1Le thème des relations entre l’économie et les autres sciences, qu’elles soient naturelles ou sociales, est abondamment traité du point de vue de l’épistémologie ou de la philosophie économiques (par exemple, Arena et al., 2009). Les frontières de l’économie évoluent souvent sous l’effet de cette confrontation avec d’autres domaines. On peut citer par exemple le développement de l’économie comportementale à la croisée de la théorie de la décision et de la psychologie expérimentale ; les applications à des sous domaines de l’économie d’une variété de méthodes empruntées à d’autres disciplines comme les protocoles expérimentaux en médecine ; ou enfin celui des simulations de la complexité pour asseoir la micro-fondation de la macroéconomie. Parmi les sciences sociales, l’économie (dans son expression dominante) est sans doute celle qui a cherché le plus à définir son identité à partir de certains principes explicatifs ou de caractéristiques d’analyses propres aux sciences naturelles. Mais qu’en est-il de ses liens avec les sciences sociales ? Discuter de ces relations est pourtant légitime quand il s’agit de l’objet commun d’analyse qu’est l’économie au sens de vie et d’activité économiques. La vie économique peut être en effet étudiée de plusieurs points de vue embrassés par ces différentes disciplines que sont la sociologie économique, l’histoire économique, la géographie économique, le droit économique, etc. Pourtant, l’économie a longtemps marqué ses frontières en cherchant à mettre en évidence les lois universelles du comportement humain et leurs effets combinés, en les isolant justement des dimensions historiques, sociales, spatiales, etc. étudiées par les autres disciplines. Ces frontières ont pourtant souvent été rendues perméables, l’identité de l’économie ayant alors parfois été rabattue sur les méthodes de mesure des phénomènes (modélisation et analyses quantitatives).
2Dans cet article, nous voudrions considérer les liens entre l’économie et l’anthropologie qui est un thème assez peu étudié lorsqu’on envisage les relations entre l’économie et les autres sciences sociales (à de notables exceptions près comme Mayhew, 1994 ; Mirowski, 1994 ; Backhouse et Fontaine, 2018). Le texte propose de se fonder sur deux moments de l’histoire pour caractériser les relations entre ces deux disciplines et leurs frontières. De manière générale, les formes que peuvent prendre les relations entre l’économie et les autres domaines de connaissance en sciences sociales peuvent être variées mais elles peuvent cependant être résumées à quelques types principaux : « l’économie rend visite aux autres sciences », « d’autres sciences rendent visite à l’économie », « la rencontre de l’économie avec une autre science fait émerger de nouveaux domaines de recherche » (Malinvaud, 2001). Le premier cas est le plus courant au sens où les concepts centraux de l’analyse économique ont pu être appliqués à des domaines de plus en plus nombreux. La question des frontières de l’économie se pose ici quand elles débordent des seuls domaines de la production, consommation, répartition ou du seul domaine des comportements de calcul liés à la rareté etc. Le second cas est celui de l’intégration des apports d’autres sciences sociales aux concepts de l’économie, par exemple les concepts de culture et d’institution. Le troisième cas renvoie à l’émergence d’une nouvelle discipline impliquant l’économie, et c’est ici l’exemple des sciences comportementales qui peut être évoqué. Un quatrième cas doit aussi être ajouté. En effet, il faut envisager que « pour compliquer les choses, la fragmentation croissante des connaissances en économie, accompagnée de l’autonomie croissante de certains de ses sous-domaines, crée des frontières intra-disciplinaires au sein de l’économie. Comment, alors, ces frontières intra-disciplinaires interagissent-elles avec les frontières interdisciplinaires de l’économie avec d’autres disciplines ? » (Davis et Jovanovic, 2021, 219)
3Ces différentes configurations serviront de cadre pour envisager les liens entre l’économie et l’anthropologie et leurs conséquences sur les frontières disciplinaires. Cet examen sera limité à la littérature anglo-saxonne et se concentrera sur deux périodes. La première correspond à l’émergence de l’anthropologie économique qui a été l’occasion de controverses entre les formalistes et les substantivistes, dans les années 1940, dont la relation avec l’économie en tant que discipline était l’enjeu. Nous verrons que l’intérêt de l’anthropologie pour l’économie n’a alors pas été réciproque, à travers les conceptions respectives de l’anthropologue Melville Herskovits et de l’économiste Frank Knight (Section 1). La seconde période est contemporaine et traite, d’une part, de la participation active de l’anthropologie, portée principalement par Joseph Henrich, au programme de recherche de l’économie comportementale (Section 2) et, d’autre part, du dialogue qu’il est possible d’envisager entre l’anthropologie critique de David Graeber et l’approche de Samuel Bowles et Herbert Gintis (Section 3).
4À travers cette présentation longitudinale nous verrons que, d’une part, les relations entre l’économie et l’anthropologie peuvent figurer comme un marqueur de l’évolution de l’économie mainstream, laquelle, dans un premier temps, défendait sa spécificité et ses frontières et qui s’est ouverte plus largement à la pluridisciplinarité aujourd’hui. Nous verrons cependant que les relations entre l’économie et l’anthropologie ont été, et restent encore, d’une certaine façon, asymétriques, l’anthropologie ayant été longtemps ignorée puis instrumentalisée pour appuyer les nouvelles approches économiques. Par ailleurs, l’anthropologie peut aussi porter une dimension critique sur l’économie, en particulier sur ses conceptions des comportements, y compris dans leurs formulations contemporaines. Les deux disciplines peuvent aussi entrer utilement en dialogue autour de questions communes.
5L’anthropologie économique est née, à la croisée du dix-neuvième et du vingtième siècle, de l’intérêt de l’anthropologie pour les activités économiques de production et d’échange dans les sociétés non occidentales, non industrialisées ou sans écriture, qualifiées alors de primitives.
- 1 Parmi les quelques économistes qui ont entrepris de faire la jonction entre les deux disciplines, P (...)
6Après Franz Boas, on attribue généralement à Bronislaw Malinowski la paternité de l’anthropologie économique lequel a publié ses travaux sur l’organisation économique de sociétés primitives dans l’Economic Journal dans les années 1920. Ce travail tendait à montrer que, pour ces sociétés, l’activité économique et les échanges ne sont pas uniquement tournés vers la subsistance mais qu’elles répondent à des logiques sociales liées à la parenté et la religion ; que les formes de détention des droits et des richesses présentent des modalités et des finalités très variées ne semblant pas répondre aux canons de l’efficacité tels qu’entendus pour les sociétés industrielles occidentales et que les comportements économiques sont structurés par un ensemble de forces et d’obligations sociales. Les tenants de l’anthropologie économique vont montrer de l’intérêt pour l’économie comme discipline dans la mesure où ils considèrent avoir des objets communs avec elle dans des contextes cependant très différents et susceptibles d’être comparés. L’anthropologie économique se développe cependant alors que l’économie dominante, approfondissant le virage marginaliste amorcé dès 1870, s’engage dans sa révolution formaliste abstractive dont l’une des caractéristiques sera le rejet des preuves empiriques non formelles, détachant l’économie de ses contextes sociaux et politiques, et qui va trouver son apogée dans les années 1940-1950. Il apparaît alors que l’anthropologie économique n’a rencontré que peu d’intérêt de la part des économistes à quelques exceptions près1. Dès lors les relations ont été d’emblée asymétriques : les anthropologues s’intéressant à la discipline dont ils pensent partager l’objet d’étude alors que l’économie, qui se tourne de plus en plus vers les mathématiques, se détourne assez largement des sciences sociales et historiques.
7Cette première partie vise à caractériser ces relations asymétriques en rappelant les termes essentiels d’une controverse majeure entre substantivistes et formalistes qui portait précisément sur le statut de l’économie en tant que discipline pour l’anthropologie économique (1.1). Les arguments de Frank Knight dans les années 1940 à l’encontre des propositions d’alliance transdisciplinaires de l’anthropologue Melville Herskovits permettront d’apporter précisément un éclairage sur les frontières entre les deux disciplines du point de vue de l’économie à cette époque (1.2).
8Le débat entre substantivistes et formalistes a marqué l’histoire de la pensée de l’anthropologie économique et a eu également des échos en économie car il se trouve que la discipline et ses frontières en était largement l’enjeu. L’approche substantiviste rejette l’idée de la pertinence de l’analyse économique pour étudier les sociétés préindustrielles quand l’approche formaliste défend au contraire l’idée que l’analyse développée par les économistes peut servir de cadre pour étudier tout type de société dans ses dimensions économiques (LeClair, 1962 ; Lodewijks, 1994 ; Pearson, 2010 ; Cook et Young, 2016 ; Hann, 2018).
9C’est l’historien de l’économie Karl Polanyi (qui s’est lui-même intéressé aux travaux de Malinowski) qui, en insistant sur la distinction fondamentale entre deux sens du terme « économie ou économique », un sens formel et un sens substantif, va être à l’origine de cette opposition entre anthropologues de l’économie :
le sens substantif de l’économique découle de la dépendance de l’homme vis-à-vis de la nature et de ses semblables pour assurer sa subsistance. Il se réfère à l’interaction avec son environnement naturel, dans la mesure où celui-ci lui fournit les moyens de satisfaire ses besoins matériels. Le sens formel dérive du caractère logique de la relation moyens-fins, tel qu’il apparaît dans des mots tels que « économique » ou « économiser ». Si nous appelons les règles qui régissent le choix des moyens, la logique de l’action rationnelle, alors nous pouvons désigner cette variante de la logique avec le terme proposé d’économie formelle. … Les deux sens fondamentaux de l’économie, le substantif et le formel, n’ont rien en commun. Le second dérive de la logique, le premier des faits (Polanyi, cité par LeClair, 1962, 1181).
10Selon Polanyi, l’analyse formelle repose sur la méthode développée par les économistes pour rendre compte de l’organisation dans laquelle « l’intégration par le marché » prédomine. Elle correspond alors à la forme d’organisation historiquement située qui s’est développée à partir de la première révolution industrielle anglaise en occident. Selon lui, elle ne peut cependant être érigée en théorie universelle et convenir à la compréhension d’autres sociétés dont la subsistance est réalisée par une grande variété d’institutions sociales. En effet, beaucoup de sociétés ont pu organiser leur subsistance sans la médiation des prix, sans marché du travail et des biens, sans monnaie à usage général, etc., mais elles l’ont fait à travers des formes institutionnelles variées. Polanyi est bien connu pour sa thèse de La Grande Transformation (1944) dans laquelle il défend que l’avènement des sociétés de marché modernes est marqué par le désencastrement de l’économie vis-à-vis de la société, c’est à dire la mise en place d’institutions qui consacrent l’autonomie de la sphère de l’économique du contrôle communautaire et de la régulation politique et, par conséquent, par l’extension de la marchandisation au travail, à la terre et la nature et à la monnaie. L’économie est ainsi devenue une sphère autonome de la culture et l’économie formelle est la discipline qui l’étudie.
- 2 Georges Dalton était économiste mais a enseigné à la fois l’économie et l’anthropologie.
11Les anthropologues substantivistes, dont un des représentants le plus emblématique est George Dalton2, vont sur la base des arguments de Polanyi rejeter toute idée de pertinence de l’analyse économique pour comprendre les formes d’organisation des activités économiques des sociétés primitives ou précapitalistes. Ils défendent que ces sociétés diffèrent fondamentalement des économies marchandes modernes et que si l’analyse économique a été élaborée pour rendre compte du mode d’intégration dominé par le marché, les lois économiques et les comportements qui sont formulés et postulés par les économistes, à savoir la recherche efficace des gains matériels conditionnée par la rareté des ressources, ne peut rendre compte de la façon dont les sociétés primitives organisent leur subsistance (Dalton, 1961). Dans ce type de sociétés, il n’y a pas d’indépendance de l’économie « en tant qu’ensemble de pratiques distinctes des institutions sociales. Les transactions de biens matériels dans la société primitive sont l’expression d’obligations sociales qui n’ont ni mécanisme ni signification propres en dehors des liens sociaux et des situations sociales qu’elles expriment. Au sens occidental du terme, il n’y a pas d’ « économie » dans la société primitive, mais seulement des institutions et des processus socio-économiques » (Dalton, 1961, 21).
- 3 Ces débats ont, de plus, été compliqués par l’influence du fonctionnalisme, du structuralisme et du (...)
12Les anthropologues formalistes défendent au contraire l’idée que l’anthropologie économique peut avantageusement s’appuyer sur l’économie dans la mesure où l’accumulation de données ethnographiques doit s’accompagner d’un cadre analytique que les avancées de cette science sont susceptibles de lui apporter. Parmi les auteurs représentatifs du courant formaliste, on peut citer notamment Raymond Firth, élève de Malinovski et formé à l’économie, ainsi que Edward LeClair (coéditeur d’un manuel influent en anthropologie économique publié en 1968) qui considéraient que le modèle néoclassique de l’économie pourrait être appliqué à n’importe quelle société si des modifications appropriées étaient apportées, et arguant, contre les substantivistes, que ses principes ont une validité générale et non pas seulement limitée à la société occidentale capitaliste. En ce sens, les sociétés primitives et les sociétés industrielles sont conçues comme présentant des différences de degré mais non de nature dans la mesure où la question de l’allocation efficace des ressources rares se présente partout. Les formalistes considèrent que les substantivistes réduisent les questions économiques à l’approvisionnement de biens matériels alors que les économistes sont loin de réduire leurs analyses à ces seuls besoins. En effet l’étude des comportements d’allocation des moyens rares peut porter sur des finalités autres que les seules valeurs économiques ou financières au sens strict pour être étendue à tout ce qui est valorisé par l’individu, qu’il s’agisse de rituels, de pouvoir, de loisirs, de solidarité ou de prestige. Ainsi « la portée de l’économie peut s’étendre à tous les besoins humains, plutôt qu’aux seuls besoins matériels. Si tel est le cas, l’économie semble être une science sociale générale qui s’intéresse à la totalité de la vie sociale » (LeClair, 1962, 1182)3.
13L’économie en tant que discipline a ainsi constitué un enjeu pour l’anthropologie économique. On peut alors s’interroger sur l’écho que ces débats ont pu avoir en économie.
14La controverse qui a eu lieu entre Frank Knight et Melville Herskovits est emblématique de l’asymétrie entre les deux disciplines. Bien que l’idée de faire dialoguer l’anthropologie économique et l’économie aurait pu être partagée, Melville Herskovits qui a défendu cette position a dû faire face à une réception critique des deux côtés et a été « broyé entre deux meules de pierre » (Pearson, 2010, 167). En effet, considéré comme une figure de proue des formalistes par les substantivistes, il s’est cependant vu refuser la main tendue aux économistes par Frank Knight qui avait réalisé un commentaire de son ouvrage Economic Life of Primitive People (Herskovits, 1940).
15La position de Herskovits était en réalité ambivalente. Il considérait que, d’un côté, l’appareil théorique des économistes pouvait être mobilisé pour informer les observations des anthropologues et que, de l’autre, les données ethnologiques pouvaient être utilisées pour confirmer ou réfuter les théories économiques (Cook et Young, 2016 ; Hann, 2018). Ainsi, il défendait qu’il fût possible d’isoler les dimensions économiques des sociétés primitives (comme on qualifiait alors les sociétés non industrialisées) pour les étudier et que les comportements économiques (economizing) constituent un invariant en tant que tel. Cependant, il soutenait en même temps que leurs modalités spécifiques s’inscrivent dans une variété de normes culturelles. Ainsi, selon celui qui a été considéré comme représentant majeur du formalisme en anthropologie économique, « les choix sont dictés non seulement par les alternatives entre les articles disponibles, mais aussi par les modèles de la culture de l’individu qui, en dernière analyse, doit faire le choix » (cité par Pearson, 2010, 170).
16Il nous semble qu’une des implications de ce que Herskovits cherchait à défendre est que les hommes primitifs ne peuvent pas être dépossédés des attributs de la rationalité dans leur vie économique. Mais cela implique aussi que le modèle de rationalité de l’homo economicus tel que conceptualisé par les économistes doit être reconsidéré sous l’angle des données anthropologiques. Le travail de Herskovits que l’on peut alors entendre comme la volonté d’intégrer les éléments empiriques issus des données ethnographiques aux concepts de l’économie pour les enrichir ou les faire évoluer a été reçu avec irritation par Frank Knight (1941). Les commentaires de Knight vont témoigner d’une certaine conception des frontières de l’économie qui se développe dans les années 1940, caractérisée par une étanchéité affirmée entre l’économie et les autres sciences sociales. Les arguments critiques de Knight vis-à-vis des propositions de Herskovits sont les suivantes. Tout d’abord, il considère qu’en utilisant la définition de l’économie comme « conditions matérielles du bien-être » les anthropologues montrent qu’ils réduisent leur domaine d’étude aux biens matériels et à la question de la survie physique alors que la théorie économique s’inscrit dans une perspective normative sur l’efficacité qui n’est pas réductible aux seules dimensions matérielles de l’existence :
L’activité économique, au sens large, doit certainement comprendre toute activité qui implique l’économie de moyens, indépendamment de la fin ou du but qui est en vue et qui motive l’action … Cet objectif pratique exige que la discussion porte sur les principes tels qu’ils fonctionnent dans le cadre de nos propres institutions (Knight, 1941, 252-253).
17Il apparaît que pour lui les deux disciplines traitant de l’économie ne portent finalement pas réellement sur le même objet et que l’analyse économique ne peut être utilisée pour étudier les sociétés primitives. Ces arguments rejoignent d’ailleurs ceux des substantivistes (voir plus haut). Cependant, c’est sur des questions épistémologiques et méthodologiques que les réticences de Knight se focalisent essentiellement. Pour Knight, l’économie
est la seule science sociale qui utilise effectivement l’inférence à partir de principes abstraits clairs et établis, et surtout la connaissance intuitive, comme méthode. En revanche, toutes les autres sciences sociales sont empiriques, y compris celles qui utilisent le mot « économie » (ou économique) dans leur désignation – bien qu’il aille de soi qu’aucune science ne peut être à la fois sociale, quel qu’en soi le sens, et empirique au sens des sciences physiques. Cette relation entre l’observation, l’inférence à partir d’observations et l’inférence à partir de principes « a priori » constitue le pivot même du problème de la collaboration entre les sciences sociales, et plus précisément de la collaboration entre la théorie économique et les sciences « quasi-empiriques » que sont l’histoire, la sociologie et l’anthropologie, y compris l’économie institutionnelle – on pourrait dire anthropologique (Knight, 1941, 254).
18Il ajoute que « les principes de l’économie sont connus intuitivement ; il n’est pas possible de distinguer le caractère économique d’un comportement par une observation sensorielle ; et l’anthropologue, le sociologue ou l’historien qui cherchent à découvrir ou à valider des lois économiques par une investigation inductive se sont embarqués dans une ‘chasse au dahu’ » (ibid.). Ainsi, selon Knight, l’idée de combiner des données issues des études anthropologiques et des concepts de l’économie et plus généralement la collaboration entre l’économie et les autres sciences sociales se heurte à ces différences épistémologiques et méthodologiques fondamentales.
- 4 Si on considérait maintenant les frontières à l’intérieur même de l’économie, comme nous y invitent (...)
19Du point de vue de la question des frontières de l’économie, les débats qui ont divisé les anthropologues n’ont ainsi pas affecté le périmètre de l’économie elle-même. Les relations entre ces deux sciences sociales ont été nettement asymétriques. Ainsi, si on considère l’intérêt des anthropologues dits formalistes pour les théories économiques, on peut dire selon la formulation de Malinvaud que « l’anthropologie a rendu visite à l’économie » et qu’elle a plutôt été mal accueillie4.
20Ainsi après l’échec de la tentative de rapprochement à l’initiative de l’anthropologie, l’anthropologie et l’économie se sont bien nettement distinguées par leur objet et leurs méthodes, les anthropologues délaissant généralement la recherche d’invariants du comportement humain en se tournant vers la description infiniment variée des cultures alors que les économistes se sont concentrés sur les normes du comportement rationnel. Comme l’écrit Mirowski
les anthropologues culturels se spécialiseraient dans les mythes, la religion, le mariage et la parenté, tout en s’aventurant éventuellement dans la politique tribale et l’ « économie primitive », tandis que les économistes néoclassiques se limiteraient aux prix des marchés modernes dérivés des « préférences » individuelles, débarrassées de toute composante interpersonnelle. Les premiers ont mis en avant la méthode de l’observation participante, tandis que les seconds ont privilégié la construction de modèles mathématiques (Mirowski, 2000, 926).
21Certains anthropologues ont aussi défendu l’irréductibilité des deux disciplines qui ne s’opposent pas seulement « sur le point de départ adéquat de l’analyse, sur l’individu par opposition à la société ; elles abritent des conceptions strictement opposées de la relation entre le fait individuel et le fait social » (Sahlins, 1969, 17).
22Le débat entre les substantivistes et les formalistes en anthropologie, dont nous avons vu que l’économie était l’enjeu, a perdu de l’intensité vers la fin des années 1970 alors que l’économie dominante était restée à peu près indifférente à l’anthropologie. À l’époque contemporaine de nouvelles interactions entre l’économie et l’anthropologie ont pu se dessiner du fait de l’ouverture disciplinaire et du tournant empirique entrepris par l’économie. Elles sont envisagées ici dans le cadre de programmes de recherche autour des jeux expérimentaux.
23L’économie a connu une évolution notoire ces dernières décennies en développant des programmes de recherche en économie expérimentale et comportementale, laquelle est devenue un des domaines de pointe de la discipline voire un nouveau mainstream. Certains jeux expérimentaux ayant pour objet de tester les hypothèses standards de l’économie ont nettement montré que les comportements égoïstes ou non coopératifs ne sont pas dominants. Ce résultat a déporté l’attention des économistes vers la nature des institutions et des normes sociales qui peuvent expliquer les comportements prosociaux ou antisociaux tels, notamment, l’altruisme, la loyauté, la confiance ou, au contraire, l’agressivité, la rivalité, ou encore des formes hybrides comme la préférence pour le groupe d’appartenance des joueurs (familial, ethnique, religieux, social). Cette littérature considère que les comportements prosociaux jouent en effet un rôle positif sur les performances économiques. Ces résultats expérimentaux ont alors jeté un faisceau de lumière sur des faits à expliquer peu investis par les économistes jusque-là comme le don et la réciprocité et incité à « l’articulation entre la théorie économique et les autres sciences sociales » (Cot et Ferey, 2016, 37). C’est ainsi qu’une partie des travaux rattachés à l’économie comportementale a développé des protocoles expérimentaux de terrain impliquant des anthropologues. Nous présentons ce programme de recherche et ses résultats les plus significatifs (2.1). Nous discutons de leurs enseignements pour l’économie et pour les relations entre l’économie et l’anthropologie (2.2).
24Une partie des études expérimentales sur le comportement humain a utilisé la théorie des jeux qui repose sur le principe général que les actions et décisions des agents sont interdépendantes. Certains protocoles de jeux ont été mis au point pour tester si les individus se comportaient conformément à la conception longtemps dominante en économie et dans d’autres sciences sociales, résumée et mythifiée sous le terme homo economicus. En particulier, on peut citer le jeu de l’ultimatum dont le principe est qu’un individu propose un pourcentage d’une somme donnée à un autre individu qui a connaissance du montant global à partager. Ce dernier peut accepter ou refuser la proposition. Dans le premier cas la somme est distribuée aux deux participants selon la proposition de l’offreur mais si la proposition n’est pas acceptée, alors aucun des deux participants ne reçoit d’argent. Une variante du jeu, appelée le jeu du dictateur, ne laisse pas au receveur le choix de refuser l’offre. L’accent est mis ici sur la seule proposition de partage alors que dans la formule précédente, le proposant est contraint de proposer une offre « moralement » convenable pour éviter que le receveur ne refuse la proposition. Ce qui est analysé dans ces jeux, c’est le sens de l’intérêt propre des agents, l’altruisme rationnel (quand il est bénéfique d’être généreux) ou au contraire le degré de moralité lié au sentiment d’équité. Un autre protocole, celui du jeu du bien public, repose sur le principe suivant : plusieurs agents doivent mettre en commun une somme dont chacun détermine librement le montant. La somme totale est doublée et répartie ensuite à parts égales entre les participants, parts qui peuvent être supérieures ou inférieures à la somme déposée au départ par chacun. Ce jeu permet de mesurer l’inclinaison des participants aux comportements opportunistes (bénéficier d’une action collective sans y participer) ou au contraire à la coopération et la générosité.
- 5 Une autre particularité de ces travaux est qu’ils élargissent considérablement le spectre de l’écon (...)
25Dans les années 2000 un programme de recherche pluridisciplinaire a été mis en place, impliquant notamment des économistes et des anthropologues, financé par le fond de recherche MacArthur et le programme d’anthropologie culturelle de la Fondation Nationale pour la Recherche américaine. Alors que les expérimentations étaient généralement menées en laboratoire avec des étudiants dits WEIRD (acronyme de Western, Educated, Industrialized, Rich and Democratic), l’originalité de ce programme a consisté à les mener auprès des populations d’une quinzaine de sociétés de petites tailles, localisées principalement en Afrique de l’est, en Amérique du sud-ouest, en Asie et en Europe centrale et ayant des formes de culture et des conditions d’existence variées, incluant des quasi-chasseurs-cueilleurs ou des nomades5. En effet, si les résultats traditionnels de l’économie expérimentale montrent une prédominance des comportements prosociaux, les populations étudiantes mobilisées ne représentent qu’un échantillon très limité parmi les populations très diverses des sociétés humaines.
26Ces expérimentations utilisant les jeux qui visent à mesurer la capacité des individus à contribuer à l’action collective et coopérer pour le bien commun, la sensibilité à l’équité et le degré de loyauté sur des populations non-WEIRD ont été menées par des anthropologues dont c’était le terrain et moyennant certaines adaptations au contexte (par exemple dans certains cas ce sont des cigarettes et non de la monnaie qui ont constitué les gains). Les données recueillies ont été analysées par des économistes à l’aide de techniques économétriques. Les variables analysées au niveau des groupes, et visant à expliquer les montants proposés ou acceptés, ont été l’environnement géographique (forêt tropicale, savane, montagne, plaines tempérées, désert) ; la famille linguistique ; le système de production de base (chasse/cueillette, agriculture, pastoralisme, systèmes hybrides, …) ; la « résidence » indiquant le degré et la nature de la mobilité des populations (nomades, sédentaires, transhumances, hybrides, …) ; le « degré de complexité » de l’organisation sociale (famille, clan, bande, village, chefferie, …) ; la taille de la population ; l’anonymité dans laquelle les expérimentations ont été menées et le degré d’intégration au marché. Par ailleurs, à côté des caractéristiques des groupes, des caractéristiques individuelles ont aussi été prises en compte comme le genre, le niveau de richesse, l’âge, le niveau d’éducation ou le fait d’avoir un travail salarié (Henrich et al., 2001 ; Henrich et al., 2004).
27Les conclusions de ce programme d’expérimentation peuvent être résumées en cinq points. Premièrement, dans aucune des sociétés étudiées « l’axiome de l’égoïsme » et d’autres principes du modèle comportemental canonique en économie ne sont confirmés. Deuxièmement, il y a cependant beaucoup plus de variabilité comportementale entre les différentes populations que ce que montrent les recherches sur les populations étudiantes. Troisièmement, parmi les variables qui sont examinées, ce sont les différences d’organisation économique et le degré d’intégration au marché qui expliquent la part la plus importante de la variation comportementale entre les sociétés : plus le degré d’intégration au marché est développé plus le niveau de prosocialité constaté dans les jeux expérimentaux est important. Quatrièmement, les caractéristiques comportementales des groupes prédominent nettement sur les caractéristiques individuelles même si la variabilité au sein d’un même groupe est également marquée. Cinquièmement, un facteur significatif de la variabilité observée dans l’échantillon interculturel a été l’assimilation possible des jeux avec des expériences de la vie quotidienne (Henrich et al., 2004).
28Ces résultats peuvent être discutés du point de vue des conceptions économiques traditionnelles ainsi que du type d’interdisciplinarité qu’impliquent ces recherches.
29De nombreuses précautions méthodologiques ont été mises en avant par les auteurs eux-mêmes mais ils insistent cependant sur certains résultats dont nous voulons examiner la portée du point de vue des conceptions économiques traditionnelles. Trois enseignements en particulier peuvent être retenus.
- 6 On pense ici notamment aux approches mainstream et institutionnalistes qui se distinguent nettement (...)
30Le premier est la prédominance des facteurs culturels sur les caractéristiques individuelles pour expliquer le degré d’altruisme. On peut noter qu’il s’agit d’un résultat important dans la mesure où l’analyse des phénomènes sociaux sous l’angle de l’individu ou des normes sociales a longtemps été un marqueur des frontières entre d’une part l’économie mainstream et les autres sciences sociales et, d’autre part, un marqueur à l’intérieur même de la discipline6. Quand l’économie s’intéresse cependant à la culture, définie par les croyances et préférences partagées par les différents groupes, elle vise souvent à mesurer son impact sur les résultats économiques (par exemple Guiso et al., 2006). Mais ici, ce qui a été montré est le caractère nettement déterminant des facteurs culturels sur les traits individuels des comportements. Par ailleurs dans le prolongement de ces analyses, des mesures du degré de comportements coopératifs ou altruistes en fonction de la préférence pour le groupe, des religions et des rituels, de certains types de contextes écologiques, des formes d’unions conjugales, ou d’institutions conditionnant la sécurité économique ont été poursuivies. Ainsi, certains traits culturels favorisant la coopération et l’altruisme (comme les religions monothéistes, la monogamie, les cultures du riz, …) seraient ainsi aussi favorables à l’économie (Henrich, 2015).
- 7 La « kula » est un mode de relation récurant et ritualisé entre des populations de Papouasie-Nouvel (...)
31Le second résultat notable que l’on souhaite commenter est que les sujets ont pu identifier les situations expérimentales à leurs expériences habituelles d’action collective ou de contribution à des biens communs. En effet, les pratiques habituelles de coopération, définie ici comme la participation à des actions communes avec des non affiliés, ont été un facteur fortement corrélé avec le niveau des offres faites dans les jeux. Ceci « expliquerait à la fois l’ampleur des différences entre les groupes et l’association statistique entre les structures économiques et sociales au niveau du groupe et le comportement attendu » (Henrich et al., 2004, 49). Les populations qui ont peu d’interactions en dehors de leur cercle familial sont moins bien classées dans l’échelle des contributions et leur taux de rejet des offres est également élevé à la différence de celles qui coopèrent à grande échelle en pratique. Le cas de la population des îles Lamalera en Indonésie constitue un bon exemple. Ces populations pratiquent la chasse traditionnelle à la baleine entre plusieurs groupes avec un partage parfaitement équitable de la pêche, indépendant des performances individuelles des pêcheurs. Dans le jeu de l’ultimatum, 63% des participants de cette population ont proposé un partage égal ou supérieur à 50%, ce qui est plus élevé que la moyenne. Un autre exemple conduit à considérer que non seulement les observations ethnographiques mais aussi les analyses anthropologiques sont essentielles pour comprendre les données traitées par les économistes. Des anthropologues ont défendu que les rituels de dons comme la Kula7 entre des populations éloignées de Mélanésie correspondaient non pas à des normes de générosité mais plutôt à des rivalités de statut. Dans cette culture, faire un don est une marque de richesse et un facteur de prestige et accepter un don renvoie à une obligation de rendre un cadeau plus important que ce qui a été reçu pour tenir son rang. Ceci implique aussi souvent un endettement important et par conséquent une situation de subordination. Ces « institutions du don » peuvent alors expliquer que les populations mélanésiennes ont un taux de rejet important des offres généreuses qui dans leur société impliquent des obligations. Ainsi, pour comprendre la variabilité et la spécificité des résultats obtenus, les descriptions ethnographiques sont indispensables.
- 8 On rappelle ici que certaines populations se sont montrées beaucoup moins généreuses ou coopérative (...)
32Enfin, le troisième trait sur lequel l’étude insiste est que la « violation de l’axiome de l’égoïsme » est plus marquée dans les sociétés dans lesquelles les interactions de marché sont plus développées. C’est un des résultats les plus intrigants. Ceci est tout d’abord contraire à la vision archétypique de « sociétés primitives » où prédomineraient le don et le partage quand les sociétés développées favoriseraient les comportements individualistes et égoïstes8. Les résultats expérimentaux vont aussi à l’encontre de l’anthropologie économique classique qui voyait dans la concurrence et l’intérêt particulier des traits comportementaux formés par les institutions du marché. Ils seraient, au contraire, conformes à la thèse « du doux commerce » : plus les populations développent des échanges, plus elles adoptent des institutions favorisant le marché, plus les individus manifestent des comportements altruistes et coopératifs. Les auteurs l’expliquent par l’expérience des gains induits par l’échange et par d’autres mécanismes propres aux institutions de marché. Par exemple l’usage de la monnaie comme équivalent général présenterait « une simplification cognitive » et les rapports anonymes y seraient perçus positivement. Cette idée va cependant à l’encontre de ce qui a pu être défendu dans le cadre des approches néo-institutionnelles et contractualistes en économie, qui ont pendant un temps constitué un paradigme dominant en économie (pour une synthèse, voir Klein, 2000). On se souvient en effet que ces approches postulaient l’opportunisme comme norme de comportement dominante en économie de marché et, conséquemment, la nécessité d’institutions formelles tels que les droits de propriétés et des contrats ainsi que des institutions juridiques et judiciaires pour faire respecter les promesses et les accords entre individus. Enfin alors que les institutions de marché sont traditionnellement associées à la concurrence, elles sont ici, et de manière empirique, assimilées à la coopération.
33Que peut-on en conclure sur les liens entre l’économie et l’anthropologie ? Les travaux cités s’inscrivent plus généralement dans le programme de recherche de l’économie comportementale lequel, peut être considéré comme participant à « une des plus grandes transformations du paysage économique [qui] est la diversification du domaine en de multiples programmes de recherche s’éloignant de l’économie néoclassique et une nouvelle relation redéfinie avec l’empirisme » (Truc, 2018, 92). Dans le schéma de Malinvaud, cette évolution transcende les frontières traditionnelles de l’économie en s’élargissant aux sciences cognitives, aux neurosciences, à la biologie et ici à l’anthropologie. Mais s’agit-il pour autant d’un espace d’interaction mutuel pour l’économie et l’anthropologie ? Il nous semble en réalité que le rôle que joue l’anthropologie dans ces travaux est une forme d’instrumentalisation de la familiarité culturelle et linguistique des anthropologues avec les sociétés ciblées pour tester les hypothèses de l’économie qui restent la référence de ces travaux. On remarquera bien sûr qu’il s’agit d’amender ces hypothèses et que ces travaux sont principalement promus et développés par un anthropologue, Joseph Henrich. Cependant ceci peut être aussi vu comme une forme « d’impérialisme inversé » (Davis, 2006). En effet, les questions qui sont posées aux populations non-WEIRD le sont toujours du point de vue des populations WEIRD (Astuti et Bloch, 2010). C’est ainsi bien le paradigme économiste qui constitue le canon universel des comportements dans la mesure où ces études prétendent résoudre l’énigme de la persistance de comportements qui violent l’hypothèse de l’égoïsme face aux avantages matériels dont bénéficient potentiellement les individus qui défendent leur intérêt propre. Les méthodes expérimentales, elles-mêmes inspirées des sciences naturelles, imposent aussi les canons épistémiques de l’économie contemporaine de préférence aux méthodes traditionnelles des anthropologues qui cherchent à « découvrir de l’intérieur les termes et les valeurs des personnes qu’ils étudient » (Astuti et Bloch, 2010, 83). Il s’agit alors bien d’une relation asymétrique entre les deux disciplines et « une conclusion évidente est que les spécialistes du comportement devraient accorder plus d’attention aux travaux des anthropologues culturels/sociaux, puisque ce sont eux qui ont fait de la variabilité humaine leur principal centre d’intérêt » (ibid.).
- 9 « More Than Money? How Anthropology Can Offer Richer Analysis for Economists ». Thursday, 07 Octobe (...)
34Par ailleurs, l’économie est parmi les sciences sociales celle qui a le plus d’influence sur les politiques publiques et dans les organisations internationales voire dans les entreprises et les médias et par conséquent sur les représentations des acteurs sociaux (Briody et Robinson, 2020). Leurs travaux étant désormais largement tournés vers l’économie contemporaine, et notamment vers la financiarisation et les marchés financiers vus comme caractéristique majeure du fonctionnement actuel de l’économie, les anthropologues revendiquent désormais d’avoir aussi voix au chapitre. Si « l’anthropologie a souvent été considérée comme une version académique d’Indiana Jones – à savoir une discipline consacrée aux voyages exotiques qui n’a pas beaucoup de pertinence pour le monde moderne » (incipit LSE events, Octobre 2021)9 les anthropologues considèrent qu’elle peut non seulement être utile aux débats publics mais également à la discipline de l’économie elle-même. Dans la partie suivante nous allons justement confronter les points de vue d’économistes appartenant « au camp » de l’économie comportementale étendue à l’anthropologie et d’un anthropologue qui a su faire entendre sa voix dans les débats publics récents.
35L’usage des analyses économiques dans les politiques publiques peuvent faire l’objet de critiques du côté des anthropologues dont les recherches ne sont plus cantonnées aux sociétés pré industrielles. David Graeber fait partie de ceux qui ont participé aux débats publics en dénonçant notamment l’inculture historique et anthropologique des économistes conduisant à des conceptions erronées, naturalistes et déterministes notamment de la monnaie et de la dette. Elles justifient selon lui des politiques économiques « sadomasochistes » qui infligent des dommages sociaux injustifiables aux individus comme aux États (Graeber, 2013).
36Les recherches en économie comportementale impliquant l’anthropologie sociale peuvent justement entrer en dialogue avec l’anthropologie du don et en particulier son interprétation par David Graeber. Après avoir présenté la conception des comportements de David Graeber à partir de Marcel Mauss (3.1), on pourra ensuite reconstituer les éléments d’un dialogue qui n’a pas eu lieu avec Bowles et Gintis sur la question des comportements prosociaux ou antisociaux, ouvrant ici une perspective sur l’organisation sociale et les politiques publiques (3.2).
- 10 Graeber poursuit « Le besoin de partager se fait sentir dans les meilleurs et les pires moments : p (...)
37La référence à Marcel Mauss est ici importante, lequel a mis en avant le rôle du don comme vecteur essentiel du lien social, pouvant être vu comme un contrepoint des relations de marché. Du point de vue des économistes, l’analyse du don s’avère très complexe (Kesting et al., 2020). Le don ayant pu être interprété, soit comme une propension inhérente du comportement humain à la générosité contre l’égoïsme ; soit comme une condition de possibilité de l’échange dans l’économie de marché n’entrant pas en contradiction avec l’intérêt propre et justifiant au niveau macrosocial le rôle de l’État providence ; soit comme constituant un troisième ordre relationnel s’insérant entre l’échange interpersonnel et la redistribution et renvoyant à une solidarité centrée sur la communauté. Pour Graeber, la conception du don selon Marcel Mauss est une source précieuse d’inspiration sur l’échange et les relations sociales et permet tout d’abord de réfuter la distinction parfois utilisée en anthropologie comme en économie entre les sociétés du don fondées sur l’altruisme et les liens sociaux et les sociétés d’échange fondées sur l’intérêt et l’individu. La seconde idée que l’on trouve chez Mauss selon Graeber est que le don n’est pas incompatible avec l’intérêt propre (reprise chez les économistes par l’idée du donnant-donnant). Enfin et surtout, Graeber suit Marcel Mauss, « dont la grande contribution à la théorie sociale a été de reconnaître non seulement la diversité des transactions économiques à travers les sociétés humaines, mais aussi que toutes les possibilités économiques et morales importantes sont présentes dans toute société humaine » (Graeber, 2007, 66). En effet si le pluralisme des comportements compatibles avec le don (la générosité, la réciprocité ou l’intérêt propre) a souvent été analysé, l’idée que ces diverses expressions « fonctionnent selon des logiques transactionnelles différentes est souvent négligée » (Graeber, 2007, 65). À partir de Mauss, Graeber propose de distinguer trois formes transactionnelles et de montrer qu’elles cohabitent selon des logiques fluides dans toutes les sociétés. La première est « le communisme ordinaire » lequel renvoie à l’expression « de chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins ». Il ne s’agit pas ici de la question de la propriété mais des formes spontanées d’entraide interindividuelles et de coopération qui interviennent en mode mineur – mais essentiel – dans la vie quotidienne et de manière plus spectaculaire dans les situations dramatiques. Ce communisme quotidien n’est pour lui pas seulement une forme de générosité fondée sur la moralité. Elle est aussi un principe d’efficacité reposant sur l’improvisation et qui s’insinue jusqu’à l’intérieur des procédures bureaucratiques et formalisées dans des contextes comme celui des entreprises et conditionne souvent leur fonctionnement réel. Il s’agit enfin de considérer que « le partage est aussi une source majeure des plaisirs de la vie » dont ni la moralité ni l’instrumentalité ne peuvent seules rendre compte10.
38La seconde forme de transaction est l’échange que les économistes caractérisent par le principe d’équivalence entre des participants anonymes et égaux, guidé par l’intérêt monétaire. Mais cette conception économiste de l’échange où prédomine l’équivalence réduit la socialité. C’est ainsi particulièrement ce principe d’équivalence que Graeber discute à partir de la fable du troc chez Smith (Graeber, 2011). Cette fable du troc vise à inscrire l’échange et l’équivalence dans la nature humaine et à produire une explication univoque de l’émergence de la monnaie. Graeber défend que dans les sociétés primitives les relations d’échange de biens ou de services ont souvent été réglées par des liens de crédit mutuels étalés dans le temps, à l’échelle de la communauté. Elles ne faisaient pas l’objet de mesures d’équivalence précises mais plutôt de comparaisons ordinales conventionnelles. Dans ces sociétés, l’échange ne se distingue pas nettement du don et peut parfois se manifester par une surenchère plutôt que par un calcul d’équivalence. Par exemple, « lorsqu’il s’agit … d’échanges où les objets circulent dans les deux sens et reflètent et réorganisent les relations entre les gens – la concurrence a tendance à fonctionner dans l’autre sens, comme un concours de générosité, où les gens montrent qui peut donner le plus » (Graeber, 2007, 71). Cette concurrence peut aussi intervenir dans la société contemporaine, dans la philanthropie par exemple (Benhamou et Moureau, 2022). Ensuite, si l’échange commercial est censé être impersonnel et égalitaire, se réduisant à une simple comparaison de la valeur de deux objets, l’anthropologie montre au contraire qu’une forme de socialité est souvent essentielle pour réaliser une transaction, ce dont une partie des économistes convient en soulignant le rôle de la confiance. L’échange, quand il s’inscrit dans la logique intertemporelle du don contre don, ne peut être expliqué par le seul principe de la recherche d’un meilleur rapport qualité-prix, un lien sujet-objet, mais par un lien de nature sociale et très contextuelle. En revanche, ce qui distingue l’échange dans les sociétés modernes est qu’il donne la possibilité de clore les transactions, de régler une dette et de mettre fin aux relations sociales.
39La troisième forme de transaction est la relation hiérarchique qui intervient entre des parties dont l’une est socialement supérieure à l’autre. Pour Graeber, elles ne sont pas l’effet d’un calcul et ne fonctionnent pas non plus selon le principe de réciprocité. Ces relations entre inférieurs et supérieurs sont plutôt réglées par le principe du précédent ou de la coutume. Pourtant, elles sont souvent également justifiées par la réciprocité ; par exemple dans l’expression « les paysans fournissent la nourriture, les seigneurs assurent la protection ». Il s’agit ici de voiler l’inégalité sous une relation d’équivalence. Pourtant dans ce cas, ce sont des biens incommensurables qui sont échangés. C’est aussi une justification morale qui conduit par exemple les grandes fortunes à des formes ostentatoires et rivales de donations qu’ils préfèrent afficher plutôt que de se voir imposer une redistribution par une plus forte fiscalité.
40Selon Graeber, on peut dépasser la dichotomie entre l’altruisme et l’égoïsme en envisageant les comportements humains le long d’un spectre allant des actions les plus prédatrices aux plus généreuses – celles qui sont véritablement désintéressées et ne placent pas les bénéficiaires en situation d’endettement – et, ensuite, en considérant que la plupart des transactions se situent entre ces deux formes et de manière intriquée. Il considère par exemple que si les gens s’engagent dans le monde parfois ingrat du travail et de l’activité économique, pour gagner plus que ce qui leur est nécessaire, c’est souvent pour leurs enfants et « pour pouvoir offrir des bières à leurs amis » et s’ils peuvent finalement s’enrichir significativement, cela s’accompagne souvent de donations généreuses pour l’art ou les actions sociales. Ainsi selon lui, dans le cadre des économies d’échange, on peut parfois interpréter le comportement humain comme « une bataille pour avoir le droit de faire le bien » (Graeber, 2014). Inversement dans les économies du don, il n’est pas rare que les cadeaux soient « empoisonnés », c’est le cas des cadeaux faits aux ennemis qui ont clairement pour objet de les humilier.
41Nous pouvons comparer cette approche de David Graeber avec celle de Samuel Bowles et Herbert Gintis, deux économistes évolutionnistes qui ont largement contribué aux travaux en économie et anthropologie comportementale et expérimentale.
- 11 Les expérimentations sur les comportements punitifs ont été elles aussi étendues aux sociétés non-W (...)
42Ce qui nous intéresse ici, c’est que Bowles et Gintis ont aussi utilisé les résultats de l’économie comportementale pour rendre compte à la fois des critiques de l’État-providence qui se sont développées aux Etats-Unis ces dernières décennies et des revendications pour plus d’égalité dans la répartition des richesses que les enquêtes d’opinion et les débats politiques expriment (Fong et al., 2005 ; Bowles et Gintis, 2008). De manière générale, ils s’appuient sur la littérature en anthropologie sociale et en biologie évolutionniste selon lesquelles les institutions qui favorisent le partage et la coopération présentent une telle récurrence dans l’histoire des sociétés humaines qu’elles peuvent être vues comme un avantage évolutif des groupes tout en ayant offert des bénéfices directs à leurs membres. Selon ces travaux, les coûts pour les individus altruistes d’un groupe ayant une fraction élevée d’altruistes ou ayant des normes prosociales sont compensés par l’avantage compétitif que cela confère sur les autres groupes (Gintis et al., 2005). Selon ces auteurs trois formes de motivations prosociales peuvent être distinguées : la générosité inconditionnelle, la réciprocité faible (le donnant-donnant) et la réciprocité forte, celle-ci dépassant l’opposition entre l’intérêt propre et l’altruisme inconditionnel. La réciprocité forte est une prédisposition à coopérer et être généreux avec ceux qui coopèrent mais non avec ceux qui violent les normes de coopération. Cette conception est associée aux travaux en économie expérimentale sur le rôle majeur de la punition altruiste comme mécanisme explicatif de la coopération. Ils montrent que la plupart des individus sont prêts à punir les égoïstes même à leurs propres dépens. L’exercice de la punition peut expliquer par exemple le refus des offres trop faibles dans les jeux de l’ultimatum ou du dictateur alors qu’il constitue une perte pour celui qui refuse. Ce comportement se manifeste particulièrement dans les jeux répétés mais il s’exprime aussi spontanément11.
- 12 « Dans une équation qui contrôle à la fois les croyances sur les causes de la richesse et de la pau (...)
43Bowles et Gintis défendent que les formes volontaires de politiques ou de dispositifs sociaux en faveur du partage des richesses ou de la redistribution reposent essentiellement sur ce principe de réciprocité forte. Le principe de réciprocité forte conduit les individus à souscrire à leur propre contribution en faveur des politiques sociales, assurantielles ou de redistribution en direction des plus pauvres mais de manière conditionnelle : ces politiques doivent concerner les individus qui ne violent pas les normes sociales. Dans le contexte des politiques de redistribution, le consentement repose sur une conception de l’égalité en termes de droits et devoirs : les aides sociales doivent être attribuées uniquement aux individus qui cherchent manifestement du travail ou suivent des formations. Cette conception prend également en compte le mérite relatif des individus visés par les politiques d’aide sociale ce qui renvoie, d’une part, à des critères d’identité (certains groupes sociaux ou ethniques sont considérés comme plus ou moins méritoires) et, d’autre part, à des conceptions sur la nature même de la pauvreté et de l’inégalité (elle peut être attribuée soit au contexte économique, à la malchance, soit à l’insuffisance d’effort personnel des individus). Bowles et Gintis s’appuient ainsi sur un ensemble de travaux démontrant que le revenu personnel est un faible prédicteur du soutien à la redistribution, ce qui contredirait l’hypothèse de l’intérêt propre. Selon eux, il s’agit d’une question morale autant que du niveau des dépenses publiques. Tout autant que des caractéristiques individuelles, la variable la plus significative pour souscrire aux politiques sociales est la croyance sur les causes de la richesse et de la pauvreté qui associe soit la responsabilité de la pauvreté à la paresse ou l’irresponsabilité soit au contraire à des facteurs sociaux contingents12. Comme les auteurs le résument : « les politiques égalitaires qui récompensent les personnes indépendamment de leur contribution à la société sont considérées comme injustes et ne sont pas soutenues, même si les bénéficiaires visés sont par ailleurs dignes d’être soutenus et même si l’incidence de la non-contribution dans la population cible est plutôt faible » (Fong et al., 2005, 294). Pour que les politiques d’aides soient acceptées, il s’agirait au contraire de concevoir un système généreux envers les pauvres méritants ou qui ne sont pas responsables de leur situation, conformément aux principes de la réciprocité forte.
44Entre les économistes comportementalistes et l’anthropologie de Graeber, il existe incontestablement des points communs dans la mise à distance de l’égoïsme comme norme du comportement humain y compris en contexte d’économie de marché. En effet les économistes mettent aussi en avant une certaine diversité et une imbrication des comportements sous l’influence des normes sociales. Cependant ils envisagent ces différents comportements de manière discontinue en particulier pour pouvoir en mesurer l’importance respective. Ainsi tout en envisageant cette diversité, ils insistent aussi sur la prégnance de la réciprocité forte, la conditionnalité de la générosité, l’équivalence, de sorte qu’à l’homo economicus comme norme dominante se voit substituer l’homo reciprocans. Graeber, quant à lui, s’attache plutôt à montrer l’intrication des motivations possibles des comportements, la générosité affichée pouvant cacher des rapports de prédation quand des comportements intéressés peuvent inversement se combiner avec des actes prosociaux. Il s’attache aussi à montrer que l’attention au contexte est importante et que des critères comme l’anonymat ou les relations hiérarchiques apportent un éclairage essentiel pour qualifier une situation. Par exemple, on peut voler un inconnu mais plus difficilement son voisin ; un ami voudra vous rendre une invitation à diner mais un supérieur hiérarchique considérera qu’il vous a fait honneur en acceptant de diner avec vous et ne se sentira pas redevable.
45Sur les implications politiques maintenant, il nous semble que la thèse comportementale de l’homo reciprocans correspond parfaitement au passage de politiques publiques fondées sur les principes de « la sociale démocratie keynésienne et beveridgienne » (État-providence et égalitarisme) au modèle de la stakeholder society (qualifié aussi de troisième voie) dont le risque, la responsabilité et le contrat sont les principaux ingrédients et dans laquelle les aides sociales sont conditionnelles. C’est ce modèle qui a été adopté par les partis politiques sociaux-démocrates aux Etats-Unis, en Angleterre dans les années 1990 et plus tard préconisé par les institutions européennes. David Graeber a cherché pour sa part à expliquer un autre phénomène liant conceptions comportementales et expressions politiques. Il s’est interrogé sur les raisons pour lesquelles la classe ouvrière américaine a désormais épousé le populisme de droite. Il en propose une analyse originale qui dépasse là encore l’opposition égoïsme/altruisme qui selon lui ne permet pas d’expliquer des formes concrètes d’interaction humaine. D’une certaine façon, l’égoïsme et l’altruisme sont « les deux faces d’une même pièce ». En effet « historiquement, l’un tend à apparaître en réponse à l’autre. Dans le monde antique, par exemple, c’est précisément à l’époque et dans les lieux où l’on assiste à l’émergence de l’argent et des marchés impersonnels que l’on assiste également à l’essor des religions mondiales : le bouddhisme, le christianisme et, plus tard, l’islam » (Graeber, 2011, 193). D’une certaine façon, la droite politique américaine revendique les deux dimensions, celle de l’économie de marché et celle de la religion. Pour Graeber, les membres des classes populaires rejettent beaucoup plus les classes intellectuelles associées aux démocrates (le monde urbain, universitaire, artistique ou des médias) que les classes fortunées car, « si l’on ne possède pas un certain degré de richesse au départ, ou à tout le moins le bon type de réseaux sociaux et de capital culturel, on n’est tout simplement pas autorisé à pénétrer dans ce monde. En fin de compte, ce dont on est exclu, c’est de la noblesse » (Graeber, 2011, 195). La noblesse dont il s’agit ici c’est la classe qui peut se permettre d’ « échapper au monde du travail fastidieux et du consumérisme insignifiant » (ibid., 196) et « d’avoir la possibilité de faire le bien ». Il y a ici certains points de rencontre et de discussion entre nos auteurs : comme chez Bowles et Gintis, on retrouve l’idée d’une déconnexion entre revenus et expressions électorales qui semble une réfutation de l’égoïsme. Cependant Graeber considère une intrication des motivations humaines beaucoup plus forte qui ne peut se laisser réduire au seul déterminisme moral qu’implique la figue de l’homo reciprocans. D’ailleurs il réfute aussi les arguments moraux à l’encontre du revenu universel inconditionnel qui pousserait les individus au parasitisme et à la paresse. Il pense que la plupart des individus, sinon tous, aspirent à faire quelque chose de créatif ou de social.
- 13 Par ailleurs, Piketty aurait indiqué « qu’il pourrait bien admirer certaines grandes figures de l’a (...)
46Par ailleurs, plusieurs des best sellers de Graeber ont été mobilisés lors des débats publics sur les politiques sociales et de réduction de la pauvreté en relation avec la question de la dette. Dans son ouvrage Dette. 5000 ans d’histoire (Graeber, 2011), il remet en cause les conceptions sur l’origine et la nature de la monnaie qui, selon lui, légitiment les politiques d’austérité. Selon lui, les justifications de ces mesures au nom d’une science positive et objective relèvent en réalité purement d’arbitrages politiques. Ses plaidoyers en faveur de l’annulation des dettes, n’ont pu qu’interpeler les économistes qui s’opposent également en interne à ce sujet. Dans ce cadre, il a pu dialoguer avec Thomas Piketty. Le débat entre Graeber et Piketty a porté sur les mesures respectives de l’annulation des dettes ou de l’accroissement de la fiscalité des plus fortunés pour réduire les inégalités qui se sont accrues depuis la fin des années 1970 (Graeber et Piketty, 2014). Mais, en dépit de ce débat sur un plan technique, ils ont pu s’accorder sur l’idée que les arguments économiques s’habillent toujours d’un discours moral pour justifier les politiques d’austérité et qu’« il faut … garder à l’esprit que tous les concepts économiques, quelle que soit leur prétention à être ‘scientifiques’, sont des constructions intellectuelles déterminées socialement et historiquement, et qui sont souvent utilisées pour promouvoir certains points de vue, valeurs ou intérêts » (Piketty, 2015, 520). À ce titre l’anthropologue et l’économiste se rejoignent autour d’une certaine conception épistémologique critique qui peut être aussi rattachée à la tradition substantiviste héritée de Polanyi dont les deux auteurs se revendiquent13.
47Il nous semble ici, à travers ces exemples, qu’un dialogue entre économistes et anthropologues est possible sur des questions communes avec leurs modes d’appréhension et d’analyse des faits respectifs, sans impliquer une forme d’impérialisme de l’économie sur l’anthropologie.
48Quels sont les enseignements sur les frontières disciplinaires entre économie et anthropologie de ces deux moments dans l’histoire des idées ? Dans la première période, ce sont essentiellement les anthropologues qui se sont tournés vers l’économie soit pour inscrire leurs recherches sur les sociétés préindustrielles dans le cadre établi de l’analyse économique de cette époque soit pour en proposer un enrichissement. Les économistes, alors essentiellement axés sur la progression de leur appareil théorique propre n’ont pas été réceptifs à l’idée que des données ethnographiques puissent constituer une base empirique pour tester leurs hypothèses et éventuellement les enrichir. Du côté des anthropologues, le statut de l’économie a constitué cependant un enjeu important impliquant un chiasme entre les formalistes et les substantivistes. Cette période a ainsi été marquée par une forte asymétrie d’intérêt, au détriment de l’anthropologie.
49La période contemporaine a été le théâtre du développement considérable de l’économie expérimentale. En s’inscrivant dans des programmes de recherche pluridisciplinaires, l’économie a vu ses frontières s’élargir en entrant directement en relation avec d’autres sciences sociales. C’est dans ce cadre que la figure emblématique de l’homo economicus, qui a été longtemps un élément constitutif de l’identité de l’économie parmi les sciences sociales a subi des « pressions de toutes parts » (Mäki, 2021). On peut considérer que la critique externe venant de la sociologie, de l’anthropologie ou même, en interne, de l’économie critique a, de ce point de vue, été internalisée par l’économie dominante en brouillant ainsi son identité et ses frontières. Cependant, si une partie des travaux en économie comportementale implique désormais des anthropologues, il apparaît pourtant que l’économie, en insistant sur l’expérimentation, emprunte encore aux sciences de la nature ses valeurs épistémologiques plus qu’elle ne s’appuie sur les connaissances produites par les méthodes spécifiques de l’anthropologie. L’idée que les sciences comportementales constituent une nouvelle discipline transcendant l’économie peut être alors interrogée car les concepts comme les méthodes mobilisés restent guidés par les standards scientifiques de l’économie. Par ailleurs, compte tenu du poids des dimensions économiques dans la vie sociale et de l’influence des économistes sur des éléments structurants de l’organisation actuelle de la vie économique, on doit noter que l’économie comme discipline et comme activité et pouvoir peut être un sujet d’observation et d’analyse pour l’anthropologie (sur ce point, voir Bourdieu, 2017). La réflexivité sur l’économie comme discipline est en effet externalisée dans les domaines spécialisés de l’histoire de la pensée et de la philosophie économique. Ces domaines particuliers, dans lesquels l’économie comportementale s’est vue accorder beaucoup d’intérêt ces dernières années, sont jusque-là peu entrés en dialogue avec l’anthropologie pour interroger les relations entre ces deux disciplines, leurs frontières et leur évolution.
50Si nous résumons l’ensemble des configurations des relations entre l’économie et l’anthropologie que nous avons examinées on peut considérer que (1) l’anthropologie économique des premières heures « a voulu rendre visite à l’économie » qui n’a pas ouvert la porte, (2) que si le développement de l’économie expérimentale est interprété comme faisant sortir l’économie de ses frontières et contribuant possiblement à l’émergence d’une nouvelle discipline, en ce qui concerne ses liens avec l’anthropologie, il s’agit plus selon nous d’une instrumentalisation que d’une intégration et correspond plutôt au schéma d’annexion où « les sciences économiques rendent visite à d’autres sciences » (3) enfin que les relations entre l’anthropologie et l’économie peuvent cependant constituer un enjeu des « frontières de l’économie … avec elle-même » (Davis et Jovanovic, 2021). Ce texte constitue une invitation à développer ce lien avec l’anthropologie, non pas sous l’angle de l’instrumentalisation mais sous l’angle d’un dialogue véritable.
L’auteure remercie les deux rapporteurs de la revue pour leurs remarques et leurs suggestions qui ont permis d’améliorer une première version du texte.