1L’ouvrage de Julia Cagé et Thomas Piketty, Une histoire du conflit politique, sous-titré Élections et inégalités sociales en France 1789-2022 et celui d’Hervé Le Bras, Tableau historique de la France, sous-titré La formation des courants politiques de 1789 à nos jours, se ressemblent par leur titre et le cadre temporel qu’ils se donnent. Ils sont en fait très différents.
2Le livre de Julia Cagé et Thomas Piketty poursuit la construction par ces auteurs de bases de données massives sur de longues durées portant sur la relation entre l’histoire politique et la société dans son ensemble, tandis que celui d’Hervé Le Bras se concentre davantage sur la scène politique. Par ailleurs, ces deux publications s’inscrivent dans des généalogies de travaux toutes deux consistantes, mais dans des registres distincts. Dans le premier cas, Piketty s’est lancé dans ce genre d’entreprise avec Le capital au XXIe siècle (2013) puis, en 2015, en s’impliquant dans la création d’un site consacré aux inégalités (disponible depuis 2017 sous le nom de World Inequality Database : https://wid.world) et plus récemment en 2019 avec Capital et idéologie. Une histoire du conflit politique, co-écrit avec Julia Cagé, qui constitue un nouvel étage de l’édifice en intégrant, grâce aux résultats des élections françaises, une composante directement politique nourrie d’une base quantitative considérable dans un domaine relativement nouveau pour Piketty. C’est aussi le cas pour Cagé, qui s’était jusqu’ici surtout consacrée à l’économie des médias et à la composante monétaire du politique.
3Quant à Le Bras, il poursuit depuis 1981 avec L’invention de la France (1981, co-écrit avec Emmanuel Todd) une mise en perspective des événements récents dans le temps long de la société. Son Tableau historique s’inscrit donc dans une grande continuité avec ses travaux précédents, avec quelques nouveautés dans la démarche.
4La comparaison entre les deux publications ne va donc pas de soi, sinon sur un point : toutes deux accordent une importance significative à la dimension spatiale de leur sujet. C’est une constante dans l’œuvre de Le Bras, c’est nouveau tant chez Cagé que chez Piketty.
5Une histoire du conflit politique peut se lire sous différents angles. C’est d’abord une nouvelle base de données imposante, disponible en ligne (https://www.unehistoireduconflitpolitique.fr), qui souffre toutefois de l’absence d’explications détaillées sur les sources et les traitements statistiques. C’est aussi un ouvrage théorique qui propose une lecture conceptualisée de près de 250 ans de vie politique en France. C’est enfin un projet politique. Ce dernier aspect occupe en apparence quelques dizaines de pages seulement, mais il est fondamental pour comprendre la démarche des auteurs. En résumé, leur thèse est que le « conflit classiste » bipolaire gauche-droite est « bon pour l’égalité » (37), c’est-à-dire bon pour permettre aux « classes populaires » d’obtenir une redistribution monétaire plus avantageuse. Mais depuis 1789 cette configuration a souvent été menacée par une « tripartition » gauche-centre-droite qui s’avère quant à elle défavorable à la redistribution. L’objectif est donc de revenir à une bipolarisation, projection sur la scène politique de la division en classes antagoniques, en créant à nouveau les conditions d’un soutien massif des groupes sociaux défavorisés à la gauche.
- 1 Grâce au graphique reproduit page 69, on note que, contrairement aux affirmations répétées de Thoma (...)
6La dimension descriptive du livre se découvre d’abord par des indicateurs des dynamiques d’ensemble de la société sur deux siècles et demi que les auteurs avancent dans l’idée de les confronter à l’histoire politique. On y trouve notamment, plus ou moins exhaustifs à l’ensemble de la période selon les sources utilisées : la configuration du système productif (128) et des catégories socio-économiques (130), la distribution des revenus (1.6, 76) et des patrimoines dans la population (69)1, la composition de ces patrimoines (71), la montée en puissance de l’État social (1.7, 76), la part des étrangers dans la population (181), les appartenances religieuses (189).
7L’ampleur des changements est impressionnante et il faut reconnaître à Cagé et Piketty l’art de nous en donner une image forte et claire en quelques graphiques simples. Pendant la période 1789-1939, la France était un pays catholique, agricole et industriel, peuplé surtout de paysans puis d’ouvriers, avec de forts écarts de revenus et de patrimoines, une faible solidarité fiscale et un petit nombre d’étrangers. Elle est aujourd’hui une société beaucoup plus égalitaire en revenus et en patrimoine, notamment grâce à un puissant État-providence, dont la production est surtout faite de services, où les « professions intermédiaires » et les « cadres » deviennent majoritaires dans la population active, où les allégeances religieuses s’effacent et où les étrangers, plus nombreux, sont de plus en plus issus de pays extra-européens. Ce constat est d’autant plus significatif que, les mêmes graphiques le montrent, la remontée récente des inégalités, sur laquelle Piketty a beaucoup insisté ces dernières années, apparaît comme très faible, y compris dans le domaine des patrimoines, par rapport au mouvement séculaire d’égalisation.
8Toute comparaison à cette échelle de temps doit prendre en compte le fait que les discontinuités d’une borne à l’autre l’emportent sur les continuités. Ce constat est connu, encore fallait-il le présenter sans ambiguïté et on peut en remercier les auteurs, d’autant plus qu’il a tendance à brouiller leur « hypothèse » centrale sur la relation logique entre divisions sociales et clivages politiques.
9Les auteurs ne s’attardent donc pas sur ce portrait de la France en mouvement. Leur objectif est de convaincre le lecteur qu’il y a bien une succession de bi- et de tri-partitions dans la vie politique et que, à chaque fois, les effets sur l’égalité sociale ont bien correspondu en positif ou en négatif au modèle simple qu’ils proposent et qui fait de la configuration de la vie politique une cause directe de l’état de la société. Or, pour réaliser cette démonstration, il faut disposer d’informations empiriques et de grilles d’interprétation de ces informations. D’où les deux autres dimensions du livre : statistique et interprétative. C’est dans le cadre de ce qui peut apparaître comme un détour argumentatif pour justifier un parti pris politique que les auteurs sont amenés à passer par l’espace. Comme l’enjeu est de comprendre les « divisions des classes populaires » (29) pour chercher à les dépasser, Cagé et Piketty ont cherché à analyser ces divergences en détail. Cela les a conduits vers des travaux de géographie politique, comme ceux d’André Siegfried, et a fait de la dimension spatiale du social à la fois une expression de ces différenciations et un enjeu de l’action publique.
10L’une des originalités de ce livre est qu’en cherchant des points de repère dans l’histoire longue de la politique française, Cagé et Piketty ont trouvé quelque chose que, semble-t-il, ils ne cherchaient pas : l’importance cardinale de la dimension spatiale dans la délimitation des groupes sociaux ; au point qu’ils avancent dès l’introduction l’idée selon laquelle « la notion pertinente de classe sociale correspond en réalité à une classe géo-sociale (ou socio-spatiale) … » (34). Ils s’y tiendront tout au long du livre, faisant du paramètre spatial une composante du découpage de la population en « classes », un terme auquel les auteurs, qui se situent sans équivoque dans la tradition intellectuelle et politique du marxisme, donnent un sens fort.
11C’est un coup de tonnerre qui prend à contrepied les études qui contestent un phénomène à la factualité pourtant massive dans tout l’Occident depuis les années 1990 : les gradients d’urbanité – soit la localisation des électeurs classée selon la position dans et par rapport aux aires urbaines – jouent désormais un rôle majeur et permanent dans la distribution des votes (Lévy, 2022a).
12Nombre d’auteurs (comme une partie du courant de la « Géographie sociale ») se reconnaissant dans la matrice marxiste ont au contraire affirmé avec force que seule la répartition en classes économiques, approchée par les répartitions des ressources monétaires, éventuellement par les diplômes, pouvait constituer un enjeu de société majeur et, en conséquence, organiser le champ politique. Pour rendre compatible ce postulat avec une réalité rétive, leur ligne argumentative consistait à présenter les différentiations géographiques des choix politiques comme un artefact lié à la distribution géographique particulière d’attributs non-spatiaux, notamment les revenus ou le patrimoine. Dans cette perspective, ils ont cherché à nier la pertinence de la composante spatiale, y compris en recourant à des opérations statistiques consistant à attribuer des caractéristiques à des individus par la seule corrélation entre variables portant sur un collectif, ce qui les a exposés à l’ecological fallacy (Robinson, 1950) ; un risque que Cagé et Piketty ont pour leur part détecté et tenté de compenser par des approches complémentaires (295-298). Le simple et implacable comptage des bulletins de vote (Lévy, 2020 ; 2022c) suffit à prouver que, dans tous ces pays, la position du lieu de résidence de l’électeur définie par la localisation au sein d’une aire urbaine (centre/banlieue/périurbain) et la taille démographique de cette aire est désormais plus prédictive du vote que les variables socio-économiques traditionnelles.
13Même s’ils s’abritent derrière l’expression euphémistique de « configuration “classiste complexifiée” » (16), Cagé et Piketty opèrent donc une bifurcation spectaculaire en reconnaissant que les différences géographiques des orientations politiques ne sont pas la simple conséquence de la répartition spatiale de profils non-spatiaux. Ils ne se contentent pas de déceler une actualisation de la même classe en différents avatars : ils disent clairement que les classes sont géo-sociales, c’est-à-dire que leur socialité inclut la spatialité dans leur réalité profonde. Elles peuvent partager entre elles des intérêts communs mais ne sont pas moins différenciées, notamment par les « expériences » distinctes de leurs membres en fonction de leurs lieux de vie. Il y aurait donc quatre « classes géo-sociales » : ruraux pauvres, ruraux riches, urbains pauvres, urbains riches. En reconnaissant, sur tous les aspects de la participation politique abordés, que la part de la réalité « expliquée » (c’est-à-dire statistiquement validée) par les régressions multiples qu’ils ont opérées pour croiser données spatiales et données non spatiales est significative, les auteurs font de la localisation des habitants une dimension cognitivement et politiquement légitime, au même titre que les classements économiques habituels.
14Pour des chercheurs idéologiquement proches de Thomas Piketty, c’est donc un choc et une humiliation de découvrir que le plus connu des économistes considérés comme marxistes à l’échelle mondiale écarte la thèse « anti-spatialiste » (selon laquelle l’espace n’est qu’une expression d’autre chose et ne doit pas être étudié en tant que tel car il ne dit rien de substantiel sur la réalité profonde de la lutte des classes) à laquelle ils consacrent toute leur énergie. Il est vrai que le marxisme de Piketty est davantage lexical que théorique (voir plus loin dans ce texte « 1.6 Un marxisme appauvri »). Il est également vrai que ce qu’on peut appeler la mouvance néo-marxiste contemporaine n’est pas non plus très portée sur les débats théoriques. Néanmoins, il existe un point commun chez beaucoup de ceux qui l’animent : l’idée que le conflit « de classe », fondé sur la possession du capital, commande tous les autres plans de clivage se manifestant dans la société et que même, la plupart du temps, ceux-ci ne sont qu’apparence superficielle cachant les oppositions véritables.
15Il ne s’agit donc pas là que d’un groupe confidentiel de géographes. On se souvient que, pour les chercheurs en sciences sociales influencés par Pierre Bourdieu (1993), l’espace n’est qu’un écran de projection des réalités non-spatiales. Ceux-ci se sont employés à circonscrire le risque qu’il y aurait, dans le sillage du maître, à multiplier les « capitaux » (économique, culturel, etc.) et, pourquoi pas, y adjoindre le capital spatial (Stock et Lucas, 2022). Après la contribution de Cagé et Piketty, comment désormais s’y opposer ?
16On pourrait alors relier cette sorte de retour sur terre à ce qui s’est déjà produit au sein des mouvances marxistes dans les années 1970. Des chercheurs francophones comme Alain Lipietz, Manuel Castells, Christian Topalov ou Edmond Prèteceille, qui s’en réclamaient et qui observaient le monde urbain ou les dynamiques régionales des systèmes productifs ont commencé à se demander s’il ne fallait pas ajouter quelques avenants à la doctrine pour prendre en compte une réalité empirique faite de lieux, de territoires et de réseaux, qui se laissait mal circonscrire dans le modèle théorico-idéologique standard. C’est surtout Henri Lefebvre (1970 ; 1974) qui est entré en collision avec la doxa en plaçant au centre de sa pensée des notions comme celles de production de l’espace (« perçu », « conçu », « vécu »), de centralité, d’urbanité, et d’une « révolution urbaine » qui n’avait plus qu’un lointain rapport avec la révolution prolétarienne du Manifeste du parti communiste de 1848 (Marx et Engels, 1848). Lefebvre rencontrait alors deux autres généalogies scientifiques : celle de l’économie géographique, qui prend source chez Alfred Marshall au début du XXe siècle et conduit à travers de multiples travaux à l’économie spatiale et à la « nouvelle économie géographique » d’aujourd’hui ; puis celle de la sociologie urbaine, lancée par Georg Simmel et brillamment développée par l’école de Chicago dans la première moitié du XXe siècle. Assiste-t-on avec Cagé et Piketty à un processus similaire ?
17Pour répondre à cette question, il est utile de regarder comment les auteurs d’Une histoire du conflit politique mobilisent la dimension spatiale. L’usage de statistiques spatiales leur permet d’obtenir ce que les données disponibles ne permettraient pas : la possibilité de comparer sur des temps longs et avec une granularité fine les inégalités sociales et les choix politiques. Leur usage de ces données localisées prend alors une signification inattendue, et montre sur trois points substantiels des choix difficiles à comprendre.
18Ainsi, la maille communale permet à la fois d’écrire une chronique électorale précise et de décrire finement l’espace par différentes variables non politiques – surtout monétaires en l’occurrence –, ces deux types d’information pouvant être croisés. La géographie des données fournit, avec la différenciation entre communes, une sorte d’équivalent général auquel toutes les données, celles de la société politique et celle de la société civile, peuvent être indexées. Cependant, Cagé et Piketty ont choisi de prendre comme référence la moyenne des revenus d’une commune et de considérer que les communes ayant la moyenne la plus élevée sont les « communes riches », c’est-à-dire à leurs yeux les communes de résidences des personnes les plus riches.
19Il s’agit de distributions dissymétriques avec une borne inférieure à zéro (les revenus ne peuvent être négatifs) et une absence de borne supérieure. Cela déqualifie la moyenne arithmétique comme résumé de l’ensemble des données. En effet, cette moyenne peut fort bien être obtenue par la présence de quelques revenus extrêmement élevés ou d’un plus grand nombre de personnes moins aisées : 100 personnes 1 000 fois plus riches que la moyenne auront autant pesé sur la valeur de cette moyenne que 10 000 personnes 10 fois plus riches ou 50 000 personnes deux fois plus riches, soit trois configurations bien différentes. Il est donc difficile de faire des déductions franches à partir de ces données. La caractérisation des communes comme « pauvres » ou « riches » est dès lors hautement discutable car il est tout à fait possible qu’il y ait une proportion plus élevée de pauvres dans une commune classée « riche » que dans une commune classé « pauvre ».
20Les auteurs ont en outre décidé d’ajouter sur les mêmes graphiques des subdivisions du décile le plus élevé pour faire apparaître à droite la moitié et le dixième supérieur de ce décile, notamment dans les dizaines de figures portant sur les revenus. Cela aboutit d’abord à donner à ces subdivisions un poids visuel équivalent à celui de deux déciles et donc à fausser le regard du lecteur. Ainsi, si parmi beaucoup d’autres cas similaires, on observe les graphiques de la page 576 qui analysent la relation entre le vote de gauche et les revenus de 2017 et 2022, on peut avoir l’impression que la gauche est forte chez les pauvres et faible chez les riches. En fait, la courbe est plate jusqu’au 9e décile : l’influence de la gauche est insensible aux revenus dans 90% de la société et c’est seulement pour le dernier pourcent (le centième le plus riche) que la différence est significative … Et encore : n’oublions pas que ce ne sont pas des données qui portent sur les votes des personnes mais souffrent des deux biais signalés plus haut : il s’agit de revenus moyens par commune. Ce que nous disent ces graphiques c’est que dans les communes dont le revenu moyen est le plus élevé les électeurs votent moins pour la gauche. On ne peut pas en déduire grand-chose et cela donne à ces graphiques une valeur ajoutée très faible.
21Dans les travaux sur les revenus, tout le monde s’accorde pour privilégier la médiane (autant d’individus au-dessus qu’au-dessous) sur la moyenne ; une mesure qui a aussi ses limites du fait qu’elle réduit de beaucoup la complexité interne de la distribution. À qui veut prendre celle-ci en compte, une famille d’indices comme ceux de Theil ou de Gini offre une bonne efficacité. Si les auteurs ont fait autrement, c’est qu’ils ne possèdent pas de données sur la richesse effective des individus ou de ménages mais uniquement sur les communes. Ils s’escriment néanmoins à vouloir mesurer, par un proxy faible, une information à laquelle ils ne peuvent au fond accéder et s’exposent inévitablement à un « syndrome du réverbère » : on trouve des choses, mais potentiellement trompeuses et non la « clé » recherchée.
22Un aspect de cet indicateur communal du revenu est qu’il peut inciter à ignorer la différence entre revenu et productivité. Cagé et Piketty suggèrent justement (109-111 ; 137) que le PIB et le revenu seraient équivalents. Ils en déduisent que les habitants des lieux à forte productivité, comme les grandes villes, sont plus riches sans pour autant être plus producteurs de valeur que les autres. Dans un article (Piketty, 2023), Piketty est allé tellement loin dans cette affirmation sidérante qu’il s’est fait, de manière argumentée, vertement reprendre par des spécialistes du développement spatial (Delpirou et Vanier, 2023).
23En parlant d’un « retour des inégalités territoriales » (134-135), les auteurs ignorent effectivement une double réalité pourtant majeure : d’une part, l’immense majorité des pauvres vit dans les grandes villes, y compris dans les communes-centres (Lévy, 2017), qui sont aussi les zones où la production de richesse par habitant est la plus élevée ; d’autre part, la différence de coût de la vie, en raison d’un prix du sol qui ne pèse pas seulement sur le logement mais sur toutes les activités localisées, désavantage les habitants de ces grandes aires urbaines, Franciliens compris, au point que, en prenant en compte les différents canaux de redistribution, ils se retrouvent plus pauvres que la moyenne de France métropolitaine hors métropoles. Ainsi les pauvres des régions riches paient pour les riches des régions pauvres (Lévy, 2022a). Autrement dit, les bénéfices de leur surproductivité sont, compte tenu de la configuration de l’État social français, plus qu’annulés par les surcoûts qui pèsent sur eux. C’est ce que les auteurs ne veulent même pas mesurer lorsqu’ils calculent les recettes locales par habitant (211-216) selon les types de localisations sans prendre en compte ni les effets de la redistribution, ni les dépenses (voir sur ce sujet Davezies, 2008 ; Davezies et Talandier, 2014).
24Ces statistiques spatiales reposent sur un autre choix méthodologique aux conséquences majeures. Les auteurs ont regroupé les communes en quelques catégories utilisées tout au long de l’ouvrage : « village », « bourg », « banlieue », « métropole ». Ce vocabulaire est étrange : un « bourg » est, selon eux, la commune-centre d’une « agglomération » (définie par la continuité du bâti) de 2 000 à 100 000 habitants. Se trouvent ainsi pris dans le même groupe des « bourgs » à la fois des milliers de petits centres qu’on peut en effet juger trop petits pour qu’on puisse les considérer comme des villes et des espaces urbains bien plus consistants. On a du mal à qualifier de « bourgs » des villes comme Quimper, Saint-Brieuc, Vannes, Cherbourg, Arras, Boulogne-sur-Mer, Béziers, Chartres ou Bourges qui sont les communes-centres d’aires urbaines (« aires d’attraction des villes » dans le vocabulaire actuel de l’INSEE), donc des sociétés locales de plus de 150 000 habitants – typiquement ce qu’on appelle habituellement des « villes moyennes ».
25Par ailleurs, chez Cagé et Piketty, les « métropoles » sont réduites à leur commune-centre et n’ont ni banlieues, celles-ci constituant un monde à part, ni périurbain. La notion de métropole peut être polysémique, mais les chercheurs s’accordent en général pour considérer qu’une métropole associe un ou des centres et des zones suburbaines et périurbaines substancielles. C’est aussi dans cet esprit qu’ont été conçues les « Métropoles » de l’architecture politico-administratives française actuelle. Notons enfin que la réduction de la métropole à sa commune-centre est un coup de force cognitif qu’une partie du spectre politique (surtout au Rassemblement national et la droite des Républicains, parfois dans la Nupes) aime produire afin d’opposer les « bobos » des centres-villes aux habitants des « territoires ».
26Cette nomenclature fantaisiste n’est pas rédhibitoire en elle-même. Du moment qu’on se met d’accord sur les définitions, cela pose seulement le problème d’une certaine naïveté conceptuelle des auteurs en matière d’espace habité. Là où cela devient gênant, c’est que ce lexique semble leur avoir masqué l’événement le plus massif de transformation qui touche l’espace français depuis cinquante ans : la périurbanisation. Celle-ci, qu’on peut définir comme le développement d’une composante diffuse dans l’urbanisation contemporaine, est en effet un phénomène spectaculaire qui a pris son essor dans les années 1970 et qui se poursuit actuellement. Il touche plus de 40 % de la population française selon la nomenclature actuelle de l’INSEE (les « couronnes »), qui en donne peut-être une extension un peu excessive, en tout cas plus du tiers. C’est dans le périurbain que se trouvent les mouvements démographiques les plus puissants, cumulant des taux positifs de croissance naturelle et de croissance migratoire. Quant à eux, les « pôles » (communes-centres et banlieues) concernent plus de la moitié de la population. « Pôles » et « couronnes » constituent ensemble les « aires d’attraction des villes ». Les communes extérieures à ces aires représentent moins de 7 % de la population.
27Cela signifie qu’il faut impérativement périodiser l’histoire du peuplement du territoire français en deux temps bien distincts. Pendant un siècle et demi, l’espace rural, dont la domination était écrasante en 1789, s’est étiolé et a atteint à la fin du XIXe ou au début du XXe un minimum historique. Puis, à partir de 1970, le phénomène s’est inversé au point que seuls 4 % de la population résident aujourd’hui dans des communes dont le point le plus bas est récent et que, inversement, la grande majorité des habitants des « villages » (selon l’expression de Cagé et Piketty) s’inscrit dans la composante périurbaine des aires urbaines, petites ou grandes (Czertok et al., 2022). Or les auteurs voient une « stabilisation » (96-99) depuis, justement, les années 1970, comme si l’urbanisation avait marqué une pause et que l’exode rural avait simplement cessé. Cette inversion est fondamentale car, dans les sociétés rurales, la localisation ne résultait pas d’un choix individuel mais d’un « enracinement » intergénérationnel de longue durée. C’est tout l’inverse avec le périurbain : on a là des dizaines de millions de personnes qui ont choisi d’aller résider dans des lieux nouveaux pour eux et ce choix est aussi, pour beaucoup, un choix politique (choisir ses voisins, éviter l’espace public et l’exposition à l’altérité qu’il implique). Il n’est donc pas surprenant que ce choix d’un mode d’habiter corresponde à une orientation du vote, les deux actes portant une grande valeur stratégique pour les individus-citoyens concernés.
28Il s’agit d’un choix stratégique coûteux car, même si le foncier est moins cher que dans les zones centrales, être propriétaire d’une grande maison, d’un terrain et de deux véhicules n’est pas à la portée de tous. De fait, la périurbanisation est à la fois un processus massif et sélectif, avec un seuil à franchir variable selon les conjonctures et les situations. Au bout du compte, les zones périurbaines sont celles où, de loin, les taux de pauvreté sont les plus faibles, bien plus que les centres et les banlieues. Le mythe de centres-villes peuplés uniquement de bobos, que diffuse discrètement Une histoire du conflit politique, est sans fondement et même quand, dans les petites villes et les lieux les plus éloignés des villes, les taux de pauvreté y sont similaires, cela ne porte que sur une petite partie de la population et pèse donc beaucoup moins lourd. Il y a, en gros, autant de pauvres dans Paris intra-muros que dans l’ensemble des territoires hors aires urbaines alors qu’ils sont peu nombreux dans les milliers de communes des campagnes périurbaines.
29Cette bascule spectaculaire invite à distinguer deux couples : rural/urbain et ville/campagne. Au moment où Cagé et Piketty débutent leur fresque, les villes sont encore des composantes fragiles de sociétés fondamentalement rurales. À la fin du parcours, les campagnes sont devenues des figures particulières d’une société totalement urbanisée. Or, on a beau chercher, on ne trouve aucune trace dans le texte de ce mouvement majeur qui renforce l’urbanisation mais en se réalisant, pour une bonne part, grâce au succès d’un modèle rendu accessible à beaucoup par l’augmentation du niveau de vie et de la motorisation dans des espaces peu denses et fragmentés. Ces zones attractives connectées aux villes n’atteignent pas les seuils de continuité du bâti pour entrer dans les « agglomérations » telles que les définissent Cagé et Piketty dans leur approche morphologique (les « unités urbaines » de l’INSEE). Elles constituent pourtant une part forte et croissante du monde urbain. Pour mesurer cette périurbanisation, la plupart des instituts statistiques ont dû ajouter des critères nouveaux, comme la prise en compte des mobilités pendulaires. Cagé et Piketty n’ont rien vu de tout cela. Le début du chapitre 2 (84-99) est consternant : on nous présente des fluctuations un peu aléatoires, les « métropoles » montent puis descendent, les « villages » et les « bourgs » baissent puis remontent dans une surprenante désinvolture interprétative.
30Entre approximations douteuses et lacunes béantes, tous ces écarts avec une démarche d’analyse rigoureuse ne cessent d’étonner. Comment est-il possible que des chercheurs aguerris fassent preuve d’une telle cécité volontaire sur des sujets pour lesquels leurs connaissances et la littérature disponible auraient dû les éclairer ?
31Une attitude d’appui sur les données disponibles aurait conduit Cagé et Piketty à constater que, du début à la fin de leur fresque, ce n’est tout simplement plus la même société à laquelle on a affaire.
32Si l’on reparcourt l’histoire de la société politique française depuis 1789, on peut reprendre leur l’idée qu’il y a bien trois périodes. Avant, pendant et après l’emprise du mouvement ouvrier sur la gauche. Avant juin 1848 ou 1870 (on peut hésiter sur la borne initiale), la gauche, qui est avant tout « républicaine » ou « libérale », défend la république et la démocratie mais aussi une certaine idée de la justice, proche, avec modération, de la conception rawlsienne de la fairness (Rawls, [1971] 1987) : un effort spécifique doit être réalisé en direction des plus pauvres (le principe du maximin) pour aller vers plus d’égalité, sans pour autant rompre avec le principe de responsabilité vis-à-vis de la société dans son ensemble – cela dans un contexte où les moyens redistributifs sont inconsistants puisque, Cagé et Piketty nous l’ont rappelé (76), la part du PIB consacré à l’État social n’est que de 4 % en 1870, encore plus faible que durant le siècle précédent.
33Pendant, c’est le compagnonnage d’un siècle entre la gauche et le mouvement ouvrier. C’est là, ils le soulignent à juste titre, que se met peu à peu en place la bipolarisation qui résulte d’une alliance stratégique entre la gauche et le mouvement ouvrier. Cela semble une bonne opération pour les deux parties : gain d’une masse croissante et organisée de soutien pour l’une, accès à la scène politique et institutionnelle pour l’autre. L’enjeu de la désexclusion des prolétaires se combine aisément avec une demande générale de liberté, d’égalité et de solidarité.
34Cependant, l’ascendant des travaillistes, des socialistes ou des communistes sur l’ensemble de la mouvance induit deux dérives : d’une part, une inflexion corporatiste, entraînant une dissociation entre les objectifs du monde ouvrier et des horizons qui puissent être proposés à l’ensemble de la société, et cela d’autant plus que les « acquis » poussent progressivement les groupes sociaux désormais bénéficiaires de la redistribution au conservatisme ; d’autre part, dans sa version communiste, une courbure totalitaire qui conduit à l’affrontement paroxystique entre 1918 et 1945 entre les deux communautarismes, un nationalisme ethno-territorial avec le fascisme d’un côté et un classisme de l’autre. En fait, les ressemblances entre les deux totalitarismes portent notamment sur leur étatisme dans toutes leurs composantes : État social, contrôle de l’économie, despotisme et agressivité géopolitique. Curieusement, Cagé et Piketty ignorent superbement cette externalité pourtant énorme de la conflictualité politique dans la France de l’entre-deux-guerres comme s’il était hors sujet. Rappelons le titre de leur livre : Une histoire du conflit politique. Or le gouvernement du Front populaire, issu de l’Assemblée nationale élue en 1936, constitue un moment important dans le décollage de l’État-providence mais aussi un événement essentiel dans la rivalité entre les deux totalitarismes ; et c’est la même assemblée (retranchée des communistes, qui soutiennent le pacte germano-soviétique de 1939) qui vote les pleins pouvoirs à Philippe Pétain. Même si la substance s’est décalée, la bipolarisation violente entre fascisme et communisme n’aurait pas été possible sans la bipolarisation « ouvriers »/« bourgeois » engagée dans la période précédente. Chacun des totalitarismes a puisé dans le mouvement ouvrier des troupes prêtes à une violence effrénée.
35Dans la France de 1945, le Parti communiste a réussi à se placer du côté des vainqueurs et cela lui permet d’interpréter à sa façon l’envolée de l’État social issue du programme du Conseil national de la résistance : il cherche à doter la mouvance qu’il contrôle de leviers de pouvoir « crantés » qui, on s’en est aperçu assez vite, se sont révélés difficiles à inverser. Plus encore qu’en Italie, au Royaume-Uni ou en Allemagne, la bipolarisation gagnante que pilote le PCF possède une dimension géopolitique indissociable des orientations politiques internes : il est « à gauche » parce qu’il est « à l’Est », et inversement. C’est donc une victoire à la Pyrrhus qui finit par devenir défaite, chaque démaillage en entraînant un autre. De fait, alors que la chute de l’URSS aurait pu être vue par les militants communistes comme un soulagement, puisqu’un fardeau gênant leur effort de légitimation en Occident leur était retiré, ils l’ont au contraire vécu comme une catastrophe qui ruinait l’espoir d’une « vie meilleure » ; et l’accélération de leur déclin électoral leur a donné raison. Ici encore, silence total de Cagé et Piketty.
36L’après, c’est, à partir des années 1960, le succès de la désexclusion qui ouvre sur une mise en question de l’alliance entre la gauche et le mouvement ouvrier.
37Ceux qui ont réussi à entrer dans le groupe moyen (celui, majoritaire, où les arbitrages en matière de choix de vie sont à la fois possibles et nécessaires) se séparent sans rancune du monde ouvrier comme contre-société fondée sur l’entraide et l’espoir d’une mobilité ascendante. Ils ont profité du mouvement de solidarité du reste de la société, et cela les a aussi changés. Ils sont devenus des individus plus autonomes, acteurs plus puissants de leur propre existence et ne voient plus leur avenir dans une église célébrant une bonne nouvelle à venir. Ils ont souvent gardé une image négative de la migration vers la ville et surtout ils ne veulent pas être tirés vers le bas en direction de ceux, souvent étrangers, qui se situent un degré au-dessous d’eux dans la stratification sociale. Eux aussi sont donc partie prenante d’un déplacement substantiel des enjeux qui bouscule la scène politique : les demandes monétaires n’ont pas disparu, mais elles sont relativisées par d’autres, très largement inédites, qui touchent toute la société, y compris eux-mêmes : la mise en question des normes portant sur la vie humaine et la sexualité ; le choix, aux conséquences concrètes, entre l’ouverture du local au mondial en passant par l’Europe ou le retranchement à une échelle nationale unique ; la conscience écologique, qui est difficilement compatible avec les anciennes catégories. Il s’agit aussi d’un tournant éthique : le passage tout sauf évident d’injonctions surplombantes vers des valeurs autoconstruites qui, inévitablement, modifient le rapport des individus, également citoyens, à la politique.
38En conséquence, la traditionnelle division du travail entre la gauche et la droite sur les valeurs d’égalité et de liberté perd son sens car ce qui fonctionnait « en parallèle » (il fallait opter pour l’une ou l’autre) s’organise désormais « en série ». L’horizon de référence est désormais des capacités égales pour tous permettant à chacun de se construire librement (Lévy et al., 2018). On passe de Rawls à Amartya Sen ([2009] 2010).
39Dès les années 1970, Ronald Inglehart (1977) avait détecté ces changements. Ils ont commencé à être bien visibles dans la vie politique en Occident à partir de 1990. C’est ce que montre par exemple l’évolution de la participation électorale. Cagé et Piketty y consacrent une partie entière (227-342) en se perdant en route faute de comprendre que deux logiques indépendantes ont joué simultanément depuis un siècle : d’une part, l’accès des habitants de l’ensemble du territoire à la vie politique est devenue générale, désenclavant les campagnes ; d’autre part, l’émergence de l’individu-citoyen a abaissé la force de l’injonction civique à voter, a libéré les électeurs des allégeances automatiques à une orientation politique et a augmenté la volatilité du vote, dont l’abstention est devenue une figure pas plus illégitime qu’une autre.
40La configuration de l’offre a fini par changer en profondeur (Lévy, 2022b). Le curseur gauche-droite a peu à peu cédé la place à un autre système de différenciation, plutôt organisé par des gradients progressistes/conservateurs/réactionnaires/totalitaires. Dans ce nouveau système, les affichages gauche-droite deviennent orthogonaux à ce qui se joue, tant dans les imaginaires que dans les politiques publiques. Ces colorations sont plutôt des héritages plus ou moins fossilisés de clivages passés avançant sur leur erre (comme, en France, le PS, PCF, LR). Les recompositions de l’offre sont l’occasion de mises à jour. Ainsi en Allemagne le programme de l’AfD (extrême droite) et celui du mouvement populiste (Bündnis Sahra Wagenknecht) issu de Die Linke (extrême gauche) sont très proches en matière de vaccins, d’immigration ou de politique étrangère. Plus généralement en Europe, une partie de l’extrême gauche et une partie de l’extrême droite se retrouvent pour critiquer la construction européenne ou considérer la politique russe d’un œil favorable. Inversement, on peut avancer l’idée que la coalition au pouvoir depuis 2021 en Allemagne peut être définie comme « progressiste » au même titre que le parti D66 aux Pays-Bas ou la mouvance créée par Emmanuel Macron en France.
41Cette chronologie alternative conduit à revoir la perspective de Cagé et Piketty : le retour à la bipolarisation qu’ils appellent de leurs vœux correspond à un moment exceptionnel de l’histoire politique non exempt de zones d’ombre sinistres qui appellent à la vigilance. Le « contraire » de cette période n’est pas une « tripartition » mais, surtout dans l’après-bipolarisation, une diversification sans cesse renouvelée de l’offre politique, qui, malgré ses imperfections, répond bon gré mal gré à la demande, elle aussi très diverse, des citoyens. L’interface entre la société et sa dimension politique ne peut donc pas, même de manière approximative, être réduite à une simple duplication d’un conflit éternel entre deux groupes inamovibles. Le politique n’est ni le décalque, ni même la simple traduction d’autre chose. Exprimant la composante « totalité » du monde social, le politique exprime la capacité des acteurs sociaux à transposer de manière inventive la défense de ce qu’ils estiment être leurs intérêts, souvent contradictoires entre eux, en un projet de gouvernement proposé à la légitimation de tous. Il n’est donc pas surprenant que les clivages sociologiques sous-jacents soient de plus en plus malaisés à décrypter.
- 2 Les gradients d’urbanités unifiés utilisés ici sont au nombre de huit, ce qui permet une comparaiso (...)
42Ainsi au second tour de la présidentielle de 2022, sur la base des résultats exhaustifs et d’une étude post-électorale par sondage (Ipsos-Stéria, 2022) sur les suffrages exprimés, les catégories les plus clivées par le choix entre Emmanuel Macron et Marine Le Pen ont été, par ordre décroissant, la résidence dans le gradient d’urbanité 12 ([résultat électoral] 85 % contre 15 %), le fait de se déclarer insatisfait de sa vie ([sondage post-électoral] 21/79), être cadre ou profession intellectuelle supérieure ([sondage post-électoral] 77/23), la résidence dans le gradient d’urbanité 2 ([résultat électoral] 74-26), à égalité avec la possession d’un diplôme ≥bac +3 ([sondage post-électoral] 74/26), la tranche d’âge >70 ans ([sondage post-électoral] 71/29), la tranche de revenus >3 000 € ([sondage post-électoral] 65/35) et le gradient d’urbanité 3 ([résultat électoral] 63-37). Il y a bien sûr des intersections entre ces différents groupes mais attention aux simplifications : il n’y a que 30 % de cadres dans la population électorale de Paris intra-muros (gradient 1) et, par ailleurs, le vote des ouvriers (33/67) et des employés (43/57) est moins clivant que celui des cadres.
43Prendre le politique au sérieux implique de plus en plus de renoncer aux réductionnismes et de le traiter comme une production sociale autonome.
44Or le postulat selon lequel la bipartition des intérêts devrait logiquement se traduire par une bipolarisation des mouvements politiques et qui constitue le fil conducteur de l’ouvrage repose sur l’idée que le conflit de classe est resté égal à lui-même du début à la fin de la période. Entre les bourgeois et les prolétaires, il n’y aurait presque personne, comme on pouvait le dire, dans une approximation acceptable jusqu’au milieu du XIXe siècle quand l’univers du travail manuel exclu du bien-être concernait 90% de la population active. Cette dissonance cognitive est déconcertante : de quel monde nous parle-t-on vraiment dans ce livre ?
45Un point se trouve au centre de l’attention des auteurs. Les différences de vote entre les villes et les campagnes (et notamment, ce qui les chagrine, entre les « pauvres » de ces deux types d’espace) sont incontestables depuis le début mais reposent, disent-ils, sur des malentendus ou des conflits mineurs. Détaillant les conflits de la Révolution et du XIXe siècle, ils reprochent aux républicains puis aux socialistes d’avoir déçu les paysans en n’écoutant pas leurs demandes (voir notamment 389-390) et, plus généralement de n’avoir pas perçu l’importance de la question foncière. Et, dans le même chapitre 8 qui court jusqu’à aujourd’hui, nous voici projetés dans ce « monde rural », dont nous avons vu toute la bizarrerie statistique, qui se sent toujours « abandonné » par les urbains, comme s’il s’agissait des mêmes enjeux et des mêmes groupes sociaux. De nombreux passages abordent ce sujet sans qu’on sache toujours si les auteurs accréditent ou non ces « ressentis » et ces « colères ». Ils auraient pu citer un rapport de la Cour des comptes (2019) qui démontre que, dans tous les domaines, les zones à faible densité reçoivent davantage de soutien public par habitant que les autres. Ils auraient pu lire les rapports parlementaires successifs (Cornut-Gentille et al., 2018 ; Decodts et Peu, 2023) qui montrent que, en matière de services publics, la Seine-Saint-Denis coûte moins cher au contribuable que la moyenne des autres départements malgré ses records en matière de pauvreté, d’échec scolaire, de trafics, de violence et de délinquance. Ils auraient pu évoquer les travaux qui montrent qu’il y a moins d’élèves par classe dans les campagnes à tous les niveaux – cela d’autant moins qu’elles sont peu denses (Demay et Jouvenceau, 2023) – et que l’éloignement des villes n’a aucun impact sur les taux de réussite au Brevet et au Baccalauréat (Lévy et al., 2021).
46Cagé et Piketty ne s’aventurent pourtant pas sur ce terrain car cela les gênerait pour prouver l’existence de cette nouvelle classe pauvre dont les points communs objectifs (la « classe en soi » de Marx) préfigurerait une « classe pour soi » unifiée et politisée (Marx, 1847). Leur appel à l’unité court sur de nombreuses pages mais reste incantatoire. En outre, si la justice spatiale (les « inégalités » ou la « fracture territoriale » sont des expressions souvent reprises par les auteurs) constitue un enjeu majeur, elle doit être décrite en profondeur et dotée d’indicateurs pertinents.
47Ce flou a en fait un sens : selon Cagé et Piketty, il y a bien quelque chose, un manque d’écoute et de solidarité contestable, mais cela reste secondaire car à quelques nuances près les pauvres ont toutes les raisons de s’unir contre les riches et rien n’a vraiment changé à cet égard depuis 1789. Dans un des passages les plus militants du livre (745-749), les auteurs appellent à « ne pas reproduire les erreurs du passé », ce qui se justifie par le fait que les campagnes sont, pour l’essentiel, les mêmes qu’hier. Un minimum de bon sens devrait réveiller les auteurs : il y avait 70 % de paysans à la fin du xviiie siècle et près des deux tiers au milieu du XIXe. Ils sont aujourd’hui, salariés agricoles compris, moins de 2 % des actifs. Les campagnes sont désormais très majoritairement peuplées de périurbains qui n’ont rien de rural mais étudient, travaillent, échangent, se cultivent, se distraient et se projettent dans une société totalement urbaine. Ce n’est tout simplement plus la même chose. Qu’à cela ne tienne ! Les « villages » et les « bourgs » de Cagé et de Piketty n’ont, eux, pas bougé d’un poil et répondent présents pour poursuivre une lutte des classes éternelle.
48Nous avons notre réponse à la question posée plus tôt : le recours à l’espace est-il pour Cagé et Piketty un moyen d’établir un contact plus précis avec une dynamique sociale que la vulgate marxiste permet de moins en moins de prendre en compte ? Non, c’est le contraire. Les données localisées donnent la caution de la data à la naturalisation d’un social dont les enjeux ont été congelés. L’espace tel qu’il est (mal)traité a pour mission de soutenir une démarche argumentative fondée sur la fixité. Les auteurs sont des défenseurs de l’idée d’une histoire immobile, autrement dit des historiens négateurs d’historicité. C’est d’autant plus frappant que, comme on l’a vu, ils ont aussi fourni en quelques graphiques convaincants et, avec un certain panache, les preuves de leur erreur. Mais ces points de repère opèrent comme des poids morts car ils ne sont pratiquement pas utilisés dans le corps des raisonnements. Et c’est au contraire la géographie qui sert à étayer la thèse selon laquelle, fondamentalement, c’est toujours le combat des mêmes contre les mêmes auquel on assiste.
49Dans tout leur ouvrage ainsi que dans leurs autres productions, Cagé et Piketty se réfèrent de manière constante quoique le plus souvent implicite au vocabulaire et aux idées du marxisme. Ils partagent cette attitude avec l’essentiel de la mouvance actuelle du néostructuralisme qui ajoute les « structures » de la race et du genre à celle de la classe, de la langue et de la « culture » qui dominaient dans les années 1960-1970. Ce qu’on peut reprocher aux auteurs d’Une histoire du conflit politique n’est pas de s’appuyer sur la tradition marxiste mais de faire comme si cela allait de soi, ce qui leur évite d’expliciter ou de démontrer leurs énoncés.
50Ils auraient pu montrer, faits à l’appui, en quoi la définition de ce que Karl Marx, Friedrich Engels et Lénine appelaient « capitalisme » se retrouve difficilement dans la société française de 2024. Tout au contraire, ils ne discutent même pas cette question et ne cessent d’utiliser le mot « bourgeois » sans jamais le définir. Dans le livre, ce terme semble synonyme de « classes supérieures », une expression qui n’est pas non plus définie. Le pitch du livre est la question « Le vote Marcon (ou Ensemble) est-il le plus bourgeois de l’histoire ? » (19 ; 724-728). Réponse : « … il rassemble un électorat beaucoup plus favorisé que la moyenne … par comparaison aux périodes historiques précédentes ». Au-delà des faiblesses de la démonstration factuelle (seul le 10e décile se détache et, une fois encore, sur la base d’inférences fondées sur des moyennes communales), le vrai problème porte sur l’absence de tout modèle théorique qui se réfère au marxisme alors que les auteurs en reprennent les termes. L’idée de base de Karl Marx était que les bourgeois possèdent les moyens de production et que les prolétaires en sont privés, ce qui engendrait un système d’exploitation. Rien de cela chez nos auteurs : si l’on suit l’ensemble du raisonnement portant sur la période 2010-2022, on comprend qu’un bourgeois est quelqu’un qui a des revenus supérieurs à la moyenne ; Emmanuel Macron est le président le plus « bourgeois » parce qu’il a fait mieux que sa moyenne nationale dans les 3 500 communes (1er décile) où le revenu moyen est le plus élevé. Au second tour de 2022, il fait un score de 0,9 (0,8 au premier tour) de sa moyenne nationale dans le décile 1 et de 1,18 (1,38 au premier tour) dans le décile 10. On a gardé le mot « bourgeois » mais on a perdu le capitalisme en route.
51Rappelons que, pour Marx, l’essentiel est la propriété des « moyens de production » et que, à l’époque où il écrivait, les « exploités », ceux qui devaient pour survivre travailler au profit de la « bourgeoisie », propriétaire de ce capital, vivaient dans la misère, n’avaient pas accès aux produits de consommation autre que la nourriture, ne bénéficiaient d’aucune solidarité institutionnelle du reste de la société et n’avaient logiquement « à perdre que leurs chaînes ». Les mutations qui ont eu lieu depuis le début du XXe siècle ont du mal à trouver une place dans la matrice marxiste et c’est d’abord cela, cette expérience historique radicale, plus encore que la faillite des États qui s’en réclamaient, qui explique le déclin du marxisme. On pourrait ajouter quelques graphiques aisés à construire sur le temps libre, l’éducation, la santé, le tourisme pour mesurer à quel point ces transformations sont révolutionnaires.
52Tout en indiquant ces changements, Cagé et Piketty ne renoncent nullement à l’ancienne matrice. Ils la considèrent comme allant de soi, sans qu’il soit besoin de justifier sa validité aujourd’hui. Ainsi, ils reprennent sans discussion la notion de « classe », conçue par Marx comme une communauté, c’est-à-dire un groupe non choisi, irréversible et transmissible quasi mécaniquement d’une génération à l’autre (ce qui a en effet été le cas pour le monde paysan pendant des siècles et pour le monde ouvrier jusqu’aux années 1950), alors que le seul graphique 2.19 (130) prouve sans conteste que, en quelques décennies, la mobilité d’un groupe social à un autre a été spectaculaire. Nous vivons dans des sociétés d’individus (Elias, [1987] 1991) et les communautés se sont soit dissoutes, soit atténuées en corporatismes. C’est pourquoi le système des plans de conflits développé par Stein Rokkan et Seymour Martin Lipset (Lipset et Rokkan, 1967 ; Rokkan, 1970) que Cagé et Piketty citent synthétise des oppositions typiques des jeunes démocraties de la première moitié du XXe siècle, lorsque les alignements communautaires (notamment ethnolinguistiques, territoriaux, religieux ou de classe) restaient centraux dans les choix électoraux.
53Par-delà ces énoncés, on peut reconnaître aux auteurs qu’ils ont retenu du marxisme un intérêt pour les approches transdisciplinaires du social. Cependant, on les voit brouillés, au moins autant que Marx, avec l’historicité et la géographicité du monde. Ainsi, la théorie de l’histoire que développaient Marx et Engels avait pour cœur la contradiction entre « forces productives » et « rapports de production ». Dans leurs travaux historiques (Marx et Engels, 1846 ; Marx, 1859), ils défendaient l’idée que les forces productives finissaient par être entravées par les rapports de classe et qu’une révolution était nécessaire pour donner un nouveau souffle à la dynamique de la société. Cela s’appliquait aux « modes de production » esclavagistes et féodaux mais le capitalisme constituait un cas particulier.
54Ainsi, par exemple, la bourgeoisie, classe émergente sous le féodalisme, avait déjà développé une bonne part les nouvelles forces productives avant même la révolution bourgeoise. Il n’y avait plus eu qu’à renverser les superstructures politico-juridiques pour finir le travail. En revanche, le capitalisme, d’après Marx et Engels, ne permettait pas cette imbrication. Cet appendice était nécessaire pour étayer l’autre dimension du marxisme, la création d’un parti révolutionnaire. Face aux concurrents pour l’hégémonie au sein du mouvement ouvrier naissant, les marxistes cherchaient à montrer qu’il n’était pas possible d’améliorer le capitalisme ou de le transformer progressivement en autre chose. Il fallait en finir d’un seul coup, ce qui excluait tout « réformisme » qui ne serait qu’illusion. C’est le sens du Manifeste (Marx et Engels, 1848) qui affirme la nécessité de briser toutes les structures sociales existantes et d’imposer une (provisoire) « dictature du prolétariat ». L’idée déjà présente dans ce texte et que Lénine explicite quelques décennies plus tard est que, si on laisse les citoyens décider démocratiquement, la révolution n’aura pas lieu et qu’il faut créer une force extérieure à la société elle-même pour réussir ce changement. C’est là la base théorique du totalitarisme mais, ce qui est intéressant ici, c’est l’antinomie interne au projet marxiste : d’un côté, une remise de l’Histoire en ordre de marche en supprimant les entraves au développement de la société engendrées par l’exploitation capitaliste ; et de l’autre l’impossibilité d’aller de l’avant sans la destruction massive de tout ce qui gêne, y compris la société elle-même.
55Les néo-marxistes ont abandonné l’idée de forces productives et, en conséquence, ont rompu la connexion tant avec l’utopie communiste qu’avec le projet émancipateur des Lumières. Ils ont adopté l’approche de l’économie néo-classique en ne se souciant plus de la production de valeur par le travail, quel que soit son mode de calcul, mais uniquement de sa répartition. Ils brossent un paysage sombre où tout va de plus en plus mal et où la révolution est chaque jour plus improbable alors même que, si l’on se reporte à la description par Marx et Engels des avantages que les prolétaires obtiendraient en renversant le capitalisme, pratiquement tous ont été obtenus. Ce qui reste, c’est le désir mimétique de prendre aux « bourgeois », c’est-à-dire à tous ceux qui ont plus, que cela se mesure en décile, en centile ou en millile. Cet imaginaire n’est peint en rouge que par une posture caritative généralisée qui rappelle les idées de Thomas Müntzer pendant la Guerre des paysans (1524-1526), qui ne faisait que radicaliser une idée fortement présente dans une partie de l’Église catholique médiévale : le but n’est pas de lutter contre la pauvreté, qui est perçue comme indépassable, mais seulement de s’en prendre aux riches. En pratique, pas question de conjuguer justice et développement, mais seulement d’établir une répartition égalitaire inconditionnelle des ressources monétaires. Dans l’ouvrage de Cagé et Piketty le marxisme est réduit à des lunettes polarisantes qui rendent invisibles tout ce qui sort d’un cadre défini a priori, protégé ainsi de toute perturbation empirique.
56En somme, dans Une histoire du conflit politique et plus généralement dans la mouvance néomarxiste actuelle il ne s’agit ni d’un enrichissement ni d’un dépassement de la pensée de Marx mais d’un rabougrissement. Le triptyque de l’histoire, de la géographie et du politique est vidé de sa substance et de son pouvoir cognitif potentiel par l’association entre un manque de rigueur analytique, des choix théoriques incohérents et un dogmatisme idéologique. La dynamique de la société française est réduite à peu de chose, car, on le comprend assez vite, ce qui intéresse les auteurs et ce à quoi ils aboutissent, c’est le projet de revenir à l’âge d’or du « classe contre classe » pour permettre un nouvel épaississement de l’État-providence redistributif – et au fond rien de plus. Tout ça pour ça ? Marx avait par avance indiqué ce que serait la destinée de son propre apport intellectuel : « Hegel remarque quelque part que tous les grands événements, toutes les grandes figures historiques se produisent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois c’est une tragédie, la seconde fois une farce. » (Marx, [1852] 1900 , 191)
57Le titre du livre d’Hervé Le Bras est en partie trompeur. Il laisse penser, en se référant explicitement au titre de l’ouvrage de Siegfried, Tableau politique de la France de l’Ouest sous la Troisième République (1913) qu’il s’agit d’un « précis » systématique et chronologique des courants politiques français depuis 1789. C’est en fait une discussion sur les processus par lesquels une situation ancienne et qui semble révolue reste lisible dans les réalités contemporaines. Face au mystère d’un passé qui est passé mais qui reste présent, Le Bras répond par une modélisation simple, organisée en trois temps : (1) un événement aléatoire se produit dans un contexte qui contient, en arrière-plan, un « terrain » favorable, c’est-à-dire des traces encore vives d’opinions ou de pratiques typiques d’une autre époque, que l’événement va réactiver ; (2) cela permettra aux idées qui caractérisent l’événement initial de se propager, sur place et ailleurs ; (3) enfin, cet événement devenu mouvement se trouvera intégré dans la démarche d’une entreprise politique ancienne ou nouvelle.
58L’auteur récuse toute mécanique abstraite : si ce passé reste présent, c’est à cause de « mille petites traditions de la vie quotidienne » (324) qui se sont éventuellement décalées en douceur par rapport aux pratiques initiales sans perdre complètement leur signification. Ainsi, les ménages trigénérationnels (« complexes ») sont devenus très rares mais il en reste quelque chose dans la vie sociale comme l’idée d’un collectif, uni par un lien communautaire, qui se pense maître d’un territoire et le défend âprement face au reste de la société. On est loin des « zombies » chimériques d’Emmanuel Todd (2015) – avec qui Le Bras a parfois travaillé –, qui relèvent plus de la pensée magique que de l’anthropologie. Dans leur ouvrage commun, L’invention de la France (1981), on pouvait trouver quelques ambiguïtés : des situations du passé se déplaçaient dans le temps avec armes et bagages au point de laisser penser que les changements n’étaient qu’apparence et que les « structures » étaient toujours là, et là pour rester. Dès Les trois France (1986), Le Bras a pris congé d’un « culturalisme » anti-historique en montrant, avec l’exemple des pratiques concrètes de contrôle de la fécondité par les églises locales, comment la fidélité apparente à des principes supposés intangibles produit toujours aussi de l’innovation et de la différenciation.
59Dans son Tableau historique, Le Bras poursuit son programme de recherche en allant au plus près des processus concrets qui relient passés et présent. Il construit un modèle et il cherche à le vérifier dans des études de cas. Le Bras considère ce triptyque événement-propagation-intégration comme rare : il peut fort bien se trouver que l’un des éléments manque à l’appel et que l’événement ne débouche sur rien qui soit puissant et stable. La démarche du livre consiste, en douze chapitres (2-13), dans l’esprit de l’expérimentation, à interroger la pertinence du modèle. On peut classer les cas ainsi : là où ça marche, là où ça ne marche pas, là où ça se complique.
60Les Bonnets rouges incarnent le processus emblématique, sans doute celui qui a donné à Le Bras l’idée de son modèle. Le mouvement de défense « breton » déclenché par la révolte contre l’écotaxe en 2013 a pour centre de gravité Carhaix-Plouguer et rayonne dans le Poher et le Trégor. Cette petite région a dernière elle une longue histoire de dissidence qui s’est manifestée pendant la Révolution et même avant. L’explication combine les spécificités des systèmes agraires, la relation au pouvoir royal et au clergé, la Résistance contre les nazis et la demande d’autonomie pour la Bretagne. Le Bras propose un chaînage causal en onze séquences dont la première remonte au moins au xviie siècle et la dernière se situe en 2014, avec le succès électoral du leader des Bonnets rouges qui tendent ainsi la main aux Bonnets rouges de 1675. Un test comparatif permet à Le Bras d’identifier des causes tout aussi multidimensionnelles inverses là où le mouvement de 2013 a moins pris. Enfin, il montre comment l’événement « Écotaxe » se trouve inclus dans une série de processus de réactivation permanente dans lesquels l’espace concerné est imbriqué dans d’autres espaces pertinents, régionaux ou nationaux.
61La percée de Chasse, pêche nature et traditions (aujourd’hui Mouvement de la ruralité) est spectaculaire sur le plan électoral (près de 7 % à l’échelle nationale et 27 % dans la Somme aux Européennes de 1999, plus de 4 % pour son leader à la Présidentielle de 2002). Il y a l’événement déclencheur (un rapport de 1999 qui traite de la mise en conformité de la France avec la directive européenne Oiseaux de 1979), une propagation dans plusieurs régions et, assez rapidement, une double incorporation : une fusion institutionnelle avec l’UMP-LR et une osmose progressive, en tout cas dans la Somme, avec l’électorat en croissance du Front national.
62Le Bras regrette que, dans ses analyses, Siegfried mobilise parfois l’absurde notion de « race », mais reconnaît l’utilité de celle de « tempérament » qui s’applique bien au catholicisme.
63L’événement fondateur est ici la réception spatialement différenciée de la Constitution civile du clergé de 1790. Une empoignade farouche s’ensuit entre « jureurs » et « réfractaires » et Le Bras montre aisément la reproduction sur la longue durée du découpage géographique apparu pendant la Révolution. À la fois cause et conséquence de cet événement initial, ce clivage est systémique : il concerne l’Église catholique, la religion, l’école, la famille et donc la politique. De multiples rejeux en font un principe de découpage régional au moins jusqu’aux années 1980.
64L’implantation communiste obéit à une logique comparable car certains des clivages qu’elle exploite sont aussi bien plus anciens que le Congrès de Tours. Les statuts d’exploitation des terres sous l’Ancien Régime, les conflits de la Révolution, l’héritage républicain, l’implantation du mouvement ouvrier, la gestion municipale et la Seconde guerre mondiale jouent leur rôle de manière ni mécanique ni simplement cumulative. La gestion de l’extinction progressive de ces bastions donne lieu à une nouvelle différenciation géographique dont la « peau de léopard » du Parti communiste actuel est la résultante instable.
65La situation qui se met en place pendant et après la Révolution – avec les républicains et les royalistes, les métayers et les propriétaires-exploitants ou les diverses structures familiales – donne une superposition dont les transpositions électorales sont, dès le départ, complexes. Ce mille-feuille est bientôt enrichi de nouvelles strates comme celle de la Deuxième Guerre mondiale, d’où surgit une nouvelle géographie, celle du face-à-face entre gaullistes et communistes, en même temps que les anciennes logiques communautaires s’affaiblissent. Cela devient un baklava fluent, où il est désormais impossible d’identifier les couches initiales. On doit alors reconnaître que, pour comprendre les votes à partir des années 1980, les repères anciens, avec leurs événements fondateurs et leurs évolutions lentes, ne sont plus d’un grand secours.
66Dès lors que les « stocks » catholiques et communistes ont fini par fondre, les régions où ils étaient déterminants retrouvent leur « liberté de vote » et toutes les recompositions politico-spatiales deviennent possibles. Dans les années 1980, l’Ouest catholique se déplace vers le centre-gauche, mais ce n’est qu’une première étape et désormais des villes comme Nantes et Rennes ont une scène politique ouverte, nourrie notamment de leurs nombreux étudiants et jeunes actifs donnant en partie le ton sur leurs environs. De même, il n’est pas si facile de prévoir dans quelle escarcelle politique tombent les communes qui sortent de la « Ceinture rouge ». Les mobilités et les transformations dans le sens d’un assèchement de l’électorat ouvrier (avec davantage d’étrangers et d’abstentionnistes) créent des ghettos en crise permanente tandis qu’une nouvelle attractivité des banlieues proches des centres augmente la mixité par l’apport d’électeurs du groupe moyen. Les vieilles traditions régionales sont bousculées et l’échelle pertinente devient l’archipel des aires urbaines (Andrieu et Lévy, 2007) plus que l’ancienne mosaïque des provinces.
67Le Bras montre de manière convaincante que le second tour de la Présidentielle de 2022 est, en un sens, contenu dans le premier. En effet, les électeurs sont d’autant plus nombreux à choisir l’un des candidats de « deuxième choix » pour l’un ou l’autre des finalistes que celui-ci a réalisé un bon score au premier tour. La prédiction repose donc sur l’analyse des proximités politiques entre les candidats éliminés et ceux qui restent en lice. L’« événement » du second tour est donc le premier tour, et tout s’organise à l’intérieur de la scène électorale, sans qu’il soit besoin d’aller chercher des explications au dehors.
68Les trois chapitres (111-186) consacrés, « à la loupe », à la montée en puissance du parti de Jean-Marie puis de Marine Le Pen depuis 1984 permettent de prendre la mesure des bifurcations, tant dans les discours que dans l’électorat, qui caractérisent l’histoire relativement courte de ce mouvement.
69Le récit ménage quelques surprises. D’abord, il n’est pas facile d’expliquer l’irruption du Front national en 1984 (11 % aux Européennes après un bon score à l’élection municipale de Dreux en 1983) alors qu’il avait fait 0,2 % à la Présidentielle de 1974. Le Bras cherche, mais il ne trouve pas d’événements identifiables, si ce n’est indirects et diffus, comme l’affaissement de la gauche et la radicalisation de la droite. Une autre complication provient du fait que l’électorat du FN/RN a changé de manière significative à partir de 1995. On peut ne pas s’en apercevoir si l’on regarde de trop loin des cartes successives à maille départementale : les zones de force du nord-est, du sud-est et de la vallée de la Garonne étaient déjà présentes en 1984. Cependant, à partir des Législatives de 1997 et surtout de la Présidentielle de 2002, c’est un électorat plus ouvrier, notamment dans les bassins industriels en crise, et surtout massivement périurbain qui prend le relais alors que les soutiens précédents sont fragilisés : les centres des grandes villes et dans une moindre mesure les banlieues ouvrières deviennent un repoussoir pour le parti de Jean-Marie comme ensuite pour celui de Marine Le Pen. Le discours lui aussi a un peu changé, devenant un populisme attrape-tout qui cherche en priorité à épouser les états d’âme des « perdants ». Au total, il n’est pas facile de définir une trajectoire claire quand tous les éléments qui permettent de la tracer sont mouvants.
70Le Bras ne le cache pas, le mouvement des Gilets jaunes est tout à la fois l’idéal-type et le contre-exemple de son modèle. L’événement déclenchant est incontestable : les taxes écologiques sur le carburant venant après la limitation à 80 km/h sur les routes. La propagation rapide à partir de quelques points initiaux, qui fait penser à la Grande Peur de 1789, est quasi immédiate (les réseaux sociaux sont plus rapides que les chevaux), au point que la carte des ronds-points occupés est d’emblée assez homogène : c’est en gros, partout en France, celle des points de contact entre les zones périurbaines et les agglomérations qu’elles entourent.
71Voilà une carte qui ne rappelle rien à Le Bras, et c’est logique : non seulement elle ne renvoie pas à des découpages territoriaux connus, mais elle est surtout d’une autre nature. Elle dessine à sa manière un nouveau mode d’habiter, à la fois urbain et diffus, qui s’est massivement mis en place à partir des années 1970. Enfin, le mouvement lui-même s’est construit de manière à éviter tant sa récupération par les partis existants que la création d’une organisation nouvelle. En conséquence, il n’est pas facile de suivre pas à pas la destinée des Gilets jaunes. Leur idéologie, la plainte d’un « abandon » des « territoires » par les « métropoles » existait avant eux dans différents partis et dans les médias et a continué à prospérer ensuite. On a donc du mal à évaluer le poids spécifique de ce mouvement dans les résultats des élections postérieures.
72Le classement qui précède n’est pas exactement celui que propose Le Bras qui considère que dans l’ensemble son modèle se trouve validé, quoiqu’avec des nuances plus ou moins marquées. On peut au contraire considérer que ces « nuances » conduisent, au moins pour une part, à des réserves additionnelles à celles qu’il pose lui-même quant à la pertinence du modèle. L’absence d’événement fondateur bien identifié, n’est pas, on peut en être d’accord avec l’auteur, une faiblesse rédhibitoire. Par ailleurs, la « transformation de l’essai », c’est-à-dire l’intégration de l’événement dans un mouvement institué, peut faire débat car elle n’est pas toujours facile à mesurer. Ainsi, les Bonnets rouges et Chasse, pêche, nature et traditions ont eu une trajectoire courte et ressemblent à certains égards aux Gilets jaunes. Au-delà, peut-on vraiment mettre sur le même plan une réalité dont la dynamique court sur près de deux mille ans comme le christianisme et des événements qui frappent sur le moment mais tendent rapidement à se transformer en « écume » historique non parce qu’ils ont raté leur transformation en entreprises politiques généralistes mais parce qu’ils n’étaient pas en phase avec les « lames de fond » des dynamiques historiques. On peut dès lors avoir le sentiment que la réunion de ces différentes études sous un chapeau commun est très stimulante mais conserve une part d’artifice.
73Il n’en reste pas moins que les problèmes posés par ces différents « passés présents » donnent à réfléchir.
74On serait tenté, dans l’ensemble, de reprocher à Le Bras de surestimer le « poids du passé », c’est-à-dire la ressemblance entre processus anciens et actuels. La recherche d’invariants a été son entrée en matière dans l’étude des configurations spatiales et il a été tenté par une science générale des formes (Le Bras, 2000) inspirée par les travaux de Johann Wolfgang von Goethe, d’Arcy W. Thompson et Jean Petitot, tangente au structuralisme et se situant aux confins des mathématiques et de la métaphysique. Cependant, Le Bras a en fin de compte pris ses distances avec cette fascination épistémologique et a privilégié dans son travail la recherche d’une tension productive solide entre empirie et théorie. Dans ce livre comme dans les précédents il a l’honnêteté de reconnaître l’ampleur des changements qui rendent souvent périlleuses des comparaisons terme à terme à distance historique trop grande.
75Il s’agit ici davantage de « topologie » que de « topographie » historique : les choses ont pu bouger très lentement ; et soudain, sans crier gare, le paysage mute, au point qu’on n’y reconnaît plus rien. C’est sur ce principe que la notion de révolution a été construite dans l’historiographie des XIXe et XXe siècles, mais on peut l’appliquer aussi à des phénomènes moins globaux. Sur les sujets liés à l’émergence de l’individu, en particulier dans la maîtrise de son propre corps, les dernières décennies sont marquées par une extraordinaire accélération qui fait vieillir les continuismes qui pouvaient encore offrir de bonnes approximations jusqu’aux années 1960.
76Plus généralement, cet ouvrage s’inscrit dans une conception sophistiquée de la « translation » historique qu’on peut nommer transformission (Dulac, 2022). Ce néologisme exprime le constat qu’une réalité quelconque, matérielle ou idéelle, ne peut pas rester intacte en se déplaçant dans le temps. Les notions de « traces », voire d’« indices », du passé qui serait détectables dans le présent deviennent elles-mêmes discutables (Morsel, 2016). Le cas où il serait possible de défendre l’idée que, jusqu’à un certain point, les périurbains de la vallée de la Somme d’aujourd’hui ont un attachement à la chasse qui serait similaire à celui des paysans misérables de l’Ancien Régime vivant dans la même zone doit plutôt être vu comme l’exception qui confirme la règle, passant par la réinvention dans les imaginaires d’une continuité qui n’est pas celles des pratiques. Ces ressemblances partielles ne doivent pas cacher des différences profondes. De cela, on prend conscience en entrant dans le détail. De loin, on peut surestimer les proximités entre réalités temporellement disjointes. Découper chaque séquence en sous-séquences permet d’échapper plus facilement à ces illusions d’optiques. Et c’est justement ce à quoi s’emploie Le Bras.
77Une des originalités du versant géographique des travaux de Le Bras (on y trouve aussi de nombreux centres d’intérêt à dominante démographique) consiste dans la place éminente qu’il attribue aux cartes. Il ne procède pas à des enquêtes de terrain au sens habituel du terme ; il utilise systématiquement des cartes à thématiques variées portant sur le même espace, et c’est leur superposition qui pose des questions ou suggère des réponses.
78Dans l’introduction, il réfléchit à la polysémie du mot « tableau » : peinture, lignes et colonnes de chiffres, synthèse de connaissances appartenant à des registres divers. Il considère que tout cela fait partie d’une « iconologie » (issue de langages à réception synchronique, contrairement au langage verbal) dont la valeur ajoutée consiste en la « mise en évidence » (16) de liens entre des situations qui semblent très éloignées les unes des autres.
79Comment cela se passe-t-il ? Le Bras se reconnaît une inspiration dans le travail d’Aby Warburg, et c’est une très bonne idée. Le projet de l’Atlas Mnémosyne (Warburg, [1921-1929] 2012) consistait à créer les conditions d’un rapprochement visuel d’objets que tout, au départ, séparait. Cela lui a permis de faire des découvertes qui ont permis d’abattre une partie des cloisons de l’histoire des arts. Le Bras fait de même lorsqu’il se laisse déranger par des ressemblances inattendues qu’il cherche alors à expliquer. Dans un projet de recherche, l’histoire de la cartographie a ainsi été traitée comme un vaste corpus « mnémosyne » avec pour objectif de sortir du culturalisme et de dégager des horizons pour l’innovation (Chavinier et al., 2015).
80Toutefois, l’extraordinaire ressource qu’apporte le « voyage » cognitif grâce au véhicule cartographique peut aussi comporter des fausses pistes provenant de l’effet illusoire de réalité induit par les fonds de carte. Il est facile de présenter une carte comme celle de la « France au Paléolithique » qui, sous couvert de repères, laisse penser qu’il y aurait une substance sociale commune entre la France contemporaine et l’espace du Paléolithique qu’on pourrait, sans problème, délimiter par les frontières actuelles de la France. L’approche géohistorique (Dulac, 2022), qui ne dissocie jamais espace, temps et autres « substances » sociales doit s’appliquer systématiquement, même quand les durées sont limitées.
81À cet égard, Le Bras n’apparaît pas totalement immunisé contre les risques de naturalisation que la « méthode cartographique » peut induire dans l’analyse des dynamiques historiques. Pour reprendre son vocabulaire, il oublie parfois que les « milieux » ont tellement changé que le « terrain » lui-même s’est déchiré ou a tout bonnement disparu. Autrement dit, quand le fond de carte n’est plus en phase avec les environnements de toute nature qu’il est censé résumer, il cesse d’être un référentiel pertinent et, au lieu de favoriser les comparaisons, crée des effets trompeurs. Ainsi, l’usage très général que Le Bras fait du maillage départemental peut lui jouer des tours : en 1789, les départements étaient de grands territoires comparables aux régions actuelles. Aujourd’hui, non seulement ils se sont rapetissés en même temps que les vitesses augmentaient, mais ils ont perdu toute cohérence. Une aire urbaine, celle de Paris, concerne une quinzaine de départements, celle de Lyon cinq, plusieurs autres correspondent à un département tout entier, d’autres encore à une partie d’un département. Par sa taille souvent proche des sociétés locales urbaines actuelles, le département pose plus de problèmes qu’il n’en résout dans la quête d’une carte de référence permettant de situer les dynamiques politiques. Pour pallier cette difficulté, Le Bras doit se livrer à quelques contorsions iconiques consistant par exemple à exclure certains départements de ses cartes ou à ajouter des cartouches pour éviter les confusions. Pourquoi ne pas choisir systématiquement une maille suffisamment fine, comme celle des communes pour créer des conditions de comparabilité plus rigoureuses ? L’ouvrage de Cagé et Piketty montre que cette finesse descriptive est désormais à la portée des chercheurs.
82Le Bras, Cagé et Piketty ont en commun un intérêt pour le dépassement des frontières disciplinaires au sein des sciences sociales. Ils se retrouvent pour valoriser une traversée du monde social par l’espace. Venant de l’anthropologie et de la démographie pour l’un, de l’économie pour les deux autres, ils ressentent le besoin d’utiliser la dimension spatiale pour réorganiser l’information sur le politique et la rendre intelligible. Leurs intuitions se révèlent productives. Quoi qu’on puisse penser de leurs travaux respectifs, ceux-ci montrent que, à toutes les époques sans doute mais tout spécialement dans le monde contemporain, la puissance explicative de l’espace du politique est impressionnante. Hervé Le Bras est au départ démographe, Julia Cagé et Thomas Piketty sont économistes. Leur intérêt pour la dimension spatiale du monde social est pourtant sans équivoque. Sans doute pas parce que la géographie porterait une immanente valeur « synthétique », mais plutôt parce que, dans le dialogue entre espaces (les environnements qui préexistent à l’action et la prédisposent) et spatialités (l’agir spatial des acteurs), se rend particulièrement visible la rencontre fondatrice entre l’individu et la société dans tous les registres du politique (Lévy et Lussault, 2013). Habiter, c’est toujours-déjà cohabiter et cette consubstantialité qui, à certains égards, complique le travail du chercheur, lui offre aussi des ressources non négligeables.