Laurent Vidal (dir.), Capitales rêvées, capitales abandonnées. Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècles)
Laurent Vidal (dir.), Capitales rêvées, capitales abandonnées. Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècles), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, Collection « Des Amériques », 2014, 286 p.
Texte intégral
- 1 Laurent Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique : du Maroc à L’Amazonie (1769-1783), Par (...)
1La jeune collection « Des Amériques » des Presses Universitaires de Rennes vient de s’enrichir d’un nouveau volume dirigé par Laurent Vidal. Après son remarquable ouvrage sur la transplantation d’un fort portugais du Maroc en Amazonie (Mazagão) et ses travaux sur Brasilia puis sur Rio de Janeiro1, Laurent Vidal poursuit sa quête des villes en mouvement en s’intéressant ici à la mobilité des capitales dans les Amériques. La lecture de l’ouvrage nous fait voyager d’un bout à l’autre du continent : de Québec à Rio en passant par New-York, Belmopan ou Salvador de Bahia. L’apport d’un tel ouvrage est double : d’une part, il témoigne du dynamisme et de la qualité des études urbaines au Brésil puisque sept auteurs brésiliens – historiens, urbanistes et géographes – ont été mis à contribution ; d’autre part, il aborde un champ d’étude encore en friche, le transfert des instances gouvernementales d’une ville à une autre. Il s’agit ainsi de repenser les relations entre les villes et le pouvoir du point de vue de la mobilité. L’exercice est ambitieux, ces relations entre les capitales et le pouvoir politique étant saisies sur le temps long, du XVIIe au XXe siècles, et pour l’immense continent américain. La mobilité des capitales est judicieusement abordée dans ses deux mouvements : celui de la projection et du rêve suscité par la nouvelle capitale et celui du retrait et de l’abandon de la capitale délaissée.
2L’ouvrage est divisé en deux sections géographiques : la première traite des capitales – nationales et fédérales – du Brésil ; la deuxième partie se focalise sur les capitales des Amériques anglophones (Etats-Unis, Canada, Belize) et, dans une moindre mesure, francophones (Canada, France équinoxiale). Chaque partie présente alternativement des cas de capitales neuves ou au contraire des exemples de capitales abandonnées. L’introduction (p. 7-37) est davantage qu’une simple présentation des contributions. Nous avons là une synthèse historiographique ample, problématisée et illustrée de caricatures de presse et de cartes. L’état de la question ne se limite pas au seul continent américain ; il dirige notre regard vers des horizons plus lointains (Europe, Afrique, Russie) ce qui permet à l’auteur d’arrimer son sujet à la terre ferme du Nouveau Monde. L’auteur considère en effet que les capitales américaines se distinguent doublement de leurs cousines européennes : d’abord parce qu’à l’époque coloniale, elles ne sont que des « capitales incomplètes », des relais des décisions royales ; ensuite et surtout, parce qu’elles se caractérisent par une étonnante mobilité. Le Brésil colonial connaît deux capitales : Salvador de Bahia (1549-1763) et Rio de Janeiro (1763-1960). Le Canada connaît successivement, au mitan du XIXe siècle, quatre capitales – Kingston, Montréal, Toronto, Québec – avant de se fixer à Ottawa en 1857. Les États-Unis présentent un cas extrême, les membres du Congrès étant réticents à concentrer les pouvoirs politiques en un seul lieu : en moins d’une génération, de la déclaration d’Indépendance (1776) à la construction de Washington (1800), la jeune nation connaît pas moins de neuf capitales différentes.
3La mobilité des capitales n’est cependant pas une caractéristique commune à toutes les Amériques, ce que ne manque pas de souligner Laurent Vidal. En effet, les capitales d’audience, de capitainerie ou de vice-royauté des Indes espagnoles sont particulièrement stables et deviennent presque toutes les capitales des États indépendants hispano-américains. Mobilité d’un côté, stabilité de l’autre, comment expliquer cette différence frappante ? La démographie, les traditions urbaines, le poids des civilisations préhispaniques ont indiscutablement dû jouer. Cet aspect aurait pu faire l’objet d’un utile contrepoint dans un volume qui prétend couvrir l’ensemble des Amériques ; d’autant que l’affirmation selon laquelle les villes capitales de l’empire espagnol ne bougent pas est pour le moins discutable. On pense à Mexico dont le statut de siège de la Cour et capitale de la vice-royauté fut ardemment discuté – au profit de Puebla de los Angeles – après l’inondation meurtrière de 1629. On songe également à Santiago de Guatemala dont le siège de la capitainerie a été transféré vers un site plus sûr (actuelle ville de Guatemala) après les ravages du séisme de 1773. Quant à Santa Fé de Bogotá ou Buenos Aires, leur capitalité a été acquise au cours du XVIIIe siècle lorsqu’elles deviennent le siège de la cour des vice-royautés nouvellement créées de Nouvelle-Grenade et du Rio de la Plata.
4Cette lacune – qui en réalité relève d’un choix éditorial qui aurait néanmoins pu être éclairci en introduction – n’enlève rien à la qualité des contributions ici exposées. Parmi les treize études de cas, nous pouvons ici évoquer les plus intéressantes.
5Maria Fernanda Bicalho (p. 41-58) s’est penchée sur un projet de transfert resté lettre morte : déplacer la Cour et le gouvernement de Lisbonne à Rio de Janeiro. Présenté par Luís da Cunha, principal conseiller de João V (1707-1750) dans ses Instruções Políticas – rédigées en 1737 sans jamais être publiées – ce projet est loin d’être saugrenu. Fort de son expérience d’ambassadeur dans différentes capitales européennes, l’auteur y développe une vision impériale et géopolitique novatrice : faire de Rio le centre d’une monarchie multicontinentale dans le but de favoriser les échanges commerciaux entre le Mozambique, la Chine et le Bengale. Rio est alors déjà le plus grand port d’écoulement des richesses coloniales et la principale destination d’esclaves et de marchandises européennes. Ironie de l’histoire, dans le contexte des guerres napoléoniennes, la cour et le gouvernement de João VI s’installent à Rio en 1808 venant ainsi conforter son statut de capitale acquis en 1763. Dès lors, qu’allait devenir Salvador de Bahia, la capitale déchue ?
6Pedro de Almeida Vasconcelos (p. 83-94) répond à cette question en tentant de mesurer le déclin de l’ancienne capitale de la vice-royauté du Brésil à partir d’indicateurs économiques, démographiques et morphologiques. Son hypothèse est que ce n’est pas la décision du marquis de Pompal (1750-1771) qui met un terme à la centralité politique de Salvador mais bien une évolution au long court. Cette décision vient en effet sanctionner le basculement du centre de gravité économique du Brésil, du nord et de la région de Bahia vers le sud et l’intérieur du Brésil valorisé par la découverte des mines d’or du Minas Gerais à la fin du XVIIe siècle. Il s’agit également pour la couronne portugaise de repenser la géopolitique de la colonie afin de consolider la présence portugaise au sud et contrebalancer la poussée espagnole de la région de la Plata. Néanmoins, malgré le transfert, Salvador reste à la fin du XVIIIe siècle un port exportateur de première importance et le premier port d’arrivée d’esclaves. Surtout, Salvador reste longtemps la première ville du Brésil en dignité : la poursuite des grands chantiers urbanistiques après 1763 (construction de la Halle aux grains, de l’opéra Vedha ou encore de la première imprimerie et de l’École de médecine) atteste de son rayonnement. L’installation à Rio de la Cour de João VI en 1808 change la donne : ce n’est qu’à partir de cette date que des travaux de grande ampleur sont entrepris pour magnifier la nouvelle capitale. Le jardin botanique, l’Académie de la marine ou encore le théâtre São João que l’on peut encore admirer aujourd’hui.
7Restons sur le littoral brésilien mais laissons nous dériver vers le septentrion pour échouer sur une cote qui fut un temps sous domination française. Guy Martinière (p. 193-202) s’intéresse à Saint-Louis du Maragnon, capitale rêvée de la très éphémère France équinoxiale (1612-1615), et actuelle capitale du petit État du Maranhão, une ville située à mi chemin entre Belém à l’ouest et Fortaleza à l’est. Cette fondation française fut le fruit de la politique d’expansion outre-mer d’Henri IV une fois les tensions religieuses apaisées. À la suite d’une expédition menée depuis Cancale dans une zone vierge des conquêtes ibériques, le fortin de Saint-Louis, érigé en 1613, devient le symbole de la France équinoxiale. Une campagne médiatique est en effet orchestrée au Louvre lors du baptême d’Indiens tupinambas, un événement popularisé par les écrits du capucin Claude d’Abbeville. Mais le vent des alliances internationales tourne rapidement : l’assassinat d’Henri IV en 1610 et le mariage du jeune Louis XIII avec Anne d’Autriche en 1615 scelle l’alliance de la monarchie française avec Philippe III d’Espagne. Dans cette nouvelle configuration politique, la présence française n’est plus souhaitable. De capitale rêvée, Saint-Louis du Maragnon, devient une capitale abandonnée. Elle est alors rapidement reprise par les Portugais. Désormais São Luis, elle devient la tête de pont de la colonisation de l’Amazonie puis, en 1621, capitale de la capitainerie du Maranhão, un statut disputé au XVIIIe siècle par Belém. La rupture avec le passé colonial français se fait précisément à cette époque où le fort français est démantelé pour édifier le Palais des Lions, siège du gouverneur, et aujourd’hui cœur de la zone classée au Patrimoine mondiale de l’UNESCO.
8Changeons d’hémisphère pour revisiter une ville-monde, New-York, dont le statut de capitale politique reste pourtant méconnu. Hélène Harter (p. 203-214) rappelle que New-York a été la capitale éphémère de la jeune nation américaine de 1785 à 1790. A cette date, la ville de New-York comptait seulement 33 000 habitants et seul un dixième de la presqu’île de Manhattan était alors urbanisé. Au moment où les législateurs l’élisent nouvelle capitale des États-Unis d’Amérique, le Congrès en est à son dixième déplacement. Le choix de New-York répond à des motivations diverses : son passé de résistance à l’Angleterre, son dynamisme commercial et portuaire et surtout sa position géographique (accès à l’arrière-pays par l’Hudson et position intermédiaire entre la Nouvelle-Angleterre au nord et les Etats du Sud). C’est l’entrée en vigueur de la constitution en 1789 qui consacre son statut de capitale. Georges Washington, premier président, y prête serment ; la Cour suprême et les institutions du pouvoir exécutif s’y installent, notamment dans le Government House édifié sur le site du vieux fort de Battery situé à la pointe sud de Manhattan. Cependant, la concurrence avec les autres villes (Philadelphie) reste vive et le choix de New-York est alors loin de faire l’unanimité. Certains députés reprochent à la ville, de par ses activités commerciales, son cosmopolitisme et sa tolérance en matière de mœurs d’être trop proche de la lointaine Angleterre. Il fallait un site plus neutre et une ville neuve. Ce sera Washington.
9Le texte d’Élisabeth Cunin (p. 253-271) vient brillamment clore le volume. Son article nous entraîne sur les rivages centraméricains des Caraïbes, plus exactement à Belmopan, capitale actuelle et ignorée d’un Etat tout aussi méconnu, le Belize. L’auteur y retrace l’histoire douloureuse et tardive d’une capitale construite ex-nihilo dans le contexte des mobilisations indépendantistes (années 1960-1980). Belmopan naît à la conjoncture de deux événements : l’ouragan Hattie qui ravage en 1961 une grande partie de la capitale d’alors, Belize City, et le nouveau statut de self-governement qu’obtient le Belize cette même année. Élisabeth Cunin montre que le choix d’une nouvelle capitale a des répercussions sur la définition même de l’identité nationale bélizienne. Pour les indépendantistes du People’s United Party, la capitale doit être une ville neuve afin de symboliser une citoyenneté indifférenciée et multiculturelle, une ville capable d’accueillir les multiples populations qui forment le creuset bélizien. Pour les partisans du National Independence Party, opposés au transfert du pouvoir à Belmopan, Belize City doit rester l’incarnation d’une identité créole réaffirmée. Le moment du transfert effectif, en 1970, est le point d’orgue de ces deux visions antagoniques sur ce que doit être la nation indépendante. Aujourd’hui, si la ville de Belmopan « a pris » et s’est développée grâce à l’installation des fonctionnaires, la création de l’Université et aux vagues de migrants centraméricains fuyant les guerres civiles, son rôle de capitale reste dans les faits disputés par Belize City comme en attestent le dédoublement des institutions gouvernementales et sa population de 13 500 habitants (en 2010) qui en fait l’une des plus petites capitales du monde.
Notes
1 Laurent Vidal, Mazagão, la ville qui traversa l’Atlantique : du Maroc à L’Amazonie (1769-1783), Paris, Aubier, coll. « Historique », 2005 ; De Nova Lisboa à Brasilia, l’invention d’une capitale (XIXe-XXe siècles), Paris, Ed. de l’IHEAL, 2002 ; Les larmes de Rio. La dernière journée d’une capitale (20 avril 1960), Paris, Aubier, coll. « Historique », 2009.
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Référence électronique
Arnaud Exbalin, « Laurent Vidal (dir.), Capitales rêvées, capitales abandonnées. Considérations sur la mobilité des capitales dans les Amériques (XVIIe-XXe siècles) », Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Comptes rendus et essais historiographiques, mis en ligne le 10 mars 2015, consulté le 10 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/67919 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nuevomundo.67919
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