1À la fois sphère d’activité, discipline académique et catégorie d’action publique, comment aborder la naissance de l’« économie » ? Une abondante littérature fait le choix d’embrasser la polysémie de cette notion en abordant l’émergence en tant qu’agencement liant de manière intime ces trois facettes. Que l’on pense aux travaux de Karl Polanyi concernant l’impossible autonomisation de l’« économie » vis-à-vis des autres sphères sociales, à ceux de Michel Foucault sur l’économie politique comme raison gouvernementale, ou encore à ceux de Michel Callon traitant de la performativité des énoncés économiques, il est clair que le discours économique, tout autant que les politiques économiques, participe de la constitution de ce qu’est l’ « économie ».
2Le fait de nommer une sphère d’activité, de la penser comme dotée d’une certaine autonomie, et de désigner un groupe de personnes responsables de la production de connaissance à propos de cette sphère (l’économie), participe à sa mise en forme et à en faire une entité objectivée, voire naturalisée. Un processus que l’on trouve d’ailleurs avec l’histoire, qui désigne à la fois une discipline académique, un ensemble de récits et un objet, à savoir le passé (Kedourie, 1984). Le livre de Thomas Angeletti, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2013, participe de ce questionnement. Il explique « contribuer à prendre conscience du pouvoir accordé à un phénomène naturalisé et montrer, par le détour historique et sociologique, en quoi le passé est toujours agissant, est certainement l’une des raisons les plus fortes en sociologie pour s’engager dans des enquêtes au long cours » (8).
3S’inscrivant dans un débat de datation relatif à la naissance de l’économie comme fait social (Foucault, 2004 ; Mitchell, 1998), Angeletti considère comme nécessaire de « nationaliser » la discussion. Aborder l’« invention de l’économie » dans un cadre national (Fourcade, 2009 ; Hirschman, 2006) permet à l’auteur d’examiner la manière dont l’économie et la Nation ont, progressivement, été intimement liées, ces deux entités étant amenées à se construire et se reconstruire réciproquement. Pour ce faire, Angeletti parcourt les lieux où l’« économie française » a pris forme, les techniques quantitatives mises en place pour l’objectiver, et les effets de cette objectivation sur la manière de traiter politiquement les questions économiques. L’auteur s’appuie sur diverses sources écrites (journaux, revues, spécialités), archivistiques et orales (80 entretiens ont été nécessaires à la réalisation de l’enquête).
4L’approche adoptée se veut une médiation entre histoire sociale et science studies. En effet, il s’agit de comprendre l’autonomisation grandissante d’une sphère sociale comme concomitante d’une différenciation des savoirs dont l’auteur suit la construction en entrant dans la discipline économique en train de se faire, à la frontière de l’académique (Université, grandes écoles) et de l’appareil d’État (production de statistiques, représentations comptables de l’économie, délimitation des politiques publiques). L’économie n’est ici pas réductible à un phénomène nommé comme tel (une « construction discursive »), mais consiste en un agencement sociotechnique (pour reprendre les termes de Bruno Latour). Cette construction progressive est passée par un certain nombre d’étapes d’objectivation : l’économie qu’on observe (la statistique, la conjoncture), l’économie qu’on modélise (modèles macroéconomiques), l’économie que l’on dirige (planification) et qui nous dirige. En effet, pour l’auteur, l’économie en vient à être « munie d’une agentivité » (43), en ce sens que nous en sommes arrivés à parler de l’économie comme un agent qui nous maitriserait plus que nous le maîtrisons. L’émergence d’une profession spécifiquement liée à l’économie est un élément central de l’histoire développée dans le livre :
[L]’émergence de « l’économie française » est un phénomène qui a pris place dans la première moitié du XIXème siècle, au cours d’un processus de plus long terme d’autonomisation du domaine économique, et qui concourt à donner aux économistes si ce n’est le monopole d’interprétation des mouvements de l’économie, du moins une expertise affirmée dans laquelle la quantification joue un rôle central. (41)
5L’auteur fait démarrer l’histoire de l’objectivation progressive de l’économie nationale à l’entre-deux-guerres, marquée par la création des premiers ministères dédiés à l’« économie », notamment en 1936 avec le tout nouveau Ministère de l’Économie nationale (indépendant du traditionnel Ministère des Finances). Ce ministère participe d’un ensemble d’institutions porteuses de représentations diverses qu’il tente de fédérer. On compte notamment la Statistique Générale de la France (SGF) d’où sortiront les premiers économistes conjoncturistes, le Conseil National Économique, lieu d’intenses discussions économiques, et des institutions plus autonomes, comme le fameux groupe X-Crise, composé d’économistes polytechniciens. Cette pluralité institutionnelle se couple d’une pluralité de représentations, selon que l’on considère l’économie comme un ensemble de faits stylisés par secteurs, comme l’articulation de groupes professionnels, ou bien comme une machine de production qu’une planification peut pousser à plein régime afin d’augmenter le « revenu national ». Il n’existe donc pas encore de représentation unique s’encrant dans un type particulier de politique publique. On sait que les années 1920-1930 connaissent de nombreuses propositions concurrentes d’expertises économiques (Chatriot, 2002 ; Margairaz, 1991 ; Nord, 2010). Selon l’auteur, ce n’est véritablement qu’après la seconde guerre mondiale que cette pluralité débouche sur une vision plus unifiée. S’ouvre alors l’ère de l’« Économie nationale ». Cette dernière est dotée de structures (notamment grâce à la comptabilité nationale) étudiées à l’aide de nouveaux outils théoriques (la macroéconomie) permettant de penser les politiques économiques à partir de modèles épaulant la planification.
6Angeletti entre dans les arcanes de ce continuum institutionnel en se focalisant sur la division des programmes de l’INSEE qui travaille à la confection du fameux modèle « physico-financier », dit FIFI. Ce modèle est explicitement destiné à appareiller le VIème Plan (1971-1975). À travers le quotidien d’une équipe de jeunes économistes, on voit se dessiner les contours d’une nouvelle figure, celle du macroéconomiste à la française, qui succède au tout aussi jeune « conjoncturiste » des années 1930-1940. Ces macroéconomistes participent à la diffusion du terme même de « modèle », introduit en France dans les années 1930, notamment sous l’impulsion des économistes d’X-Crise (Dard, 1995 ; Fischman et Lendjel, 2008).
7Acteur central de la narration développée dans l’ouvrage, le modèle FIFI porte une nouvelle représentation de l’économie française, laquelle « se présente comme une totalité, à la fois menacée et secourue par une force extérieure qui la dépasse » (156). La modélisation s’inscrit alors dans l’espace politique comme un cadre limitant le champ des possibles en termes de politiques économiques :
Cette approche s’accompagne en retour d’une conception spécifique de l’action publique : une politique de laboratoire dans laquelle la simulation joue un rôle essentiel. Une fois définis les cadres de la réalité à prendre en compte et donc, nécessairement, ceux des phénomènes à écarter, cette représentation simplifiée de l’économie française permet d’en mimer le fonctionnement et les évolutions ultérieures. … La conception de l’État qui en résulte est paradoxale : elle n’est plus fondée sur la souveraineté de ses décisions, mais sur des « variantes » de l’avenir … (151)
8Le niveau de salaire est par exemple considéré au sein du modèle comme une résultante des politiques économiques envisagées et non comme un levier d’intervention possible. C’est au sein de la CEGF (Commission de l’Économie Générale et du Financement), qui est amenée à définir les orientations du Plan, que les chiffres produits par FIFI sont principalement discutés. Ces discussions semblent être largement corsetées par le modèle en question, notamment en raison du fait que les syndicats représentés n’ont pas les moyens techniques de produire un contre-discours équivalent à celui des économistes. Angeletti rend compte des tensions autour de FIFI et des mesures économiques auxquelles ce modèle semble mener. Ainsi, la conception des salaires comme autant de variables endogènes « se retrouve de manière éclairante » dans les « contrats de progrès » mis en place sous le gouvernement Chaban-Delmas (69). Mis en place après Mai 68, il s’agissait d’indexer les salaires sur la croissance et la productivité tout en restreignant le droit de grève. La CGT accuse non seulement le modèle de produire des résultats nécessairement en phase avec les politiques souhaitées par le gouvernement, mais également de technocratiser le débat pour mieux le fermer. De manière générale, Angeletti défend l’idée que l’économie française sous la forme d’un modèle comme FIFI en vient à se retourner contre son « créateur » en restreignant les possibles en matière de politique économique :
[À] la volonté d’agir sur l’entité économie se substitue peu à peu un discours politique reconnaissant toutes ses limites à l’action de l’État à moyen comme à court termes. Domaine privilégié d’intervention politique à la sortie de la guerre, susceptible de redonner à l’État sa grandeur, l’économie française se retourne contre ses créateurs et s’impose désormais, telle une nécessité impérieuse, aux citoyens comme aux responsables politiques. (191-192)
9Ce monopole de FIFI et du Plan dans la production d’informations économiques et l’élaboration des politiques macroéconomiques finit néanmoins par s’étioler : d’abord par la multiplication des lieux d’expertises, publics, parapublics et privés (Comet, 2021), puis par la diffusion de nouvelles manières de modéliser l’économie (modèles à anticipations rationnelles). Le glissement vers une approche microéconomique met au second plan l’économie française, à la fois comme catégorie analytique et comme « objet de gouvernance », ouvrant la porte à un retrait de l’État. C’est ce que défend Angeletti dans le dernier chapitre du livre. Cette étape « néolibérale » aurait moins constitué un retournement qu’une accélération de l’autonomisation de l’« économie » qui devient un véritable agent économique.
10L’invention de l’économie française ambitionne de nourrir sa narration de diverses tendances historiographiques a priori peu conciliables. Ainsi l’auteur mêle-t-il une approche directement issue de la sociologie de l’acteur réseau (via la notion de performativité), notamment lorsqu’il étudie la manière dont l’Économie nationale est dotée d’agentivité, et des considérations plus bourdieusiennes, au moment de caractériser l’émergence d’un champ particulier : celui de l’expertise économique. Ce rapprochement méthodologique peut sembler quelque peu forcé au regard des critiques faites au concept de performativité à partir du corpus bourdieusien (Ambroise, 2015). Cette tension est particulièrement prégnante dans le fait de doter l’économie nationale d’une agentivité, renvoyant à la thèse de la symétrie défendue par Bruno Latour : tout autant que les économistes qui la façonnent, l’économie nationale devient un « actant », une fois mise en forme par un modèle. Cette manière de penser entraine deux questionnements. Premièrement, en faisant du modèle un acteur déterminant, ne faisons-nous pas reposer trop de poids sur ses épaules ? Lorsque l’auteur explique le refus des politiques salariales par le caractère endogène des salaires dans le modèle FIFI, n’est-on pas en train de surestimer son rôle au risque de sous-estimer les luttes politiques, économiques et sociales se jouant au sein du Plan et en dehors ? Autrement dit, peut-on résumer l’évolution des politiques économiques au long de la seconde moitié du XXème siècle à la sphère de l’expertise économique ?
11Secondement, l’ouvrage me semble laisser de côté la problématique du rapport entre le modèle et la réalité économique qu’il décrit. Dès l’introduction, Angeletti affirme vouloir dépasser la tension classique entre nominalisme et réalisme par le constructivisme :
Devrait-on en effet dater la naissance de l’« économie » à l’apparition de cette expression, ou bien a-t-elle de tout temps existé, bien avant d’être désignée sous un tel vocable ? Cette tension, somme toute classique dans l’analyse d’inspiration constructiviste de l’émergence de formes sociales, peut se révéler aussi paralysante que productive. Je propose de sortir de cette impasse, non en approchant l’économie comme une « construction discursive », mais en portant le regard sur les dispositifs assurant sa consistance publique. (9)
12Il va sans dire que la thèse de la performativité, convoquée par l’auteur, a eu le mérite de remettre en cause l’existence de la frontière entre réalisme et nominalisme en indiquant que les représentations participent de la construction sociale de la réalité. Il n’en demeure pas moins que ces modèles peuvent se confronter pragmatiquement à une réalité objective (au sens épistémique du terme) qui les dépasse : l’utilisation du modèle peut échouer à « performer » le monde social. Cette dynamique entre la représentation et la pratique, qui est au cœur de débats autour de la notion de performativité (Brisset, 2017a ; 2017b) me semble être un élément important que le livre intègre peu. Ce type de considération débouche sur un ensemble de questions classiques de la philosophie des sciences : comment un modèle résiste-t-il aux réfutations ? Comment envisager la concurrence entre différentes représentations de l’économie ? Pourquoi et comment un modèle s’installe (devient un agent, selon les termes de l’auteur) aux dépens des autres ?
13L’invention de l’économie française a l’immense mérite de s’émanciper des grands récits relatifs à l’autonomisation de l’économie, privilégiant une perspective focalisée sur le processus qui a conduit à l'émergence d'une représentation partagée de l'économie, d’abord au sein de l’administration économique, puis de la population française. S’inspirant à la fois des travaux d’Adam Tooze (2002) et des sciences studies, Thomas Angeletti pense l’économie dans sa matérialité, à savoir comme un agencement de chiffres, de statistiques, de faits stylisés, de modèles, de représentations. Ainsi, le livre fait se rencontrer des disciplines qui ont encore trop tendance à s’ignorer, comme l’histoire de la pensée économique, l’histoire économique, la sociologie des élites et les sciences studies. Une démarche à la fois bienvenue et salutaire.