1Depuis la revue séminale d’Elster (1998), une abondante littérature a révélé l’intérêt croissant des économistes autour de la question des émotions (Rick et Loewenstein, 2008 ; Petit, 2015 ; Gomes, 2017). Comme dans de nombreuses disciplines académiques, les économistes ont accompagné (certes avec un peu de retard) ce que les historiens ont appelé « le tournant émotionnel » (Plamper, 2010), un extraordinaire engouement né au milieu des années 1990 pour l’étude des émotions. L’introduction de l’émotion dans l’analyse économique a été effectuée essentiellement à partir d’une conception psychologique et neurologique de l’émotion. Comme le suggérait Elster (1998), cette conception a permis (i) de ranger l’émotion dans des catégories facilement mobilisables par les économistes, (ii) de lui donner une définition fonctionnelle (multi-componentielle) particulièrement adaptée à l’individualisme méthodologique pratiqué en économie expérimentale et comportementale et surtout (iii) de fournir des instruments de mesure et d’induction des émotions précis et efficaces.
2Les économistes ont extrait de la psychologie des émotions les éléments les plus pertinents pour leur étude des phénomènes sociaux et ils se sont évertués à utiliser les concepts de la psychologie les plus susceptibles de prolonger le cadre théorique du paradigme dominant en économie. En s’adossant à la psychologie, du point de vue de la méthode (expérimentale) aussi bien qu’au niveau de la définition même de ce qu’est l’émotion (l’humeur, les affects ou les sentiments), les économistes ont adopté une démarche compatible avec l’individualisme méthodologique caractéristique de la discipline. L’émotion est intégrée dans le logiciel de l’économiste tout en préservant les hypothèses centrales et les principes de l’analyse : on suppose que les individus sont le plus souvent à la recherche de leur intérêt personnel et qu’ils sont rationnels (même s’il est admis que cette rationalité peut être « limitée »).
- 1 Voir, par exemple, Stets et Turner (2014) en sociologie, Goldie (2009) en philosophie, Beatty (2019 (...)
3Cependant, la théorie des émotions ne peut être réduite à la seule approche psychologique ou neurologique. La théorie des émotions qui s’est constituée progressivement au cours du vingtième siècle recouvre en effet un champ d’analyse beaucoup plus large. D’autres disciplines – comme la sociologie, la philosophie, l’anthropologie, l’histoire, la science politique ou encore la littérature – ont, elles aussi, construit une théorie des émotions élaborée et féconde1. La conception des émotions dans ces disciplines s’écarte de l’approche fonctionnelle produite par la psychologie et dans laquelle l’émotion est essentiellement ressentie par le sujet ou « intériorisée ». Elle met en revanche l’accent sur les composantes sociales, historiques et culturelles de l’émotion.
4L’analyse économique a ainsi vocation à se nourrir de ces nouvelles approches pour appréhender, par exemple, le rôle de la peur, de la colère, voire de la culpabilité sur le plan individuel mais aussi au niveau des collectifs et des institutions (Petit, 2022). Il est donc possible d’envisager, par l’intermédiaire de l’émotion, une ouverture disciplinaire de l’économie plus forte que celle induite par l’introduction des concepts et des méthodes de la psychologie ou de la neurologie. Développer une économie des émotions plus riche et plus complète rend en effet nécessaire de connaître et de puiser dans les différentes approches de l’émotion, en ne se limitant pas à la seule conception de la psychologie et/ou de la neurologie.
5L’objectif de notre article est de montrer qu’il est possible de déplacer la focale d’une analyse individuelle de l’émotion centrée sur la psychologie en élaborant une analyse transactionnelle et institutionnelle véritablement pluridisciplinaire. Dans cet article, nous nous concentrons sur l’étude d’une seule émotion, l’espoir. Comme nous le verrons, l’espoir est une émotion complexe qui a été peu mobilisée par les économistes, ceux-ci privilégiant des émotions cognitives, comme le regret ou la déception, ou des émotions sociales, comme l’envie, la culpabilité ou même la gratitude. L’espoir possède cependant des spécificités qui sont en lien avec des concepts utilisés fréquemment par les économistes, comme la confiance, les anticipations ou même les aspirations. L’espoir est notamment une donnée essentielle de compréhension des comportements individuels face aux enjeux environnementaux (changement climatique), aux conflits géopolitiques ou militaires, et plus généralement, en lien avec les réformes économiques structurelles impulsées par l’État (retraites, travail, fiscalité, santé, etc.). L’analyse économique a donc vocation à se nourrir d’une conception de l’espoir étayée et féconde.
6Notre article est structuré de la façon suivante. Nous partons tout d’abord (première section) du constat que l’espoir est une émotion délaissée par l’analyse économique traditionnelle et qu’aucun concept ne correspond à la définition classique de l’espoir que l’on trouve dans la théorie psychologique de Snyder (2002). Nous montrons ensuite que l’on doit aux travaux récents en économie expérimentale et comportementale la construction des premiers jalons d’une analyse économique de l’espoir. Adossés principalement à l’économie du bonheur (Senik, 2014), ces premiers jalons reposent sur des concepts connexes issus de la psychologie – comme la confiance, l’optimisme, les attentes ou encore les aspirations des individus (deuxième section). Dans un troisième temps, nous comparons la portée de l’analyse psychologique (positive) de Snyder (2002) avec celle du philosophe pragmatiste John Dewey. Nous montrons ainsi que l’espoir, dans une visée pragmatiste transactionnelle, peut être perçu comme un mode de conduite susceptible de produire une transformation des comportements individuels (troisième section). Enfin, nous mobilisons la théorie institutionnelle de John Commons – et notamment la notion de « futurité » – de façon à montrer que la conception transactionnelle de l’espoir de Dewey permet d’approfondir la nature des anticipations dans la théorie institutionnelle (quatrième section).
7Dans la revue proposée par Elster (1998), l’espoir correspond à une catégorie d’émotions particulière qui, au même titre que la peur, décrit les émotions suscitées par la pensée de ce qui est susceptible d’arriver. Elster (1998) n’en dit cependant pas davantage. Et, comme l’ont souligné à juste titre Pecchenino (2011 ; 2015) et plus récemment Pleeging et al. (2020), l’espoir, comme c’est le cas aussi de la peur (Petit, 2022), a été de fait très peu mobilisé par les économistes. Certes, il existe des travaux économiques qui y font explicitement référence (Hirschman, 1971 ; 1982 ; Scitovsky, 1978 ; McCloskey, 2008 ; Duflo, 2012). Hirschman (1971) a, par exemple, identifié un biais lié à l’espoir qui correspond au fait que des anticipations (non fondées) portant sur l’issue du processus de changement (induit par des réformes) peuvent nuire au développement des pays du Sud. De même, Duflo (2012) a évoqué la façon dont l’absence d’espoir peut empêcher des individus de sortir de la trappe à pauvreté. Ces différents travaux précurseurs indiquent un intérêt croissant pour cette émotion mais n’intègrent pas toutefois la complexité qu’elle recouvre.
8Pour aller plus loin, l’analyse économique a vocation à bénéficier de la théorie psychologique de l’espoir et, en particulier, de celle de Snyder (2002). L’intérêt de cette approche pour les économistes est qu’elle repose sur une conception individuelle de l’espoir, qu’elle privilégie une orientation cognitive tout en préservant une logique bi factorielle (cognitive et émotionnelle ; Delas et al., 2015). Par ailleurs, la théorie de Snyder (2002) s’appuie sur une mesure psychologique de l’espoir précise et quantifiable (Snyder et al., 1991 ; Snyder, 1995). Nous présentons ci-dessous les principaux aspects (simplifiés) de la théorie de Snyder (2002) en montrant qu’elle constitue un outil potentiellement mobilisable par les économistes.
- 2 Nous reprenons la traduction du texte de Snyder effectuée par Delas et al. (2015).
9Chez Snyder (2002), l’espoir se définit comme « un état motivationnel positif qui se base sur une interaction entre l’énergie et la motivation orientées vers les buts (composante motivationnelle), ainsi que les différentes manières de les atteindre (composante opératoire) »2. Le modèle intégratif de Snyder permet d’associer cognitions et émotions au sein d’une même structure. Les émotions découlent notamment de la perception de succès qui est mesurée par l’écart entre le but fixé et le résultat obtenu. Les émotions jouent ainsi à de multiples niveaux (sur la façon par exemple dont on apprécie les buts que l’on se fixe) et aussi dans la réalisation de ce but.
10Le modèle est cependant en priorité cognitif et met au centre de l’analyse les buts (généralement identifiés comme spécifiques et non vagues) recherchés par l’individu. Pour les économistes, ces buts peuvent se ramener simplement aux objectifs individuels définis pour les consommateurs (la maximisation de l’utilité) ou les producteurs (la maximisation du profit). L’important dans le modèle de Snyder (2002) est de définir quelle est la probabilité de succès d’obtention de ces buts, probabilité qui va mobiliser (ou non) le comportement de l’individu. Dans le modèle, la probabilité de succès présente un niveau optimal qui permet d’engager les ressources (cognitives, affectives ou énergétiques) nécessaires à l’atteinte des buts définis selon les standards de l’individu. Ainsi, un but qui offre une probabilité de succès faible (proche de zéro) découragera les individus et les orientera vers d’autres objectifs plus accessibles. Inversement, un but pour lequel le succès est garanti (ou presque sûr) ne nécessite pas d’y engager de l’espoir. Par conséquent, la probabilité de succès anticipée doit être suffisante (mais pas trop élevée non plus) pour générer de l’espoir.
11L’on voit ici que les économistes ont vocation à intégrer un modèle qui repose sur une probabilité optimale de succès susceptible de déclencher une action en vue de la réalisation d’un objectif. Cette probabilité peut être anticipée, anticipation qui peut être rationnelle (dépendant en particulier de facteurs objectifs) ou non rationnelle (laissant notamment la place à une forme de subjectivité). Dans ce modèle, la probabilité peut ainsi dépendre de l’environnement du sujet mais aussi de facteurs individuels, ce qu’une approche économique peut également introduire. En particulier, le développement initial de l’espoir détermine le niveau « dispositionnel » propre à chaque individu. Un individu peut ainsi présenter un niveau plus ou moins élevé d’espoir (tel qu’il est mesuré par l’échelle de trait proposée par Snyder et al., 1991) au regard de ses antécédents. Ce niveau (considéré dans le modèle comme relativement stable) jouera sur le choix des buts à atteindre et notamment sur leur valeur perçue. La valeur perçue d’un objectif dépend ainsi de critères comme l’intérêt personnel (ce but compte-t-il pour moi ?), du niveau de difficulté perçu et de son évaluation (est-il accessible ou non au regard de mes capacités ?) ou encore des bénéfices escomptés (quels sont les gains attendus ?). La définition d’un but, évaluée au regard de la probabilité d’obtention de ce but, montre de quelle façon l’espoir peut être intégré dans le logiciel de l’économiste basé sur l’optimisation et la probabilité d’occurrence des évènements.
12Cette approche instrumentale de l’espoir est confortée également par l’insistance de Snyder (2002) sur la dimension opérationnelle ou opératoire de l’espoir. Si l’existence des buts est avérée, la question se pose en effet de savoir comment les satisfaire au mieux. Snyder (2002) suppose en particulier que les individus mettent en place des stratégies qu’ils évaluent eux-mêmes. Chez des personnes poursuivant des buts spécifiques ou ciblés, un haut niveau d’espoir suggère la recherche active de moyens (comme, par exemple, la recherche d’informations) permettant d’atteindre ces buts. Ces personnes, qui possèdent un degré d’espoir élevé, sont aussi capables de développer des pensées positives afin de trouver des solutions alternatives, en particulier lorsqu’elles font face à des difficultés. Elles utilisent par exemple des « mantras » – « je vais y arriver » – et voient les difficultés comme autant d’opportunités à les dépasser.
13Comme l’indique la définition de l’espoir donnée par Snyder (2002), le modèle comporte également une dimension motivationnelle (qu’il faut dissocier de la dimension opératoire). Cette dimension renvoie à la confiance et à la volonté qu’un individu déploie pour atteindre un résultat espéré. L’importance de cette dimension provient du fait que, dans le cas de l’espoir, ce qui compte le plus souvent, c’est de savoir comment une personne se comporte lorsqu’elle est confrontée à des obstacles difficiles à surmonter. Le modèle insiste ainsi sur la présence de la volonté qui permet de canaliser l’énergie et la motivation nécessaire vers l’alternative la plus appropriée (Snyder, 1995).
14Dans la théorie de Snyder (1995 ; 2002), l’espoir nécessite conjointement d’avoir la capacité d’élaborer différentes manières d’atteindre des objectifs (composante opérationnelle) et une motivation suffisante pour mettre en œuvre ces moyens. Tout l’intérêt du modèle de Snyder pour les économistes repose donc sur son aptitude à faire fonctionner simultanément une dimension cognitive et organisationnelle (je planifie des buts et j’identifie des moyens) avec une dimension affective et motivationnelle (je possède l’énergie pour atteindre ces buts).
15La théorie de l’espoir de Snyder (2002) identifie bien les éléments principaux qui caractérisent l’espoir dans la littérature scientifique (intégrant une approche pluridisciplinaire) se focalisant sur l’espoir dans une perspective individuelle (Pleeging et al., 2022). Ces éléments de définition (qui font consensus dans la littérature) impliquent que l’espoir comprend : (1) un désir, (2) une estimation probabiliste (c’est-à-dire, une prévision ou une anticipation) de réalisation de ce désir et (3) et une façon de gérer l’incertitude inhérente au fait que l’individu verra ou non ses espoirs réalisés. On retrouve les dimensions essentielles de la théorie de Snyder (2002) : la définition d’un but (le désir), la probabilité de succès et la mise en œuvre d’une stratégie (cognitive et motivationnelle) visant à atteindre ce but.
16Comme nous l’avons déjà souligné, il n’y a pas, à notre connaissance, dans la littérature économique standard, de travaux reprenant cette articulation de l’espoir. Dans la synthèse proposée par Delas et al. (2015), les domaines d’applications privilégiés de la théorie psychologique de l’espoir de Snyder concernent la santé, le sport, l’éducation et, plus généralement, le lien entre l’espoir et la performance. À l’exception de quelques travaux d’application sur le travail (e.g., Santilli et al., 2014), rien n’est proposé en économie. Il existe pourtant dans l’analyse économique des travaux émergents qui tentent d’appréhender certains éléments qui touchent à l’espoir. C’est notamment par le biais de l’économie expérimentale et comportementale qu’il a été possible d’introduire des notions qui se rapprochent de l’espoir (Pleeging et Burger, 2020). Ces notions – comme celles d’aspiration, d’optimisme, d’attente et/ou de confiance – ont elles aussi été forgées en relation étroite avec la psychologie cognitive.
17Comme nous l’avons vu, l’espoir comporte à la fois un désir (un but ou un objectif), une probabilité d’obtention de cet objectif, qui correspond à une anticipation, et la conscience que, le succès étant incertain, il est nécessaire de guider l’espoir (en s’en donnant les moyens) pour atteindre ce désir. Ces trois éléments de définition traduisent le fait qu’exprimer de l’espoir implique que l’individu souhaite la réalisation de ce sur quoi porte son espoir, qu’il pense que cet objectif est réalisable, mais incertain, et qu’il a pleinement conscience de cette incertitude. Ainsi caractérisé, l’espoir se rapproche et se distingue des notions récemment introduites en économie comportementale et notamment des aspirations, des anticipations ou des attentes (expectations), de l’optimisme et de la confiance (Pleeging et al., 2022).
18Les aspirations ont été très tôt intégrées par l’économie du bonheur (Senik, 2014). Elles permettent notamment de fournir une explication convaincante au célèbre « paradoxe d’Easterlin » (Easterlin, 2001). Les aspirations correspondent au désir de l’individu d’atteindre certains objectifs, pour lesquels ce dernier est prêt à consentir un certain effort ou à investir du temps ou de l’argent. Il semble que nos aspirations ne soient pas fixes dans le temps et qu’elles évoluent à la hausse au fur et à mesure que nos objectifs initiaux sont réalisés. Ainsi, l’accumulation de la richesse s’accompagnerait d’une augmentation simultanée des aspirations individuelles. Autrement dit, plus je m’enrichis, plus je désire le faire. Couplé à un effet de comparaison sociale (la richesse d’autrui augmente et c’est l’écart de richesse, et non la richesse absolue, qui me procure une satisfaction), cette augmentation des aspirations expliquerait que l’accroissement durable des richesses dans une nation ne soit pas synonyme d’une hausse du bonheur déclaré par ses habitants (le fameux paradoxe d’Easterlin, 2001).
19Pour utile qu’il soit, le concept d’aspirations mobilisé par les économistes du bonheur n’est pas l’équivalent de l’espoir. Les aspirations sont bien du côté du désir mais n’intègrent pas en revanche, la dimension d’incertitude propre à l’espoir. Exprimer un espoir suggère que nous sommes conscients que nous n’obtiendrons pas nécessairement ce que nous désirons, alors qu’aspirer à quelque chose ne dépend pas du fait de savoir si ce que nous convoitons est accessible ou non.
20Les anticipations ou attentes (expectations), la confiance et l’optimisme des individus ont également largement été utilisés par l’économie comportementale. Les anticipations désignent notamment les hypothèses (favorables ou défavorables) que nous formulons sur le futur et qui peuvent concerner notre vie en général ou porter de façon plus précise sur l’évolution de notre niveau de vie ou sur nos perspectives de retraite. Certaines études montrent que l’optimisme – i.e., la formulation d’hypothèses favorables – a un effet positif sur le bien-être individuel et la santé des individus (Pleeging et Burger, 2020). Parce qu’il est apprécié en tant que tel (dans la fonction d’utilité de l’agent), l’optimisme permet ainsi d’expliquer la conduite d’agents qui investissent dans des loteries pour le simple plaisir de formuler des anticipations (de gains) positives (Senik, 2008). Dit simplement, on joue pour avoir le plaisir de formuler une attente positive. À proximité des attentes, l’indice de confiance (des producteurs ou consommateurs) désigne la croyance que les développements économiques futurs seront profitables (et qu’en conséquence il existe des opportunités à investir ou à consommer).
21Ces différentes notions – anticipations, optimisme et confiance – sont proches du concept d’espoir. À nouveau, cependant, elles s’en différencient notamment parce que les anticipations n’impliquent pas nécessairement le désir de l’individu. On peut naturellement formuler des anticipations qui correspondent à ce que l’on désire, mais le fait de former des hypothèses sur l’avenir n’induit pas que l’on souhaite que ces prédictions soient réalisées, même si on les considère comme étant positives. L’espoir qu’un évènement survienne implique, au contraire, le souhait que cette attente soit réalisée. Comme l’a cependant souligné Swedberg (2017), la confiance recouvre dans une certaine mesure l’espoir, la différence essentielle étant que la confiance se focalise sur les attentes autour de ce qui va arriver, alors que l’espoir est nourri d’aspirations et de désirs. Bien que ce qui va arriver puisse coïncider avec ce que l’on veut qu’il arrive, ce n’est pas systématiquement le cas. L’espoir ne se dissout donc pas dans la confiance.
22Les distinctions que nous avons mises en évidence entre l’espoir et les concepts « connexes » que l’économie comportementale s’est appropriée depuis plusieurs années sont importantes dans la mesure où elles ont une incidence quant à la dimension expérientielle et comportementale de l’espoir. Trois points sont à souligner :
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en mettant tout d’abord en évidence que l’espoir se nourrit d’un désir, on valide le fait que cette émotion nous permet d’identifier ce que les individus valorisent. Comme le suggère ainsi Livet (2002), l’émotion est un révélateur de nos préférences ou de nos valeurs fondamentales, en particulier lorsqu’elle persiste et qu’aucune révision de nos attitudes et/ou de nos croyances n’est susceptible de la mettre sous le boisseau. Continuer à espérer, en dépit de tendances contraires ou d’un environnement hostile, constitue bien une façon de révéler ce à quoi nous tenons vraiment. Contrairement à de simples anticipations, les espoirs individuels portent sur ce que les gens pensent qu’il peut arriver mais, surtout, sur ce qu’ils veulent qu’il arrive ;
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ensuite, comme toute émotion, l’espoir constitue un moteur essentiel de l’action. L’espoir possède donc une dimension instrumentale. Il sert à quelque chose, il a une fonction. Un individu sans emploi sera ainsi davantage incité à en trouver un s’il a l’espoir que cela se réalisera. Sur le plan psychologique, la « tendance à l’action » (Frijda, 1986) de l’espoir (qui est à rapprocher de celle d’intérêt) est notamment la mobilisation, l’engagement, l’attention, la disposition à l’effort, la motivation ou encore l’implication. Davantage, et de façon presque paradoxale, la dimension d’incertitude associée à l’espoir, et la connaissance que nous en avons, renforce son pouvoir de motivation : tant que nos espoirs demeurent non réalisés et incertains, nous avons besoin de persister dans nos actions pour favoriser leurs réalisations (ce qui n’est pas forcément le cas avec nos anticipations qui, de façon générale, n’impliquent pas d’initier une action quelconque) ;
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enfin, dans le même ordre d’idées, mais de façon plus précise, l’espoir implique également, en lien avec le caractère incertain qui y est associé, que nous ayons conscience des obstacles qui sont à surmonter si l’on désire réellement la réalisation de nos objectifs espérés (Snyder, 2002). L’espoir nous renseigne ainsi sur notre façon de « naviguer », donc de nous comporter, dans un régime marqué par l’incertitude. Autrement dit, sur le plan comportemental, l’espoir possède un caractère processuel, ou de long terme, que ne comporte pas l’attente ou l’anticipation (qui est plus inerte). Être en « attente » ou dans « l’expectative » suggère en effet une forme de passivité.
23En résumé, l’espoir est lié au désir individuel, à la probabilité d’occurrence d’un évènement, à son anticipation, et à la notion d’incertitude qui y est associée. L’espoir est une émotion qui comporte des dimensions spécifiques concernant le comportement individuel. Sur ce plan, en particulier, elle se distingue de l’aspiration et de l’anticipation. L’espoir nous renseigne en particulier sur ce que les gens désirent tout autant que sur la façon dont ils sont prêts à se comporter pour atteindre leurs objectifs désirés. Même si, naturellement, il ne peut y avoir de parfaite corrélation entre espoir et comportement, l’espoir constitue un bon prédicteur de nos attitudes.
24Dans ce qui précède, nous avons insisté sur la dimension « expérientielle » de l’espoir. Cette approche est privilégiée par l’économie comportementale parce qu’elle repose sur la dimension individuelle de l’expérience (désir, estimation/anticipation des chances, attitude face à l’incertitude). Comme le montrent cependant Pleeging et al. (2022), à partir d’une lecture extensive et pluridisciplinaire (philosophie, sociologie, anthropologie, histoire, etc.) de la littérature, une autre approche de l’espoir est envisageable. Il s’agit notamment de prendre en compte le contexte social ou environnemental dans lequel naît l’espoir. L’absence de ce contexte et la focalisation sur l’individu constituent en effet deux limites bien identifiées de la théorie de l’espoir de Snyder (Delas et al., 2015).
25De façon schématique, prendre en compte la dimension sociale de l’espoir suppose que la façon dont nous l’éprouvons, la façon dont celui-ci guide (ou non) nos comportements, dépendent, en grande partie, de la culture dans laquelle nous sommes insérés ou encore de la façon dont les buts sur lesquels portent nos espoirs peuvent être partagés par autrui. La dimension « partagée » de l’espoir apparaît notamment centrale au niveau du désir, de l’estimation des chances et de l’attitude qu’elle induit chez l’individu. La plupart du temps, il est vain en effet d’être le seul à espérer. Cela a du sens au contraire de nourrir une aspiration commune visant, par exemple, à ce que le problème posé par la crise climatique trouve une solution acceptable et pérenne. De même, l’estimation des chances (que ce problème soit résolu) dépend de la confiance (objet de partage) dans les progrès scientifiques et techniques permettant d’atténuer la hausse des températures. Enfin, dans la mesure où l’espoir dépend en grande partie de la solidarité et du comportement d’autrui, l’incertitude et la confiance jouent un rôle social fondamental. L’incertitude peut ainsi constituer un moteur de l’action en renforçant la résolution à continuer à espérer face à une adversité croissante, comme c’est le cas pour le changement climatique (Ojala, 2012).
26La prise en compte de la dimension sociale et culturelle de l’espoir est un enjeu qui interroge aussi les économistes. Sur le plan méthodologique, cependant, l’approche des économistes du comportement – basée sur l’individualisme méthodologique – explique leur proximité avec la théorie psychologique de l’espoir, et notamment potentiellement avec celle de Snyder (2002). Si l’on souhaite dépasser cette logique purement individuelle en intégrant la dimension sociale, culturelle et collective de l’espoir, il est nécessaire de ne plus se focaliser sur une analyse psychologique individuelle mais de tenter d’élaborer une approche transactionnelle et institutionnelle véritablement pluridisciplinaire. En nous appuyant en particulier sur la comparaison effectuée par Fishman et McCarthy (2005), entre la théorie de l’espoir de Snyder et la conception de l’auteur pragmatiste John Dewey, nous montrons que l’espoir peut se définir, avant tout, par une capacité de transformation des habitudes individuelles (élément que la théorie psychologique ne prend pas vraiment en compte). Cette perspective transactionnelle et processuelle de l’espoir ouvre, comme le verrons plus loin, à un approfondissement de la nature des anticipations dans l’analyse économique institutionnaliste de John Commons.
- 3 Il peut apparaître surprenant de mobiliser la notion d’espoir chez un auteur dont l’œuvre est consi (...)
27Dans ce qui précède, nous avons tenté d’identifier les éléments moteurs d’une économie de l’espoir reposant sur des fondements psychologiques. Nous avons également souligné ses limites. Nous dessinons ci-dessous quelques jalons d’une économie de l’espoir reposant sur une conception philosophique pragmatiste à partir de la lecture de l’œuvre de John Dewey (1925 ; 1930 ; 1934a ; 1934b ; 1938 ; 2019)3.
28Nous nous appuyons tout d’abord sur le « dialogue » entre Dewey et Snyder imaginé par Fishman et McCarthy (2005) pour comparer les perspectives données par ces deux auteurs concernant l’espoir. Il s’agit de mettre en évidence leurs points de convergence ainsi que les éléments de différenciation entre les deux approches. Nous utilisons ensuite l’apport de la théorie des émotions de John Dewey dans l’analyse économique des comportements et des habitudes (Petit et Ballet, 2021 ; Petit, 2021 ; 2023) de façon à montrer que l’espoir peut constituer un vecteur de transformation des habitudes individuelles.
29John Dewey a, tout au long de sa carrière, largement insisté sur l’existence d’un monde incertain, hasardeux, parfois hostile. Cela s’applique par exemple à la peur qui comporte une part objective dans la mesure où le monde est de fait « effrayant ». Dewey (1938) a surtout fait de l’incertitude une composante centrale (et nécessaire) de la démarche scientifique (contrairement à la quête de la certitude qui caractérise selon lui la science de son époque). Dans ce monde changeant et mobile, l’individu n’a pas le contrôle de son environnement. Il doit au contraire en permanence s’y adapter. Du fait de ce régime permanent d’incertitude, la définition des buts que se donne l’individu est fondamentalement sujette à l’espoir ou, a contrario, au désespoir.
- 4 La séquence représentée ici est simplifiée car elle ne tient pas compte des nombreux feedbacks émot (...)
30L’approche de Dewey est également, comme celle de tous les auteurs pragmatistes, profondément non duale. Elle n’oppose pas en particulier la raison à l’émotion, l’individu à la société, les faits aux valeurs. Dans cette approche, l’organisme est en permanence et de façon continue dans une relation de transaction avec son environnement. On peut certes tenter de décomposer, pour des raisons d’analyse, une conduite – comme le fait la théorie psychologique de Snyder (définition des buts, composante opératoire, composante motivationnelle) – mais celle-ci demeure toujours, de façon inextricable, le produit des tous les éléments qui la composent. C’est en partie cette forme de non dualité que l’on trouve dans la théorie de Snyder, représentée et simplifiée ci-dessous (Figure 1)4 :
Figure 1. Schéma (simplifié) du processus temporel de structuration de l’espoir
D’après Snyder (2002)
31Chez Snyder (2002), les composantes motivationnelle et opérationnelle sont imbriquées et en lien elles-mêmes avec la valeur perçue de l’objectif recherché. L’interaction entre ces différentes phases de formation de l’espoir est donc permanente. On voit clairement en particulier dans la figure ci-dessus que la valeur perçue du but dépend des interactions continues avec les composantes opérationnelle et motivationnelle. De même, l’obtention (ou non) du but redéfinit (via les émotions) cette valeur perçue. Un but demeure ainsi flexible. Il est susceptible de se modifier au fur et à mesure que l’individu effectue des actions visant à l’atteindre. Certes, selon Snyder (2002), les individus qui possèdent un haut niveau (dispositionnel) d’espoir, et qui se fixent des buts précis, disposent en règle générale d’une forte propension (par rapport à ceux qui ont un faible niveau d’espoir) au contrôle de leur conduite. Malgré tout, le schéma de la psychologie positive proposé par l’auteur autorise cette flexibilité des buts qui est centrale dans une conception pragmatiste.
32En effet, l’arbitrage chez Dewey entre le fait de s’engager fermement dans un but ou de rester au contraire flexible est lié à une recherche constante d’harmonie et d’équilibre présente chez l’individu. Il en résulte que ce n’est que lorsque les buts ont été définis intelligemment qu’ils nous permettent, au moment présent, de réguler notre conduite. Dewey nous fait ainsi remarquer que nous ne saisissons réellement le problème auquel nous sommes confrontés qu’une fois que ce problème a été résolu. Ou même, dit autrement, qu’il est parfois nécessaire de nous perdre pour nous retrouver et identifier plus clairement les objectifs recherchés. Dewey parle en ce sens de « fins-en-vue » pour signifier que les fins (les buts chez Snyder) sont autant de moyens pour accomplir d’autres fins. Chez Dewey, la flexibilité des buts et de la conduite sont donc des prérequis au processus lié à l’espoir.
33La Figure 1 révèle également une intrication étroite entre la dimension cognitive (opérationnelle) et émotionnelle (motivationnelle ou énergique). C’est ce que Snyder (2002) souligne en disant que l’espoir est une façon intelligente (ou apprise) de penser. Ce qui correspond précisément à la façon dont Dewey identifie la méthode de l’enquête qui associe étroitement la raison et l’émotion. L’émotion est définie comme étant « un mode de conduite ». Dans la psychologie de Snyder, cependant, la partie cognitive ou opérationnelle est davantage mise en avant, ce que le caractère mécanique de la « pensée positive » souligne (les mantras en particulier).
34En résumé, la psychologie positive et l’approche de Dewey s’accordent sur le fait (1) de donner une importance primordiale à l’incertitude, (2) d’inclure la flexibilité des buts et (3) d’associer, dans la conduite de l’espoir, une dimension opérationnelle et affective.
35Le premier élément de différenciation entre les deux auteurs porte sur la place qui est accordée au désespoir dans l’analyse. Chez Dewey, le point de départ d’une procédure d’enquête est donné par le biais d’une émotion. L’émotion présente un caractère disruptif : elle interrompt le cours naturel de notre activité en nous signalant que quelque chose ne fonctionne pas dans notre rapport à l’environnement qui nous entoure (Dewey parle d’une situation « problématique »). C’est la raison pour laquelle, avant la naissance de l’espoir, il a y a, selon Dewey, une situation qui fait naître de l’anxiété et un désespoir potentiel. Une « fin-en-vue » est guidée initialement par un manque (puis par un élan, une impulsion qui fait aller de l’avant). D’une certaine façon, la position de Dewey retrace le comportement de ceux qui, étant dotés d’un faible niveau d’espoir, considèrent que le monde est rempli d’incertitude et de danger. L’espoir naît lorsque nous avons perdu pied et que nous luttons pour garder notre cap. Contrairement à l’approche de psychologie positive de Snyder (2002) – qui met l’accent sur l’aptitude à l’espoir d’individus qui en possèdent un niveau a priori élevé – Dewey part du désespoir (potentiel) et de la dynamique que celui-ci peut apporter.
36Une autre différence de taille concerne la nature des objectifs et des buts que l’on considère comme importants pour l’individu. Ciblés et précis chez Snyder (ce qui procure selon lui un avantage du point de vue motivationnel et opérationnel), les buts sont considérés comme diffus, plus larges, mais surtout plus « fondamentaux » (au sens de Blöser, 2019) dans la logique du pragmatiste américain. Chez Dewey, un but essentiel porte, par exemple, sur la défense des enjeux démocratiques dans nos sociétés. Dans l’Éthique, Dewey et Tufts (1932, 118) spécifient et illustrent ce qui peut correspondre à des « finalités prospectives » (ou « fins-en-vue ») : assurer une éducation, mener une campagne militaire, construire une maison. Chez Snyder, les buts peuvent concerner le fait de réussir un examen proche ou éventuellement, dans une perspective plus lointaine, de devenir médecin ou chercheur. Dans la démarche de la psychologie positive, les buts vagues (comme le fait par exemple de « réussir sa vie ») sont peu susceptibles de soutenir des pensées pleines d’espoir.
37Sur ce point, on peut aller plus loin dans la différenciation entre les deux perspectives. Chez Dewey, en effet, pour un individu, un objectif spécifique surplombe (et conditionne) tous les autres : c’est la recherche (permanente) de l’harmonie du sujet avec son environnement. L’unité du sujet est donc un objectif qui en dépasse d’autres, plus ciblés, qui ne sont en somme que des intermédiaires en référence à cet objectif principal. Par ailleurs, Dewey oppose aux espoirs plus resserrés et ordinaires de la psychologie positive des espoirs altruistes et sociaux de plus grande ampleur (à nouveau la dimension démocratique ou la recherche de l’égalité entre humains). L’espoir ultime, chez Dewey, réside sans doute dans le fait de réconcilier chez l’individu la portée de ses espoirs sur le plan individuel et collectif. Dewey croyait en effet que le développement personnel individuel passe par la reconnaissance que les talents de chacun sont les mieux exploités lorsqu’ils sont destinés à conforter le bien commun. En quelque sorte, alors que chez Snyder la portée de l’espoir est localisée et possède une dimension individuelle, chez Dewey, elle combine, tout en les distinguant, un espoir pour notre collectif et un espoir pour notre vie individuelle.
38Il existe enfin une différenciation sur le plan moral. Il est caractéristique en effet de la psychologie positive de Snyder (2002) d’être à la fois proactive – en ce qui concerne les moyens de conforter le niveau d’espoir des individus et l’obtention de leurs buts – et neutre quant à la nature de ces buts. Snyder, autrement dit, ne se positionne pas quant à la dimension morale des buts poursuivis. Ce n’est pas le cas, bien entendu, de la philosophie et de l’engagement des pragmatistes. On y trouve par exemple une justification dans les vertus de la démocratie, conçue comme un mode de vie associé d’une expérience commune partagée. De façon plus fondamentale encore, on retrouve chez Dewey (1934a) une réflexion sur la portée de la science et une foi dans la méthode de l’enquête qu’il préconise. Selon lui, bien que, par nature, nos efforts pour construire un projet de réforme sociale ne puissent pas (toujours) aboutir, il est légitime de croire que – si nos espoirs ultimes ont été choisis avec soin et sans retenue – ces efforts, aussi modestes soient-ils, seront soutenus par de puissantes forces dans l’univers. Même s’il s’en différencie, l’espoir chez Dewey n’est pas loin de recouvrir les aspects aristotéliciens d’une vertu.
39En résumé, (1) le point de départ de l’analyse (espoir versus désespoir), (2) la définition des buts (ciblés versus fondamentaux) ainsi que (3) leur portée morale (ou non), sont les trois éléments clefs de la différenciation que l’on peut établir entre la théorie psychologique de l’espoir et la conception de John Dewey. Ci-dessous, nous voyons cependant que la portée de l’analyse philosophique va plus loin en montrant que l’espoir peut constituer un vecteur de transformation des habitudes individuelles.
40La théorie des émotions de Dewey a été utilisée récemment pour montrer le rôle que l’émotion joue dans la modification des comportements individuels (Petit et Ballet, 2021 ; Petit, 2021 ; 2023) ou la réévaluation de nos désirs et de nos valeurs (Petit et Ballet, 2023). Lorsque nos habitudes (de penser ou d’agir) sont en décalage (avec) ou inadaptées par rapport à notre environnement, ou lorsque deux ou plusieurs habitudes antagonistes préexistent au sein d’un organisme, l’émotion vient révéler cette dissonance. Elle joue le rôle de signal. Elle indique que l’harmonie du sujet, son unité, est mise en péril et qu’un réajustement est nécessaire.
41Dans l’Art comme expérience (1934b), Dewey a clarifié cette dimension de signal et, surtout, a conféré à l’émotion une part active dans la conduite de l’enquête visant à réajuster nos habitudes. Le philosophe prend appui sur l’opposition entre le fait pour un musicien de répéter ses gammes de façon mécanique (auquel cas l’habitude est rigide) et la façon d’utiliser un « savoir-faire » de façon créative lorsque l’artiste est à l’écoute de façon dynamique de ses propres émotions (flexibilité qui témoigne de la labilité de l’habitude). Dans un cadre plus ordinaire (i.e., non artistique), la résolution d’un problème – surmonter la difficulté d’un entretien d’embauche, dépasser une colère, etc. – suggère que l’émotion brute qui a permis le lancement de l’enquête est retravaillée au cours de celle-ci (Quéré, 2021). Celle-ci associe donc de concert une méthode réflexive et une part affective que l’on ne peut dissocier.
- 5 À l’exception notable cependant d’un court texte intitulé « The Basis for Hope » écrit par Dewey en (...)
42Ce scénario de reconstruction d’habitudes défaillantes ou, plus simplement, d’habitudes devenues inadaptées, s’applique également, à notre sens, à la conception de l’espoir chez Dewey. Comme nous l’avons souligné, il n’y a pas dans l’œuvre de Dewey de mention particulière de l’espoir (au-delà de la foi)5. L’analyse et la comparaison qui précèdent (entre la psychologie cognitive et la conception de l’espoir chez Dewey) nous donne cependant des éléments permettant d’aller plus loin.
- 6 Confronté, par exemple, à un problème de santé (un cancer), une personne considérera (possiblement) (...)
43Revenons tout d’abord à la lecture de Snyder (2002). L’un des apports de l’analyse de la psychologique positive – qui fait également son succès – est de suggérer aux individus d’éviter les pensées négatives tournées vers les échecs passés. Snyder pense possible de contourner certaines pensées angoissantes qui minent l’espoir (la présence de l’incertitude, l’existence d’un monde parfois absurde, les injustices ou plus concrètement des problèmes personnels liés à la santé, au travail ou à l’espace familial). L’individu peut en particulier mettre en place des stratégies cognitives d’évitement destinées à détourner son attention du problème en cours, ou des obstacles qui y sont associés, en exagérant par exemple l’aspect positif de la situation présente ou bien en minimisant l’aspect négatif6. Il peut également envisager des comportements de substitution visant à faire oublier le problème en générant des émotions positives (via la relaxation, le sport ou le divertissement). De cette façon, l’individu est guidé par sa raison. Le chemin qui mène du désespoir – ou, du moins, d’un faible niveau d’espoir – à l’espoir semble praticable, accessible, peu difficile, voire peu coûteux (psychologiquement). Il repose, en partie, sur la définition d’habitudes de penser routinières (des mantras) assez peu évolutives. On retrouve ici la forte dimension cognitive du modèle de Snyder.
44Selon Dewey, ces stratégies (cognitives) de contrôle sont improbables et surtout, elles peuvent être contreproductives et délétères pour l’individu. Face à un problème, la résolution d’une procédure d’enquête réside en effet dans un juste équilibre entre le fait d’agir et le fait de ressentir. En adoptant des stratégies cognitives ou en détournant l’émotion originelle vers une émotion de « divertissement », le processus dynamique lié au désespoir ne peut s’opérer. Si l’émotion initiale (de désespoir ou d’anxiété) a vocation à jouer un rôle dans la conduite de l’individu, tout processus qui vient artificiellement la contrecarrer la détourne de sa visée initiale, à savoir l’accomplissement d’une unité retrouvée de l’individu avec son environnement.
45Il y a, autrement dit, dans la conception transactionnelle de l’espoir, l’idée que l’individu ne peut, à lui tout seul, par le biais de sa propre volonté, ou le recours à certains artifices, nourrir de l’espoir indépendamment de l’environnement qui s’offre à lui. Selon Dewey, ce n’est pas parce que nos buts sont pensés de façon réflexive et harmonieuse, que notre énergie est mobilisée, et que nous utilisons une méthode (opérationnelle) adaptée, que le monde nous permettra d’accomplir nos desseins. Ce qui ne signifie pas pour autant que nous devons, comme nous l’avons souligné, renoncer à ces desseins. Bien au contraire, l’espoir authentique – celui qui a été retravaillé au cours d’un long processus – est celui qui vient lorsque nous sommes capables de reconnaître que la vie est menaçante, que nos actions sont chancelantes et que nos vies sont limitées.
46La logique pragmatiste répond ici à une limite importante du modèle de Snyder qui ne permet pas d’expliquer pourquoi certaines personnes développent de l’espoir bien qu’elles sentent qu’elles ne sont pas en mesure de faire quoi que ce soit pour atteindre les buts qu’elles se sont fixées (Delas et al., 2015). Chez Dewey, au contraire, être dans l’espoir, c’est, tout en étant confronté à un environnement changeant et parfois hostile, continuer à avoir confiance dans la méthode de l’enquête et conserver nos fins ultimes en dépit de l’adversité. Dans cette citation extraite d’Experience and Nature, Dewey le dit explicitement :
Même si nous n’en sommes qu’une misérable partie, la fidélité à la nature dont nous dépendons nous impose d’entretenir nos désirs et nos idéaux jusqu’à ce que nous les ayons convertis en intelligence et révisés en fonction des modes et des voies que la nature rend possible. Une fois que nous avons mobilisé au plus haut point notre pensée et avons propulsé nos faibles forces dans le cours à la fois équilibré et changeant des évènements, nous savons que, même si l’univers nous écrase, nous pouvons lui faire confiance, car notre lot est celui qui s’accompagne de ce qu’il y a de bon dans l’existence, quoi que ce soit. Nous savons que notre pensée et nos efforts sont l’une des conditions de l’avènement du meilleur (Dewey, 1925, 379).
- 7 Dans notre analyse, nous avons insisté sur cette possibilité de transformation et sur le fait qu’el (...)
47Dewey envisage donc un parcours de construction de l’espoir beaucoup plus ardu et complexe que celui suggéré par la psychologie positive. L’espoir est ce qui transforme notre parcours individuel tout en étant lui-même transformé au cours de ce processus7.
48Une façon de saisir la portée de la conception dynamique de l’espoir chez Dewey est de rappeler la différence que l’on peut faire, dans la langue française, entre l’espoir et l’espérance (Webb, 2007). Le premier, l’espoir, est plus limité, circonscrit, porte sur un objet bien défini et possède un horizon de court terme. C’est ce qui correspond, schématiquement, à la définition de Snyder, ou plus généralement, à celle de la psychologie. Le second terme, l’espérance, fait davantage référence à un sentiment plus puissant, plus global, qui offre une perspective sur l’avenir de plus long terme. Cela pourrait être la définition de Dewey.
49Dans ce qui précède, nous avons souvent insisté sur le fait que l’espoir reposait en grande partie sur une faculté d’anticipation par rapport à un futur que l’on espère mais qui est incertain. L’économie comportementale intègre, nous l’avons vu, la question des anticipations et des attentes, mais celles-ci diffèrent cependant de l’espoir. Dans la théorie psychologique de Snyder (2002), l’espoir n’a pas de sens lorsque l’individu est assuré du résultat de son action. Il ne naît pas non plus lorsqu’un individu anticipe que ses chances de succès sont très faibles ou inexistantes. L’espoir est en effet porté dans l’approche psychologique par des individus à haut niveau d’espoir. Dans cette approche, contrairement à ce que propose Dewey, le désespoir ne peut déboucher sur une espérance. Pour saisir la question des anticipations et la mettre en rapport avec l’économie de l’espoir, il faut s’écarter de l’approche comportementale, ancrer l’espoir dans une logique transactionnelle et institutionnelle, et s’appuyer, comme nous le proposons, sur la lecture de l’un des précurseurs majeurs de l’économiste institutionnaliste, John Commons, en revenant sur la notion de futurité qui est au cœur de son analyse.
- 8 Je remercie Jean-Sébastien Lenfant de m’avoir suggéré ce lien lors d’une communication personnelle (...)
50Comme son contemporain Thorstein Veblen, John Commons a été largement influencé par la pensée pragmatiste et, en particulier, par celle de Dewey (voir Chavance, 2018 ; Ballet et Petit, 2022). Avec son principe de futurité, inspiré largement de sa lecture pragmatiste – à tel point que, selon Commons, le « Pragmatisme est la Futurité » (1934, 152) – Commons repense la question du temps dans l’analyse économique (question qui va bien au-delà de l’objet de cet article) et fournit une réflexion (qui nous intéresse ici) sur la façon dont s’opère une anticipation8.
51En faisant le constat que la science économique traditionnelle (les classiques tout autant, ou presque, que les marginalistes) a évacué la dimension temporelle de son analyse – en s’appuyant sur la science physique, qui pousse « l’homme du passé dans le présent » (Commons, 1925, 337) – Commons renverse le sens du lien avec le temps, nécessaire selon lui en sciences sociales :
[L]orsque nous regardons la volonté humaine, ou plutôt la volonté en acte, comme la force avec laquelle la science économique a à faire, en contraste avec les forces physiques de la gravitation … alors nous trouvons que ce sont les espoirs et les craintes, les attentes et les précautions, la prévoyance, et l’impatience inscrites dans le futur qui déterminent ce qui sera fait dans le présent (Commons, 1925, 337, nous soulignons).
- 9 Gislain (2017a, 243, note 5) rappelle que le mot est peu utilisé dans la langue française mais qu’a (...)
52Le principe de la futurité pose ainsi que « les hommes vivent dans le futur et agissent dans le présent » (Commons, 1934, 84). La futurité9 correspond à la capacité que possède un individu de se projeter dans le futur à un moment donné. Commons le clarifie :
[c’]est simplement un cas spécial du principe d’anticipation, ou de prévision, que nous nommons le principe de Futurité, une caractéristique de tout comportement humain (Commons, 1934, 84).
53Cette capacité d’anticipation, présente et observable, est la clef de compréhension de nos actions présentes. C’est précisément notre capacité à anticiper le futur et à cerner nos attentes qui conditionnent ce que nous faisons dans le présent. Commons le dit autrement en mettant en lumière les éléments propres à la notion d’espoir :
[L]a futurité est le champ mental des idées d’un but à réaliser dans le futur immédiat ou éloigné, par les moyens d’activités présentes s’empressant d’aller de l’avant vers ce dessein (Commons, 1950, 193).
54On retrouve dans cette citation le but recherché dans l’espoir ainsi que sa dimension motivationnelle et opérationnelle que vous avons évoquée précédemment chez Snyder (voir la section 3.1). Ayant en tête cette capacité d’anticipation, il faut, à partir de là, comme le rappelle Gislain (2002, 63), distinguer deux possibilités.
- 10 Notons que l’on retrouve dans les mots de Commons le même principe que celui mentionné par John Dew (...)
55Dans la première possibilité, la futurité est totalement contrainte par le cadre institutionnel car elle rentre dans le cadre d’une habitude, c’est-à-dire d’une routine. L’individu n’a pas lieu de se projeter dans le temps de façon extensive car les institutions limitent les options possibles et restreignent de fait la futurité. Il en résulte, dans ce cas, que l’action présente elle-même est limitée. Commons (1950, 104) voit dans ce processus un « principe de sécurité » au sens où les institutions, en structurant la futurité, sécurisent « les attentes présentes de profits, investissements, emplois et contrats futurs »10.
56Lorsque le principe de sécurité prévaut, l’anticipation est réduite ou inexistante (car l’institution pourvoit à tout ce qui est nécessaire), ce qui rend caduque l’espoir qui y est associé. C’est ce que Gislain (2002, 63) pose dans son interprétation de Commons en disant que, dans le cas d’une action routinière totalement contrainte, « il y autant dans l’attente (qui est ici une prescription, un commandement, etc.) que dans l’action (performance, réfrènement ou éviction), il y a “équation” entre l’attente et l’action ». Or, cette possibilité n’est pas, selon Commons, la plus fréquente. La futurité n’est en effet jamais complètement sécurisée, elle possède toujours un certain degré d’incertitude.
57Dans la seconde possibilité (plus fréquente), cependant, on peut envisager que l’action n’est pas totalement contrainte par le cadre institutionnel. Deux cas peuvent ici à nouveau être distingués. Le premier cas est celui d’une action habituelle qui n’est cependant pas totalement contrainte. Il existe dans ce cas de figure un ensemble important d’opportunités plus ou moins sûres que l’individu peut envisager, et celui-ci a la possibilité de former de nombreuses hypothèses alternatives ou des anticipations plus ou moins sécurisées. Dans ce premier cas, « l’ensemble des “futuribles” est plus “large” que l’action qui sera choisie » (Gislain, 2002, 63). L’action n’est pas totalement contrainte mais le champ des possibles est conditionné essentiellement par l’institution. Il en résulte que ce sont bien les anticipations – qui sont riches, diverses et fécondes – qui conditionnent l’action présente. L’espoir, dans ce cas, repose sur ces anticipations et est un moteur permettant la réalisation de l’objectif visé (composante motivationnelle).
58Il peut également arriver – c’est le second cas qui nous intéresse ici tout particulièrement – que le cadre institutionnel soit réellement peu contraignant et que la futurité soit « pauvre » et même, « plus “pauvre” que le présent » (ibid.). La futurité est incomplète, le champ des possibles est étroit. L’acteur se trouve dans une situation où il est obligé de déployer sa volonté au-delà de ce que lui offre les possibilités d’action identifiées dans le présent. Cela arrive, par exemple, lorsqu’aucune hypothèse habituelle n’est disponible face à une situation envisagée. L’action n’est plus routinière mais devient stratégique au sens où elle implique de déployer « l’intelligence de l’acteur » (Gislain, 2017a, 251, c’est l’auteur qui souligne).
59Autrement dit, l’acteur doit innover, et « transgresser la futurité qui se présente actuellement à lui » (Gislain, 2002, 63), transgression qui impose de dépasser la futurité structurée et proposée par les institutions. « [C]e faisant, il réactualise sans cesse la futurité et transforme ses institutions [formellement avec plus ou moins de retard selon la rigidité des protocoles – juridiques, “autorisés”, etc. – de leur sélection artificielle] » (ibid.). Le lien est renversé : ce n’est plus l’institution qui gouverne les actions de hommes, c’est la futurité – et son espace de créativité développé par l’agentivité individuelle – qui définit la nature de l’action.
60Dans ce processus sans cesse réactualisé des anticipations – c’est-à-dire d’une futurité qui est « toujours plus ou moins incomplète, provisoire et ambulatoire » (Gislain, 2017a, 251) – nous voyons le jeu d’une émotion (comme l’espoir) « retravaillée » qui, de ce fait, a un potentiel de transformation des actions et des habitudes individuelles.
61Chez Commons, l’action humaine est conditionnée par l’institution dans la mesure où celle-ci structure le type d’anticipations (et leur nature) qui est à l’origine de l’action présente. C’est en ce sens que l’auteur institutionnaliste précise que l’action (ou l’activité) collective – ou encore le « going concern » (synonyme d’institution) selon ses mots – « contrôle » l’action individuelle. Mais, comme la discussion précédente le montre, l’institution ne fait pas que contraindre l’action individuelle, elle la « libère et [l’]étend » (Commons, 1931, 648, nous soulignons) également.
62Ainsi, d’après Bazzoli, « l’institutionnalisme [de Commons] permet de penser l’individu comme acteur dont les préférences ne sont ni immanentes ni invariables, et dont la liberté de volonté s’exprime dans la capacité spécifiquement humaine à expérimenter et à innover face à des situations problématiques, par intérêt ou par imagination et impulsion vitale » (Bazzoli, 1999, 115, nous soulignons). Il y aurait donc la place, dans l’approche de Commons, pour une émotion (l’impulsion vitale) et pour une imagination créatrice.
63L’impulsion vitale peut être à l’origine de l’innovation individuelle lorsque l’agent fait face à des situations problématiques. Les individus réagissent ainsi en changeant leurs comportements de manière cohérente avec les impératifs sociaux enchâssés dans leurs esprits. Les individus sont mus en particulier par une « impulsion liée au désir de sécurité [notamment des anticipations], d’égalité (contre les pratiques discriminantes) et de liberté (contre les pouvoirs coercitifs) » (Bazzoli, 1999, 117, nous soulignons). C’est donc « avec cette image de l’individu qu’une articulation entre comportement habituel et innovatif est possible, pour appréhender le changement institutionnel comme étant initié par la créativité individuelle dans le contexte de règles existantes » (ibid.).
64L’approche de Commons nous invite donc à entre-ouvrir la porte des émotions dans sa lecture institutionnelle mais, comme nous l’ont montré Ballet et Petit (2022), Commons ne dit rien de précis sur la nature du processus émotionnel. Dans le second cas examiné ci-dessus – lorsque la futurité est à la fois non totalement contrainte et incomplète – la phase d’anticipation (liée à la possibilité d’une espérance) implique que l’acteur intelligent innove en faisant appel à son imagination et à ses émotions. L’acteur doit dépasser la futurité qui lui est suggérée par le going concern. Pour aller plus loin, et identifier le rôle de l’émotion, il faut revenir au pragmatisme de John Dewey et à la notion d’intuition qu’il développe.
- 11 Ce qui vaut aussi pour l’émotion qui n’est pas qu’intime (ou psychique) mais toujours associée à un (...)
65Comme le note Dewey dans son texte Qualitative Thought publié en 1930, « [l]’esprit consiste en une transformation idéationnelle et conceptuelle de ce qui commence comme une intuition » (Dewey, 1930, 249, notre traduction). L’intuition mentionnée par Dewey ne se cantonne cependant pas à de simples instincts car nos intuitions sont très souvent le résultat d’habitudes qui ont été développées au cours de nos expériences et de nos enquêtes antérieures. Il faut donc insister ici sur le fait que lorsque Dewey parle d’intuition ou d’imagination, il ne fait pas référence à un processus purement psychique11.
- 12 Il ne faut ainsi pas oublier la proximité qui existe entre John Dewey et Herbert Mead.
66L’imagination s’inscrit notamment dans un processus narratif lié à ce que Dewey nomme une refonte ou une reconstruction profonde ou « dramatique » (« dramatic rehearsal » ; voir Fesmire, 1995). Cette conception, que l’on saisit bien lorsque Dewey (1934b) évoque le rapport que l’artiste entretient avec la créativité, permet également de saisir que l’enquête comporte, dans un cadre beaucoup plus général, une forte dimension sociale12. Cela suggère que l’individu, tenant compte des multiples transactions qui s’opèrent (entre lui-même et son environnement), peut, via l’imagination, reconsidérer ses désirs et ses anticipations et les mettre en rapport avec les objectifs visés.
- 13 Il s’agit ici d’une modulation et non d’un contrôle étroit comme ce serait le cas d’un mantra. Dans (...)
67Ceci est possible car les émotions sont capables d’être anticipées (plus ou moins) consciemment (et souvent correctement) par les individus. Le cas du regret en est l’exemple le plus évident mais cela vaut aussi pour la culpabilité ou l’espoir. Dans ce cadre, ces anticipations peuvent conduire les individus à reconsidérer une décision sur la base de ces émotions anticipées. Et, dans ce mouvement même, les émotions peuvent elles-mêmes se transformer et transformer. Un individu capable d’imaginer, tout au long du processus d’enquête, les conséquences positives ou négatives associées à un évènement futur probable peut moduler son niveau d’espoir et ajuster en conséquence les différents moyens à sa disposition pour atteindre un objectif visé13. C’est en ce sens que, en reprenant et en précisant la proposition déjà citée de Commons, « ce sont les espoirs … [inscrits] dans le futur » (1925, 337), parce qu’ils ont été anticipés, « qui déterminent ce qui sera fait dans le présent » (ibid.).
68En intégrant une circularité entre l’espoir et le contexte dans lequel il naît, et en s’appuyant sur une aptitude individuelle à l’imagination, on saisit mieux comment l’espoir peut se recomposer de façon dynamique et continue tout au long de nos vies. C’est, à titre d’illustration, toute la portée du récit De Grandes Espérances élaboré par Dickens en 1861 dans lequel le personnage principal (Pip) passe d’un espoir illusoire dont la composante opérationnelle (les moyens) est essentiellement économique à un espoir plus tangible et mieux fondé dont la portée est davantage philosophique (voir Petit et Vanfasse, 2023).
69Il existe dans la littérature récente une analyse construite et élaborée du rôle des émotions dans les changements des comportements individuels. Les économistes ont mis l’accent jusqu’à présent sur des émotions – comme le regret ou l’envie – qui s’intègrent bien à l’individualisme méthodologique caractéristique de la discipline. Pour cette même raison, l’approche de l’émotion privilégiée a été le plus souvent celle de la psychologie, voire de la neurologie.
70L’analyse économique a eu tendance à négliger ou à sous-estimer le rôle, pourtant fondamental, d’une émotion complexe qui sous-tend des notions souvent mobilisées comme l’anticipation, l’attente, l’optimisme ou l’aspiration. L’espoir est le résultat d’un désir et de la recherche implicite d’un objectif tangible, objectif qui demeure cependant malléable. Il repose sur un calcul de probabilité d’occurrence (non nul) d’un évènement et d’une anticipation. Il induit également une façon, pour l’individu, de se confronter à l’incertitude.
71Comme nous l’avons montré, cette approche psychologique de l’espoir a des limites importantes car elle ne tient pas suffisamment compte de la nature processuelle de l’émotion ni de sa dimension transactionnelle en lien avec l’environnement du sujet. Dans une perspective de moyen ou long terme, l’espoir révèle une valeur que nous soutenons (il traduit une résistance à l’adversité), une action que nous sommes prêts à mener et une façon d’être vis-à-vis des aléas qui viennent contredire (ou au contraire encourager) nos objectifs. Davantage, l’espoir constitue un vecteur de transformation de l’individu dans un environnement où les « fins-en-vue » et les moyens mobilisés pour les atteindre sont constamment et de façon continue reconsidérés au cours de l’enquête.
72Cette autre conception, qui s’éloigne de l’approche purement comportementale basée sur la psychologie, et qui intègre une véritable perspective pluridisciplinaire, s’appuie d’une part sur une analyse plus institutionnelle relayée par John Commons autour de la notion de « futurité » et d’autre part sur la notion d’imagination dans la perspective pragmatiste de John Dewey. Elle est dans ce cadre plus en lien avec une vision philosophique (voire spirituelle) de l’espoir (Bouckaert, 2018) susceptible elle aussi de mobiliser une mesure opérationnelle de cette émotion (Burger et al., 2018), mesure sans aucun doute nécessaire à une compréhension plus étendue du rôle de l’espoir en économie.
Une première version de ce texte a été présentée lors du colloque Recents Shifts in the Boundaries of Economics: Philosophy and History (Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Maison des sciences économiques, 30 et 31 mai 2022). Je remercie vivement les participants à ce colloque, les rapporteurs anonymes ainsi que les éditeurs pour leurs nombreuses remarques et suggestions qui ont permis d’améliorer substantiellement cet article. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État au titre du Programme d’investissements d’avenir (PIA) IdEx Université de Bordeaux/GPR HOPE.