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2023

Aymon de Lestrange, Plantes visionnaires du Mexique. Chroniqueurs, écrivains et chercheurs

Arnaud Exbalin
Référence(s) :

Aymon de Lestrange, Plantes visionnaires du Mexique. Chroniqueurs, écrivains et chercheurs, Paris, L’Esprit frappeur, 2022, 243 p.

Texte intégral

1Le 18 mai 1956, confiné dans son bureau du Muséum National d’histoire naturelle, le très docte mycologue Roger Heim, ingéra une bonne centaine de grammes de Psilocybe cubensis. Il en fit la description suivante :

« J’observai autour de moi toute une série de phénomènes nouveaux : tout d’abord, la sensation d’une profondeur accrue des objets environnants, avec intercalation de plans additifs […]. Bientôt le dédoublement des objets se précisa : je voyais deux fois plus de livres que le réel, serrés selon la hauteur, l’un contre l’autre, sur les rayons de ma bibliothèque. Les mots que j’écrivais, d’une écriture toujours étroite et anguleuses, me semblaient doubles, par conséquent confus. Puis une sorte de vertige me saisit et ces lettres écrites se montrèrent avec un relief étonnant. Me levant hors du lit, je pris contact avec une apparente obliquité du plancher qui me conduisit à me cramponner à la cheminée. Les couleurs du tapis se révélèrent d’une pureté, d’une profondeur et d’une fulgurance exceptionnelles ».

  • 1 Richard Evans Schultes et Albert Hofmann, Les plantes des Dieux : les plantes (...)

2Le pouvoir des psychotropes et l’expérience tirée de leur ingestion ont fasciné savants et écrivains-voyageurs, poètes et anthropologues, psychologues et botanistes. Aymon de Lestrange rassemble leurs témoignages au sein d’un beau livre illustré publié aux éditions de l’Esprit frappeur. Disons-le d’emblée, l’ouvrage n’a pas la prétention d’une enquête de terrain ; il fonctionne sur le mode de la compilation. Dans la lignée de l’incontournable synthèse réalisée par Richard Evans Schultes et Albert Hofmann, il s’agit d’une petite encyclopédie érudite sur les plantes hallucinogènes du Mexique1.

3On recense actuellement dans le monde environ deux cents plantes hallucinogènes ; les trois quarts se trouvent en Amérique latine dont une bonne partie au Mexique. A dire vrai, on ne sait presque rien de leurs usages aux périodes préhispanique et coloniale, faute de sources et d’intérêt de la part des historiens en général peu sensibles à l’histoire des drogues.

4Cinq plantes forment le cœur de l’ouvrage : le peyote, Lophophora williamsii, ce cactus dépourvu d’épines, riche en mescaline qui pousse sur les terres désertiques du nord, du Texas à San Luis Potosi, et qui donna à Antonin Artaud une nouvelle raison de vivre ; le psilocybe, ensuite, ce petit champignon au pied grêle et au chapeau en forme de clochette que l’on retrouve aux quatre coins du monde et qui a « la propriété d’enivrer, de causer des hallucinations et même de provoquer la luxure » selon les mots du franciscain Sahagún ; la puissante Pastora (Salvia divinorum), autrement appelée feuille de la Bergère ou sauge des devins, qui s’épanouit à mi-pente de la Sierra Mazatèque, que l’on chique ou dont on consomme le jus de pression à des fins médicinales ou divinatoires ; l’ololiuqui (Turbina corymbosa) ensuite, cette magnifique plante vivace montante ornée de larges fleurs rondes dont les graines « enivrent et rendent fou » (encore Sahagún) ; enfin, la terrible Datura stramonium, que l’on appelle au Mexique Toloache, que l’on identifie facilement grâce à ses fleurs en forme de clochettes et ses pommes épineuses. Ces plantes sont de puissants alcaloïdes qui ont le pouvoir de procurer des altérations temporaires de la perception, des hallucinations visuelles, sonores et olfactives.

5Pour chacune de ces plantes, Aymon de Lestrange livre une description botanique précise et retrace l’histoire de ses usages rituels grâce aux témoignages des chroniqueurs des XVIe et XVIIe siècle. Il expose ensuite ses principes psychoactifs et les essais thérapeutiques réalisés sur des malades souffrants d’anxiété, de dépression ou de troubles mentaux ; enfin, il compile – et c’est le principal intérêt de l’ouvrage – un grand nombre de témoignages (principalement au XXe siècle) d’écrivains et d’ethnologues explorateurs de l’insaisissable psyché humaine.

6L’ensemble est richement illustré de photographies, de peintures réalisées « sous influence », de planches botaniques et de chromos publicitaires puisque nombre de ces plantes ont été exploitées commercialement par l’industrie pharmaceutique dès la fin du XIXe siècle. On y apprend notamment que certains penseurs se sont adonnés à leur consommation expérimentale, récréative et médicale : Walter Benjamin, Ernst Jünger, Henri Michaux, Jean-Paul Sartre se sont laissés tenter par l’envoutante mescaline contenu dans le peyote ; Marcel Proust, asthmatique, fumait chaque jour des cigarettes de datura en grande quantité ; Amélie Nothomb avoue ne pas dédaigner des voyages aux champignons : « en état de champignons hallucinogènes, quand vous prenez le stylo, vous restez un quart d’heure à regarder le stylo dans votre main ». On apprend également que le pouvoir de ces plantes intéressa les plus hautes sphères de l’Etat et les services d’intelligence : la CIA tenta ainsi d’infiltrer – le projet Artichoke – dans les années 1950 les expéditions ethnographiques au Mexique de R. Heim et R. Wasson.

Tableau huichol en fils de laine collés à la résine végétale, illustration tirée du livre, p. 77.

Tableau huichol en fils de laine collés             à la résine végétale, illustration tirée du livre, p. 77.

7Des facsimilés d’articles ont été judicieusement regroupés en annexes : ce sont les précieux témoignages de Gustave Le Rouge dans Vu en 1931 sur les plantes télépathiques, de John Forester (Antonin Artaud) sur les Tarahumaras paru dans Voilà en 1937 et de Robert Gordon Wasson, le banquier nord-américain qui expérimenta les psilocybes avec la chamane Maria Sabina à Huautla de Jímenez. L’ouvrage se clôt sur une postface plus réflexive de Vincent Verrous, président de la Société psychédélique française, qui s’interroge sur la spécificité des plantes mexicaines et l’étendue des usages des hallucinogènes dans le monde actuel et ancien : les sociétés anciennes étaient-elles plus enclines à solliciter le pouvoir des plantes que les sociétés contemporaines ? Dans la Genèse, le fruit défendu qui précipita la chute d’Adam et Eve, aurait-il pu être un psychotrope ? Quel peut-être l’apport des plantes visionnaires pour soigner certains troubles mentaux ?

8La présentation de l’ouvrage sous la forme d’un catalogue à visée érudite ne favorise guère les questionnements qui constituent pourtant l’humus de la recherche. Certaines questions d’importance fondamentale, parfois suggérées au fil du texte sans y être développées, auraient gagné à être au centre du propos. Nous pouvons en extraire deux et, comme les feuilles de Datura, les laisser macérer dans l’esprit du lecteur.

  • 2 Samir Boumedienne, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du No (...)

9La première question qui brûle les lèvres de l’historien est celle de la périodisation. Le corpus documentaire ici rassemblé découvre de longues plages chronologiques lacunaires. Des premiers témoignages du XVIe siècle et du début du XVIIe siècle – la plupart des religieux (Bernardino de Sahagún, Francisco de Hernández, José de Acosta) cherchant à identifier et à extirper les pratiques qualifiées de démoniaques – aux témoignages des années 1930, c’est le vide sidéral ; cela conduit l’auteur à affirmer, sans doute un peu vite, que ces plantes ont été « redécouvertes ». Les usages ont-ils vraiment disparu pendant la colonisation espagnole ? Comment croire que quelques religieux perdus au milieu des montagnes de l’altiplano et une poignée d’alcaldes parvinrent à faire refluer des pratiques divinatoires très anciennes ? Comment ces pratiques ont-elles alors muté, migré et évolué sous le boutoir du christianisme conquérant ? Une histoire des usages des psychotropes qui serait abordée à parts égales (c’est-à-dire aussi du côté des communautés indiennes et des consommateurs métis) est-elle inenvisageable comme le rappelait Samir Boumedienne dans La colonisation du savoir (2016) qui est un récit politique du pouvoir de transformation des plantes2.

  • 3 Pour un panorama, voir Xavier Lozoya, “Two decades of Mexican ethnobotany and (...)

10Bien entendu, étant donné la nature des sources disponibles, une histoire de la prohibition des plantes visionnaires est plus facile à mener qu’une histoire des usages qui reste un champ encore peu défriché. Les manuels de confesseurs et les dizaines de procès de l’Inquisition relatifs aux usages de l’ololiuqui et du peyote contenus à Mexico dans les liasses des Archives de la Nation offrent une première piste d’exploration. Ces procès, jamais analysés à notre connaissance, révèlent que les psychotropes n’étaient pas l’apanage des seules populations indiennes et paysannes mais étaient aussi consommés par les élites urbaines et par certains administrateurs. Les questionnaires (les Relations géographiques) envoyés par la Couronne aux administrateurs de la Nouvelle-Espagne dans les années 1570-1580 forment une deuxième voie exploratoire, avec tous les biais introduits par ce genre de source. L’ethnographie qui se développa au Mexique dès la fin du XIXe siècle ouvre enfin une dernière piste : les nombreux travaux réalisés par des ethnologues dans les contrées éloignées des grandes villes sous l’impulsion des politiques indigénistes mexicaines qui entendaient moderniser la paysannerie fournissent, par-delà l’exotisme contenus dans ces rapports, de très utiles informations. Les travaux d’ethnobotanique réalisés par des chercheurs mexicains depuis les années 1980 – non mentionnés dans l’ouvrage – attestent par ailleurs de la vigueur d’un champ en plein développement3.

11La seconde interrogation naît des expérimentations tentées par les écrivains du XXe siècle. La plupart, à l’exception notoire d’Arthaud, Heim et Le Clézio, ont consommé ces psychotropes en dehors de l’environnement dans lequel ils ont poussé, et surtout, à l’extérieur du cadre rituel (prières, chants, jeun, offrandes) qui présidait traditionnellement à leur ingestion. Consommés dans les appartements bourgeois des métropoles européennes, les plantes visionnaires du Mexique eurent sans doute une tout autre saveur pour les surréalistes et les littérateurs de l’occultisme que pour les Tarahumaras des contrées désertiques ou les Zapotèques de Oaxaca. Ce qui intéresse les Européens, ce ne sont finalement ni les cultures mexicaines, ni l’ensemble des relations qui lient les hommes aux plantes et au monde mais, sur le mode de la prédation, l’expérience limite procurée par la plante sur leur propre état psychique et ce, à des fins artistiques, mondaines ou pharmaceutiques. Comme pour le gaïac, la majorité de ces plantes ont en effet intéressé l’industrie pharmaceutique naissante qui chercha à identifier les principes psychoactifs et parvint à en tirer de juteuses synthèses.

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Notes

1 Richard Evans Schultes et Albert Hofmann, Les plantes des Dieux : les plantes hallucinogènes. Botanique et ethnologie, Paris, Berger-Levrault, 1981, 208 p. (version originale, Plants of Gods, 1979).

2 Samir Boumedienne, La colonisation du savoir. Une histoire des plantes médicinales du Nouveau Monde, Paris, Editions des Mondes à Faire, 2016, 480 p.

3 Pour un panorama, voir Xavier Lozoya, “Two decades of Mexican ethnobotany and research in plant drugs”, Ciba Found Symposium, 1994, n° 185, p. 130-152.

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Table des illustrations

Titre Tableau huichol en fils de laine collés à la résine végétale, illustration tirée du livre, p. 77.
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/docannexe/image/91590/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 2,0M
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Pour citer cet article

Référence électronique

Arnaud Exbalin, « Aymon de Lestrange, Plantes visionnaires du Mexique. Chroniqueurs, écrivains et chercheurs »Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Comptes rendus et essais historiographiques, mis en ligne le 23 février 2023, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/91590 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nuevomundo.91590

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Auteur

Arnaud Exbalin

Mondes Américains-EHESS | Université Paris NanterreCentre d'études mexicaines et centraméricaines, Mexico

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