1Sans transition est avant tout une contribution à l’histoire de l’énergie mais l’ouvrage intéressera certainement les historiens de la pensée économique. Jean-Baptiste Fressoz précise dès la préface que les économistes font partie des « acteurs de l’histoire [qu’il] raconte » et il ajoute qu’il a échangé avec certains d’entre eux (11). Par ailleurs, Sans transition contient aussi des charges polémiques contre des économistes aussi célèbres que William Stanley Jevons, Thorstein Veblen, William Nordhaus et Paul Romer. Selon Fressoz, certaines de leurs hypothèses auraient participé à dissimuler l’immensité et l’urgence du défi climatique. Il affirme également à plusieurs reprises que « la ‘destruction créatrice’, chère à Joseph Schumpeter » (33) est l’un des fondements idéologiques de l’inaction face à la crise climatique (24, 35, 331).
2Comme d’autres passages de l’ouvrage, l’introduction et les deux premiers chapitres sont des versions remaniées d’articles ou de chapitres d’ouvrages déjà publiés. À grand renfort de statistiques et de graphiques, Fressoz y affirme que raconter l’histoire de l’énergie comme une succession de systèmes énergétiques, séparés les uns des autres par des transitions « de l’économie organique vers l’économie minérale » ou « du charbon vers le pétrole », a des conséquences politiques néfastes. Certes, la part du charbon dans le mix énergétique des pays industrialisés a eu tendance à décroître depuis la Révolution industrielle mais qualifier ce recul relatif de « transition » masque le fait qu’en termes absolus, l’humanité n’a jamais consommé autant de charbon qu’au XXIe siècle. Les récits « transitionnistes » contribueraient donc à minorer les difficultés immenses posées par la décarbonation de nos économies modernes, en dissimulant le « rôle inexpugnable et croissant des énergies fossiles dans la fabrication d’à peu près tous les objets » (328) actuellement produits.
3Pour renforcer son argumentation, Fressoz ajoute au début du premier chapitre de Sans transition un développement inédit consacré à Nordhaus et Romer, co-récipiendaires du « Prix Nobel » d’économie en 2018. Pour Fressoz, leurs travaux respectifs présentent, dans les domaines de l’économie du climat et de la croissance, le même biais que l’historiographie standard des techniques critiqué par David Edgerton (Edgerton, 2006) : en se focalisant uniquement sur les innovations, ils ne prennent pas suffisamment en compte les rendements de ces nouvelles technologies ni les services qu’elles rendent effectivement. Or, dans le chapitre suivant, Fressoz soutient que jusqu’au milieu du XXe siècle, les économistes faisaient partie, avec les « pétroliers, géologues et forestiers », des « experts » qui, du fait de leur fréquentation quotidienne des statistiques industrielles et commerciales, « tenaient l’idée de substitution pour simpliste » et « savaient que le XIXe siècle avait été l’âge du bois autant que celui du charbon » (65). Dès lors, l’un des enjeux de Sans transition est d’expliquer pourquoi les économistes auraient cessé, dans la deuxième moitié du XXe siècle, d’appréhender les questions énergétiques en termes absolus et commencé à souscrire, comme de nombreux « intellectuels » (74) avant eux, à diverses utopies énergétiques (surgénération nucléaire ou possibilité de généraliser rapidement le recours à l’énergie solaire ou à l’hydrogène)
4Pour dissiper le biais « transitionniste » qu’il a identifié dans les travaux de la plupart des spécialistes contemporains de l’énergie et du climat, Fressoz élabore deux récits distincts. Les chapitres 3 à 8 retracent ainsi l’histoire matérielle de « l’intrication et de l’expansion symbiotiques de toutes les énergies » (25) depuis le début du XIXe siècle. Ici, Fressoz affirme qu’il se contente d’actualiser et de reformuler un récit relevant du bon sens : « [q]ue l’histoire de l’énergie soit celle d’une accumulation est une évidence commentée par les économistes depuis les années 1930 » (338). En revanche, il estime être le premier à raconter l’histoire qu’il déroule des chapitres 9 à 12, celle de la « construction intellectuelle de la transition énergétique » (264), « projet technologique » et « slogan industriel » qui, depuis le tournant des années 1970, se serait imposé comme « le futur des experts, des gouvernements et des entreprises » (14).
5Même s’il se présente comme le rappel d’évidences, le premier récit de Fressoz innove à la fois sur le plan conceptuel et sur le plan formel. Pour écrire une histoire de l’énergie qui ne se limite pas à l’étude des innovations énergétiques, l’historien introduit la notion d’« entité symbiotique » (47). Considérer que le bois, le charbon et le pétrole sont des « entités symbiotiques », c’est éviter de les réduire, comme le font souvent les statistiques (et les économistes), à des sources d’énergie primaire en concurrence les unes avec les autres. Il s’agit en fait de prendre en considération l’ensemble des processus matériels liés à la production énergétique de ces trois matières et de montrer qu’historiquement chacune d’entre elles « a tiré la consommation » des deux autres, « y compris pour des usages énergétiques » (77). Fressoz propose de nommer ce type de dynamique matérielle « effet symbiotique ». Ainsi, il entend à la fois prolonger et critiquer la « théorie de l’effet rebond » de Jevons, en expliquant que si l’auteur de The Coal Question n’a pas su l’« étendre à la consommation … de bien d’autres matières » que le charbon, c’est parce que son raisonnement était empreint de « phasisme » et de « mono-matérialisme » (61).
6Pour rendre compte du fait que l’histoire de l’énergie est une « histoire sans direction [et] sans cesse recommencée » (163), Fressoz adopte un plan par symbiose : entre bois et charbon (chapitres 3 et 4), entre charbon et pétrole (chapitres 5 et 6) et, enfin, entre pétrole et bois (chapitre 7 et 8). Dans ces six chapitres, il accorde une place centrale aux biens complémentaires utilisés dans les mines, les infrastructures pétrolières et les exploitations sylvicoles. Il rappelle par exemple que « sans bois pour étayer les mines, l’Angleterre n’aurait eu que très peu de charbon » en 1900 (80). De même, depuis la deuxième moitié du XXe siècle, c’est le pétrole qui alimente les bulldozers utilisés dans des mines à ciel ouvert de plus en plus mécanisées. L’historien passe également en revue l’évolution de la consommation matérielle dans des branches de l’économie qu’il estime complémentaires à la production énergétique, comme les transports et l’industrie de la papeterie et de l’emballage. Enfin, considérant que certains matériaux comme la brique et le contreplaqué sont eux-mêmes des exemples de symbiose, il consacre plusieurs de ses développements à l’industrie de la construction.
7La « nouvelle histoire de l’énergie » annoncée par le sous-titre de Sans transition s’apparente donc à une manière originale de raconter deux siècles d’industrialisation du monde. À ce titre, elle constitue une narration alternative aux récits de la Révolution industrielle qui se sont développés après la Seconde Guerre mondiale et dont Fressoz a critiqué ailleurs la focalisation sur les agrégats macroéconomiques (Fressoz et Jarrige, 2013). Étudier en détail ce qui se passe dans le monde matériel permet également, selon l’historien, d’écrire une histoire plus globale de l’énergie. Il est notamment désireux de montrer que les rivalités géopolitiques n’ont pas empêché l’essor, tout au long de la période contemporaine et même pendant les guerres, du commerce international lié à la production énergétique.
8Le second récit esquissé par Fressoz, celui de la « construction intellectuelle de la transition énergétique » est, lui, moins global. Entre les années 1930 et les années 1960, il se déroule essentiellement aux États-Unis et s’internationalise seulement au cours des années 1970, à l’occasion des deux chocs pétroliers. Ce second récit est également plus linéaire puisque Fressoz identifie « l’inventeur de l’expression précise de ‘transition énergétique’» en la personne de Harrison Brown, chimiste et « savant atomiste » (220), ainsi que le contexte précis de cette invention : « en novembre 1967, lors d’une conférence qui rassemble l’élite des néomalthusiens » (235).
9Autour de cette date, l’histoire intellectuelle de la « transition énergétique » procède en deux mouvements. En amont, les chapitres 9 et 10 sont consacrés à l’outil intellectuel qui, selon Fressoz, a permis l’émergence de la notion de « transition énergétique » : la « courbe logistique, ou courbe en S » (212). Selon Fressoz, c’est le mouvement technocrate de l’entre-deux-guerres, puis les savants atomistes qui ont importé l’usage de cet outil de visualisation dans le domaine énergétique aux États-Unis. Le géologue et théoricien du pic pétrolier Marion K. Hubbert apparait dans ces deux chapitres car il a joué un rôle de trait d’union entre ces deux milieux intellectuels. Auteur d’un manuel « technocrate » en 1932 où il affirme que la courbe en S permet de modéliser l’ensemble des consommations matérielles des États-Unis (216), il rédige trente ans plus tard une étude pour l’Académie des sciences états-unienne favorable au financement fédéral de surgénérateurs nucléaires (238).
10En aval, les chapitres 11 et 12 étudient les arènes internationales par lesquelles la notion de « transition énergétique » s’est diffusée hors des États-Unis à partir des années 1970. Parmi ces arènes, Fressoz accorde une attention particulière à l’Institut international d’analyse des systèmes appliqués (IIASA). L’historien juge en effet que cet institut de recherche, créé en 1972 en Autriche afin d’encourager la coopération entre des chercheurs issus de multiples disciplines et des deux côtés du « rideau de fer », a largement préfiguré le fonctionnement du GIEC (281). Cet institut est également un des premiers lieux où des outils développés pour trouver une solution à la « crise énergétique » états-unienne ont été transposés au traitement d’un problème très différent : le changement climatique global.
11Dans le chapitre 11, Fressoz s’intéresse notamment aux recherches conduites à l’IIASA par le physicien italien Cesare Marchetti avec la collaboration de l’économiste yougoslave Nebosja Nakicenovic : en se fondant sur de nombreuses données historiques, les deux chercheurs ont appliqué « un modèle de diffusion technologique au mix énergétique mondial » (269). Pour Fressoz, les travaux de Marchetti et Nakicenovic étaient plus raisonnables que beaucoup de productions savantes de la même époque puisqu’ils reposaient sur l’hypothèse que le système énergétique mondial possédait une forte inertie (267). En revanche, Fressoz déplore que cette forme de modélisation, qui met en avant la répartition relative des sources d’énergie primaire plutôt que la quantité de matière consommée, ait ensuite été reprise par des économistes moins attentifs à la matérialité de la production énergétique. Comme Paul Romer, ces chercheurs ont eu tendance à réduire le « phénomène technologique en général » à l’innovation (272) et à (faire) croire que la diffusion des énergies renouvelables équivaudrait à la décarbonation de l’économie.
12Selon le douzième et dernier chapitre, la mécompréhension du défi climatique proviendrait en fait de la rencontre entre certains travaux économiques et un « contexte intellectuel » et politique plus large (271). Même si les scénarios de stabilisation climatique promus par Nordhaus ont été remis en cause au sein du groupe III du GIEC à partir des années 2000 (312), Fressoz cherche à expliquer pourquoi cet économiste continue à jouir d’une grande reconnaissance politique et institutionnelle. Selon l’historien, les raisons de ce succès sont en partie à chercher hors de la discipline économique : elles viendraient du fait que l’hypothèse défendue par Nordhaus selon laquelle un « filet de sécurité technologique » apportera en temps voulu une solution à la crise climatique (283) sert, depuis les années 1980, les intérêts des majors pétrolières ou des États du Nord historiquement plus soucieux de s’adapter au changement climatique que de le prévenir.
13Dans les deux derniers chapitres de Sans transition, Fressoz fait donc le choix de concentrer son propos sur les discours savants qui, depuis les années 1970, se sont révélés les plus ajustés à « l’idéologie du capital » (333) et aux intérêts stratégiques des pays les plus riches et industrialisés. Partant, on peut se demander si les critiques qu’il adresse ici ou là à « l’économie » en général ne visent pas en fait, le plus souvent, les usages politiques qui ont été faits des travaux de certains économistes. Or, l’histoire de la pensée économique montre que de tels usages se révèlent parfois en décalage complet avec les convictions politiques de leurs auteurs. Comme Harold Hotelling en son temps (Gaspard et Missemer, 2022), beaucoup d’économistes sont en effet conscients que les outils qu’ils développent permettent seulement une approche partielle de problèmes complexes et ne prétendent nullement que leur expertise peut remplacer des procédures de choix collectifs.
14Par ailleurs, la lecture de l’essentiel de l’ouvrage confirme que, pendant tout le XXe siècle, certains économistes – des « conservationnistes » (225) jusqu’aux auteurs de « travaux en économie écologique » les plus contemporains (35) – sont restés attachés à l’approche matérielle de l’énergie défendue par Fressoz. De la même façon que Sans transition n’est « pas une ‘critique’ des énergies renouvelables » (14) en elles-mêmes, l’ouvrage, en dépit de son ton polémique, est donc loin de condamner la discipline économique tout entière. Sa lecture ouvre même suffisamment de perspectives pour affirmer que l’histoire de la pensée économique a un rôle à jouer dans le renouvellement de l’historiographie de l’énergie. J’en donnerai deux exemples.
15D’une part, la vaste littérature économique mobilisée dans Sans transition fait émerger des figures peu connues qui, à l’instar de Herbert Stanley Jevons – le fils de William Stanley Jevons – (Missemer, 2015) et d’E. W. Zimmerman (Turnbull, 2020), gagneraient à être étudiées au prisme de l’histoire de la pensée économique de l’énergie. C’est par exemple le cas de Joseph E. Pogue (1887-1971) ou de Bruce Carlton Netschert (1920-2002), deux auteurs états-uniens qui, comme H. S. Jevons, ont reçu une formation en géologie avant de rédiger des ouvrages traitant de la question énergétique d’un point de vue économique.
16D’autre part, les outils de l’histoire de la pensée économique pourraient éclairer la genèse des imaginaires « néomalthusien » et « schumpéterien » qui tiennent un rôle important dans l’ouvrage de Fressoz. Quels liens entre la pensée de Schumpeter et l’émergence, plusieurs décennies plus tard, du techno-solutionnisme (dont Fressoz surnomme les adeptes les « schumpéteriens du climat », 53) ? Comment l’idée de « destruction créatrice », dont l’introduction en économie est parfois attribuée à Werner Sombart (Reinert et Reinert, 2006) et qui n’est en tout cas pas le produit du « génie isolé » de Schumpeter (Labrousse, 2023), s’est-elle ensuite diffusée plus largement dans le débat public et dans les arènes politiques ?
17En conclusion, si les deux (contre-)récits proposés par Fressoz dans Sans transition sont également stimulants, ils n’ont pas la même portée. En remplaçant les notions de « transition » et « d’addition » énergétiques par celle de « symbiose » et en mobilisant une très vaste documentation, Fressoz parvient à proposer dans la première partie de son ouvrage « une nouvelle histoire de l’énergie » qui couvre plus de deux siècles et ne laisse aucun continent de côté. Plus circonscrite dans l’espace et dans le temps, son histoire intellectuelle de la « transition énergétique » mobilise un corpus de travaux économiques plus restreint. Cependant, l’historien prend lui-même soin de préciser que cette « transition énergétique » n’est pas la seule composante de la « nappe discursive » (254) désormais associée au vocable de « transition » et il est à parier que, dans les années à venir, d’autres historiens de l’énergie et de la pensée économique s’attèleront à en tirer d’autres fils.