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2009

Moi, Rigoberta Menchú. Témoignage d'une Indienne internationale

Annick Lempérière

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Notes de la rédaction

Communications, n°71, « Le parti pris du document. Littérature, photographie, cinéma et architecture au XXè siècle », Paris, EHESS/CETSAH, 2001, p. 395-434

Texte intégral

  • 1  Elisabeth Burgos, Moi, Rigoberta Menchú. Une vie et une voix, la révolution au Guatemala, trad. fr (...)

1Moi, Rigoberta Menchú1 fait partie de ces livres, somme toute rares, dont les qualités intrinsèques non seulement provoquent un retentissement immédiat dans l'opinion, mais agissent aussi comme cause première d'effets politiques et symboliques très réels.

2Son impact est en tout cas certainement allé très au-delà des effets immédiats qu'en attendaient ceux qui le conçurent, à commencer par Rigoberta Menchú elle-même. Cependant le témoignage, qui raconte la guerre civile atroce qui déchirait alors le Guatemala, a été produit dans des conditions si inhabituelles qu'elles contribuent à expliquer l'ampleur de ses répercussions : un témoin direct des événements, une paysanne âgée de vingt-trois ans, franchissait l'Atlantique pour venir les rapporter en personne à Paris, en janvier 1982, et exposer ainsi devant l'opinion française et internationale le point de vue des communautés indiennes engagées dans le conflit. Le livre lui donna la notoriété et l'autorité nécessaires pour entreprendre voyages et démarches auprès des institutions internationales et des réseaux militants d'Europe et d'Amérique. Dix ans plus tard, en l'année du Ve centenaire de la découverte de l'Amérique, Menchú recevait le prix Nobel de la paix pour l'ensemble de son action en faveur des droits des Indiens et du processus de paix en Amérique centrale. Le Nobel, à son tour, lui permettait de rentrer au Guatemala et d’œuvrer pour la paix sans mettre sa propre existence en péril. Rigoberta Menchú parcourt aujourd'hui l'Amérique et l'Europe en emportant partout son laptop. Elle a créé au Guatemala une fondation qui porte son nom et qui a ouvert, cela va de soi, un site sur l'Internet.

3C’est dire si l'analyse de ce témoignage est devenue inséparable de celle de ses effets, parmi lesquels il faut compter d'innombrables commentaires émanant notamment des départements nord-américains des « Cultural » et « Subaltern Studies » ainsi que des polémiques de plus en plus nombreuses depuis 1992. En effet, l'émotion qu'a suscitée Moi, RigobertaMenchú durant de nombreuses années est aujourd'hui mitigée par des accusations de mensonge et de manipulation, tandis qu'une querelle oppose publiquement Rigoberta Menchú, qui fut en 1982 l'auteur du témoignage oral, à Elisabeth Burgos, d'origine vénézuélienne et ethnologue de formation, qui conduisit les entretiens et donna naissance à la version écrite, ensuite traduite en français et publiée chez Gallimard.

4Ces commentaires et controverses seraient dépourvus d'intérêt s'ils ne renvoyaient à des enjeux politiques et idéologiques que le livre permettait de deviner dès 1983 et qui se sont depuis clairement précisés. Il s'agit en particulier de la question des identités culturelles et ethniques, désormais systématiquement associée aux mouvements indiens qui réclament pour les communautés, dans de nombreux pays en Amérique latine, une amélioration de leur sort, une meilleure prise en compte de leurs revendications, un accroissement de leur participation à la vie politique nationale. Ces mouvements indiens, qui trouvent des appuis dans les ONG et les institutions internationales, sont partagés, comme l'est elle-même Rigoberta Menchú, entre la défense des intérêts économiques d'une petite paysannerie à la condition précaire, celle des droits de l'homme et un fondamentalisme ethnique dont il peut être vital d'analyser les faux-semblants et les dangers. Rendu notamment possible par la méconnaissance, délibérée ou non, de la complexité et de la diversité du statut des Indiens dans l'empire espagnol comme dans le cadre des Etats-nations à partir du XIXe siècle, ce fondamentalisme sert à légitimer les rapports de force que ces mouvements cherchent aujourd'hui partout à établir, pour le meilleur et pour le pire, avec les gouvernements nationaux. Le témoignage, tant il est riche et dense, compte à présent, tout comme l'image publique de Menchú et les idées qu'elle véhicule, dans l'identité de ces mouvements. Ne serait-ce qu'en raison de cette actualité politique, il mérite une relecture attentive.

5Plus généralement, le cas de Moi, Rigoberta Menchú permet de discuter la nature et la place du témoignage dans nos sociétés fin de siècle, vouées, pour la première fois dans l'histoire, à être absolument transparentes les unes aux autres par le biais d'une information et d'une communication omniprésentes et transfrontalières. La question de l'authenticité, particulièrement perverse lorsqu'elle alimente un ethnicisme radical, concerne donc aussi le problème des garanties de vérité que sont en droit d'attendre les citoyens quant aux moyens dont ils disposent pour se forger une opinion sur des questions aussi graves que celle des droits de l'homme ou de l'oppression économique et culturelle. Existe-t-il des conditions de recevabilité d'un témoignage et est-il souhaitable d'en établir la liste ? Est-il ou non condamnable qu'un témoignage ne soit pas entièrement conforme à la vérité des faits, dès lors qu'il atteint les effets bénéfiques pour lesquels il a été produit ? La « voix des opprimés » est-elle toujours forcément bonne à entendre ? Le cas de Moi, Rigoberta Menchú est particulièrement propice pour offrir à ces problèmes sinon une réponse du moins une illustration.

  • 2  C'est avec le genre autobiographique que le témoignage de Menchú est le plus souvent confondu. À t (...)

6S'agissant d'un témoignage aussi riche et d'un phénomène aux retombées aussi amples, il a été nécessaire de faire des choix et de privilégier quelques angles d'attaque. J'aborde la question en historienne, en soulignant d’emblée mon incompétence en matière d'ethnographie maya et d’ethnologie en général, ainsi que ma relative ignorance du détail des guerres civiles centraméricaines des années 1970 et 1980, qui sont plutôt du ressort des sociologues, politologues et anthropologues. Pour l'historien, Moi, R.M. est d'abord un document remarquable et stimulant ne serait-ce que parce qu'il défie avec succès toute tentative pour l'utiliser dans une perspective confortablement positiviste, comme un réservoir de données brutes sur l'histoire contemporaine du Guatemala et des communautés de culture maya. En revanche, selon une approche plus soucieuse des ressorts culturels de l'action des protagonistes, Moi, Rigoberta Menchú invite à réfléchir aux processus complexes qui ont permis la production d'un document aussi exceptionnel. Sachant qu'aux yeux de l'historien un document, aussi singulier soit-il, n'est jamais absolument unique, inédit, original. Il est le produit d'une histoire le plus souvent collective, celui d'une culture ou, comme c'est le cas ici, de plusieurs. Pour toutes ces raisons, il est rarement totalement élaboré et produit par une seule personne, alors que c'est au contraire le plus souvent le cas d'une autobiographie, littéraire ou non2.

  • 3  Parmi les grands textes : Oscar Lewis, Pedro Martínez. Un paysan mexicain et sa famille, Paris, Ga (...)
  • 4  Question posée par Gayatri C. Spivak (« Can the Subaltern Speak ? », in C. Nelson et L. Grossberg (...)

7Il importe tout d'abord de déterminer en quoi Moi, R.M. peut être qualifié de témoignage et de préciser en quoi une telle qualification enrichit la compréhension du livre et de ses effets symboliques et politiques. II est ensuite indispensable de repartir du texte de 1983, et d'abord des mots et des pensées de Rigoberta Menchú. Jusqu'à présent, et sous réserve d'inventaire, il n'avait jamais émergé des communautés indiennes d'Amérique latine un témoin et narrateur, qui plus est une femme, parlant à la première personne avec l'assurance souveraine qui est celle de Rigoberta Menchú. Moi, R.M. n'a à cet égard rien de commun avec d'autres textes remarquables et aujourd'hui classiques qui, élaborés par des anthropologues, faisaient appel au récit de vie de paysans indiens en oscillant entre le picaresque et l'ethnographie3. Face à un tel document, l'historien(ne) n’a pas à se poser la question de savoir si «les subalternes peuvent parler4 », comme le font les auteurs des « Cultural Studies »  –le contenu et la réalité des archives l’autorisent depuis longtemps à répondre par l’affirmative. Je souhaite plutôt mettre en relief le fait que Moi, R.M. entend jouer le rôle d'une représentation des droits et des demandes de communautés indigènes, faite en leur nom. Le texte fournit lui-même des éléments permettant d'expliquer la métamorphose des formes de représentation collective dont les villageois indiens étaient depuis longtemps coutumiers en un témoignage déposé à la première personne du singulier.

  • 5  Je traduis ainsi le languaging auquel propose de porter attention Walter D. Mignolo, répondant au (...)

8Je m'intéresserai ensuite aux circonstances qui ont conduit Rigoberta Menchú à produire ce témoignage et à la fabrication du livre. Ce sont les données qui suscitent le plus de polémiques et qu'il importe donc le plus de clarifier, notamment la question de l'identité des auteurs. Si, comme je le pense, le récit de Menchú déborde de toutes parts les codes de la représentation traditionnelle des villageois maya-quiché, si le livre constitue bien une « mise en langage5 » –à deux interprètes, comme peut l'être une mise en musique– des lois des ancêtres et des combats livrés pour les conserver. Moi, Rigoberta Menchú témoigne alors en tout premier lieu de la réalité d'une mutation culturelle qui a révélé dans une paysanne indienne l'étoffe d'une porte-parole internationale de l’indianisme.

9J'évoquerai pour terminer, en revenant une dernière fois au texte l’exemple de cette expérience intime de la mutation culturelle, à travers les relations, dont Rigoberta Menchú ne fait pas mystère, avec le catholicisme de la « théologie de la libération ». Ce faisant, on s'interrogera sur la signification de la dénégation qui consiste, des années plus tard à préférer proclamer sa fierté pour une identité univoque plutôt que pour une identité plurielle.

Qu'est-ce qu'un témoignage ?

  • 6  S'agissant d'une bibliographie surabondante sur le testimonio et sur Moi, R.M., je me permets de r (...)

10Outre-Atlantique, les tenants des « Cultural Studies » ont rangé Moi, Rigoberta Menchú dans un genre, le testimonio, dont ils situent l'émergence dans les années 1960 en Amérique latine (témoignages de la révolution cubaine) et dont ils considèrent ce texte comme l'archétype absolu. Pour ce courant intellectuel, le testimonio serait donc un genre spécifiquement latino-américain et en tout cas représentatif des prises de parole caractéristiques des « subalternes » en rébellion du Tiers-Monde et des sociétés (néo-)coloniales6. Dans cette mouvance, le testimonio relève d'un phénomène de mode à la fois littéraire et idéologique. D’une part, les débats portent sur la nature littéraire du testimonio en général, les auteurs proposant pour le qualifier des options telles que « genre littéraire nouveau », « document » (au sens de documentaire), « récit de survivants », ou bien encore « autobiographie ». D'autre part, le testimonio est associé aux acteurs des mouvements révolutionnaires engendrés dans la dernière phase de la guerre froide par la conjonction entre les leçons de Cuba et des dernières guerres de décolonisation d'un côté et l’anticommunisme extrême des gouvernements latino-américains dans les années 1960, 1970 et 1980 de l'autre. Aujourd'hui, Moi, R.M. est associé aux problématiques identitaires et, bien entendu, féministes.

  • 7  Sur le témoignage en général, voir Paul Ricœur, « L'herméneutique du témoignage », in E. Castelli (...)

11S'il s'agit de conserver le terme « témoignage », qui fut choisi par la narratrice, repris par l'auteur de la version écrite et finalement retenu par l’éditeur français, je préfère pour ma part lui donner le sens fort qu’il a acquis comme genre narratif dans une longue tradition culturelle que je qualifierai, pour faire vite et n'en déplaise aux indianistes farouches, de « judéo-chrétienne »7. En effet, Rigoberta Menchú, comme elle-même le rappelle fréquemment dans son récit, non seulement est un témoin oculaire, mais en outre elle cumule plusieurs des conditions capables de donner sens et légitimité au récit fait par elle. En premier lieu, sa vie et sa souffrance personnelles, faisant foi de celles des siens et de son propre engagement, lui confèrent l'autorité nécessaire pour parler au nom d’un collectif. Elle relate en détail sa propre vie et celle de sa famille ainsi que les traditions du village de Chimel, dans lequel elle est née et a passé son enfance. Elle explique les conflits agraires à partir des combats de son propre père, expose les doléances des communautés et les origines de la guerre civile, puis son initiation, encore adolescente, aux techniques de l’organisation politique et celle des villageois aux méthodes de l'autodéfense. Sa douleur est sensible lorsqu'elle décrit le martyre et la mort de l’un de ses frères et de sa mère, séquestrés par l'armée. Ensuite, son récit révèle des exigences éthiques (dénonciation, demande de justice) et remplit ouvertement une fonction politique et morale (il s'agit d'alerter l'opinion pour faire cesser les massacres commis par l'armée dans les villages). Enfin, comme c'est souvent le cas des témoignages, le sien naît grâce à la rencontre avec un tiers qui recueille le récit oral, enregistré au magnétophone, et opère sa transformation en un texte écrit et un livre, rendant ainsi le sens du récit accessible à un public très large et même international.

  • 8  Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. Indianité, société et pouvoir, Paris, Kh (...)

12Ce témoignage est, certes, le produit d'une histoire récente qui a vu se transformer, se moderniser, souvent empirer, les conditions d'existence de la paysannerie, traditionnelle au Guatemala8, et surgir des organisations paysannes de type syndical, puis des mouvements révolutionnaires inspirés autant par l'exemple cubain et le sandinisme que par un millénarisme chrétien en pleine renaissance. En ce sens, comme tous les grands témoignages, il naît d'une urgence, d'une nécessité existentielle et vitale, inséparablement individuelle et collective. Mais il est également issu d'une histoire multiséculaire au cours de laquelle les communautés indiennes n'ont jamais cessé d'utiliser des modes d'expression et de représentation inscrits dans un ordre politique, juridique et culturel qui, lui-même changeant au cours des siècles, s'est révélé à leur égard plus ou moins intégrateur ou plus ou moins excluant, plus clément ou moins injuste, selon les époques. Ainsi replacé dans la longue durée, le témoignage de Menchú se situe, de son propre aveu, à un moment où toutes les formes de représentation de leurs droits ont été successivement fermées aux communautés indiennes. Rejetant pour sa part la voie de la violence qu'elle avait essayée dans un premier temps, elle a choisi l'exil et inventé, grâce à ses rencontres avec de nouveaux interlocuteurs, de nouvelles formes de représentation.

Les ressorts du témoignage

13La voix de Rigoberta Menchú, le public des lecteurs et des commentateurs qui l'ont tant célébrée ne l’entend que par métaphore. Ses mots, ses phrases, ses descriptions, ses indignations et ses émotions, ses réflexions sur sa culture et son histoire sont lus dans un livre qui n'a pas été fait par elle, mais par une autre. Cette double nature du témoignage de Menchú, d'abord oral, puis écrit, ouvre une série de questions qui renvoient à la réalité du témoignage comme artefact, comme produit culturel élaboré selon des codes préexistants, plus ou moins reconstruits, qui permettent défaire partager à un récepteur l'expérience vécue par un témoin. S'agissant de Moi, R. M. ou de tout autre témoignage publié, ces questions se résument à trois principales : pourquoi ce livre a-t-il été fait ? Comment a-t-il été fait ? Quelle est l'identité de son auteur ?

  • 9  Les considérations qui suivent se limitent, cela va de soi, au témoignage rendu public sous forme (...)

14Les trois questions sont décisives parce qu'elles engagent, justement, toute la validité du témoignage comme tel. Un témoignage se propose en effet, généralement sans recourir à l'esthétisation propre à la littérature, d'obtenir un résultat utile à une cause qui touche d'une manière ou d'une autre au bien public, en provoquant chez le récepteur une réflexion, ou bien un sentiment de sympathie ou d'indignation, ou quelque autre qui, au sens strict, le « remue » : qui le transforme ou qui le détermine à l'action, qui le pousse en somme à agir lui-même comme un témoin9. La question de savoir si les témoignages produits dans notre monde contemporain s'adressent effectivement à des lecteurs anonymes, mais bien réels, ou plutôt à l'« opinion publique », qui de nos jours n'est plus constituée, sinon très marginalement, par les lecteurs concrets des livres mais par les médias et par les représentants des appareils politiques, des ONG et de la nébuleuse des organisations militantes internationales ou internationalistes, est par conséquent loin d'être secondaire. Cependant, même en tenant compte de cette ambiguïté, l'efficacité d'un témoignage reste proportionnée à la capacité qu'il a de satisfaire aux exigences du genre. Ces dernières renvoient à un imaginaire collectif pour lequel la proximité du témoin avec les faits relatés, la véracité de son récit, l'authenticité de ses propres émotions, la probité morale de ses intentions et l'utilité de son entreprise pour le bien public constituent des garanties nécessaires et suffisantes à sa validité.

15Cet idéal que le témoignage produit lui-même pour être tel et parce qu’il est tel le situe imaginairement dans le registre de la Révélation. C'est pourquoi le témoignage instaure entre lui-même et ses récepteurs une tension qui lui confère sa force en même temps qu'elle menace constamment de le détruire. Cette tension, qui est le ressort même du genre, on peut l’appeler foi, ou confiance – ce qui revient au même. Parce que c'est sur elle que repose sa crédibilité, cette tension sans laquelle le témoignage cesse d’exister apprête et prémédite les conditions de sa réception. D'une part, elle tend à mettre entre parenthèses du mieux possible la qualité d’artefact du témoignage et à accréditer l'idée qu'il naît directement de l’expérience et de la foi. D'autre part, la foi en sa propre vérité qui sous-tend le témoignage compromet la liberté des récepteurs puisqu'il les met en demeure d’adhérer à la cause qu'il expose et défend, en tant que celle-ci est nécessairement juste et bonne.

16Ce faisant, le témoignage entretient avec la vérité un rapport qui ne naît pas de la sécurité de la preuve, mais qui repose sur la fragilité de 1’intime conviction. C'est dire s'il peut ne pas faire bon ménage avec la critique, qui sera facilement taxée de cynisme, d'inhumanité ou de nihilisme par le témoin ou par ses alliés, si elle met en cause sa foi et sa vente. Pour autant, le témoignage aiguise et provoque la critique. Mais il peut, dans le monde contemporain, se révéler à l'aise avec les idéologies au risque de déchaîner de nouveau les critiques, mais aussi de servir en toute bonne foi des causes peu recommandables, à moins que, à l'inverse des causes légitimes ne soient abusées par de faux témoignages. En somme, l’intimité qu'il entretient avec des notions telles que l'authenticité la vente, la probité expose le témoignage à devenir la source ou la cible de mille controverses. Il suscite d'autant plus le soupçon qu'il ne doit son efficacité qu'à sa crédibilité. Pour toutes ces raisons, il est susceptible de partager nombre de traits avec l'idéologie, notamment la pathologie du manichéisme qui s'assortit de la rigidité intellectuelle. Enfin, le vrai témoignage, celui qui comme Moi, R.M. ne provoque pas d'emblée une flambée médiatique mais produit des effets concrets et de longue durée, est amené à modifier lui-même sa réception au fil du temps, autrement dit à modifier son image à mesure que les temps changent, à produire de nouvelles lectures tout comme à déterminer dans un sens ou dans un autre les discours et les prises de position du témoin tant qu’il est en vie. C’est pourquoi il est essentiel de revenir, tout d’abord, au récit fondateur.

Le témoignage comme représentation

La communauté autoreprésentée

  • 10  Je ne mentionne ici que l'aire maya, parce que c'est celle dont est issue Rigoberta Menchú, mais l (...)
  • 11  J'emploie le mot « doyen » pour signifier que le « représentant » n'est pas un chef ni un dirigean (...)

17Au cours de son récit, Rigoberta Menchú fait plusieurs fois allusion à ce qui a été traditionnellement, non sans changements au cours des siècles, la pratique de la représentation dans les communautés indigènes de l'aire maya10. Elle explique dès le début que sa communauté –le village de Chimel, situé dans le département du Quiché, au milieu des montagnes occidentales du Guatemala– avait ses propres représentants : « Dans notre communauté à nous autres, il y a un élu, un monsieur qui jouit de beaucoup de prestige. C'est le représentant. C'est pas pour autant qu'il est le roi, mais c'est le représentant, que toute la communauté le considère comme un père. C'est le cas de mon papa et de ma maman, qui sont les élus de ma communauté » (p. 30). Elle évoque ici la fonction que remplit le représentant au moment d'une naissance dans les familles, notamment dans le choix d'un parrain, mais l'on comprend par la suite que le représentant en question, son propre père, est en quelque sorte le doyen de la communauté et lui sert de porte-parole vis-à-vis de l'extérieur, par exemple à l'occasion de conflits fonciers11.

  • 12  Les historiens signalent le grand nombre de procès intentés par les villages indiens dans la régio (...)

18Parmi les initiatives de son père comme représentant élu du village, Menchú mentionne d'autres formes de représentation dont les communautés indiennes sont également coutumières : les pétitions. Dès lors, en effet, que le Guatemala est devenu indépendant (1821) et qu'il s'est doté d'institutions politiques de type libéral, la pétition envoyée aux autorités locales ou nationales a constitué pour les communautés une manière comme une autre de faire valoir leurs droits et de dénoncer des abus, lorsqu'elles se voyaient menacées de perdre leurs terres communales au nom d'un libéralisme qui misait sur la propriété privée pour « civiliser » la nation. Il s'agit là de procédures très anciennes. La pétition succède à ce que l'Ancien Régime hispanique appelait representación, le placet ou la supplique rédigée à la demande de la communauté par le curé ou par un homme de loi dont elle rétribuait les services, pour présenter des doléances concernant l'impôt ou une plainte dans le cadre d'un conflit foncier. La représentation est donc inséparable de l'idée selon laquelle la justice doit être à tout moment disponible et les autorités disposées à écouter la « voix du peuple », en l'occurrence celle des villages. La pétition collective est une dénonciation qui se transformera en plainte dans le cadre d'un procès, c'est aussi une protestation qui, faute d'être écoutée, peut marquer le commencement d'une révolte, au XVIIe comme au XXe siècle12.

  • 13  Ces propriétaires (les García, les Martínez, les Brol) font effectivement partie des principaux ac (...)

19C'est ainsi que lorsque surviennent à Chimel « des inspecteurs, des ingénieurs » amenés par de gros propriétaires de la région pour pratiquer l'arpentage des terres communales13, « des gens qui selon eux étaient des gens du gouvernement », la communauté entreprend de se défendre sous la forme d'une pétition : « ce que mon papa a fait, ça a été de recueillir immédiatement les signatures de la communauté. Ils faisaient tout de suite des réunions » (p. 151). Un peu plus tard, tandis que le père est emprisonné et que la communauté villageoise commence à se politiser, Rigoberta prend le relais avec le même type d'action : « Nous faisions des réunions. Nous avons commencé par réclamer une école pour notre communauté. Il n'y avait pas d'école. Nous avons réuni nos signatures » (p. 173). Même lorsque la guerre civile aura déjà commencé, les villageois continueront d'employer ces moyens d'action fondés sur la conviction d'être détenteurs de droits collectifs qu'il est légitime de défendre en la personne de chacun des membres de la communauté : « Je me rappelle, quand mon petit frère a disparu, tous ceux de la communauté se sont unis, se sont rassemblés et ont fait une protestation, après que ma mère est allée réclamer à la police, à l'armée, et qu'ils ne lui ont donné aucune réponse. Alors, tous, ils y sont allés » (p. 262). Cette pratique de la représentation est conforme à une conception unanimiste et organique de la communauté, qui délègue le moins possible son pouvoir d'agir. Le représentant prend des initiatives et fait des propositions, mais les décisions sont prises collectivement : c'est la « réunion », l'assemblée des villageois et l'ensemble de leurs signatures ou de leurs protestations, qui vaut comme véritable action.

20C'est dire que la communauté ne s'estime jamais aussi bien représentée que par elle-même : le propos constitue la négation même de ce que la conception libérale entend par « représentation ». Lorsque le village est libre d'administrer sans contrainte ses propres affaires, il pratique en effet une forme de démocratie directe, notamment dans le domaine agraire. Ainsi, à Chimel : «Au départ les gens travaillent en commun [...] quand on commence à semer, tout le monde s'assoit, dans la communauté, pour discuter de comment on va faire sa petite culture, si chacun va avoir sa parcelle ou si on va travailler ensemble. C'est donc la discussion de tous [...]. Par exemple dans mon village, on a dit, si nous voulons avoir un bout de terre à part pour chacun, alors ça va dépendre de nous si nous le décidons ou non. Et après ça, nous avons décidé d'avoir un bout de terre en commun, qui puisse servir à la communauté, quand il y a un malade, ou quand il y a un blessé, pour qu’ils aient de quoi manger » (p. 92). Inexistence de la communauté est ainsi indissociable de la solidarité et de la réciprocité qui découlent de la mise en commun de la terre, elle-même inséparable de l'affirmation de droits collectifs et de la nécessité de faire appel à la justice pour les défendre. Or le problème de la représentation se pose dès lors que la communauté doit affronter le monde extérieur.

Les intermédiaires

  • 14  On désigne ainsi en Amérique latine ceux qui, Indiens ou métis, ont renoncé au mode de vie et aux (...)

21Rigoberta Menchú met en évidence une incompatibilité entre l'existence de la communauté et sa représentation par un tiers ou par l'un de ses membres qui parlerait en son nom sans son autorisation expresse. Elle n'invalide pas pour autant la légitimité de sa propre position de porte- parole. Elle expose en effet une théorie de la représentation qui, en différenciant la paysannerie maya des ladinos14, justifie sa propre position.

22Dans le récit de Menchú, les Indiens ont besoin d'intermédiaires chaque fois qu'ils veulent ou doivent s'adresser à ce qui n'est pas eux, accéder à un autre monde que le leur. C'est tout d'abord le cas avec le monde de la nature. Sous les traits du nahual l'intermédiaire est toujours une figure positive et bienveillante. Le nahual est présenté par Menchú dans l'acception classique, bien connue des ethnologues, du double animal que chaque homme se voit attribuer à sa naissance. Mais elle le décrit également sous les espèces d'un « représentant » : « Tout enfant naît avec son nahual [...], le nahual est un représentant de la terre, un représentant des animaux, et un représentant de l'eau et du soleil. » C'est le nahual qui permet à l'enfant de « dialoguer avec la nature » (p. 44). Dépeint comme un intermédiaire entre les hommes et la terre nourricière, le nahual permet d'énoncer une différence avec le monde ladino : « Depuis tous [sic] petits, donc, nous recevons également une éducation différente de celle des Blancs, des ladinos. Nous autres, les indigènes, nous avons davantage de contact avec la nature. C'est pour cela qu'on nous dit polythéistes » (p. 93). Mais il intervient également lorsqu'il s'agit de théoriser l'intégration du catholicisme dans la culture maya : «Accepter la religion catholique, ce n'était pas comme accepter des conditions, abandonner notre culture ; non, c'était comme un autre moyen [...], c 'est comme une autre voie qui nous permet de nous exprimer. C'est pareil comme si nous nous exprimions à travers un arbre par exemple, nous considérons que l'arbre est un être, qu'il fait partie de la nature, et cet arbre a son image, son représentant ou son nahual, qui nous aide à acheminer nos sentiments jusqu'au dieu unique » (p. 123).

23Le nahual est donc à la fois la symbolisation de la proximité des Indiens avec la nature et un intermédiaire ambigu puisque, propre aux croyances indiennes, il sert aussi à se faire entendre du Dieu catholique ; intermédiaire entre les Indiens et la nature, il est aussi un médiateur qui leur ouvre l'accès à une autre culture. Le nahual est, enfin, un principe d'individuation. Alors que l'enfant est éduqué de manière à devenir un adulte entièrement dévoué au commun (« Dès le premier jour, on pense que l'enfant doit appartenir à la communauté, pas seulement à ses parents, et que c'est la communauté qui doit faire son éducation », p. 40), il « naît avec son nahual » : un attribut et un symbole qu'il ne partagera jamais avec personne, qui le constitue donc comme personne autonome et unique, dotée de qualités et d'aptitudes qui le distinguent de ses parents et de ses voisins. Rigoberta Menchú se refuse à dévoiler quel animal est son propre nahual, parce qu'il s'agit là, dit-elle, de l'un des « secrets » des Indiens. Mais l'évocation du nahual semble bien être, dans son récit, ce qui se rapproche le plus d'une conceptualisation du processus d'individuation qui lui a permis de parler de sa communauté à la première personne, de changer sans lui devenir étrangère, de la représenter sans la trahir, en déclarant : « Dans ma situation à moi, on trouve la situation réelle de tout un peuple » (p. 21).

24Cependant, les intermédiaires humains qui s'interposent dans la vie civile des villageois, notamment à l'occasion des conflits fonciers, sont toujours à l'origine de déboires et de trahisons. Le ladino, qui n'est pas supposé avoir un nahual, est défini comme celui qui n'a pas besoin d'intermédiaire –« Le ladino a beaucoup de moyens pour parler ; s'il est avec un avocat, il n'a pas besoin d'intermédiaire » (p. 229)–, mais il est aussi celui qui ne comprend jamais ce que demande l'Indien, tandis que ce dernier, parce qu'il ne sait pas parler l'espagnol, « ne peut pas réclamer comme il veut» (p. 150). C'est pourquoi, lorsqu'ils entreprennent de défendre leurs droits auprès des autorités, les Indiens sont contraints de recourir à des intermédiaires dont le nombre et le coût augmentent à mesure que s'élève le rang des interlocuteurs : «Ensuite, pour parler au gouverneur, alors là non seulement on cherche des témoins du même village, non seulement on lui donne un peu d'argent, mais on a besoin d'avocats, d'intermédiaires pour lui parler. Parce que le gouverneur est un ladino. Le gouverneur ne comprend pas la langue du peuple » (p. 151). Alors que les conflits fonciers s'aiguisent, les trahisons répétées des intermédiaires, gens de loi et interprètes achetés par les propriétaires ladinos, déterminent Menchú à entrer à la suite de son père dans la voie de l'organisation et du combat politiques, mais aussi dans celle de l'apprentissage de la langue espagnole. Car les Indiens qui ne savent pas lire et ne parlent pas l'espagnol sont constamment bernés : au moment par exemple où commence l'arpentage des terres communales, « ils donnaient aux paysans un papier qui selon eux permettait de ne pas quitter leur terre. Ils jouaient sur les deux tableaux. Ils convoquaient mon père […]. Mon papa, ils l’envoyaient pour signer un papier, et lui il ne savait même pas ce que le papier voulait dire. Parce que mon papa n’a jamais lu ; il n’a jamais écrit. Le résultat, c’est que le papier disait que les paysans confirmaient, une fois de plus, qu’ils devaient quitter la terre. Et comme l'élu de la communauté a signé le papier, alors, les propriétaires terriens avaient le pouvoir. Mon papa retournait pour protester de nouveau, par le biais d’avocats […]. Beaucoup d’avocats voulaient nous aider et nous offraient de l’aide sous toutes ses formes… Les paysans leur donnaient leur confiance et ensuite ils voyaient qu’ils étaient en train de les voler, même pour une signature. [...] Alors mon papa s’est consacré complètement aux problèmes de la communauté » (p. 152).

25L’emprisonnement du père en raison de ses activités clandestines au sein du CUC ( Comité de Unidad Campesina–Comité d'unité paysanne), une organisation paysanne qu’il a contribué à fonder, est une nouvelle occasion d’éprouver les préjudices causés par la perfidie des intermédiaires, conséquence de la méconnaissance des Espagnols. C’est dans ces circonstances que Menchú relate avoir décidé d’apprendre l’espagnol : « Et moi à cette époque je disais, je dois me donner pour but d’apprendre l’espagnol. » (p. 160). Cet apprentissage, d'ailleurs désapprouvé par le père – qui y voit le risque de la ladinisation de sa fille –, fera de Rigoberta à son tour, une représentante en même temps qu'un leader politique dans sa communauté : « Bien sûr j’étais une femme qui était un peu la clef de tout du fait que j’apprenais l'espagnol… » (p. 173). Il est clair que Menchú, à la différence de son père, ne considère pas le fait d’apprendre l’espagnol comme une concession aux ladinos et une aliénation culturelle, mais au contraire comme un instrument de lutte et une libération. Apprendre à parler l'espagnol, à ses yeux, dispense de recourir aux intermédiaires et permet d'affirmer la dignité et l'autonomie des Indiens face à la société ladina, pour laquelle la méconnaissance de l’espagnol n’est pas le produit d'une volonté délibérée mais la marque d'une infériorité et d'une inaptitude : « Ils disent toujours : pauvres Indiens, ils ne savent pas parler, alors beaucoup de gens parlent à leur place ; c’est pour ça que je me suis décidée à apprendre l'espagnol » (p. 217). Tout comme elle présente le monolinguisme des Indiens comme l’effet d un refus et non comme une marque de marginalité, Rigoberta Menchú évoque son adoption d'une nouvelle langue comme le produit d'une décision personnelle. Apprendre l'espagnol, en dispensant de recourir aux intermédiaires permet à la communauté de continuer à se représenter elle-même a travers l’un des siens. Il ne s'agit donc pas d'un renoncement dans l’ordre de l'identité culturelle, mais d'une forme de l'engagement dans l'action politique qui va pousser Rigoberta, comme son père avant elle, hors des limites de la communauté.

Politique « ladina » et politique indienne

  • 15  Général Kjell Lauderud García, président du Guatemala de 1974 à 1978.

26Comme à d'autres moments du témoignage, le récit des activités politiques de son père, puis de son propre engagement dans le travail politique auprès des compagnons révolutionnaires, permet à Rigoberta d'évoquer une situation plus générale dans laquelle les Indiens se sont vus privés de toute forme d'expression politique. Ici encore, le problème de la représentation est en cause. Il apparaît que les Indiens ne s'estiment pas représentés par les institutions et les hommes politiques ladinos : « Le président qui a été à ce moment-là au pouvoir, pour mes parents, c'était un gouvernement de ladinos. Ce n'était pas le gouvernement du pays, déclare Menchú, alors mes parents riaient quand on disait "notre président", parce que pour nous c'était le président des ladinos, ce n'était pas notre président » (p. 55-56). De même que les intermédiaires ladinos trahissent les Indiens, de même le langage et les propositions de leurs hommes politiques sont marqués du sceau de l'inauthenticité, de l'incompréhension et, fondamentalement, du mépris. Tel est le cas du général Kjell15, dont Menchú évoque la campagne électorale au bourg d'Uspantán, dont dépend Chimel : « Et Kjell parlait beaucoup, qu'il allait donner du pain, qu'il allait répartir la terre. C'est que eux, ils disent pain, ils ne savent même pas dire tortilla. Bien souvent ils ne savent même pas ce que mange un Indien » (p. 217-218). Les Indiens ne sont pas dupes de la représentativité des dirigeants, élus grâce à la contrainte exercée sur eux lorsqu'ils sont placés sous l'autorité directe des ladinos, par exemple lorsqu'ils s'engagent comme ouvriers agricoles dans les fincas (plantations) caféières de la côte. Menchú, encore enfant, les a vus faire : « Ce que disait le propriétaire terrien, c'est que nous tous nous devions faire une marque sur un papier. C'est-à-dire, ça devait être les bulletins de vote, j'imagine que c'était les votes [...]. Dès le début, le propriétaire terrien nous avait avertis que celui qui ne va pas faire la marque sur le papier, il allait être privé de son travail après le mois. [...] Nous ne savions même pas le nom qu'il y avait sur le papier » (p. 55).

27Lorsque les Indiens songent, malgré tout, à se faire entendre à travers les institutions propres à un système démocratique, les dirigeants ladinos les en excluent. Par exemple en prononçant l'illégalité du CUC : « On n'a pas accepté la représentativité du CUC en tant qu'institution qui défend les paysans ... Et le CUC a commencé à agir clandestinement » (p. 220) ; ou bien lorsque des paysans du CUC, après le début de la guerre civile, pénètrent dans l'enceinte du Congrès pour protester contre les exactions de l'armée : « Ce qu'ils nous ont dit, c'est que le Congrès n'était pas la maison des Indiens, et que les Indiens n'avaient pas non plus le droit d'entrer au Congrès » (p. 262).

28Rigoberta Menchú n'ignore rien des principes qui fondent la vie politique démocratique. Là encore, elle témoigne à la première personne de pratiques collectives propres aux Indiens qui dessinent les traits d'une société indigène capable à la fois d'autonomie et de délibération : « Quand nous sommes entre nous, les indigènes, nous savons discuter, nous savons penser et nous savons juger. Ce qui se passe, c'est que, comme on ne nous a pas donné un lieu de parole, un lieu pour nous exprimer, pour juger et pour prendre en compte nos opinions, nous non plus nous n'avons pas ouvert la bouche pour le plaisir » (p. 232). Le rejet des institutions ladinas ne dérive donc ni d'une crispation identitaire ni d'une incompréhension de la part des Indiens. Il résulte du fait que les ladinos proposent aux communautés de participer à ces institutions sous une forme dégradée et corrompue que celles-ci sont conduites à refuser parce qu'il s'agit d'une duperie.

29L'acuité politique et le génie de la symbolisation de Menchú apparaissent à l'occasion de l'évocation d'une fête orchestrée par les ladinos, l'élection de la « reine indigène » du bourg d'Uspantán, qu'elle dépeint comme une parodie des formes dépravées de la démocratie libérale guatémaltèque : « Je ne saurais dire comment est née cette forme de représentation ... C'est du folklore, je m'imagine qu'on l'a imposé après. Ça ne vient pas d'il y a longtemps. » Menchú est témoin de la fête en 1977 : «J'ai vu que beaucoup de ladinos ont voté pour la reine indigène. Il y avait comme trois candidates [...]. Je me rappelle qu'elles avaient un ami qui était ladino, et il est allé déposer beaucoup d'argent pour que gagne celle qu'il préférait. C'est un concours, parce que les votes se paient [...]. Celle à qui on achète le plus de votes devient reine. Les votes sont vendus par des groupes de gens qui sont intéressés par chacune des jeunes filles. Les candidates, elles sont élues plutôt par les jeunes du bourg [...] ou à travers la municipalité, c'est-à-dire, les autorités du bourg. C'est-à-dire que ce n'est pas le peuple en général, ce n'est pas le peuple indigène » (p. 274-275).

30Le récit, à ce moment, se boucle sur lui-même. Alors que le vrai représentant du village, l'élu de la communauté, «jouit de beaucoup de prestige », les « reines indigènes » se voient contraintes de participer aux cavalcades des ladinos, « dans des voitures et des chars de fête », affublées de costumes achetés grâce à l'argent des votes. La fête ladina débouche symboliquement sur la prostitution des jeunes filles indiennes. Lors d'une réunion de toutes les « reines indigènes » du pays, en présence du président de la République, « ils imposent aux indigènes de tourner en rond, de faire des baisers, de faire des salutations, pour que tout le public y assiste surtout à cause du costume [...]. Et c'est ça qui nous fait le plus mal, à nous autres indigènes, ça veut dire que le costume, oui, ils le trouvent joli parce que ça fait rentrer de l'argent, mais la personne qui le porte c'est comme si elle n'était rien » (p. 276-277).

31Rigoberta Menchú, relatant les coutumes, l'histoire et les luttes de son village de Chimel comme partie prenante et témoin oculaire, s'impose sous les traits d'une représentante autorisée de sa communauté, d'une paysanne indienne qui, ayant appris la langue des ladinos, peut parler à la première personne, tantôt du singulier et tantôt du pluriel –« Dans ma situation à moi, on trouve la situation réelle de tout un peuple »– et se substituer aux faux porte-parole qui trahissent et humilient les paysans indiens. Ce faisant, le témoignage de Menchú proclame le droit des Indiens à se représenter eux-mêmes, et sous-entend l'illégitimité, du moins en l'état de la question en 1982, de toute autre voix que la leur.

La production d'un témoignage

Le contexte global en 1982-1983

  • 16  D. Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala, op. cit., préface, p. Xl-XII.

32L'anthropologue nord-américain David Stoll a été, au cours de ces dernières années, le critique le plus acerbe de la figure publique de Rigoberta Menchú, de feu la guérilla guatémaltèque, ainsi que de ce qu'il considère comme le point de vue erroné des mouvements internationaux de solidarité et de défense des droits de l'homme sur la guerre civile au Guatemala. Dans Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala, un livre publié en 1993 et fondé sur une longue enquête de terrain dans la région quiché d'où Menchú est originaire, Stoll soutenait que, loin de s'être spontanément rangés derrière les guérillas insurrectionnelles qui s'opposaient au régime et à l'armée guatémaltèques, les villages de la région les avaient aidés sous la contrainte et avaient été, du même coup, les victimes de l'un comme de l'autre camp. Contre la « mythologie de la gauche » nord-américaine, Stoll se proposait de mettre en question « the Vietnam-era assumption that guerrilla insurgencies are popular », et contre le « réseau international » du « mouvement de solidarité » en faveur de la gauche guatémaltèque, « to question the specific claims about the guerrilla movement in the western highlands »16.

33Une perspective en somme résolument révisionniste sur les grandes illusions de l'extrême gauche européenne et sur la réalité des guerres révolutionnaires centraméricaines, que l'auteur poussait plus loin dans un second livre, publié en 1999, Rigoberta Menchú and the Story of All Poor Guatemalans : tout en saluant dans Moi, Rigoberta Menchú « one of the most powerfull narratives to come out of Latin Arnerica in recent times », il reprochait à Menchú non seulement de n'avoir ni condamné ni critiqué la guérilla dans son témoignage, mais également d'avoir tantôt inventé, tantôt déformé la plupart des épisodes-clés du récit, qu'il s'agisse des conditions de la vie familiale durant son enfance, du militantisme de son père, des conflits agraires de Chimel, de son illettrisme et absence de scolarisation, ou bien des circonstances de la guerre civile proprement dite (cf. l'Annexe en fin de texte).

34David Stoll est un universitaire nord-américain, un anthropologue dont les travaux présentent toutes les garanties du sérieux scientifique et ne se distinguent des codes de la production universitaire que par leur intention ostensiblement polémique. C'est à ce titre que ses positions sont retenues ici, comme exemple du type de critiques auquel s'expose Moi, Rigoberta Menchú. Certes, ces critiques renvoient en grande partie à des particularités propres au contexte universitaire nord-américain. Stoll s'en prend, à travers les « mouvements de solidarité » et autres « réseaux », à l'idéologie tiers-mondiste, féministe, anticolonialiste, multiculturaliste, etc. des « Cultural » et « Subaltern Studies », pour lesquelles Menchú est devenue un instrument de légitimation et une figure inattaquable. Sa polémique se veut ainsi une réponse à ce qu'il considère comme le poids oppressant du political correctness et l'absence de débats critiques dans les départements d'études latino-américanistes.

35Cependant, les enquêtes de Stoll mettent directement en cause la validité de Moi, Rigoberta Menchú, sa légitimité et sa valeur morale comme témoignage. S'il est avéré que Menchú a parlé non pas au nom des communautés indiennes maya-quiché, mais comme représentante de mouvements armés et révolutionnaires, en laissant entendre à tort que sa lutte politique était représentative d'un grand mouvement populaire de résistance, quelle valeur reste-t-il à son témoignage sur le plan de la vérité et de la morale ? Les mensonges vérifiés doivent-ils conduire les lecteurs et les commentateurs à mettre en doute la véracité et l'authenticité du témoignage dans son entier, et donc aussi l'intégrité morale du témoin et la légitimité de son combat ? Sachant ce que peut-être aux Etats-Unis, où la frontière entre politique et morale est censée ne pas avoir de sens, la gravité du « mensonge » proféré par les personnes publiques dans l'exercice de leurs fonctions, on est en droit de se demander si les procédés inquisitoriaux à l'égard de la biographie du Prix Nobel de la paix relèvent d'intentions critiques purement intellectuelles, de motivations morales, ou encore d'une lutte politique et idéologique. Cependant, on ne peut se contenter d'éluder la question, car, même posée sous une autre forme dans d'autres contextes culturels, elle met toujours en cause la valeur même du témoignage comme tel. En France, par exemple, où l'on aurait tendance à concéder une priorité aux impératifs politiques parce que l'on attribue au politique, plus que ne le font les Nord-Américains, le pouvoir d’améliorer le sort de l'humanité, le problème serait plutôt formulé sous cette forme : dans une situation politique donnée, est-il légitime d'utiliser les ressorts propres au témoignage, la (bonne) foi et la confiance (réciproque), pour tenter d'obtenir un avantage politique ? Dans quelles conditions et à quelles fins la recherche d'un tel avantage politique peut-elle être légitime ?

36Il n'entre pas dans mon propos de me joindre à la polémique ouverte par Stoll. Je me contenterai de présenter les principaux éléments de la conjoncture du début des années 1980 pour montrer comment le témoignage s'articule d'une manière telle à son contexte qu'il produit lui-même par anticipation des antidotes à la critique. Et comment, dans ces conditions, les entorses à la vérité factuelle, loin d'être opposées à son éthique, lui permettent au contraire de mieux remplir sa mission.

37A la différence des autres textes publiés dans les grandes collection de récits de vie, de témoignages ou d'études ethnographiques telles que « Témoins » chez Gallimard ou « Terre humaine » chez Plon, Moi, Rigoberta Menchú a été réalisé en un temps très court et dans une situation que les protagonistes du projet pouvaient considérer comme d'extrême urgence. En effet, depuis la fin des années 1970, se déroulait au Guatemala une guerre civile d'une grande violence opposant l'armée à des groupes de guérilla révolutionnaires. Les affrontements avaient pour théâtre principal le département du Quiché, et le village de Chimel se trouvait, tout comme d'autres –ainsi que le montre le travail de Stoll– au cœur d'une zone particulièrement touchée par l'activité guérillera et par la répression militaire, laquelle fut marquée, surtout pendant l’année 1980, par la multiplication des massacres de civils et la destruction de nombreux villages.

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  • 18  Voir Yvon Le Bot, « Guatemala : luttes sociales sur horizon de guerre (1973-1982) », Problèmes d'A (...)

38L'escalade s'est produite sur le fond d'une situation locale et internationale explosive17. Au Guatemala, le régime, d'allure libérale par sa Constitution, était sous le contrôle de l'armée depuis une trentaine d'années et avait laissé se développer dans les campagnes, faute de réaliser la réforme agraire et de promouvoir une modernisation économique de grande ampleur, une situation de mécontentement et d'agitation. Des organisations populaires, essentiellement vouées à défendre les intérêts paysans locaux, s'étaient multipliées, mais elles restaient peu articulées et n'étaient pas politisées. À la fin des années 1970 cependant, ces innombrables associations formèrent des « fronts » et autres structures tendant à donner un minimum de coordination à ce mouvement social dont, dans le même temps, l'encadrement se politisait : tel est le cas du CUC, dans lequel militait la famille Menchú. La radicalisation et la politisation de ces mouvements, dont les revendications concernant l'identité culturelle indienne étaient à cette époque réduites à leur plus simple expression18, s'expliquent par le blocage politique du régime, la répression contre toutes les formes d'expression de la gauche, l'absence de partis politiques d'opposition et de toute perspective d'alternance au pouvoir, compte tenu de l'absence de liberté électorale.

39C'est dans ce contexte de tensions sociales et de blocage politique que sont apparus des mouvements armés : l'Armée guérillera des pauvres (EGP), dont la famille Menchú était proche, les FAR ou encore l'ORPA.

40En 1979, la victoire de la guérilla sandiniste sur le régime de Somoza, au Nicaragua, conduisit les mouvements révolutionnaires de la zone centraméricaine à surestimer les chances de succès d'une tentative insurrectionnelle généralisée. C'est dans une telle tentative que se trouvaient engagés les villages de la région quiché en 1980-1981, avec pour conséquence l'escalade de la violence contre les civils.

41Comme le relate sans équivoque Menchú dans son récit, les organisations paysannes et les mouvements armés avaient, à plusieurs reprises, tenté d'alerter l'opinion internationale, en occupant des stations de radio, l'enceinte du Parlement, et enfin l'ambassade d'Espagne à Ciudad Guatemala. Dans ce dernier cas, l'armée mit le feu au bâtiment et les paysans qui l'occupaient, dont le père de Menchú, périrent dans l'incendie. C'est dans ces conditions que Rigoberta Menchú, dont toute la famille et elle-même, compromises avec la lutte armée, étaient passées dans la clandestinité, dut s'enfuir et se réfugier, comme des milliers d'autres, au Mexique, dans l'État frontalier du Chiapas. Les réseaux qui étaient les siens avant son départ (j'y reviendrai plus loin) expliquent qu'elle ait été accueillie par l'évêque du Chiapas, Samuel Ruiz, grande figure locale de la théologie de la libération. Qu'elle ait été choisie quelques mois plus tard pour être envoyée en France afin de chercher des soutiens politiques ne peut s'expliquer que par la confiance placée dans la solidité de sa formation politique.

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42Que la guérilla en exil ait décidé d'envoyer un représentant en Europe, et tout d'abord en France, pour faire connaître la situation du pays relève de la conjoncture politique internationale. Tandis qu'aux Etats-Unis la victoire républicaine, en la personne de Reagan, pouvait laisser craindre un durcissement du militarisme en Amérique centrale19, en France, la gauche, qui venait d'arriver au pouvoir, multipliait les signes de soutien et de sympathie en direction de la gauche latino-américaine. En marge du sommet de Cancún, très médiatisé, d'autres initiatives diplomatiques étaient prises, plus discrètes mais efficaces. Dès août 1981, une déclaration commune franco-mexicaine avait été remise au président du conseil de sécurité des Nations unies, concernant le Salvador –alors en pleine guerre civile lui aussi– dans laquelle les deux pays reconnaissaient dans les mouvements de guérilla salvadoriens « une force politique représentative, disposée à assumer les obligations et à exercer les droits qui en découlent», et « lançaient un appel à la Communauté internationale pour que, notamment dans le cadre des Nations unies, celle-ci assure la protection de la population civile selon les normes internationales applicables, et facilite le rapprochement entre les représentants des forces politiques salvadoriennes en lutte ». Parmi les répercussions internationales de la déclaration, on trouve une résolution de la sous-commission des droits de l'homme de l'ONU allant dans le même sens, et les adhésions de gouvernements latino-américains20.

  • 21  Auteur d'un excellent livre sur la région : Invención criolla, sueno ladino, pesadilla indígena. L (...)
  • 22  Elisabeth Burgos, « Thé Story of a Testimonio », Latin American Perspectives, Issue 109, vol. 26, (...)

43Autrement dit, à cette époque, il pouvait être décisif de convaincre les dirigeants politiques français et l'opinion publique (à commencer par la grande presse) de se mobiliser pour prendre une initiative semblable en faveur des populations civiles guatémaltèques et de l'opposition, politique et/ou armée, au régime en place. La presse rendait compte régulièrement, mais essentiellement à travers des dépêches d'agences, de la situation en Amérique centrale, des atteintes aux droits de l'homme et des massacres de civils. Il était facile de concevoir que le témoignage d'un acteur direct des événements et victime de la répression frapperait davantage l'opinion et il fallait agir vite. Tel fut le raisonnement, comme le rapporte aujourd'hui Elisabeth Burgos, du cercle d'intellectuels (et de) militants qui se chargèrent d'accueillir et d'entourer Rigoberta Menchú durant son séjour à Paris, tels Arturo Taracena, jeune historien guatémaltèque alors proche de l'EGP21, ou Marie Tremblay, une Canadienne collaboratrice de l'ORPA et liée à Elisabeth Burgos depuis l'époque de la Tricontinentale22. Le témoignage oral fut enregistré en une semaine (il en fut tiré aussitôt un entretien publié dans Le Nouvel Observateur), le livre fut achevé par Elisabeth Burgos en décembre 1982 et sortit des presses en un temps record, au printemps 1983. Ainsi que l'écrivait Burgos tout récemment, Menchú « faisait partie d'un projet politique engagé dans une guerre populaire révolutionnaire, et comme on le sait ce type de guerre a ses propres règles et ses techniques spécifiques ». Menchú avait en effet, en janvier 1982, une mission politique à remplir : « communiquer », pour obtenir une solidarité immédiate. Cette communication politique s'est-elle faite au détriment de la vérité et en manipulant la bonne foi des récepteurs du témoignage ?

Faillite des révolutions, affirmation des identités ethniques

  • 23  Le titre original choisi par E. Burgos était celui retenu par l'éditeur espagnol : Me llamoRigober (...)

44Pour qui sait lire, il est parfaitement clair que Rigoberta Menchú parlait au nom de sa communauté et des autres villages mayas, mais aussi comme porte-parole d'une mouvance politique révolutionnaire au sujet de laquelle elle décrivait ouvertement son engagement militant. Ce qui est évident pour le lecteur d'aujourd'hui devait l'être encore plus, compte tenu du contexte, pour celui du début des années 1980. Que le témoignage ait eu une fonction politique, le sous-titre du livre (qu'on néglige aujourd'hui et qui ne figure pas dans les éditions en espagnol et en anglais) l'annonçait d'ailleurs : « Une vie et une voix, la révolution au Guatemala »23. Deux cent trente pages –plus de la moitié– relatent la politisation de la famille, le militantisme dans les différentes organisations, l'activisme dans les communautés chrétiennes de base, les relations avec les compañeros de la guérilla et des syndicats clandestins.

  • 24  R. Menchú insiste vigoureusement sur le caractère volontariste et soudain de son apprentissage de (...)

45J'ajouterai que, aux yeux de l'historien, le témoignage s'apparente ici, de manière encore plus convaincante qu'à propos des « traditions » dont est friande l'ethnographie, à une micro-histoire d'une qualité rare montrant de l'intérieur un processus de politisation dans une société paysanne. Ce que relate et théorise Menchú à travers son expérience, celle de son père et des « compagnons », c'est l'émergence de micro-élites villageoises, de « cadres paysans », produite par la dynamique même du processus d'organisation, la rencontre avec des ladinos politisés des villes, ou bien la fréquentation des missionnaires de l'Eglise des pauvres et du christianisme de la libération : «Et il y a d'autres choses que nous découvrons en ce moment au Guatemala par rapport aux intellectuels et aux gens analphabètes. Nous avons vu que nous n'avons pas tous les capacités qu'ont les intellectuels. Peut-être qu'un intellectuel est plus agile, peut-être qu'il sait faire des synthèses plus fines, mais quand même, bien des fois, nous aussi, les autres, nous avons la même capacité pour beaucoup de choses. Il y a un certain temps, tout le monde considérait qu'un dirigeant devait être une personne qui devait savoir lire, écrire, et élaborer beaucoup de textes [...]. C'est comme ça que nous autres, nous nous sommes, avec raison, proposé d'apprendre beaucoup de choses [...]. Et c'est comme ça que nous autres, les paysans, nous avons appris à être capables de diriger nos luttes » (p. 292-293). Dans ces conditions, Stoll confond témoignage et autobiographie lorsqu'il reproche à Menchú de ne pas avoir mentionné explicitement les collèges de nonnes dans lesquels elle aurait été alphabétisée, plus tôt qu'elle ne le dit, tout en apprenant l'espagnol. Le témoignage n'est pas censé tout dire et l'important, dans ce cas, était de faire saisir –ce que fait Menchú– un processus de mutation culturelle non seulement individuel mais aussi collectif : le lien entre la rencontre avec des acteurs extérieurs à la communauté, l'engagement politique, et la conquête de la maîtrise du discours militant, qui conduit à la décision d'apprendre l'espagnol24.

46En outre, le récit de l'engagement politique renvoie à des réalités anthropologiques qu'il conviendrait de prendre en compte pour expliquer les ambiguïtés de la position de Menchú comme porte-parole, ambiguïtés que le récit ne cherche pas à dissimuler. Ce que relate d'abord Menchú , c'est la politisation, à travers les conflits fonciers, de tout un clan familial. Ce n'est pas seulement le père, mais aussi la mère et les frères et sœurs qui participent aux activités d'organisation, que ce soit comme catéchistes, porteurs de nouvelles et de propagande, ou dirigeants locaux. On entre en politique comme on va travailler à la plantation : en famille. La politisation, comme la migration, se produit par agrégation de cercles concentriques, de la famille au village, la liaison avec d'autres communautés étant une étape distincte et d'une autre nature. Par conséquent, si Menchú témoigne, comme on l'a vu précédemment, en tant que représentante autorisée de la communauté, elle le fait aussi en tant que survivante d'un clan familial et d'un village décimés. Ainsi, de la communauté villageoise aux « communautés de base » animées par les catéchistes, le continuum apparaît assez clairement, tandis que transparaît une relative indifférence à l'égard de l'appartenance des compañeros de la guérilla, tantôt au courant chrétien-révolutionnaire, tantôt à la mouvance révolutionnaire marxiste. Stoll a, sans nul doute, raison de soutenir qu'il existait un fossé profond entre le discours révolutionnaire des intellectuels de la guérilla et les aspirations des paysans du Guatemala. Mais ce que dit Rigoberta Menchú, c'est que les paysans du Guatemala avaient des aspirations, et que certains d'entre eux étaient prêts à se battre pour les réaliser.

47Quelle était, par conséquent, la mission de Menchú , envoyée en Europe par l'Armée guérillera des pauvres ? On peut émettre deux hypothèses : il s'agissait soit d'obtenir pour la guérilla un soutien qui lui permettrait de gagner la guerre et de faire la révolution, soit de déclencher, au nom des droits de l'homme, un processus de paix pour faire cesser les massacres, et s'assurer que les organisations populaires et les mouvements armés ne seraient pas exclus des négociations et sacrifiés par la suite. En réalité, la guérilla guatémaltèque, même si elle affichait des objectifs révolutionnaires et l'ambition de gagner la guerre, était bien trop faible pour renverser le régime. Compte tenu de l'échec de la stratégie insurrectionnelle dans toute l'Amérique centrale après 1979 et de sa propre histoire, l'objectif était surtout d'empêcher que ne se prolongent la guerre civile et la répression.

48II paraît en tout cas difficile de soutenir que le témoignage de Menchú, même s'il s'inscrit dans le cadre d'une opération de communication politique, ait cherché à manipuler l'opinion en contrefaisant la vérité sur des points d'histoire essentiels. Ce que montre l'enquête de Stoll, il est vrai, c'est l'intensité et la multiplicité des conflits locaux, pas seulement entre grands et micro-propriétaires, mais intercommunautaires et interfamiliaux. Le témoignage de Menchú n'en fait pas état à propos de Chimel, où ces conflits ont, selon Stoll –et c'est plus que vraisemblable– existé comme ailleurs. Toutefois le témoignage ne ment pas sur un point fondamental, systématiquement sous-estimé par Stoll : la réalité de la politisation paysanne dans les communautés agraires du Quiché.

49En réalité, la polémique lancée par Stoll, bien que distillant une critique nécessaire et salutaire aux abus idéologiques des « Cultural Studies », repose sur des questions mal posées et sur des outils conceptuels inadéquats. On l'a vu déjà à propos de l'autobiographie, genre littéraire avec lequel on ne peut confondre en aucun cas le témoignage de Menchú. Plus grave quant à la démarche de l'anthropologue est la confusion entre témoignage et opinion, entre collecte d'informations au sens ethnologique du terme, auprès d'informateurs choisis, et enquête d'opinion auprès des paysans de la région quiché. Stoll oppose en effet au récit de Menchú, qui insiste sur les liens entre les villages, les organisations de défense et la guérilla, les « voix des paysans » qui disent, à peine la guerre terminée, leur désillusion et le fait qu'ils n'ont jamais adhéré, sinon par la force, à la guérilla. Stoll entend « compléter », dit-il, « one indigenous voice with others that were not being heard ». S'il s'agit d'opinion, en quoi les voix qu'il écoute seraient-elles plus fondées que celle de Menchú ? Et s'il s'agit de témoigner, de quoi témoignent ses informateurs, sinon de la grande misère des humbles ou de la peur des représailles, d'où qu'elles viennent ?

50Il est surtout permis de penser que Stoll se trompe en grande partie d'époque et de polémique. Les enjeux politiques internationaux, le lexique militant et la définition de ce que la gauche considérait comme ses fronts et ses luttes étaient bien différents au début des années 1980 de ce qu'ils sont aujourd'hui, après la fin de la guerre froide et le triomphe sans partage de l'idéologie libérale et de son modèle de développement. Toutefois, dès cette époque, les positions avaient cessé d'être aussi tranchées et manichéennes qu'elles l'étaient encore dans les années 1970 et l'idéologie de la gauche, à l'échelle internationale, était en pleine mutation. L'un des signes de cette évolution était sa perméabilité, déjà très marquée, à l'humanitaire et aux droits de l'homme.

51Dans ces conditions, la vraie question est de savoir pourquoi, alors même que Menchú vient à Paris comme représentante d'un mouvement politique d'extrême gauche qui a, en France, les sympathies du pouvoir, l'affirmation de l'identité ethnique occupe au total une telle place dans son témoignage. Ce parti pris est d'autant plus surprenant que les revendications strictement ethniques ne figuraient pas sur l'agenda des guérillas révolutionnaires, même si la question du rapport entre « ethnie » et «classe» a toujours été une véritable croix pour les penseurs marxistes latino-américains, révolutionnaires ou non. Au lieu de se nicher dans une communication politique mise au service d'un mouvement armé, le vrai enjeu de Moi, R.M. ne résiderait-il pas dans la réinvention des lois des ancêtres mayas et la mise en avant d'une identité culturelle qui donne un supplément d'âme à la paysannerie des tristes tropiques centraméricains ?

  • 25  S'agissant des débats de la philosophie politique anglo-saxonne entre communautarisme et individua (...)
  • 26  Les arguments déployés dans la presse d'opinion guatémaltèque (ladina) en faveur du « Non » à la p (...)

52Moi, R.M. survient à la charnière de deux époques, entre la clôture de l'« âge des révolutions » et l'avènement du communautarisme organisé25. L'un des grands mérites du livre est de documenter très concrètement, à une échelle micro-historique mais non moins saisissante, ce tournant majeur de la politique contemporaine. Une mutation d'une telle ampleur ne saurait s'effectuer sans une profonde réélaboration de l'outillage idéologique et du lexique culturel commun, sans de multiples ambiguïtés, également. On peut estimer qu'en 1982 le lyrisme avec lequel Menchú met en scène l'identité indienne maya fonctionne, pour une part, comme une compensation au désastre politico-militaire de la guérilla guatémaltèque. Que substituer à l'effondrement de la stratégie insurrectionnelle et de l'utopie révolutionnaire ? Mais, pour une autre part, cette mise en scène signale également, de la part de Menchú –qui, sans doute, les partage avec d'autres représentants des cadres paysans surgis dans les villages à la faveur de conflits sociaux et politiques– une fierté et un sentiment de dignité non feints, et légitimes. Que proposer d'autre pour l'avenir à ces nouveaux intellectuels organiques, dont Rigoberta Menchú elle-même est alors l'une des seules représentantes en mesure de s'exprimer publiquement ? Après l'échec des guérillas dirigées par des urbains, vient l'heure pour les dirigeants indiens d'affirmer leur dignité en même temps que l'autonomie de leur combat. Moi, R.M. a l'immense mérite de permettre d'établir le constat de cette mutation de la manière la plus complexe qui soit. Le problème ne réside pas dans les ambiguïtés induites par la mutation, mais au contraire dans la rapidité avec laquelle ces propositions nouvelles se sont rigidifiées. Si le racisme envers les Indiens est bien une triste réalité de la société guatémaltèque, la radicalisation en miroir du discours ethniciste peut difficilement constituer une réponse d'avenir à la confiscation de l'Etat-nation, aujourd'hui plus que jamais conçu par les ladinos comme leur « patrie » exclusive26.

De l'oral à l'écrit : la fabrique d'un livre

  • 27  Elisabeth Burgos, « Avant-propos », in Moi, R.M., p. 7-17 (les citations de l'avant-propos sont su (...)

53Depuis le début des aimées 1990, une querelle oppose publiquement Rigoberta Menchú à Elisabeth Burgos à propos de la propriété intellectuelle et des droits d'auteur de Moi, R.M.27 Dans une perspective dépassionnée, cette question ne devrait pas se poser : Moi, R.M. a deux auteurs, pour la simple raison que ce livre n'existerait pas si l’une ou l’autre des deux femmes n'y avait apporté sa contribution. Les auteurs « intellectuels » sont même plus nombreux, si l'on considère que l'idée même de faire un livre a émané du groupe déjà cité des intellectuels militants, Elisabeth Burgos en attribuant la paternité à la Canadienne Marie Tremblay, et Rigoberta Menchú au Guatémaltèque Arturo Taracena. Les considérations qui suivent ne sont pas destinées à prendre la défense d'Elisabeth Burgos, dont le travail parle de lui-même, mais à souligner combien les caractéristiques formelles de Moi, R.M., dues à Burgos, donnent à ce témoignage sa place au cœur d'une culture occidentale dont Rigoberta Menchú fait elle-même pleinement partie. Ce faisant, on aborde de plain-pied la question de l'identité culturelle.

  • 28  C'est le cas de Alice Brittin, « Close Encounters of the Third World Kind », art. cité, p. 111.

54Il importe de mettre au clair les procédés par lesquels les paroles de Rigoberta Menchú sont devenues un récit lisible, et un témoignage tellement chargé de sens et d'universalité qu'il a contribué à rassembler, autour des causes défendues, des médias, des responsables politiques, des mouvements de solidarité. Ces questions ne sont pas seulement académiques et formelles. Il y a en effet quelque risque, ou quelque facilité, à méconnaître la part de l'élaboration, de l'artefact, du procédé dans l'efficacité d'un tel témoignage. Contrairement à ce que soutiennent certains commentateurs28, le rôle de Burgos ne s'est pas limité à celui d'un « scribe », d'un « clerc » ou d'un simple « écrivain », tandis que celui d'auteur du récit aurait été réservé au seul témoin. Supposer que la qualité d'auteur de Burgos est usurpée, comme il arrive à Menchú de le laisser entendre, ou bien au contraire déclarer, à d'autres moments, qu'elle ne se reconnaît plus dans le livre parce que Burgos aurait déformé son propre apport, ne relève pas seulement de l'amour-propre d'auteur, des conditions requises pour obtenir le Nobel ou d'un problème d'exploitation des droits, mais a des implications politiques et idéologiques. Renier le coautorat peut être une affirmation d'autonomie utile dans le contexte guatémaltèque et dans celui des organisations internationales où Menchú se meut désormais en permanence. Mais il peut signifier, plus gravement, que Burgos est rejetée dans la catégorie des intermédiaires qui trahissent les Indiens. Il peut alimenter la croyance selon laquelle, si la « parole des subalternes » est « construite », autrement dit « contrôlée » par d'autres, l'affirmation identitaire radicale constitue le seul moyen de conquérir le droit à la parole.

55La question de l'élaboration du témoignage écrit est vaste et la place comme les compétences me manquent pour la développer très longuement. Je souhaite seulement mettre en valeur quelques unes des interventions décisives de Burgos, qui ont permis le passage de l'oral à l'écrit en conservant ce qui est l'un des grands ressorts émotionnels du texte : la présence d'une voix personnelle et vibrante. La transcription fidèle de cassettes enregistrées n'est, en effet, pas suffisante pour créer un tel effet.

56L'une des questions concerne la nature des rapports qui se sont noués, en un temps très court, entre Menchú et Burgos. On ne peut ici s'appuyer que sur le propre témoignage d'Elisabeth Burgos. Ethnologue de formation, elle disposait sans aucun doute de l'outillage conceptuel et des ressources relationnelles qui permettent à l'anthropologue d'élaborer un questionnaire et de trouver les informateurs adéquats à qui soumettre les questions. La situation n'était cependant pas celle-ci, parce que Menchú n'était pas un informateur parmi d'autres, mais le témoin de circonstances désastreuses que, comme le rappelle aujourd'hui Burgos, il était très risqué d'aller vérifier sur place. En outre, Burgos était alors aussi politisée et militante que Menchú. Elles partageaient donc la même préoccupation : donner un écho suffisant à ces circonstances pour susciter un mouvement de solidarité et des initiatives diplomatiques.

57A l'étape du témoignage oral, Burgos dit avoir préparé des questions, établi les thèmes à aborder. Dès ce moment, elle a effectué un choix décisif, celui de donner un « fil conducteur chronologique» au récit : « enfance, adolescence, famille, engagement dans la lutte, que nous avons à peu près suivi ». Toutefois le témoin déborde le schéma préétabli, Menchú « insérant dans le récit la description de ses pratiques culturelles, bouleversant ainsi l'ordre chronologique que j'avais établi. J'ai donc laissé libre cours à la parole » (p. 15). L'ethnologue sait, en pareil cas, se taire pour entendre davantage : « Je tâchais de poser le moins de questions possible, et même de n'en pas poser du tout. Lorsqu'un point devenait obscur, je le notais dans un cahier, et la dernière séance de la journée nous la consacrions à éclaircir ces points troubles. » Le résultat, ce sont vingt-cinq heures d'enregistrement dont on comprend que le fil directeur foisonne d'une multitude de données de traverse inattendues, et s'est égaillé entre un récit de vie individuel, des descriptions de type ethnographique et l'exposé de problèmes politiques et de survie collective.

58Le passage de l'oral à l'écrit comprend au moins deux choix décisifs. Tout d'abord, et de nouveau, celui d'adopter la forme d'un récit suivant un ordre chronologique, divisé en trente-quatre chapitres. Cette forme est d'une efficacité rhétorique éprouvée dans, disons, la culture classique de la latinité, pour laquelle l'ordre chronologique est toujours, aussi, un ordre logique. De nombreux commentateurs attribuent spontanément à Moi, R.M. la qualité d'autobiographie, alors que la majorité des pages du livre est consacrée à autre chose qu'à la vie personnelle de Menchú . Il s'agit plutôt d'un récit d'apprentissage, que Burgos a rigoureusement articulé en deux grandes périodes. Les quinze premiers chapitres du livre, qui exposent surtout les coutumes ancestrales, faisaient également état des conditions sociales dans lesquelles évoluaient la famille de Menchú et les habitants de Chimel (le travail saisonnier dans les plantations, les conflits fonciers). Durant l'adolescence (les quatorze derniers chapitres), elle s'initie à la lutte politique grâce à sa désignation, à l'âge de douze ans, comme catéchiste et à son initiation à la lecture de la Bible. D'une période à l'autre, l'ordre donné aux événements et les titres des chapitres nouent une relation causale que n'établissent pas à elles seules les paroles de Menchú . Tandis que les conflits fonciers dans lesquels sont engagés sa famille et les voisins de Chimel se trament dans la première partie, leurs conséquences –la naissance des organisations paysannes et le début de la guerre civile– apparaissent dans la seconde. Le récit chronologique favorise le témoignage parce qu'il lui offre les ressources de la causalité dans l'explication des engagements et de la militance. La dialectique implicite du déterminisme de l'histoire et de la liberté des acteurs, à l'œuvre dans le plan du récit, évite le recours à un exposé historique ou à un argumentaire idéologique –des procédés didactiques qui tueraient dans l'œuf l'un des ressorts les plus efficaces du témoignage : nourrir la conviction qu'aucune médiation ne s'interpose entre l'expérience et sa narration. Cependant Burgos a ménagé, avant la fin du livre, un espace pour deux chapitres qui rassemblent les réflexions de Menchú sur ses expériences successives connue catéchiste et militante, sur sa condition de femme engagée en politique, sur ses rapports avec les ladinos. Aussi le récit place-t-il au cœur du témoignage les circonstances de la métamorphose d'une paysanne en dirigeant politique, situant ainsi le don de la parole que Menchú semble avoir reçu en partage dans le contexte d'un apprentissage des techniques du militantisme.

  • 29  La traduction française, réalisée par Michèle Goldstein, a su respecter ce parti pris.

59Don de la parole : le second choix décisif de Burgos est d'avoir réussi à créer l'illusion que, à travers la lecture du récit, le récepteur est à l'écoute d'une voix. Nulle tromperie ici non plus : Burgos expose les moyens employés, le parti pris d'éliminer ses questions et de « faire des raccords pour que le manuscrit conserve cette allure de monologue dit d'un seul trait, d'un seul souffle ». Elle a tout aussi délibérément conservé la littéralité des enregistrements : « Aucune parole, fût-elle employée d'une façon incorrecte, n'a été changée. Ni le style ni la construction de la phrase n'ont été touchés» (p. 22)29.

  • 30  Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Galli (...)

60On doit se demander pourquoi l'illusion d'« entendre une voix » revêt une telle importance dans l'efficace de n'importe quel témoignage. Mon hypothèse est qu'il ne s'agit pas seulement d'une question esthétique ni même d'un ressort psychologique (la « voix » supposée porterait mieux l’émotion que l'écrit et toucherait donc davantage). Le recours à la notion de voix fait rejouer à nouveaux frais, sans le dire, une très ancienne tradition politico-religieuse, aujourd'hui muette dans les institutions mais qui gît néanmoins au tréfonds de nos représentations collectives du lien entre le politique et le social. Dans cette tradition, le pouvoir n'est juste que s'il est prêt à écouter la voix du peuple. Si la culture scolastique a formalisé cette idée à sa manière dans la formule « Vox populi, vox Dei », qui signifie, entre autres, l'humilité et la disponibilité indispensables au Prince dans sa fonction dirigeante, qu'il doit « à Dieu par le peuple » (« a Deo per populum »), des conceptions plus sécularisées du politique l'ont conservée sous d'autres formes. Jusqu'au XVIIIe siècle, la Justice du Souverain, même absolu, consistait dans les monarchies occidentales, à commencer par l'espagnole et la française, à savoir entendre les plaintes des sujets et à remédier à leurs maux. Dans la tradition libérale et démocratique, où le peuple est devenu le souverain, l'exigence de justice ne se réduit pas pour autant à l'accès égal pour tous au droit, à la loi et au juge, et on est enclin à considérer que la « liberté d'expression » ne suffit pas à incarner la « voix du peuple »30. Il existe un déficit dans la satisfaction des exigences de justice, ressenti comme d'autant plus profond que le système politique est justement censé y pourvoir par la « justice sociale », l'« égalité », ou la reconnaissance de nouveaux droits. C'est pourquoi, s'agissant du témoignage, l'imaginaire collectif reste dépendant d'une représentation de la « voix » –celle des humbles et des malheureux, mais aussi la voix de ceux qui disent lutter en leur nom– comme porteuse de l'exigence de Justice. Cette « voix » dispose en tant que telle d'un crédit de compassion ou d'indignation, au pire de commisération, que le témoignage utilise à ses propres fins. La grandeur du témoignage de Menchú , Burgos l'a bien comprise : « Si Rigoberta a parlé, ce n'est pas seulement pour nous faire entendre ses malheurs, mais aussi, mais surtout, pour nous faire entendre sa culture, dont elle est si fière et pour laquelle elle demande une reconnaissance » (p. 17). Encore faut-il s'entendre, in fine, sur ce que signifiait, en 1982, dans la bouche de Menchú, cette demande de reconnaissance culturelle.

La bible et le don des langues

61II est utile de revenir une nouvelle fois sur le militantisme de Rigoberta Menchú et sur les relations qu'il entretient avec l’expérience d'une mutation culturelle, à la fois individuelle et collective. Menchú expose en ces termes son travail de dirigeante : «Avant tout mon travail était de former de nouveaux compagnons, qui puissent assumer les tâches que je fais, ou que fait n'importe quel compagnon dirigeant. Pratiquement, les compagnons doivent apprendre l'espagnol, comme je l'ai appris, ils doivent apprendre à lire et à écrire comme j'ai appris et ils doivent assumer toute la responsabilité que j'assume pour le travail [...]. Nous avons eu cette expérience, au Guatemala, qu'on nous a toujours dit, ces pauvres Indiens, ils ne savent pas parler. Alors, beaucoup disent, je vais parler pour eux. Ça nous fait très mal. Ça fait partie de la discrimination » (p. 298-299). Militantisme et prise de parole vont donc de pair, mais également, on l'a déjà vu, la décision d'apprendre la langue des ladinos et d'acquérir la maîtrise de la lecture et de l'écriture. En somme, de conquérir les instruments usuels qui, à vrai dire, ne sont pas ceux d'une abstraite culture « dominante » ou « coloniale », mais ceux de la lutte politique telle que la tradition libérale l'a inventée il y a plus de deux siècles et l'a transmise depuis à d'autres sensibilités politiques, y compris chrétiennes et communistes.

62La discrimination dont il est question ici est donc politique autant que culturelle, et elle renvoie, on l'a vu, à l'exclusion des populations paysannes, à cette époque, de toutes les formes institutionnelles de représentation. En outre, au moment où commence le militantisme de Menchú, sa conscience de la discrimination concerne des réalités qui sont d'abord, très concrètement, socio-économiques : « on tirait la conclusion que la racine de nos problèmes venait de la possession de la terre. Les meilleures terres, ce n 'est pas nous qui les avons entre nos mains. Ce sont les propriétaires terriens qui les ont » (p. 167). L'entrée dans l'activisme chrétien, puis politique, conduit aussi à admettre l'idée que si « les riches sont les méchants », «pas tous les ladinos sont méchants », car beaucoup sont aussi pauvres que les Indiens. Ce qui importe, c'est qu'à ce stade le récit signale que la menace d'être dépouillée de ses terres fait peser sur la communauté le risque de la ladinisation. La ladinisation, c'est le renoncement, volontaire ou subi, aux signes collectifs d'appartenance : la langue maternelle, le costume, les traditions. Menchú n'ignore pas avec quelle facilité peut se produire le glissement d'identité, la transformation de l'Indien en ladino : « II y a des indigènes qui ne portent déjà plus leur costume et qui ont perdu leur langue, alors on ne les considère plus comme des indigènes. Et il y a des indigènes de classe moyenne qui ont abandonné leurs traditions » (p. 229). Or le fait, pour elle, d'avoir appris l'espagnol, d'avoir refusé de se marier comme le voulait la tradition, d'avoir travaillé à la ville et appris à lire et à écrire, bref, cet ensemble d'expériences qui constitueraient pour n'importe quel sujet un changement d'identité culturelle majeur, Menchú ne lui applique pas le terme de « ladinisation ». Elle le présente, symboliquement, comme ce que l'on peut appeler une conversion, bien qu'elle n'emploie pas elle-même le terme.

  • 31 Moi, R.M. montre que Chimel et le département du Quiché se trouvent dans la mouvance de ce mouvemen (...)
  • 32  Greg Grandin analyse les facteurs expliquant le succès du CUC parmi tous les Indiens maya-quiché e (...)

63En effet, la prise de conscience de l'« injustice », Menchú l'acquiert auprès des « religieuses » et des «pères » qui « appuient » la communauté de Chimel, une « communauté très catholique » (p. 128)31, et le point de départ de la métamorphose en dirigeante, c'est la désignation de Menchú comme catéchiste : « les curés, les prêtres choisissent une personne, au moins, pour qu'elle soit catéchiste. Et à partir de douze ans, c'est moi qui ai été catéchiste. Le curé venait tous les trois mois dans la zone. Il nous apportait des documents pour enseigner la doctrine à notre communauté. Nous l'avons fait aussi de notre propre initiative, parce que mon père, il a été très chrétien » (p. 123). La théorie du nahual, on l'a vu, sert à Rigoberta Menchú à éliminer une éventuelle incompatibilité entre les croyances mayas et le catholicisme. De même considère-t-elle que l'apprentissage du dévouement à la communauté prépare l'enfant maya à être un bon catholique : « Bien sûr, ça nous a beaucoup aidés à être catéchistes et à avoir la responsabilité d'enseigner aux autres, la façon qu'on a dans notre communauté d'essayer d'enseigner, d'être un exemple pour les autres » (p. 123). Si être catholique, c'est déjà être indien, n'en va-t-il pas de même avec le fait d'être alphabétisé et hispanophone32 ?

64Tandis que les communautés de base se multiplient et que les groupes de jeunes et de femmes prennent des initiatives, la mutation culturelle se profile sur fond de lecture de la Bible en commun et prend l'allure d'une conversion collective : « Alors nous avons commencé à renforcer tous ces groupes qui existaient pour voir ce qu'il fallait faire et pour que tous apprennent à parler espagnol» (p. 173). À quoi sert la lecture de la Bible ? « Nous avons commencé à rechercher des textes qui représentent chacun de nous. Un peu comme pour comparer avec notre culture indi gène. Nous avons l'exemple de Moïse qui représente les hommes. Et nous avons l'exemple de Judith [...] qui a tant lutté pour son peuple [...]. Elle avance, avec la victoire à la main, la tête du roi. Ça, ça nous donne une façon de voir, une idée de plus de comment nous les chrétiens devons nous défendre» (p. 187). En d'autres termes, les catéchistes s'approprient la Bible en même temps que la langue espagnole parce qu'ils estiment être « représentés » par l'une comme par l'autre. Ces éléments stratégiques de la culture ladina que sont la langue et les Écritures, la communauté les intègre de son propre mouvement dans l'outillage dont elle dispose déjà pour défendre ses droits. La mutation culturelle en cours apparaît comme un véritable processus de réforme religieuse qui, comme tel, transforme profondément les représentations sociales et politiques qui étaient celles de la communauté. Dans ces conditions, le prosélytisme des nouveaux convertis sert tout naturellement, en redoublant leur légitimité, l'enrôlement politique et le combat contre l’« injustice ».

65Que l'impact de la théologie de la libération ait été en réalité dans ces années-là beaucoup moins général au Guatemala que ce n'était le cas au Nicaragua et au Salvador importe peu : ce sont les mécanismes de mutation culturelle et de glissements d'identité révélés par Moi, R.M., qui nous intéressent ici. Non seulement la crainte de la ladinisation se résorbe dans la lecture collective de la Bible, mais la conversion, la foi mise en œuvre sans médiation dans la vie sociale et politique conduisent aussi Menchú à porter un regard critique sur la réalité culturelle globale des paysans mayas. C'est en effet à la même époque qu'elle prend conscience du fait que non seulement les Indiens « ne parlent pas », mais qu'ils ne peuvent pas se parler en raison des divisions linguistiques qui les séparent : « Le plus pénible pour moi était que nous ne nous comprenions pas » (p. 220). Les langues sont d'ailleurs aussi diverses que les traditions : « II ne faut pas croire que dans une ethnie on parle toujours la même langue. Par exemple les Ixiles, ce sont des Quichés mais ils ne parlent pas le quiché et leurs traditions sont différentes de celles des Quichés. Ainsi, c'est une conjonction d'ethnies et de langues et de coutumes et de traditions, etc. C'est-à-dire, qu'il y ait trois langues mères ne veut pas dire que nous nous comprenions tous » (p. 200).

66La Bible n'enseigne-t-elle pas que la cacophonie des langues est un châtiment ? Menchú l'expérimente lorsqu'elle entreprend d'apprendre d'autres langues mayas : « Je me suis mise à apprendre le mam, le cakchiquel et le tzutuhil. Trois langues que je me suis proposé d'apprendre, et en plus je devais apprendre l'espagnol [...]. Qu'est-ce que je me trompais ! [...] Pour moi, apprendre l'espagnol, ça voulait dire que je devais écouter et mémoriser, comme avec une cassette. Et pour apprendre les autres langues, pareil, parce que je ne savais pas non plus les écrire. Alors je me suis mélangée un moment [...]. Je me suis mise à penser qu'il était préférable d'en apprendre une et ensuite une autre. Et vu que l'espagnol était une langue qui nous unit tous, parce qu'apprendre vingt-deux langues, ce n'est pas possible, et ce n'était pas non plus le moment de le faire [...] » (p. 222-223).Apprendre toutes ces langues est un effort inutile : les connaître ne rend ni plus ni moins « indien».

  • 33  Pourquoi tirer des conclusions morbides du fait que Menchú a pris des libertés avec les traditions (...)

67« L'espagnol était une langue qui nous unit tous » : telle est la conclusion à laquelle la conversion religieuse associée à la lutte politique conduit Menchú en 1982. Le témoignage démontre que les catégories d'Indien et de ladino, même si elles résultent d'un état depuis longtemps inégalitaire des relations sociales, se modifient sous l'effet dissolvant de la prise de conscience et de la conversion. Il apparaît à Menchú que les paysans mayas n'ont pas « une » identité « indienne », une langue et une loi des ancêtres communes, mais plusieurs, tandis que les ladinos n'ont pas « une » identité sociale d'exploiteurs mais sont divisés par une grande diversité de conditions socioculturelles. Ladino et ladinisation sont des catégories construites qui, par conséquent, peuvent changer. Ce dont témoigne Menchú, c'est du fait que cette construction a également lieu du côté des paysans mayas. Eux aussi sont amenés à redéfinir, selon leurs propres besoins et le plus souvent dans les conjonctures de crise qui menacent ce qu'ils estiment être essentiel à leur mode de vie, la frontière entre indianité et ladinité. Les « traditions ancestrales » n'empêchent pas que des différences considérables n'apparaissent d’une génération à l'autre dans une même famille : de toute évidence, Rigoberta n'est pas « chrétienne » et n'est pas « indienne » de la même manière que l'a été son père33. Quant à son « don des langues », la faculté qu'elle a de s'adresser à de multiples interlocuteurs en faisant comprendre ses desseins, depuis les compagnons des communautés mayas jusqu'aux représentants de la communauté internationale, il ne saurait provenir de la crispation sur une identité univoque et fixiste. Il s'agit d'une prédisposition, de nature culturelle, au changement d'identité.

  • 34  John Womack, Zapata y la revolución mexicana (1969), Mexico, Sigio XXI, 1997, p. XI (en français : (...)

68Une telle disposition n'est pas seulement le trait dominant d'une forte personnalité, mais une manière collective d'être et d'agir dans l'histoire. « Ce livre parle de paysans qui ne voulaient pas changer et qui, pour cette raison, firent une révolution34 » : cette remarque concernant les paysans indiens qui, en 1910, se soulevèrent derrière la bannière de Zapata au nom de la justice (c'est-à-dire de la conservation de leurs terres communales) peut s'appliquer aux paysans guatémaltèques du département du Quiché tels que Menchú les a dépeints. Le don des langues de Rigoberta est une étape supplémentaire dans le long processus d'occidentalisation vécu par les Indiens depuis l'époque de la découverte et de la conquête.

  • 35  Cf. Serge Gruzinski, La Colonisation de l'imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisationdans (...)

69À vrai dire, cette occidentalisation, qui a signifié le métissage de toutes les formes de représentation –mentales et esthétiques, religieuses et politiques– était un fait accompli, dès le XVIe siècle, pour toutes les populations d'agriculteurs amérindiens qui furent intégrées dans l'ordre juridique et culturel de l'empire de Charles Quint35. Cependant, il faut entendre l'occidentalisation comme un processus permanent, jamais conclu, et le métissage non seulement comme un « mélange » des cultures, mais aussi, dans le cas des Amériques, comme un travail permanent des formes de représentation sur elles-mêmes à l'intérieur d'un vaste système culturel, en constante évolution, dont les Indiens sont une partie intégrante. Une telle approche permet d'échapper à l'idéologisation (par l'invocation du « colonialisme », de la « domination ») de phénomènes de genèse et de recréation d'identités dont on ne fait ici qu'effleurer la complexité à travers l'exemple donné par Menchú et sa propre perception de ces questions.

  • 36  « Libéralisme » est entendu ici dans un sens politique et philosophique et réfère aux libertés civ (...)

70Après le XVIe siècle, les paysanneries indiennes ont traversé, en y apportant une contribution majeure, un deuxième grand épisode de l'histoire politique et culturelle de l'Amérique espagnole : la révolution du libéralisme, associée à la généralisation d'une nouvelle forme de communauté politique, celle de la nation. Les historiens ont, ces dernières années, bien montré comment, au XIXe siècle, les Indiens avaient négocié et s'étaient approprié, en usant de tous les moyens (y compris les révoltes et les guerres), l'essentiel des principes du libéralisme36. Ils ont été des citoyens, ont renforcé leur autonomie en élisant leurs propres représentants villageois : ils sont aussi devenus, tout en conservant –plus ou moins bien selon les cas– des structures communales traditionnelles, des petits propriétaires privés que la soif de terre et la démographie poussent aujourd'hui, comme les villageois de Chimel, à défricher les montagnes dans de nouvelles zones de colonisation. C'est de la même manière que, plus ou moins tôt dans le XXe siècle, les paysans de diverses nations ont pu s'emparer pour leur compte, et non sans y imprimer leur marque, des mots et des espoirs déposés dans les utopies révolutionnaires.

71Il n'est donc pas surprenant de retrouver les paysans indiens, dont Menchú était le porte-parole en 1982, au cœur des problématiques qui traversent depuis deux ou trois décennies l'actualité du monde : l'effondrement de l'alternative révolutionnaire, la réincarnation de l'idéologie libérale dans des formes inédites d'individualisme et de communautarisme, la crise politique et économique de l'Etat-nation, l'internationalisation de tous les réseaux, économiques et culturels, mais aussi de solidarité et d'influence idéologique. En s'adressant directement à l'opinion publique et aux responsables politiques d'un pays étranger, puis en s'appuyant, depuis près de vingt ans, sur des institutions et des réseaux transnationaux, ou en les épaulant (comme les mouvements indianistes du Nord et du Sud de l'Amérique), Menchú a quasi devancé des évolutions devenues aujourd'hui des tendances lourdes du monde comme il va. Les paysans français qui s'estiment représentés par José Bové font-ils, à travers lui, autre chose à Seattle ? La défense des identités culturelles, de nos jours très fréquemment associée à la sauvegarde de l'environnement, Menchú en parlait déjà, avec des formules et des mots accessibles à qui voulait bien la lire et l'entendre, en 1982.

  • 37  Cette tendance essentialiste est aujourd'hui cautionnée par des anthropologues qui se présentent c (...)
  • 38  « [...] un pueblo originario o milenario que tiene una cultura antigua, que tiene unacosmovisión, (...)
  • 39 1bid., p. 189.
  • 40  Sur quelques figures latino-américaines de ce nouvel « internationalisme », cf. Peter Waterman, « (...)

72En somme et pour conclure. Moi, R.M. ne mérite certainement pas d'être déconsidéré par des critiques positivistes aussi « ultra » que celles de Stoll, ni récupéré par des visions idéologiques trop souvent ignorantes de l'histoire et affectées, de ce fait, par ce que l'on peut qualifier de «syndrome des 500 Ans » (500 ans de génocide et d'ethnocide, 500 ans d'exploitation coloniale, 500 ans de silence des victimes indiennes), ou par des discours identitaires simplificateurs reposant sur des conceptions essentialistes de l'« authenticité » et de l'« ethnicité » qui mettent en avant, notamment, la référence aux «Nations Premières »37. Rigoberta Menchú elle-même oscille dans ses déclarations publiques entre ces deux attitudes, sans être tout à fait dupe ni de l'une ni de l'autre. Elle a baptisé son fils du nom maya de Mash Nawalja et ne porte, lorsqu'elle se déplace ou est filmée, que son costume indien. À nos désormais familiers « arts premiers » fait écho sa théorie du « peuple originaire ou millénaire qui a une culture ancienne, qui a une cosmovision, qui a une philosophie de la vie, qui s'enracine dans l'histoire [...]. Nous les Mayas faisons partie des grandes civilisations anciennes de la planète38 ». Mais elle garde ses distances à l'égard des projets de revival maya développés par certains de ses « frères » indiens, déclare sereinement que « la culture non plus n'est pas pure » et qu'aucun retour en arrière n'est possible. Elle affirme sa conviction que « le destin de l'humanité est multiculturel », ce qui après tout n'engage à rien39. Le plus inquiétant dans la situation présente, c'est la rapidité avec laquelle les propositions du « nouvel internationalisme » ont tendance, en particulier sur les questions identitaires, à devenir imperméables au bon sens commun et à la critique40. A cette nouvelle glaciation intellectuelle, on souhaite que la complexité en même temps que la fluidité des situations identitaires mises en scène par le témoignage de Menchú puissent servir, par effet de contraste, d'antidote.

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Annexe

La contre-enquête menée par D. Stoll s'appuie sur des informations orales recueillies auprès de membres de la famille de Rigoberta Menchú, d'habitants indiens et ladinos du municipe d'Uspantán, de supposées anciennes camarades de classe de Rigoberta. Stoll a également interrogé des anthropologues nord-américains ainsi qu'Elisabeth Burgos mais, significativement, aucun des acteurs de l'opposition et de l'extrême gauche guatémaltèques de l'époque, membres du CUC ou de l'EGP. Enfin, il a consulté les archives de l'INTA (Institut national de transformation agraire), l'agence d'État chargée d'émettre les titres de propriété des terres communales selon la recevabilité des pétitions adressées par les communautés paysannes.

De cette contre-enquête, il ressort que : la famille de Rigoberta Menchú aurait été assez aisée pour n'avoir jamais eu besoin de travailler dans les fincas caféières ; le conflit agraire de Chimel n'aurait pas eu pour protagonistes les propriétaires terriens voisins, mais la belle-famille de Vicente Menchú ; ce dernier n’aurait pas été un militant et encore moins un fondateur du CUC, mais le collaborateur des promoteurs locaux du Peace Corp nord-américain ; il ne se serait rendu, à l'ambassade d'Espagne que pour réclamer la réapparition de son fils, Petrocinio, enlevé par des militaires. Pendant la guerre civile, Petrocinio n'aurait pas été brûlé vif sous les yeux de sa famille, mais torturé et exécuté hors du village ; Vicente Menchú aurait fait bon accueil au détachement de l'EGP de passage à Chimel pour l'utiliser comme protection contre les attaques de sa belle-famille. S'agissant de Rigoberta elle-même, elle aurait été scolarisée pendant un an et demi « vers l'âge de 6 ou 7 ans », puis de 1971 à 1973 à Uspantán, enfin de 1977 à 1980 à Guatemala puis à Ghiantia, dans des collèges de la congrégation belge de la Sainte Famille. Last but not least, cette scolarisation exclurait toute activité politique de Rigoberta Menchú avant sa fuite du Guatemala vers le Mexique, pays où la narratrice se serait convertie » à l'activité politique et aux thèses des révolutionnaires armés en exil. Enfin, il ressort de cet ouvrage, comme du précédent du même auteur (Between Two Armies), que la brutalité de la répression déclenchée par l'armée dans le municipe d'Uspantán en 1979 aurait eu pour cause première les assassinats politiques commis par la guérilla sur les personnes de deux membres des familles de propriétaires voisines de Chimel.

La démarche de Stoll appelle à son tour bien des commentaires, dont on ne peut retenir ici que quelques-uns. En premier heu, la plupart de « témoignages » cités par Stoll sont d'une grande fragilité compte tenu du temps écoulé, mais aussi du fait qu'entre 1987 et 1992, voire au-delà, les civils guatémaltèques étaient loin de jouir des libertés civiles et politiques leur permettant de s'exprime librement et objectivement. Tout au long de l'ouvrage, l'auteur comble les lacunes des témoignages tantôt par l'imputation de calculs et de raisonnements à des acteurs qui ne sont plus là pour le démentir, tantôt par des hypothèses invérifiables.

En second lieu et plus gravement, Stoll met en scène une démarche que de ce côté-ci de l'Atlantique l'on n'attend guère d'un anthropologue, celle d'un détective exclusivement attentif à la littéralité des déclarations et à la recherche des « faits », comme si ces derniers existaient, dix ou ving ans après, hors de la reconstruction mentale effectuée par les acteurs et les « témoins ». L'historien est plus encore choqué par le fait que Stoll attribue aux villageois de la région quiché, qui selon lui ne seraient animés que par le désir de vivre en paix et par la défense de leurs terres, des attitudes supposées être des invariants du comportement paysan. Indifférent à la longue durée, à l'histoire ou à la mémoire des expériences du passé dont pourraient être dépositaires les communautés paysannes et les témoins, il leur dénie, dans cet ouvrage comme dans le précédent, toute capacité de politisation, les options de la politisation se résumant pour lui à une « manipulation » par les ladinos révolutionnaires et par les hommes en arme de tous bords. C'est ce qui explique pourquoi son contre-récit, sous couvert de s'en tenir à l'exactitude des faits, ignore jusqu'à la possibilité d'un initiative politique autonome de la part des paysans, qu'ils soient considérés individuellement ou en communauté. De même Stoll ne fait-il aucun cas de la dimension religieuse de l'expérience de Rigoberta Menchú et de sa famille.

Il faut enfin souligner combien le contre-récit et les conclusions de Stoll comportent de contradictions et d'invraisemblances. S'agissant de Rigoberta, comment expliquer tout d'abord le caractère si discontinu de sa scolarité, si ses parents étaient assez aisés pour l'envoyer certaines années à l'école du municipe et si son père était, comme l’affirme Stoll contre les déclarations de la narratrice, conscient du rôle de l'instruction dans la mobilité sociale ? Une telle discontinuité n'est plausible que si la scolarisation de Rigoberta, effective comme on peut s'y attendre compte tenu de la maturité et de la maîtrise intellectuelle dont elle témoigne à vingt-trois ans, est due, comme elle le dit elle-même par allusions, à l'incitation de membres du clergé en mission dans la région, et a été interrompue en raison de la, précarité des conditions, de vie de sa famille. Ensuite, et surtout comment expliquer qu'une jeune fille sortant du couvent, totalement inexpérimentée en politique comme l'affirme Stoll, ait fait l'objet en 1980 de telles attentions, de la part de l'EGP, qu'elle ait pu fuir en avion à Mexico pour ensuite, alors que des miniers de réfugiés affluaient au Chiapas, être accueillie sous le toit de l'évêque Samuel Ruiz en personne ? Comment expliquer que, en l'absence de toute formation politique avant la fin de l'année 1980, elle ait été renvoyée clandestinement au Guatemala pour mener à bien des tâches « d'organisation politique », puis ait été choisie pour être envoyée en Europe et, quelques jours après son arrivée, ait réalisé un entretien avec Elisabeth Burgos, aussitôt publié par Le Nouvel Observateur ? Pourquoi Rigoberta fut-elle envoyée à Paris alors que s'y trouvait déjà, par exemple, Arturo Taracena, membre de l'EGP et historien confirmé ? Les révolutionnaires guatémaltèques exilés au Mexique auraient- ils pris le risque de laisser une novice en politique, récemment « convertie » aux idéaux de la lutte armée, plaider leur cause en Europe ?

Si l’ouvrage de Stoll touche juste sur des points historiquement secondaires (par exemple les conditions exactes de la mort de Petrocinio), s’il attire l’attention sur des points importants quant au contexte culturel dans lequel évolue Rigoberta Menchú avant et après 1979 (la scolarisation, chaotique mais bien réelle, sur laquelle Moi, R.M. entretient l’ambiguïté), il fait fausse route sur des questions fondamentales qui donnent toute sa valeur au témoignage, entendu au sens plein de reconstitution et représentation d’une expérience collective, de Rigoberta Menchú : la capacité de politisation et de mobilisation des paysans indiens au Guatemala et leur inscription, au-delà des enjeux et rapports de forces purement locaux, dans l’histoire nationale et internationale ; plus encore, l’appartenance de Rigoberta Menchú et des communautés paysannes dont elle parle à la culture et à la modernité occidentales, tandis que Stoll présuppose le contraire, partageant en cela les préjugés des chercheurs des « Cultural Studies » qu’il entend dénoncer.

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Notes

1  Elisabeth Burgos, Moi, Rigoberta Menchú. Une vie et une voix, la révolution au Guatemala, trad. française de Michèle Goldstein, Paris, Gallimard, coll. « Témoins », 1983, 328 p. –dans la suite de l’article, Moi, R.M.. ; les citations extraites du témoignage de Rigoberta Menchú seront en italiques et suivies du numéro de page entre parenthèses.

2  C'est avec le genre autobiographique que le témoignage de Menchú est le plus souvent confondu. À tort, bien que l’auteur parle à la première personne et évoque longuement sa famille, son enfance et sa formation politique. Elle même n'entend pas faire une telle autobiographie : elle se propose explicitement d'illustrer, à travers ses propres expériences mais aussi, chaque fois que c'est nécessaire, celles de ses voisins et compagnons, les coutumes et les combats des communautés indiennes de la région maya-quiché. Elle est d'autant moins autobiographe qu'elle n'a pas écrit, au sens strict, Moi, R.M., ce qui ne l’empêche pas d'être, à travers le livre, une extraordinaire porte-parole.

3  Parmi les grands textes : Oscar Lewis, Pedro Martínez. Un paysan mexicain et sa famille, Paris, Gallimard, coll. « Du monde entier », 1966 ; et Juan Pérez Jolote, Tzotzil. Récit de la vie d'un Indien mexicain recueilli par Ricardo Pozas, Paris, Maspero, 1973 (se situé dans le Chiapas, un État du Mexique à forte population maya). Le texte le plus comparable à Moi, R.M., dans l’esprit du récit de vie et témoignage militant, est Domitila. Si on me donne la parole ... La vie d'une femme de la mine bolivienne. Témoignage recueilli par Moema Viezzer, traduit de l’espagnol par Louis Constant, Paris, Maspero, 1979.

4  Question posée par Gayatri C. Spivak (« Can the Subaltern Speak ? », in C. Nelson et L. Grossberg [eds], Marxism and the Interpretation of Cultures, Urbana, University of Ulinois Press, 1988, p. 271-313), à laquelle l’auteur, spécialiste de l’Inde, répond par la négative. À ce propos, on peut faire deux remarques : premièrement, l’application aux sociétés latino-américaines des interrogations sur les « sans-voix » et les « subalternes », à l’origine formulées à propos de1'Inde, s'est généralement faite sans tenir compte de la différence des contextes historiques et culturels ; deuxièmement, on peut s'interroger sur 1'absolutisation du terme de « subalterne », emprunté à Gramsci, chez qui cependant la réflexion sur la culture populaire n'est jamais séparée de la question politique de la constitution de la nation, à la suite de 1'unification italienne, d'où la notion essentielle chez lui, lorsqu'il s'agit de qualifier cette culture, de national-populaire. Sur les « Subaltern Studies » et leur évolution vers le culturalisme, on peut consulter le numéro de la revue L’Homme, « intellectuels en diaspora et théories nomades », n°156, octobre-décembre 2000, notamment la mise au point très éclairante de Jacques Pouchepadass, « Les Subaltern Studies, ou la critique postcoloniale de la modernité », p. 161-185.

5  Je traduis ainsi le languaging auquel propose de porter attention Walter D. Mignolo, répondant au « Cultural Studies Questionnaire » (Journal of Latin American Cultural Studies, vol. 7, n° 1, 1998, p. 111-119). La notion de languaging est particulièrement intéressante à propos de Menchú car elle incline à envisager le langage non comme objet, mais comme activité et interaction.

6  S'agissant d'une bibliographie surabondante sur le testimonio et sur Moi, R.M., je me permets de renvoyer à quelques mises au point récentes : Alice Brittin, « Close Encounters of the Third World Kind. Rigoberta Menchú and Elisabeth Burgos's Me llamo Rigoberta Menchú », Latin American Perspectives, Issue 87, vol. 22, n°4, automne 1995, p. 100-114 ; Georg M. Gugelberger (éd.). The Real Thing: Testimonial Discourse and Latin America, Durham, Dulce University Press, 1996 ; John BeasIey-Murray, « Thinking Solidarity : Latinamericanist itellectuals and Testimonio », Journal of Latin American Cultural Studies, vol. 7, n° 1, 1998, p. 121-129 (p. 93). Pour une bonne description, d'inspiration marxiste, des problématiques « culturelles » sur le testimonio, cf. John Beverley, « The Margin at the Center : On Testimonio (Testimonial Narrative) », in S. Smith et J. Watson (eds), De/Colonizing the Subject. The Politics of Gender in Women's Autobiography, University of Minnesota Press, 1992, p. 91-114.

7  Sur le témoignage en général, voir Paul Ricœur, « L'herméneutique du témoignage », in E. Castelli (éd.), LeTémoignage, Rome, Aubier-Montaigne, 1972, p. 35-61 ; Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l'attestation personnelle, Paris, Éd. de l'EHESS, 1998 ; in Les Cahiers de la Villa Gillet, n° 6, mars 1998, les articles rassemblés sous le titre « Le sujet aux prises avec l'histoire ». Il existe également une bibliographie considérable, impossible à citer ici, sur la réapparition du témoignage en Europe, dans la seconde moitié du XXe siècle, sous la forme des récits de survivants des camps d'extermination nazis.

8  Yvon Le Bot, Violence de la modernité en Amérique latine. Indianité, société et pouvoir, Paris, Khartala, 1994 (p. 65-69 sur le Guatemala) ; Greg Grandin aborde la question par la discussion très stimulante d'une abondante bibliographie théorique et historiographique anglosaxonne dans « The End with All these Evils. Ethnie Transformation and Community Mobilization in Guatemala's 'Western Highiands, 1954-1980 », Latin American Perspectives, vol. 24, n° 2, mars 1997, p. 7-34. Des processus de transformation similaires, mais débouchant sur des situations politiques différentes dans chaque cas, sont observables dans tous ceux des pays d'Amérique latine où la population comporte une composante indienne forte –par exemple, en Equateur, cf. les analyses d'Andrés Cuerrero, « De sujetos indios a ciudadanos-étnicos : de la manifestacion de 1961 al levantamiento indígena de 1990 », in Democracia, etnicidad y violencia politica en lospaises andinos, Pérou, IFEA-IEP, 1993, p. 83-101, et « El levantamiento indígena de 1994. Discurso y representacion politica en Ecuador», Nueva Sociedad (Caracas) n° 142 1996, p. 32-43.   

9  Les considérations qui suivent se limitent, cela va de soi, au témoignage rendu public sous forme de livre. Il ne faut toutefois pas oublier que, dans la tradition chrétienne, le témoignage fondateur est celui de la Passion, relayé par celui des apôtres, lui-même prolongé par celui des martyrs. Le témoignage scripturaire (les Évangiles) appartient au domaine de la Révélation.

10  Je ne mentionne ici que l'aire maya, parce que c'est celle dont est issue Rigoberta Menchú, mais les pratiques de la représentation dont il est question sont communes à l'ensemble des paysanneries indiennes de l'ancienne Amérique espagnole.

11  J'emploie le mot « doyen » pour signifier que le « représentant » n'est pas un chef ni un dirigeant, mais un primus inter pares auquel n'est déléguée aucune autorité personnelle : il ne peut agir que conformément aux vœux collectifs de la communauté. Dans les communes (municipios), souvent de très grande taille, seul le bourg a un conseil municipal ; dans les villages, le système des charges, bien connu des ethnologues, varie d'une communauté à l'autre –à Chimel, un village de colonisation fondé dans les années 1950 et encore dépourvu de statut politique à l'intérieur du municipe d'Uspantán, il semble réduit à sa plus simple expression.

12  Les historiens signalent le grand nombre de procès intentés par les villages indiens dans la région. Cf. Michel Bertrand, Terre et Société coloniale. Les communautés Maya-Quiché de larégion de Rabinal du XfT au XDf siècle, Mexico, CEMCA, 1987 ; sur les épisodes de révolte, ibid., et Jean Piel, « Communauté indigène et fiscalité coloniale », in Henri Lehmann (dir.), San Andrés Sajcabajá. Peuplement, organisation sociale et encadrement d'une population dans les hautesterres du Guatemala, Paris, CEMCA-ERC, 1983, p. 41-72.

13  Ces propriétaires (les García, les Martínez, les Brol) font effectivement partie des principaux acteurs sociaux de la région –cf. David Stoll, Between Two Armies in the IxilTowns of Guatemala, New York, Columbia University Press, 1993.

14  On désigne ainsi en Amérique latine ceux qui, Indiens ou métis, ont renoncé au mode de vie et aux pratiques collectives des communautés indigènes. Au Guatemala, ladinos s'applique également aux Blancs. Les ladinos vivent surtout dans les bourgs, tandis que les Indiens, résidant de préférence dans les villages, y sont minoritaires.

15  Général Kjell Lauderud García, président du Guatemala de 1974 à 1978.

16  D. Stoll, Between Two Armies in the Ixil Towns of Guatemala, op. cit., préface, p. Xl-XII.

17  Je m'appuie ici sur les articles publiés régulièrement à l'époque dans la revue Problèmesd'Amérique latine. Notes et études documentaires, Paris, La Documentation française, notamment les numéros 62 (4° trimestre 1981) et 67 (1er trimestre 1983), ainsi que sur l'ouvrage d'Yvon Le Bot, La Guerre en terre maya. Communauté, violence et modernité au Guatemala, préface d'Alain Touraine, Paris, Khartala, 1992.

18  Voir Yvon Le Bot, « Guatemala : luttes sociales sur horizon de guerre (1973-1982) », Problèmes d'Amérique latine, n" 67, 1983, p. 93-112.

19  Tel n'a pas été le cas, mais les acteurs, en 1981-1982, ne pouvaient le savoir. Le rapport Kissinger préconisant une politique de développement économique et le retour à des pratiques démocratiques avec le soutien financier des États-Unis ne fut publié qu'en janvier 1984.

20  « El Salvador, vers une solution négociée ? La déclaration franco-mexicaine et les réactions internationales », Problèmes d'Amérique latine, n° 62, 1981, p. 177-195 (p. 192).

21  Auteur d'un excellent livre sur la région : Invención criolla, sueno ladino, pesadilla indígena. Los Altos de Guatemala : de región a Estado, 1740-1850, San José de Costa Rica, CIRMA- Editorial Porvenir, 1997.

22  Elisabeth Burgos, « Thé Story of a Testimonio », Latin American Perspectives, Issue 109, vol. 26, n° 6, novembre 1999, p. 53-63.

23  Le titre original choisi par E. Burgos était celui retenu par l'éditeur espagnol : Me llamoRigoberta Menchú y así me nació la conciencia.

24  R. Menchú insiste vigoureusement sur le caractère volontariste et soudain de son apprentissage de l'espagnol. La scolarisation dont elle a bénéficié, même si elle n'a pas été aussi poussée que veut le croire D. Stoll, incite à relativiser un tel volontarisme. La « décision d'apprendre l'espagnol » peut être considérée comme une métaphore résumant l'entrée dans le militantisme chrétien et politique.

25  S'agissant des débats de la philosophie politique anglo-saxonne entre communautarisme et individualisme libéral, cf. la synthèse de Sylvie Mesure et Alain Renaut, AlterEgo. Les paradoxesde l'identité démocratique, Paris, Alto-Aubier, 1999 ; sur le dépassement de ces débats et les propositions « libérales » concernant la reconnaissance de « droits culturels », cf. ibid. et Will Kymlicka, « Les droits des minorités et le multiculturalisme : l'évolution du débat anglo-américain », Les Identités culturelles. Comprendre (revue annuelle), n°l, Paris, PUE, 2000, p. 141-171 ; quant à la dynamique actuelle des revendications communautaires, voire ethnicistes, dans les groupes indiens organisés d'Amérique latine, se reporter aux articles déjà cités et à la note 26.

26  Les arguments déployés dans la presse d'opinion guatémaltèque (ladina) en faveur du « Non » à la proposition de réforme de la Constitution (1999) tendant à y inclure le principe de la « multiculturalité » et, partant, une définition renouvelée de la nation sont atterrants –cf. Marta E. Casaus Arzú, « Los proyectos de integración social del indio y el imaginario nacional de las élites intelectuales guatemaltecas, siglos XIX y XX » (Revista de Indias, vol. LIX, n° 217, septembre-décembre 1999, p. 775-812), où l'auteur entend montrer que la radicalisation du discours identitaire « maya » est la contrepartie de l'intransigeance, tout aussi ethniciste, du discours d'une majorité de publicistes et intellectuels ladinos. Alors que, dans le cas de l'Equateur, l'État a fini par admettre les organisations indiennes comme interlocuteurs à part entière et par instituer des espaces paritaires de négociation (cf. A. Guerrero, « De sujetos indios a ciudadanos-étnicos », art. cité), au Guatemala les gouvernants et les élites ladinas se refusent opiniâtrement à partager la sphère publique avec les organisations indigènes. On trouve d'ailleurs dans Moi,R.M. des pages, non citées faute de place, où s'exprime une critique lucide et féroce des faux semblants de l'intégration nationale vue par les élites ladinas –notamment p. 272 sq. sur la « fête de l'indépendance » telle qu'organisée par le maître d'école dans les villages. À l'inverse, il n'est que de consulter la revue Asuntos indígenas, publiée sous l'égide de l'ONU par le Grupo Internacional de Trabajo sobre Asuntos Indígenas (IWBIA), dont le siège se trouve à Copenhague, pour prendre la mesure de la rigidification idéologique du discours identitaire indien ou indianiste ; par exemple, s'agissant du Guatemala, « Las bases y fundamentos del derecho indígena del pueblo maya de Guatemala » (n° 1, janvier-février-mars 2000, p. 18-31), dans lequel sont réunis, au prix de manipulations historiques et identitaires sans nombre, les éléments d'un intégrisme ethniciste. Sur le danger de figer dans des structures juridiques et constitutionnelles contraignantes des identités « indiennes » en constante mutation, cf. Juan Pedro Viqueira, « Identidades contrapuestas o sobrepuestas. Indígenas y ladinos en Chiapas », Este país. Tendencias y opiniones (Mexico). n° 100, 1999, p. 11-18.

27  Elisabeth Burgos, « Avant-propos », in Moi, R.M., p. 7-17 (les citations de l'avant-propos sont suivies du numéro de page entre parenthèses), et « The Story of a Testimonio », art. cité ; Alice Brittin, « Close Encounters of the Third World Kind », art. cité (l'article renvoie à Alice Brittin et Kenya Dworkin, «Entrevista con Rigoberta Menchú », Nuevo Texto Critico 6 [111, 1993, p. 207-220).

28  C'est le cas de Alice Brittin, « Close Encounters of the Third World Kind », art. cité, p. 111.

29  La traduction française, réalisée par Michèle Goldstein, a su respecter ce parti pris.

30  Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification. Les économies de la grandeur, Paris, Gallimard, coll. « NRF-Essais », 1991.

31 Moi, R.M. montre que Chimel et le département du Quiché se trouvent dans la mouvance de ce mouvement multiforme, ici catholique mais qui a sa version protestante sous le nom de « théologie de la libération », que le sociologue Michael Löwy préfère nommer « christianisme de la libération » pour désigner un vaste mouvement social, « quelque chose de bien plus profond et plus large qu'un mouvement théologique » –cf. La Guerre des dieux. Religion et politique enAmérique Latine, Paris, Éd. du Félin, 1998, p. 8.

32  Greg Grandin analyse les facteurs expliquant le succès du CUC parmi tous les Indiens maya-quiché en dépit de la grande disparité de leurs conditions socioculturelles, mettant ainsi en relief la contribution de cette organisation à la création d'une « identité pan-indienne » et d'une « communauté imaginée », « by incorporating elements of liberation theology, marxism and Guatemalan nationalism into its definition of indianness », sans omettre d'indiquer que la constitution de cette « identité pan-indienne » résulte d'un processus préalable d'interaction entre les communautés indiennes et le reste de la société, nationale et internationale (depuis le travail salarié hors des villages jusqu'à la scolarisation, la conversion religieuse, etc.) –cf. Greg Grandin, « The End with All These Evils », art. cité, p. 21-22. À l'inverse, Yvon Le Bot (La Guerre en terre maya, op.cit.), en considérant la mobilisation indienne avant tout comme un « mouvement social » radicalisé, a sans doute tendance à minimiser l'impact culturel de cette mobilisation dans la moyenne durée et sa contribution à la formulation radicale d'une « identité maya », parallèle au raidissement de la société ladina placée face à la perspective de devoir partager le pouvoir.

33  Pourquoi tirer des conclusions morbides du fait que Menchú a pris des libertés avec les traditions de Chimel, comme le fait Brett Levinson à partir d'intuitions justes ? Menchú ne parle pas de la mort des lois des ancêtres, mais de leur perpétuation à travers le changement –cf. B. Levinson, « Neopatriarchy and After : M,Rigoberta Menchú as Allegory of Death », Journal ofLatin American Cultural Studies, vol. 5, n° 1, 1996, p. 33-50.

34  John Womack, Zapata y la revolución mexicana (1969), Mexico, Sigio XXI, 1997, p. XI (en français : Emiliano Zapata, Paris, Maspero, 1976).

35  Cf. Serge Gruzinski, La Colonisation de l'imaginaire. Sociétés indigènes et occidentalisationdans le Mexique espagnol, XII-XVIII siècle, Paris, Gallimard, 1988 ; et La Pensée métisse, Paris, Fayard, 1999.

36  « Libéralisme » est entendu ici dans un sens politique et philosophique et réfère aux libertés civiles et aux droits politiques fondés sur une anthropologie individualiste et à une vision de la société comme contrat entre individus. Sur la révolution libérale et la naissance des nations en Amérique latine, cf. A. Annino, L.C. Leiva et EX. Guerra (eds). De los imperios a las naciones. Iberoamérica, Saragosse, Ibercaja, 1994 ; sur l'appropriation de la citoyenneté par les Indiens, A. Annino, « Ciudadanía versus gobernabilidad republicana en México », in Hilda Sábato (coord.), Ciudadanía política y formación de las naciones. Perspectivas históricas de América Latina, Mexico, Colegio de México-Fondo de Cultura Económica, 1999, p. 62-93 ; sur les Indiens dans le cadre national andin, Marie-Danielle Demélas, L'Invention politique. Bolivie, Équateur, Pérou, au XIX siècle, Paris, ERC, 1992.

37  Cette tendance essentialiste est aujourd'hui cautionnée par des anthropologues qui se présentent comme « indiens » : « Las bases y fundamentos del derecho indígena  ... » (déjà cité) est ainsi présenté comme « le résultat du travail et de la réflexion collective des autorités indigènes » des assemblées communautaires et de l'équipe de recherche du Projet », équipe à laquelle ont participé une vingtaine de « chercheurs communautaires » [investigadores comunitarios ] (Asuntosindígenas, n° 1, 2000, p. 31). Il convient d'ajouter que, dans le domaine de l'anthropologie française, une telle tendance essentialiste se trouve dès les années 1960 présente dans une partie du milieu des américanistes, autour des figures de Lévi-Strauss et de Malaurie ; Serge Gruzinski relève cet axiome de la pensée lévi-straussienne selon lequel les cultures ne seraient pas « miscibles » (La Pensée métisse, op. cit. p. 11-12) –sur ce discours, cf. Vanessa Grotti, La Questionamérindienne dans l'anthropologie américaniste française (1968-1974), mémoire de maîtrise université de Paris 1, 1999. Comme le notait lucidement Elisabeth Burgos dès 1982 : « Les Indiens ont, eux aussi, leurs correspondants européens parmi lesquels on compte surtout les anthropologues » (Moi, R.M., « Avant-propos », p. 13).

38  « [...] un pueblo originario o milenario que tiene una cultura antigua, que tiene unacosmovisión, que tiene una filosofía de la vida, que se radica en la historia [...]. Los Mayas somosparte de las grandes civilizaciones del planeta » (Rigoberta Menchú, avec la collaboration de Dante Liano y Gianni Mina, Rigoberta : la Nieta de los Mayas, Madrid-Buenos Aires, El País Aguilar, 1998, p. 26 (le titre de l'édition anglaise est Crossins Borders).

39 1bid., p. 189.

40  Sur quelques figures latino-américaines de ce nouvel « internationalisme », cf. Peter Waterman, « Of Saints, Sinners and Compañeras : internationalist Lives in the Americas Today », Working Papers, La Haye, institute of Social Studies, février 1999.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Annick Lempérière, « Moi, Rigoberta Menchú. Témoignage d'une Indienne internationale »Nuevo Mundo Mundos Nuevos [En ligne], Bibliothèque des Auteurs du Centre, mis en ligne le 26 janvier 2009, consulté le 18 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nuevomundo/51933 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nuevomundo.51933

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Annick Lempérière

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