1S’inscrivant dans plusieurs décennies de recherche sur la propriété intellectuelle et en particulier sur les brevets d’invention, l’ouvrage de Christian Bessy offre une perspective à la fois synthétique et renouvelée des dynamiques de l’appropriation en matière de travail créatif. Il faut saluer l’approche interdisciplinaire mise en œuvre de manière toujours pertinente, parfois brillante, par l’auteur, qui, autour du socle théorique constitué par l’économie des conventions, s’appuie sur toutes les ressources de l’économie, du droit, de la sociologie et de l’histoire pour déployer son argumentation. L’objectif principal du livre est de mettre au jour les ressorts de « l’inflation » (15) des droits de propriété intellectuelle (DPI) et ses conséquences, notamment celle, paradoxale à première vue, de l’expropriation croissante des travailleurs intellectuels – par le droit.
2Pour ce faire, Bessy procède en trois temps. Les chapitres 1 et 2 replacent les controverses contemporaines sur les DPI dans le temps long qui voit se succéder, voire s’empiler, plusieurs conventions de valorisation des brevets. La financiarisation actuelle des DPI n’efface pas l’idée que les brevets permettent de conférer un statut privilégié à l’inventeur-fabricant, tout comme elle ne remplace pas l’usage des brevets comme signaux informationnels et monnaie d’échange entre entreprises. Mais elle dessine, dans la configuration actuelle, une convention de valorisation dominante qui oriente « la politique des DPI » (10). Cette politique doit être entendue dans un sens large qui ne se limite pas aux évolutions des législations et des cadres administratifs nationaux, aux accords entre États et aux organisations internationales, ni même aux stratégies des entreprises. L’auteur montre le rôle que jouent les « intermédiaires du droit », notamment les avocats et conseils en propriété intellectuelle, dans cette politique. L’enjeu des chapitres 3 et 4 est ainsi d’exposer le « travail d’accommodation » (88) que déploient ces acteurs pour mettre en œuvre et façonner les normes juridiques. Le droit européen du brevet témoigne de la complexification juridique amenée par ces intermédiaires, constituant autant de barrières à l’entrée favorables à la spécialisation et à la concentration du marché des services juridiques. Enfin, les chapitres 5 et 6 explorent les effets de la nouvelle politique des DPI sur le travail créatif, notamment au niveau de la dynamique interne à l’entreprise. L’apport empirique est ici précieux : à partir d’une étude qualitative et quantitative des litiges portant sur les inventions de salariés, Bessy montre comment les entreprises françaises sont passées d’un « régime du secret » à un « régime des propriétés » (190) débouchant sur l’expropriation croissante des salariés. Plus largement, la « dissociation » (213) des figures du créateur et du propriétaire, dont l’identité était pourtant à l’origine de l’idée de propriété intellectuelle, accentue ce mouvement d’expropriation par le droit, tandis que le recours aux communs, notamment numériques, n’exclut pas nécessairement l’appropriation privative.
3On le voit, l’ouvrage est ambitieux et offre un panorama très riche du « capitalisme intellectuel » (235) porté par la politique des DPI, ainsi que des controverses incessantes qu’il suscite. Le livre repose sur une littérature secondaire très vaste que l’auteur parvient à synthétiser avec brio, non sans éviter quelquefois un effet d’accumulation, une forme d’exubérance intellectuelle qui est sans doute le revers inévitable de l’approche interdisciplinaire adoptée. Mais les mérites de cette dernière outrepassent de loin ces limites ; au-delà des brevets et des intermédiaires du droit, cette recherche donne à voir une réalisation exemplaire du projet des sciences sociales. Ne pouvant prétendre embrasser tout l’arc argumentatif et empirique de l’ouvrage, je me concentrerai sur quelques points qui, en écho à mes propres recherches et à celles de mes collègues travaillant sur l’histoire de la propriété intellectuelle, me semblent appeler des prolongements pertinents.
4L’un des apports centraux de la recherche est l’identification par Bessy de quatre conventions de valorisation des brevets se superposant au fil du temps et venant soutenir à chaque période « l’institution des brevets » (54). Ainsi, à la convention du statut privilégié de l’inventeur-fabricant, typique du XVIIIe siècle et de la première moitié du XIXe siècle et en un sens fondatrice de l’idée de propriété intellectuelle, succéderait d’abord au tournant des XIXe et XXe siècles la convention valorisant le brevet en tant que pouvoir de marché de l’industriel, puis au milieu du XXe siècle la convention du brevet comme signal et monnaie d’échange, et enfin la financiarisation et l’évaluation des DPI caractéristiques des dernières décennies. Le tableau présenté aux pages 62-63 résume de manière efficace les traits principaux de ces quatre conventions successives et fournit un modèle d’autant plus suggestif qu’il ne se présente pas comme un essai de périodisation, laissant aux historiens le soin de le critiquer et de le préciser selon leurs propres critères. Cette manière de procéder, qu’on pourrait qualifier de typologique, se retrouve dans d’autres passages du livre, par exemple quand l’analyse factorielle des correspondances permet de distinguer quatre genres de litiges impliquant les inventions de salariés (185-188), ou quand l’auteur identifie quatre conventions d’attribution des DPI selon le degré de copropriété des actifs et l’intensité des compensations financières en cas de cession (227-228). Ces typologies offrent des outils d’orientation et d’interprétation fort utiles, mais leur nature statique occulte d’autres enjeux, comme celui de la genèse des conventions. Comment les conventions de valorisation ou d’attribution des DPI émergent-elles ? Par quels processus s’imposent-elles ou échouent-elles ? Comment expliquer que certaines deviennent dominantes à une époque donnée ? Bessy n’ignore évidemment pas ces questions, par exemple lorsqu’il écrit que « l’adoption d’une nouvelle convention de valorisation suppose qu’un minimum d’acteurs adhère collectivement et spontanément à de nouveaux usages des DPI » et que « c’est l’intention continue des praticiens de s’engager dans un usage des titres qui perpétue la convention » (50). Cependant le concept même de convention, définie comme un « accord inter-subjectif informel et auto-émergent » (49), semble faire de la fabrique (conflictuelle, jamais stabilisée) de la convention une boîte noire, hors de portée de l’analyse. L’historien ne peut qu’être frustré par l’idée d’auto-émergence !
5L’ouvrage avance pourtant une thèse forte quant au rôle des intermédiaires du droit – principalement avocats et conseils en PI, mais aussi juges, examinateurs des offices de brevets, et même chercheurs universitaires (12) – dans la promotion et la valorisation des inventions, et donc dans la construction et la consolidation des conventions. Refusant de « réduire la règle de droit à une incitation exogène », l’auteur propose une « conception endogène de la norme juridique fondée sur un processus interactif entre l’édiction de règles légales et les dispositifs de régulation inventés par les acteurs dans leur domaine d’activité » (87-88). Cette perspective est riche de potentialités pour la recherche, d’autant que l’auteur n’oublie pas de considérer, à côté des activités quotidiennes des intermédiaires du droit, leur investissement dans des groupements professionnels (en France, le Syndicat des ingénieurs-conseils en matière de propriété industrielle est créé en 1884) ou plus larges, militant en faveur de l’extension et de l’harmonisation internationale des DPI – l’Association internationale pour la protection de la propriété « industrielle » (désormais « intellectuelle ») est fondée en 1897. Malgré l’apport de l’ouvrage sur ce point, en particulier le chapitre 3 qui étudie la concurrence-compétition entre avocats et conseils en propriété intellectuelle en France, force est de constater que beaucoup reste à faire du côté empirique pour pouvoir mieux évaluer l’importance de ces acteurs et l’effet de leurs activités sur la politique des DPI, hier comme aujourd’hui, dans les espaces nationaux comme à l’international. La notion d’intermédiaires du droit avancée ici devrait permettre de donner l’impulsion nécessaire à de telles études. Il faut souhaiter que celles-ci, peut-être plus encore que l’ouvrage de Bessy, travaillent à mettre en rapport les pratiques et discours des intermédiaires juridiques avec la dynamique intellectuelle et matérielle du droit, à travers ses catégories, ses opérations et ses instruments.
6Pour finir, peut-on parler d’« expropriation par le droit », comme l’annonce le titre du livre et comme l’auteur tend à l’affirmer dans les deux derniers chapitres ? D’autres lecteurs ont noté (ainsi Léo Malherbe dans la Revue de la régulation) que l’expropriation à proprement parler ne concerne qu’une des quatre conventions d’attribution des DPI identifiées par Bessy (227) : lorsque le travailleur créatif n’est pas (ou faiblement) copropriétaire des actifs intangibles qu’il a participé à produire et qu’il n’est pas (ou faiblement) compensé financièrement en cas de cession des DPI ; ce qui correspond au cas des travailleurs des plateformes numériques. Si l’on reprend la typologie de l’auteur, les ingénieurs-chercheurs des marchés internes d’entreprise, mais aussi les auteurs, les professionnels créatifs et les chercheurs de la fonction publique, et enfin les makers et les développeurs de logiciel libre bénéficient tous d’une forme de reconnaissance (matérielle comme symbolique) de leur travail créatif qui, si elle ne prend pas la forme de DPI privatifs, n’est pas pour autant réductible à une pure aliénation. D’ailleurs, parler d’expropriation des travailleurs créatifs, n’est-ce pas d’emblée penser le rapport à leurs œuvres sous la forme de la propriété, et donc accepter l’idée même de la propriété intellectuelle ? À tout le moins, un tel vocabulaire semble attacher une valeur particulière à l’une des quatre conventions de valorisation du brevet, la première, fondatrice, centrée sur l’inventeur individuel propriétaire par le travail et le génie des « œuvres de son esprit », pour reprendre une formulation classique du tournant des XVIIIe et XIXe siècles. Il est remarquable que cette construction n’ait pas perdu de sa puissance justificatrice, malgré les critiques qui, dès cette époque, n’ont pas cessé. À cet égard, il serait intéressant de dresser, en regard du modèle de Bessy, un inventaire ou une typologie des conventions d’anti-valorisation ou de dévalorisation des brevets, c’est-à-dire une cartographie de la critique des DPI. Par exemple, à la fin du XIXe siècle, le juriste Frédéric Malapert défend, comme beaucoup d’autres, l’idée que « toute œuvre humaine est collective ». Par conséquent, selon lui, il ne peut y avoir d’appropriation privative de l’invention qui doit plutôt être considérée comme une « restitution » de l’individu à la société. Dans une telle perspective, parler de l’expropriation des travailleurs créatifs par le droit ne fait évidemment plus vraiment sens. Ce serait alors le rapport salarial, plus encore que la « politique des DPI », qu’il faudrait placer au centre de l’analyse pour comprendre les mutations récentes du travail créatif.