Soizic Croguennec, Société minière et monde métis. Le centre-nord de la Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle
Soizic Croguennec, Société minière et monde métis. Le centre-nord de la Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle, Madrid, Casa de Velázquez, 2015, 358 p.
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1Imaginons que vous soyez un habitant de Zacatecas au XVIIIe siècle, une ville surgie au milieu d’une immensité désertique au nord de la Nouvelle Espagne et née de la découverte de mines d’argent : une domestique mulâtresse au service d’un négociant espagnol, un peón descendant d’esclave d’une hacienda à la recherche de nouvelles opportunités, un picador d’une mine au minerai d’argent épuisé, un artisan membre d’une corporation, un métis remarié qui cherche à fuir l’Inquisition en se fondant dans l’anonymat des foules...
2Que signifie être un sang-mêlé dans cette ville des confins septentrionaux ? Jusqu’à quel point les catégories que les officiers de l’administration vous assignent pèsent-elle dans votre quotidien ? Peut-on finalement brosser le portrait des plèbes urbaines des mondes coloniaux hispaniques sans tomber dans l’écueil des stéréotypes de masses déguenillées aux mœurs vulgaires ? Ce sont les questions essentielles auxquelles Soizic Croguennec a tenté de répondre en publiant en 2015 une version remaniée de sa thèse de doctorat dans la prestigieuse collection de la Bibliothèque de la Casa de Velázquez.
- 1 Voir les travaux de Frédérique Langue et de Francisco García González sur les grandes familles prop (...)
- 2 Claude-Olivier Doron et Jean-Paul Lallemand-Stempak, « Un nouveau paradigme de la race ?», Books an (...)
3Le pari était risqué. Dans sa besace d’historienne, l’auteure ne disposait au départ que de quelques outils : une longue vue qui lui permet de changer de focale et d’observer les individus dans leurs déplacements au sein de la Nouvelle-Galice ; quelques jalons posés par des études essentiellement consacrées aux élites ou au contraire aux Indiens rebelles1 ; une documentation presque aussi aride que le terrain où elle évolue et enfin un fil d’Ariane qu’elle tire de ses lectures passionnées de l’œuvre foisonnante d’Arlette Farge. Ce fil conduit Soizic Croguennec à scruter ce qui se joue derrière les catégories englobantes (la plèbe) produites par les élites et les étiquettes assignées (Espagnols, Indiens, Noirs, mulâtres, castas) aux individus par les administrations. L’ouvrage est modestement présenté comme une monographie d’histoire sociale et culturelle. Il est bien plus que cela. Il s’agit autant d’une étude sur le contenu sociologique des plèbes urbaines (une démarche rarement menée) que d’un questionnement sur les sens des catégories du métissage qui a toute sa pertinence au moment où les sciences sociales érigent la race en paradigme2.
- 3 Magnus Mörner, Race mixture in the history of Latin America, Boston, Little Brown and Co. Boston, 1 (...)
4D’emblée, il convient de souligner les points forts de l’ouvrage. En premier lieu, Soizic Croguennec parvient à une connaissance fine des existences qui composent les plèbes en démontant le poncif de populations soumises et marginalisées. Pour ce faire, l’auteur articule une analyse sérielle d’un vaste corpus –constitué à partir de dossiers tirés d’archives judiciaires et notariales– à une approche anthropologique basée sur la restitution de parcours individuels. Elle parvient ainsi à faire ressurgir les plèbes et à donner vie à des séries statistiques. Ensuite, S. Croguennec réussit à restituer avec toute sa palette de matières et de nuances la grande plasticité des mondes urbains ibéro-américains en sapant le supposé « sistema de castas » qui aurait régi la société de la Nouvelle-Espagne selon les travaux pionniers du suédois Magnus Mörner3. Il n’y pas de pigmentocratie et les catégories utilisées par l’administration dépendent de multiples variables (économiques, raciales, sociales ou culturelles) jamais exclusives les unes des autres. Enfin elle montre grâce à une lecture attentive du contenu des procès, que les individus savent subtilement s’adapter à leur milieu, négocier leur obéissance au quotidien et s’insérer dans une hiérarchie des qualités et des conditions qui n’a rien de rigide ni de figée.
5L’ouvrage dense, mais d’un format raisonnable de 350 pages, est illustré d’un grand nombre de tableaux, de schémas et de cartes (une cinquantaine de figures) ; il est accompagné de précieux annexes dont une chronologie des politiques raciales et un glossaire. Société minière et monde métis est organisé en quatre parties de huit chapitres au total. Une longue introduction est nécessaire pour poser les enjeux d’un sujet délicat à traiter et pour nous livrer une remarquable synthèse des travaux existants ; ceux relevant d’une historiographie pléthorique et ancienne sur les métissages et ceux d’histoire régionale consacrés aux mondes des mines que l’auteure prend soin de mettre en perspective avec d’autres régions périphériques du Paraguay au Pays d’En-Haut (Nouvelle-France).
6La première partie s’attache à décrire la composition complexe des plèbes urbaines au prisme des intenses mobilités qui animent la Nouvelle-Galice. S. Croguennec montre que le cadre géographique et économique particulier – elle parle joliment « d’espaces modelants » – pèse indubitablement sur la nature des dynamiques socio-démographiques. Les très faibles densités de populations indigènes sédentarisées ont obligé les autorités à recourir à des politiques de peuplement voire de déportation. Les mondes des Reales de minas sont donc surtout peuplés de sang-mêlés, de métis, de petits Blancs et d’Indiens acculturés (ladinos). C’est là que le changement d’échelles promu dans l’introduction est utile car on ne peut analyser les plèbes urbaines en restant à l’échelon de la ville qui n’est que le point d’arrivée de longs parcours menés depuis les haciendas d’élevage ou minières disséminées dans cette vaste région semi-désertique. Au sein des plèbes, des individus se détachent de la condition de marginaux à l’instar de María de los Santos qui cumulent a priori tous les handicaps : une femme seule à charge d’un enfant illégitime, mulâtresse de surcroît, mais qui parviendra malgré tout à devenir propriétaire d’un petit lopin de terre où elle fait construire une maison ou, encore plus édifiant, Francisco de la Cruz, un mulâtre forgeron qui parvient à se hisser à la condition de maître artisan puis devient propriétaire d’un atelier et d’une mine qu’il gère à distance grâce à l’emploi d’operarios.
7La deuxième partie rentre dans le détail de la documentation judiciaire et le quatrième chapitre, intitulé « des populations audacieuses », est sans doute l’un des plus réussis de l’ouvrage. S. Croguennec montre que non seulement les plaignants issus de la basse plèbe sont convaincus des effets réparateurs des tribunaux – dénotant ainsi une profonde « acculturation judiciaire » – mais aussi qu’ils parviennent à maîtriser les rouages de la machine judiciaire et à utiliser la justice locale comme une tribune pour faire valoir leurs droits. Même si les espoirs placés dans les verdicts sont contredis in fine par les décisions de la justice royale de Guadalajara qui tranche en appel. Grâce à une analyse serrée des discours de l’accusation, l’auteur montre comment les membres de la plèbe manipulent en leur faveur les stéréotypes qui leur sont assignés par exemple en endossant la catégorie du pobre miserable qu’il soit Indien, mulâtre ou métis afin de se conformer à la pyramide des conditions pour mieux convaincre les juges du bien-fondé de leur demande.
- 4 R. E. Boyer, Lives of the Bigamists: Marriage, Familiy and Community in Colonial Mexico, Albuquerqu (...)
8La troisième partie aborde la question de l’identité métisse à travers les archives de l’Inquisition et les cas de déviances religieuses et notamment de bigamie dans la lignée des travaux de R. Boyer4. L’auteur souligne de prime abord le paradoxe d’une telle déviance : c’est en quelque sorte l’intériorisation du sacrement du mariage et les pesanteurs sociales qui poussent les individus à cumuler plusieurs mariages. Alors que la bigamie était au XVIe siècle le fait des Espagnols, au XVIIIe siècle c’est un phénomène majoritairement métis. A partir d’un corpus de 32 procès, S. Croguennec analyse le travestissement des identités facilité par les immenses espaces impossibles à contrôler et la confusion croissante des qualités due à un processus arrivé à maturité. C’est en suivant les individus à la trace que l’auteur réussit à recomposer les itinéraires sociaux et géographiques des bigames ce qui donne lieu à une très belle carte de synthèse en couleurs (p. 226). S. Croguennec se livre enfin à une analyse de l’onomastique. En changeant de nom, parfois de prénom, mais aussi de calidad, les individus font peau neuve. Ils se réinventent en jouant sur l’ambiguïté des apparences, le port des vêtements, le maniement de la langue ou grâce à un remariage avantageux. C’est ainsi que María Josefa Pineda Morales, fille légitime d’un Espagnol et originaire de Zacatecas, décide de quitter son mari et se remarie quelques années plus tard à Celaya en se faisant passer pour Indienne mexica (p. 235).
9La quatrième partie s’attache au sens des catégories utilisées dans l’administration de la justice. S. Croguennec évite de tomber dans le piège de lectures trop tranchées : « dans ce jeu-là, la calidad occupe un rôle essentiel, mais pas unique : il est donc aussi réducteur de privilégier la vision d’une stratification socio-raciale que de rejeter totalement les catégories du métissage au profit d’une conception essentiellement socio-économique » (p. 287). Elle rappelle premièrement que ces catégories socio-raciales qui foisonnent de manière fantaisiste dans les légendes des peintures de métissage (pinturas de castas) ne correspondent pas aux catégories – circonscrites aux Espagnols, Indiens, Noirs et mulâtres et castas – utilisées par les administrations. Elle montre ensuite que le processus d’identification est très aléatoire en raison du degré avancé de métissage ce dont rend bien compte l’expression « según lo parece » que l’on trouve régulièrement dans la documentation. Au cours d’un procès, une même personne peut être qualifiée de différentes manières par les différents acteurs. Enfin, elle démontre que les magistrats ne sont pas les seuls à intervenir dans l’acte d’assignation. Les individus participent eux-mêmes aux processus d’identification puisqu’on leur demande de se présenter : ce faisant, l’individu a tendance à se placer dans la catégorie la plus avantageuse pour lui, de l’Indien à l’Espagnol selon les cas, et si la couleur de peau le permet ce que résume la belle formule : « Les élites et l’administration créole procèdent ainsi à la distribution des cartes […] mais ce sont les individus qui utilisent le jeu dont ils disposent et l’arrangent à leur avantage ».
- 5 Ces travaux ne sont pas mentionnés dans la bibliographie car ils ont été publiés au moment où S. Cr (...)
10En somme, les conclusions auxquelles l’auteur parvient rejoignent en grande partie les travaux les plus récents sur ce thème : ceux de Joanne Rappaport sur la figure du métis en Nouvelle-Grenade au XVIIe siècle et ceux de Pilar Gonzalbo Aizpuru qui a consacré une belle synthèse à charge contre les lectures racialisantes des sociétés coloniales, ce qui confirme la pertinence des analyses ici livrées5.
Notes
1 Voir les travaux de Frédérique Langue et de Francisco García González sur les grandes familles propriétaires de mines à Zacatecas ou encore les travaux de Philip Powell et de Christophe Guidicelli sur les Indiens bravos des confins septentrionaux.
2 Claude-Olivier Doron et Jean-Paul Lallemand-Stempak, « Un nouveau paradigme de la race ?», Books and Ideas , 31 March 2014. www.booksandideas.net/Un-nouveau-paradigme-de-la-race.html
3 Magnus Mörner, Race mixture in the history of Latin America, Boston, Little Brown and Co. Boston, 1967.
4 R. E. Boyer, Lives of the Bigamists: Marriage, Familiy and Community in Colonial Mexico, Albuquerque, University of Mexico press, 1995.
5 Ces travaux ne sont pas mentionnés dans la bibliographie car ils ont été publiés au moment où S. Croguennec reprenait son manuscrit : Pilar Gonzalbo y Alberro, Solange: La sociedad novohispana. Estereotipos y realidades, México, El Colegio de México, 2013 et Joanne Rappaport, The Disappearing Mestizo. Configuring Difference in the Colonial New Kingdom of Granada, Durham and London, Duke University Press, 2014.
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Référence électronique
Arnaud Exbalin, « Soizic Croguennec, Société minière et monde métis. Le centre-nord de la Nouvelle-Espagne au XVIIIe siècle », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Comptes rendus et essais historiographiques, mis en ligne le 07 juillet 2016, consulté le 02 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/69382 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nuevomundo.69382
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