmoins traitée dans la « bioéconomie » de Georgescu-Roegen, que nous avons évoquée plus haut.

28 Cette sous-section reprend en partie des éléments de la sous-section 2.2.1 de notre travail de mémoire (Joulin, 2021).

29 Pour les technocrates, cela est démontré par l’Energy Survey.

30 D’où le fait que les technocrates décrivent leur projet comme une tâche de « design social ».

31 « Avant tout, examinons certains de ces us et coutumes qui nous ont été transmis depuis les économies agraires de l’antiquité, puisque c’est en eux que nous pouvons nous attendre à trouver les fautes du présent système » (Hubbert, [1934] 2005, 122).

32 Là où le crédit au sens courant marque un droit à réclamer un dû auprès d’un débiteur particulier, et sa valeur dépend de la solvabilité de celui-ci.

33 Notons que Frederick Soddy, dont il a été question plus haut, s’inspire également de MacLeod dans son approche de la monnaie.

34 Hubbert ne rentre pas en détail dans l’histoire de ces conventions, se contentant de présenter différentes formes que peut prendre la monnaie à l’époque où il écrit. Pour une analyse historique, nous renvoyons le lecteur vers l’ouvrage La Monnaie, entre violence et confiance (Aglietta et Orléan, 2002).

35 On pourrait rapprocher le concept de rareté tel qu’employé par Hubbert de la notion de « distance » chez Simmel (1987, 39) : « Que la détermination ici agissante de l’objet consiste en sa seule rareté – proportionnée au désir suscité – ou dans les efforts positifs d’appropriation, en tout état de cause il crée d’abord par-là cette distance de lui à nous qui permet finalement de lui attribuer une valeur au-delà de sa pure consommation ».

36 « C’est la relation variable entre la quantité d’un bien que l’on peut échanger contre un autre qui constitue la base du concept de valeur. ... Dans une économie monétaire, on appelle ‘prix’ d’une marchandise la quantité de monnaie échangeable contre celle-ci » (Hubbert, [1934] 2005, 127-128).

37 Concept qui apparaît déjà chez Veblen (1921), mais sans faire l’objet d’une analyse détaillée.

38 On pourra néanmoins trouver quelques auteurs occupant une position intermédiaire entre marxisme et technocratie. Tel est par exemple le cas de Walter Nicholas Polakov, auteur tayloriste et marxiste ayant été proche des technocrates et défendu des positions similaires (Kelly, [2004] 2021) et à qui l’on attribue la diffusion en Union Soviétique des travaux d’Henri Gantt (Wren, 1980). Dans sa biographie de Hubbert, Inman (2016) affirme également que durant la rédaction du Study Course, celui-ci se serait potentiellement inspiré d’un ouvrage sur le plan soviétique intitulé New Russia’s Primer (Ilin, 1931), bien qu’il n’analyse pas de quelle manière.

39 Hubbert mobilise dans ce passage le concept veblenien de « consommation ostentatoire » (« conspicuous consumption »). Ce concept est également employé dans le passage de la Leçon 23 concernant les automobiles où Hubbert oppose le projet d’un système de transports automobiles collectif à la propriété individuelle qui conduit à une sous-utilisation des véhicules, ces derniers passant « la majeure partie du temps garés devant les maisons en signe de consommation ostentatoire » (Hubbert, [1934] 2005, 237).

40 Le seul auteur proche du Mouvement Technocratique chez qui l’on peut y trouver des références explicites semble être Chase (1934) ; les technocrates auraient donc peut-être pu avoir connaissance des travaux de Keynes par son intermédiaire. Un autre aspect méritant d’être exploré est le lien avec les travaux de Catchings, cité dans la bibliographie du Study Course, qui développe également une théorie de la sous-consommation à cette période (Hautcœur, 2009).

41 On retrouve ce problème de la corrélation entre emploi et revenu dans les débats contemporains autour du revenu universel et du salaire à vie. Nous verrons (3.4) que les technocrates aboutissent également à l’idée d’une distribution d’un revenu décorrélé du travail, bien que cela prenne chez eux une forme assez éloignée des propositions contemporaines. Mentionnons également que les technocrates ne sont pas les seuls à avoir proposé une telle idée à cette période : on retrouve en effet cette idée de distribution d’un revenu du côté du Mouvement pour le Crédit Social dirigé par l’ingénieur Clifford Hugh Douglas (Burkitt et Hutchinson, 1994).

42 Ardzrooni (1920), qui analyse le sabotage sous l’angle du droit, parle d’une nécessité pour tout agent de parvenir à rendre ses biens ou son travail rares afin de le constituer en « patrimoine », sur le modèle du patrimoine foncier dont la rareté permet de tirer une rente.

43 Rapport entre production réelle et capacité maximale d’un équipement pour une période donnée (Hubbert, [1934] 2005, 164).

44 Selon Hubbert ([1934] 2005, 104), la vente de biens à l’étranger contre de la monnaie est absurde car elle revient à échanger des biens matériels – ayant une réalité physique et une utilité sociale concrète – contre des debts tokens.

45 On peut ajouter à cela la non-standardisation des pièces, qui n’est pas conceptualisée (à part dans la Leçon 20), mais que le programme technocratique cherche explicitement à résoudre (Hubbert, [1934] 2005, 257).

46 Il est intéressant de noter que « planned obsolescence » est une expression qui apparaît non pas pour dénoncer le phénomène, mais pour en faire l’apologie. En effet, l’expression est attribuée à Bernard London qui, dans un article de 1932, défend l’idée d’attribuer à tous les biens une durée de vie légale après laquelle ceux-ci devrait être rendus pour être détruit (faute de quoi le propriétaire devrait payer une amende), et ce afin de garantir une relance constante de l’industrie (London, 1932).

47 Mesures promulguées en 1933 pour lutter contre les effets de la Grande dépression sur l’agriculture.

48 Hubbert ([1934] 2005, 170) cite le cas de l’hôpital de l’université de Chicago, qui s’est vu interdire de fournir des soins gratuits par l’American Medical Association pour ce motif.

49 En cela, la technocratie se distingue de l’« ingénierie sociale » d’Otto Neurath, où la référence à l’ingénierie tient davantage une place métaphorique, l’idée étant que l’action politique doit s’appuyer sur les connaissances des sciences humaines et sociales comme l’ingénierie s’appuie sur les connaissances des sciences naturelles.

50 Dans International Planning for Freedom, Neurath (1973) attire l’attention sur le fait que les technocrates semblent faire abstraction du cas où différentes normes techniques entrent en contradiction (une méthode de production économe en énergie pourrait par exemple nécessiter de plus grandes quantités d’un autre type de ressource) ainsi que du fait que dans certains domaines, la population pourrait préférer sacrifier l’efficience au nom d’autres valeurs (on pourrait citer l’exemple contemporain de la préoccupation pour le bien-être des animaux d’élevage). De manière générale, dans le système décrit par Hubbert, les préférences de la population ne sont évaluées que sur la base des choix passés tels qu’enregistrés par l’usage des certificats. Cela est dû au fait que la philosophie sous-jacente à la conception technocratique de la planification a pour priorité première la satisfaction des besoins (en particulier des besoins vitaux), à la différence d’approches comme celle de Frisch qui porte une attention particulière à la modélisation des préférences, et où les choix techniques font l’objet d’une interaction entre les « experts » et la population (Long, 1979).

51 On parle de « calcul en nature » pour désigner les méthodes consistant à s’appuyer sur des unités physiques plutôt que monétaires. La possibilité du calcul en nature est l’objet d’importants débats au cours du XXème siècle, notamment de par l’intérêt que cette question suscite en Union Soviétique (Cockshott, 2008).

52 Pour une perspective qui resitue la proposition des technocrates parmi d’autres théories proposant l’énergie comme unité de compte voir Berndt (1982).

53 C’est typiquement l’erg qui est employé par les technocrates comme unité de mesure.

54 Hubbert propose une démarche comparable aux « analyses de cycle de vie » modernes (Hubbert, [1934] 2005, 237).

55 Cela est d’autant plus manifeste dans la variante de la comptabilité physique proposée par la tendance modérée du Mouvement Technocratique (Loeb et Frazer, 1933, 7) : dans cette version, l’unité de pouvoir d’achat est censée intégrer non seulement une quantification de l’énergie nécessaire à la production du bien mais également d’autres facteurs tels que le caractère renouvelable ou non des sources d’énergies employées, la rareté des ressources mobilisées, la part de travail humain nécessaire, etc. – l’aspect arbitraire de telles unités étant manifestement assumé. Peu d’indications sont fournies quant aux méthodes pouvant permettre la construction d’une telle unité comptable.

56 Avec les réserves évoquées dans la note 27.

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Pour citer cet article

Référence papier

Ambroise Joulin, « Analyser l’économie en physicien : introduction à la pensée économique de Marion King Hubbert »Œconomia, 14-2 | 2024, 285-320.

Référence électronique

Ambroise Joulin, « Analyser l’économie en physicien : introduction à la pensée économique de Marion King Hubbert »Œconomia [En ligne], 14-2 | 2024, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 09 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/oeconomia/17317 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/120in

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Auteur

Ambroise Joulin

Institut Polytechnique de Paris, Telecom-Paris, I3, NOS, DiPLab. joulin@telecom-paris.fr

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