- 1 Sur cette diversification des voies d’entrée (reprise, création…), statuts (libéral, salarié…) mais (...)
1De nombreux travaux montrent combien « travailler en relation de service rend particulièrement visible le fait d’avoir à se confronter à des situations qui, par-delà l’impression de répétition, introduisent régulièrement du non-standard » (Ughetto, 2016, 86). L’enquête réalisée auprès de notaires et de salariés du notariat atteste les difficultés et le paradoxe d’une relation de service juridique tantôt louée, tantôt vécue comme éprouvante, et mettant aux prises de multiples acteurs interagissant. À rebours de l’image commune d’une « relation simple » liant le notaire à son client qui « ne nous apparaît pas comme une organisation » (Freidson 1984, 100-101), le notariat se pratique dans un cadre organisé. L’hétérogénéité des modalités d’exercice ainsi que la diversification des statuts et des voies d’entrée1, complexifient également une relation entre professionnels et clients variables selon la configuration (taille, spécialisations de l’office…) et le profil de la clientèle.
Encadré 1 : L’enquête de terrain
- 2 Près de 80% des notaires exercent aujourd’hui sous statut libéral, en tant que notaire individuel e (...)
- 3 Pour les notaires exerçant sous statut libéral, nomination suite à un concours en Alsace-Moselle, e (...)
Cet article s’appuie sur des données collectées depuis fin 2013. Amorcée par un projet financé par la mission de recherche Droit et Justice sur « l’avenir du notariat » (Mekki, 2016), l’enquête s’est poursuivie dans le cadre d’une HDR sur le groupe professionnel des notaires en France (Delmas 2016), de publications (Delmas, 2019a, 2019b), rencontres, invitations de la profession et participation à plusieurs projets.
Les 80 notaires en exercice interrogés ont connu des modalités d’insertion dans la profession contrastées et présentent des caractéristiques diversifiées en termes d’âge, sexe, statut2, lieu d’exercice (sur toute la France), taille de l’étude (de petites études individuelles à de gros offices comptant plus de 100 salariés et cinq associés), date et modalités d’entrée dans la profession3. À ces entretiens avec des notaires mais aussi avec d’autres acteurs et partenaires du notariat (collaborateurs, formateurs, magistrats…), s’est ajoutée l’observation de manifestations diverses (congrès de notaires, formations...) et de seize séquences de travail au sein de cinq offices de statut (trois offices individuels et deux SCP), taille (un à cinq notaires, un à 30 collaborateurs) et implantation (en Ile-de-France et en région) contrastés. Ces observations ont porté sur des activités diversifiées : réunions de travail, contrats de mariage, PACS, ventes et promesses de vente immobilière de particuliers, conseils en gestion patrimoniale, constitution d’une SCI, succession, mandat de protection future, certification de signature. À rebours de l’image d’une profession fermée, des rendez-vous clients diversifiés ont pu ainsi être observés. Cet accès au terrain, préparé par des entretiens préalables, a été facilité par le soutien de l’instance représentative de la profession (le Conseil supérieur du notariat).
- 4 Cette formule, centrale dans la rhétorique professionnelle, est régulièrement utilisée en entretien (...)
- 5 Sur cette assimilation et l’historiographie de l’association entre notaire et prêtre, virtuoses de (...)
2Pourtant, l’histoire et les particularités du métier de notaire ont contribué à la cristallisation d’une image irénique, duelle et asymétrique, de la relation que ce professionnel entretient avec son client. Historiquement, le notaire est un notable, inséré localement, titulaire d’une charge publique et jouant un rôle d’intermédiaire non négligeable (Delmas, 2019b). Aujourd’hui encore, la rhétorique professionnelle valorise cette position médiatrice d’un notaire identifié à un « magistrat de l’amiable »4, quand ses fonctions ne sont pas assimilées, en entretien, à celles du prêtre ou du médecin5.
3Ainsi, les rencontres avec les clients sont particulièrement valorisées par des professionnels affichant leur souci de nouer une « relation de confiance » et arguant de leurs compétences tant juridiques que psychologiques de « pédagogues du droit ». La relation asymétrique entretenue avec les clients est toutefois vécue comme fragile et fortement empreinte d’incertitude. La « confiance » implique à la fois celle du client dans le professionnel sollicité, et celle de ce dernier en des clients sur lesquels il dispose d’une forme de « savoir coupable » et avec lesquels il entretient des relations chargées émotionnellement… Cette charge pèse aussi fortement sur les salariés de l’office auxquels le « sale boulot » relationnel peut être largement délégué afin de permettre au notaire titulaire de l’office ou associé au sein de celui-ci de se situer « au-dessus de la mêlée » et d’assurer, ainsi, son rôle pacificateur d’arbitre impartial.
4Valorisant leurs savoirs et savoir-faire non seulement juridiques mais aussi psychologiques, les notaires se présentent comme des pédagogues du droit devant se mettre à la portée de leurs clients.
5L’interaction humaine figure parmi les aspects du notariat les plus appréciés. Tous les notaires rencontrés la mentionnent parmi les éléments ayant motivé leur choix du métier, à l’instar d’un notaire quinquagénaire exerçant depuis une quinzaine d’années dans une petite commune de 1500 habitants qui évoque « le côté relationnel, le côté contact. » Cet aspect est particulièrement souligné à propos du droit de la famille où, souligne une notaire spécialisée en la matière, il s’agit d’« essayer de mettre les personnes d’accord, faire que ça se passe bien, apporter un plus. C’était un plaisir ça (rire) ».
- 6 Par exemple, sur une journée de 9 h observée, jugée par la notaire de l’étude comme relativement ri (...)
6Motrice dans le choix du métier, la relation au client est perçue comme centrale dans l’activité voire chronophage. Un notaire exerçant dans une étude urbaine comptant trois notaires associés mais seulement une dizaine de collaborateurs, souligne ainsi la part importante du temps qu’il lui consacre : « À partir du moment où on devient notaire en titre, on fait de la relation. Les 4/5e du temps sont consacrés à la réception de clients. » Si cette part est sans doute ici surévaluée et contrastée en fonction des offices, des professionnels et des périodes6, elle est révélatrice de la valorisation de cette aspect parfois opposé à d’autres dimensions du métier qui, procédurières et administratives, sont plus volontiers déléguées aux salariés de l’office. La dimension intime des échanges autour de questions patrimoniales est souvent évoquée à l’appui d’une fréquente mise en parallèle avec la profession de médecin. L’écoute, l’empathie sont affirmées comme des qualités nécessaires à un rôle de pédagogue du droit ; « savoir écouter, savoir conseiller, s’intéresser à eux, savoir dire « non, non », parce que maintenant, ils vont tous sur internet […] Voilà, je pense, le rôle que l’on a, qu’on doit conserver » conclut une notaire exerçant depuis près de trente ans.
7À l’instar d’autres professionnels du droit dont le juge aux affaires familiales (Collectif des onze, 2013) ou encore le juge des enfants (Paillet, Serre, 2013), les notaires se présentent volontiers comme des « pédagogues du droit » et insistent sur le travail de simplification auxquels ils doivent s’astreindre. Une notaire quadragénaire ayant créé son office individuel en Ile-de-France et faisant surtout des actes « courant » de droit immobilier et de la famille, ainsi qu’un peu d’« immobilier complexe », indique par exemple : « On doit débrouiller la complexité, la digérer et faire en sorte que ce qu’on produit soit facilement compréhensible et facile tout court pour le client, il ne faut pas qu’il ait le sentiment que l’on peine. Parce que, sinon, il prend peur. »
8La dimension analytique et pédagogique du métier sont évoquées comme autant d’attraits pour une profession où il s’agit, souligne une notaire associée depuis vingt-cinq ans dans un office urbain mais à forte clientèle rurale, de « ne jamais se lasser de répéter, de reprendre, d’expliquer. […] Mais c’est chaque fois avec quelqu’un de différent. »
9Cette activité explicative passe par l’utilisation récurrente de desseins et de schémas au cours d’échanges avec les clients plus ou moins denses selon le rendez-vous – première prise de contact, préparation de l’acte, signature de ce dernier… – et son objet – ventes, successions… Par exemple, succédant à de précédents rencontres où le contenu de l’acte a été discuté, les principales questions juridiques explicitées, les rendez-vous de signature observés se sont avérés denses, de nombreuses questions étant abordées en une trentaine de minutes comme le montrent les notes d’observation d’un rendez-vous qui attestent également les différences de comportement des clients en fonction de leur profil.
Encadré 2 : « Cinq minutes pour refaire une petite explication »
Lors d’un rendez-vous de signature d’un contrat de mariage, nous sommes installés autour d’une grande table dans le vaste bureau de la notaire, X, placée entre l’écran partagé sur le mur, son ordinateur et la tablette de commande, les deux futurs époux co-contractants – un couple d’une trentaine d’années – face à elle, deux stagiaires (dont moi-même) sur le côté. Après avoir rappelé le précédent rendez-vous, X demande aux deux clients : « Est-ce que vous voulez qu’on prenne cinq minutes pour refaire une petite explication, un petit dessin, deux-trois trucs ? » Suite à l’acquiescement du futur époux contractant, X feuille A4 et crayon en main, leur explique par un schéma la séparation de biens. Après avoir évoqué plusieurs points (état civil, compte joint…), elle poursuit la lecture de l’acte, développant des explications très denses sur certains points, dont la créance entre époux, puis conclut sur les aspects matériels et financiers de l’opération, avant de demander : « vous avez tout compris ? » Suite au silence des deux clients perçu comme un assentiment, elle finalise l’acte sur écran ; à la suite d’une remarque du client (« Alors, ça y est, vous êtes passée à la dématérialisation totale ? »), elle opine en soulignant le degré de sécurité tout en continuant à frapper sur son clavier, vérifier les dates et l’indexation des pièces. Elle conclut le rendez-vous en insistant sur l’importance du contrat de mariage, « qui s’applique le plus longtemps dans la vie, donc autant qu’il soit bien présenté » et sur la fiabilité des actes de naissance, X insistant : « Donc, il n’y a pas d’erreur dans l’état civil qui mériterait qu’on corrige ? » Lui et elle : « Non, non ». S’ensuit une discussion sur le dépôt du dossier à la mairie et la date de mariage. Lors d’ultimes précisions sur « la suite » à savoir le rôle du certificat remis et la délivrance d’une copie après le mariage un échange s’engage, là encore avec le futur époux, sur les cas où cette pièce est demandée. Pendant toute la durée du rendez-vous, seul le mari interagit avec la professionnelle, sa femme, d’origine étrangère, se tenant en retrait et n’intervenant guère, et jamais de sa propre initiative. À l’issue d’ultimes vérifications de l’acte sur écran, s’ensuit la signature sur tablette et le paiement. Au bout de 35 minutes, le rendez-vous prend fin sur les souhaits de X « pour [leur] voyage ».
10L’importance de l’explication juridique est mise en avant. Une notaire associée depuis plus de vingt ans en région précise ainsi, à propos de l’acte authentique électronique : « Vous avez l’écran, donc, vous lisez, c’est beaucoup plus convivial, tout le monde échange. On passe beaucoup plus de temps à expliquer les vraies problématiques juridiques. Et puis, la signature, il y en a deux sur une tablette au lieu d’avoir toutes les pages qui tournent. » Les approches de l’explication et de la clientèle sont toutefois nuancées.
- 7 Les femmes notaires rencontrées - qui sont aussi les plus fréquemment spécialisées en droit de la f (...)
11Le rapport au client et à la dimension pédagogique du métier varie selon le statut, les modalités d’entrée dans le métier, l’office et sa localisation, mais aussi en fonction du domaine (droit de la famille, gestion patrimoniale, immobilier, immobilier complexe ou institutionnel…) et du genre7. Une jeune associée exerçant dans une petite étude créée par une amie dans le sud de la France insiste sur l’aspect relationnel et la nécessité de se mettre à la portée du client, « qu’il puisse comprendre quel que soit son milieu d’origine », d’admettre « ce qu’il est » et qu’« il peut ne pas comprendre ». Partagée par de nombreuses notaires rencontrées, cette approche, selon l’une d’entre elle, « n’est pas forcément la vision des choses partagée par tous les notaires » dont certains auraient « une vision méprisante du client » et se percevraient « comme l’élite ». À cet égard, deux approches, de remise de soi attendue du client à l’égard du « sachant » que constitue le notaire ou de la « proximité » nécessaire à un client en attente d’explication, peuvent s’opposer. Un notaire de 63 ans précise par exemple : « Il vaut mieux qu’ils [les clients] ne sachent pas trop, car ils ne comprennent pas tout ». La compréhension mais aussi les exigences sont plus ou moins élevées selon les clients, qui peuvent demander des explicitations écrites, parfois proposées par le professionnel lui-même sous forme de rapports qui, synthétisant les explications fournies en rendez-vous, vont même de soi dès lors que le conseil est payant, et/ou pour certains dossiers complexes et clients tels que les institutionnels. Le profil des clients semble d’ailleurs influer sur la relation entretenue avec le notaire, comme cela a pu déjà l’être mis en évidence à propos de l’émergence des litiges (Felstiner, Abel, Sarat, 1991), et observé pour d’autres professionnels du droit, dont les lawyers en charge des questions de divorce (Mather, Mc Ewen, Maiman, 2001), ou à propos des arrangements patrimoniaux (Bessière, Gollac, 2020). Certains clients, tels les chefs de grande entreprise ou les institutionnels, sont parfois perçus comme plus « exigeants » et le niveau d’explication et d’analyse juridiques requis plus ou moins élevé selon le domaine.
12La compréhension de l’acte et de tous ses effets par les particuliers, au cœur du métier, est une source possible de contentieux souvent évoquée. Lors d’une réunion de travail observée en office entre une notaire et deux de ses collaboratrices juristes sur les donations entre époux, la première souligne : « On ne peut pas leur expliquer ! Quand je dis qu’ils [les clients] ne comprennent pas la question, c’est une réalité, et on ne peut pas leur expliquer à quoi ça [une clause renvoyant à une disposition juridique jugée absconse] sert ! Même, des fois, nous on a des doutes. » Le souci constant de la compréhension et du choix « éclairé » des clients ressort des échanges. L’une des collaboratrices s’exclame ainsi à un moment : « ils ne sont pas capables de faire ce choix-là ! » faute de visibilité sur l’avenir dans la situation évoquée.
13La nécessité d’être compris des clients implique de la patience et de la pédagogie, des tâches d’explication et de simplification, mais aussi faire des choix. Elle s’exprime également par un souci de proximité que traduit la disposition des interlocuteurs autour de la table, lors des rendez-vous, préalables ou de signature. La tendance croissante à mettre les clients autour d’une table a ainsi été maintes fois relevée.
14Entretiens et observations révèlent toutefois un équilibre entre souci d’explicitation et confiance, sinon obtenue, du moins attendue du client… qu’il s’agit de mettre en confiance mais auquel il convient également de faire confiance.
15Poser cette question de la relation de confiance implique interroger les modalités de choix d’un notaire par une clientèle « profane » incitée à la « confidence » mais dont la remise de soi au professionnel ne va pas de soi.
- 8 Qui les distingue de la profession d’avocat (Bessy, 2015).
16Leur déontologie interdisant aux notaires la publicité personnelle et l’absence d’intermédiation professionnelle externe8 les orientent vers des voies multiples de promotion : investissements locaux (associations culturelles, sportives, de parents d’élèves…), choix de l’emplacement (quartiers résidentiels, proximité d’établissements publics, voies d’accès…), site internet de l’étude (non systématique et diversifié), réseaux d’alliances professionnelles (agents immobiliers…), familiales et amicales (clercs et notaires amenant des clients à l’étude), organisations de décideurs (Lion’s club, Rotary…).
- 9 Les offices notariaux, répartis sur l’ensemble du territoire national, comptent en moyenne deux not (...)
17S’ajoutent des pratiques de consommation de proximité auprès de commerçants du quartier. Car, souligne une notaire associée avec son mari dans une petite commune : « Si on ne va pas chez eux, pourquoi ils viendraient chez nous ? » Les offices notariaux ont, à l’instar des autres PME et TPE9, conquis leur place en s’appuyant sur un registre « domestique » (Boltanski, Thévenot, 1991) de rencontres avec la clientèle et sur leur familiarité avec le milieu local de professionnels, y compris dans des quartiers urbains ; ainsi, un notaire exerçant en centre-ville d’une métropole régionale, précise : « Je fais travailler tous mes petits commerçants, de la droguiste à… après, c’est le retour […] ils me disent : " Vous allez me faire la vente du fonds de commerce. " Et je m’y suis mis. »
18Les relations durables ainsi nouées mobilisent diverses ressources : normes de réciprocité, liens interpersonnels, réseaux familiaux, règles et croyances communes, environnement local (Thuderoz, Mangematin, Harrison, 1999). Car l’incertitude domine sur ce marché de la « singularité » (Karpik, 1995) marqué par un incessant renouvellement de sa clientèle comme l’explicite le notaire précité : « À part le professionnel […] dans sa vie, on n’a pas besoin d’aller voir tous les ans son notaire. […] Il y a quelques clients parce qu’ils ont un gros patrimoine et que ça tourne, mais sinon, après… 7-8 clients sur 10 dans la semaine, ce sont de nouveaux clients qui arrivent. »
- 10 La loi « croissance » du 6 août 2015 instaure la « libre création contrôlée » permettant à des dipl (...)
19Refusant de se « vendre », les notaires sont toutefois incités, aujourd’hui, à des démarches volontaristes dans un contexte d’urbanisation, de libéralisation de la profession et d’essor de ses effectifs10 ; certains évoquent le « démarchage » de clients et d’« apporteurs d’affaires » (agents immobiliers, courtiers en prêts…).
20Si plusieurs éléments rassurent le client sur la qualité professionnelle de son interlocuteur – dont les labels tendant à s’y développer... –, le choix semble encore largement motivé par la réputation, la proximité voire les possibilités d’identification ; un notaire associé dans un office urbain mentionne ainsi « une clientèle qui vous ressemble […] parce que vraiment le feeling passe ».
21Plusieurs signes et supports peuvent inspirer confiance dont le vêtement qui, confortant le rôle professionnel, est aussi ici un outil de distinction de classe (Bourdieu, 1979). Permettant de faire « bonne tenue » (Goffman, 1974), participant de la « façade » personnelle et de la mise en forme de l’interaction (Goffman, 1973), l’habit a une fonction statutaire et s’inscrit dans la construction d’une image professionnelle permettant la préservation d’une certaine distance au client (Matthieu-Fritz, 2005) et concourant à la distinction d’un groupe social, comme le remarque un notaire ayant repris une quinzaine d’années auparavant, avec son frère, l’office paternel, et selon lequel « il faut prendre l’habit du notable ». L’importance des codes vestimentaires, dont le costume cravate sombre pour les hommes, est soulignée par un notaire nouvellement nommé à Paris : « en étant bien habillé, en ayant une cravate, vous allez avoir l’air crédible ! » Les signes peuvent être aussi mobiliers : conservation du minutier d’origine inséré dans le mur, place aujourd’hui faite aux écrans, perçus comme des gages de modernité…
- 11 Dont a rendu compte par exemple, lors d’un rendez-vous de signature d’une promesse de vente en régi (...)
22La fidélisation des clients repose pour sa part sur une position médiane entre une démarche qualité standardisée et une relation « personnalisée » de proximité via la constitution et la consultation en amont d’un fichier clients aux formes matérielles variées, artisanales sur papier cartonné, ou plus fréquemment, désormais, sous forme d’arborescence informatique. L’observation montre ce travail réalisé avec l’appui des collaborateurs : nouvelles demandées en début de rendez-vous sur la famille, sur le degré de satisfaction à l’égard de la maison acquise, des travaux réalisés, des projets… Un notaire exerçant depuis trente ans dans un village souligne l’importance de ce relationnel, indiquant, « pour attirer le client », « le sourire », l’accueil, la bouteille de champagne… De nombreux éléments (atmosphère sobre, ambiance feutrée d’une salle de réunion ou d’un bureau fermé, importance des « silences »…) attestent qu’on n’est pas dans une relation « commerciale ». Tout au long de l’entretien, le notaire multiplie les signaux invitant à la confidence par des savoir-faire « rarement explicités et donc partagés et transmis » (Trompette, 2009 : 303) : désintéressement, temporisation (« prenez votre temps », « il n’y a pas urgence »…), registre domestique de l’appartenance commune (par exemple géographique11)…
23« Le rôle très important du notaire est d’inciter à la confiance et inciter à la confidence » souligne une notaire associée dans une commune rurale d’Ile-de-France. L’intime partagé dans le cadre des rendez-vous, justifiant le secret professionnel, est souvent évoqué par des professionnels allant pour certains jusqu’à assimiler l’office à un confessionnal.
24La confiance, bilatérale, peut être rompue en cas de résistance voire d’une « mauvaise foi » dont atteste par exemple cette anecdote de la notaire précitée :
« Un client, je lui demande s’il y a des problèmes sur la maison. Il me répond " non ! " Il ne savait pas que j’avais demandé un état hypothécaire […] Il y avait un commandement de saisie avec un nombre incroyable d’inscriptions au nom du Trésor public, plus une banque. Je lui fais savoir. […] et là, j’ai senti qu’il était sur la défensive avec moi. Donc je ne pouvais plus avoir… cette approche où il allait me confier des choses. »
25À l’instar du policier ou du juge vis-à-vis de la personne interpellée ou du justiciable, la position peut être perçue comme inquisitrice par des clients inversement appréhendés par le professionnel comme potentiellement « inconscients », voire « menteurs ». Un notaire sexagénaire associé au sein d’un office parisien indique :
« Il faut sans arrêt être aux aguets. Si vous voulez, parce que volontairement ou involontairement, les gens ne cherchent pas à savoir les choses ; ils vendent, ils ne veulent pas savoir. […] mais nous, on est responsable […] il y a un vieil adage que mon père me disait : " Méfies toi de ton client avant de te méfier de ceux des autres ! " Parce que le client à la fois il vous fait confiance, mais il ne vous dira rien si on ne lui tire pas les vers du nez […] Ou ils se disent : " Il y a quelque chose mais ça ne sert rien de le dire. " C’est parfois de l’inconscience, sans compter que ça peut être aussi du mensonge. »
26De multiples indices peuvent être suscités et collectés par le professionnel, au cours de l’interaction avec ses clients. Lors d’un rendez-vous observé, la notaire a par exemple amené la femme d’un couple venant conclure un pacs, sur laquelle un doute a surgi quant à sa maîtrise du français, à s’exprimer en s’intéressant à l’âge de l’enfant présent.
27S’élabore ainsi, tout au long de la rencontre, un savoir sur le(s) client(s) catégorisé(s) à partir d’indicateurs glanés au fil de l’entretien (apparence physique, état civil, profession, lieu d’habitation, etc.). Ces informations s’apparentent également à du « savoir coupable » sur des « secrets de famille » et des comportements socialement voire juridiquement déviants ; impliquant une mise à distance des clients, ce savoir consiste aussi en une manière de voir différente de celle de la plupart des gens, une « attitude distanciée et [un] point de vue comparatiste à l’égard de choses qui sont très chères à d’autres personnes » (Hughes, 1996 : 102) susceptibles de choquer ces dernières. La mise à distance des « profanes », qui permet de sauvegarder une certaine liberté vis-à-vis de ceux qui sont concernés par le travail (Becker, 1985), se manifeste ici par de multiples signes (rituels, politesse appuyée, rappels à l’ordre...) et comportements de « coulisses » (distance critique à l’égard de clients perçus comme peu fiables, négligents, incohérents ou naïfs...). La mise à distance est liée également au risque de remise de soi de profanes qui, souligne une notaire individuelle, « ne comprennent rien à la complexité de la succession […] il faudrait toujours qu’on décide pour eux ». Le risque d’être pris à partie ou convié à décider pour le client sollicitant l’avis du notaire explique le quant-à-soi de ce dernier, soucieux, souligne une notaire associée d’une petite commune francilienne, de « ne pas faire le choix pour le client c’est-à-dire apprendre à lui montrer qu’il y a toutes ces options ». Car, souligne la notaire individuelle précitée, « le " qu’est-ce que vous feriez à ma place ? " C’est souvent, hein ! C’est très très souvent. Et puis il ne faut surtout pas répondre ! […] Je dis que c’est à eux de choisir, j’essaie de résumer le résultat […] et on remonte la chaîne de décision à l’envers. Et ça qu’en général ils disent : " Je veux les deux. " […] Ils parviennent à prendre la décision ? Pas toujours. […] pour les testaments c’est rare que j’arrive à les écrire en une seule fois, ça arrive, mais deux fois sur trois : " Je n’avais pas pensé que ça, il faut que je réfléchisse…" ». Lors des interactions observées, la remise de soi, fréquente, est certes contrastée, en fonction de leur objet et du profil des clients. Les questions fiscales suscitent particulièrement des attentes et des questions. Lors d’un rendez-vous de succession observé où ces questions ont été centrales, la cliente, une ancienne commerçante septuagénaire récemment veuve, demande ainsi son avis à la notaire, et ce à plusieurs reprises : « Qu’est-ce que vous en pensez ? », « Qu’est-ce qu’il faut que je fasse ? », « Qu’est-ce que vous en pensez, vous ? », insistant sur ses besoins en matière de conseil : « J’ai besoin d’être conseillée, sincèrement », « oui, ça j’ai aussi besoin d’être conseillée ».
28Les professionnels déplorent la banalisation de leur fonction et des exigences perçues comme croissantes de la part de clients en termes de prises de rendez-vous et d’une urgence souvent citée comme occasionnant de l’agressivité de leur part. Le rapport contrasté au temps est, dans beaucoup de métiers, source de tensions, « les praticiens ou les travailleurs […] per[cevant] comme une routine quotidienne ce qui constitue une situation de crise pour ceux qui font appel à leurs services » qui pensent dès lors « que l’autre minimise ses ennuis et ne le prend pas assez au sérieux » (Hughes, 1996 : 84-85), ce dont rendent compte certains comportements observés : appels intempestifs, évocation d’un rendez-vous dont on suppose que le notaire se souvient, besoin d’être rassuré sur un problème... À l’instar du médecin évoqué par E. Hughes (1996), le notaire va au plus urgent. Il s’agit de préserver un certain contrôle sur les décisions professionnelles et l’utilisation du temps. Dans l’office, la division du travail, la rationalisation des rencontres, avec le recours au rendez-vous téléphonique plus court et davantage maîtrisable, ainsi que le tri opéré par l’accueil, permettent au notaire de pallier au plus urgent. À cette pression temporelle s’ajouterait une tendance moins marquée de remise de soi, chez des clients qui, souligne une notaire associée depuis plus de vingt ans dans une commune bourguignonne, « se croient de mieux en mieux informés parce qu’ils ont regardé sur internet » ; un confrère exerçant dans un grand office lorrain évoque, à propos d’une clientèle largement constituée de particuliers et de chefs d’entreprise, leur attente d’« une espèce de full service ». Certains travers sont pointés chez les clients diplômés brocardés pour leurs besoins systématiques d’éclaircissement et une tendance à la remise en cause de l’autorité du professionnel. L’anecdote récurrente de l’enseignante corrigeant en rouge les projets d’actes qui lui étaient adressés, est sans doute révélatrice du souci de préservation par le professionnel de ses prérogatives, et de son rôle pédagogique. La vision du client est variable en fonction des profils. La remise de soi au professionnel d’une clientèle modeste est parfois évoquée, tandis que les institutionnels et chefs de grandes entreprises et/ou à la tête d’un important patrimoine sont perçus comme plus exigeants par plusieurs professionnels, parmi lesquels des notaires salariées de grands offices confrontées à une relation asymétrique, nonobstant la fierté parfois exprimée de traiter d’affaires stimulantes financièrement et intellectuellement. Inversement, l’impression d’un déclin de l’autorité professionnelle et notabiliaire semble être particulièrement ressentie par des notaires exerçant dans certaines communes telles, souligne une notaire associée quinquagénaire, « des villes [balnéaires et populaires], [où] les gens viennent à l’étude l’été en tongs, en bermuda. Avant on s’habillait pour aller chez le notaire. […] ça, c’est fini. » Ce sentiment, corrélé aux propriétés de la commune (taille, évolutions socio-démographiques…) et à l’ancienneté de l’insertion professionnelle, rend compte d’une forme de nostalgie à l’égard du modèle du notable, comme le montrent ces propos d’une notaire associée depuis plus de vingt ans : « Avant, on était un peu notables, maintenant plus du tout, surtout dans ces villes comme Marseille. […] Les nouvelles générations, il n’y a plus ce respect-là ! Si, les vieilles, oui, on va chez le notaire, on s’habille, on se pomponne, on va chez le coiffeur. »
29Ces réactions contrastées selon les clientèles, les offices et les trajectoires professionnelles, attestent l’ambivalence d’une relation chargée émotionnellement.
30Le notaire, confronté à des interactions complexes et souvent tendues, exerce un rôle pacificateur au prix d’une délégation du « sale boulot » aux salariés et d’un certain désenchantement.
31La rhétorique professionnelle valorise les compétences relationnelles d’un « pacificateur des relations économiques » (Torricelli-Chrifi, 2015 : 58). Cette dimension est systématiquement mise en avant en droit de la famille – largement exercé par des femmes –, en particulier en matière de divorce, dans le cadre duquel le notaire intervient pour liquider la communauté ou authentifier le dépôt d’une convention de divorce par consentement mutuel. Une notaire d’un office urbain exerçant depuis près de vingt ans souligne : « on empêche les divorces (rire) c’est passionnant », Une consoeur exerçant depuis plus de vingt ans, affichant sa forte appétence pour le droit de la famille et la dimension relationnelle du métier souligne : « Quand j’arrive c’est vrai à faire en sorte qu’un dossier arrive à se signer dans la paix et la sérénité plutôt que de… de retourner devant les tribunaux, c’est une grande satisfaction !… »
32Lié à l’objet du contrat, le conflit est également inhérent à l’interaction. Une notaire individuelle indique l’obligation « de parler des choses qui fâchent, on est obligé de parler d’argent, et puis on est obligé de prendre en compte ces personnalités d’un groupe ; c’est pas un client, c’est des clients qui interagissent entre eux, et ça c’est pas simple. Inutile de dire qu’on n’est pas préparé à ça. » Le contexte (deuil, déménagement…) vécu comme exceptionnel peut contribuer à exacerber les tensions, comme le précise par exemple une notaire précitée : « C’est un partage de famille, donc il y a beaucoup de ressentis. C’est un déménagement, les sous ne sont pas arrivés, mais le camion de déménagement est là. » S’ajoutent les incertitudes liées aux délais pour certains actes, tels les successions, sources importantes de contentieux.
33La position du travail notarial dans la chaîne de préparation de l’acte est également perçue comme une source possible de tensions comme le précise une notaire évoquant les retards des banques en matière de déblocage des fonds lors des ventes immobilières, « l’effet pervers [étant] que pour le client, c’est nous qui sommes responsables […] il y en a un qui a commencé à s’énerver contre [la clerc] ; il a fallu qu’elle lui montre qu’elle avait demandé dix jours avant ; on est en bas de l’entonnoir. »
34Confronté à des situations souvent tendues, le notaire se présente volontiers comme au-dessus de la mêlée. Cette action pacificatrice semble ainsi se faire au prix d’un « sale boulot » relationnel largement assuré par les salariés du notariat.
- 12 I.e., jusqu’à la loi « croissance » du 6 août 2015, le recueil des signatures des clients par les c (...)
35Le rôle pacificateur du notaire est appréhendé comme impliquant certaines formes de mise en retrait par rapport à la préparation du dossier et aux relations courantes avec les clients de l’étude, déléguées aux clercs et employés. Un notaire associé au sein d’un office urbain relève ainsi la nécessité de « se mettre un petit peu en retrait par rapport au terrain » et de laisser aux clercs de l’étude des tâches de réception de la clientèle, voire des actes12, tâches qui, au cœur du métier notarial, peuvent être appréhendées comme particulièrement valorisantes. À l’instar des aides-soignantes pour lesquelles la prise en charge de certaines tâches déléguées revient à endosser un peu le rôle de l’infirmière (Arborio, 2001), les clercs prennent ainsi en charge un peu le rôle notarial de réception de la clientèle, quand bien même cette activité s’apparente à un « sale boulot » permettant au notaire de sauvegarder une certaine extériorité et une forme d’autorité arbitrale, comme le souligne le notaire précité :
« Et même, on voit bien, dans le cours d’un traitement du dossier, même dans la relation client, il est parfois opportun que le clerc […] entretienne la relation client. Il y a des fois des choses qui sont un peu difficiles, donc c’est le clerc qui prend tout, qui prend les coups et, ensuite, le notaire reprend la main et donne la solution ou apaise. Le client n’a pas la même perception quand c’est le collaborateur ; pour la plupart des clients, quel que soit le niveau, le collaborateur, c’est toujours une secrétaire. Mais je pense que dans les techniques d’arbitrage, les techniques de recherche de consensus, etc., il est bon qu’à un moment donné, il y ait quelqu’un qui soit un peu déconnecté par rapport au quotidien du dossier. »
36Assumant ainsi des tâches relationnelles pouvant s’apparenter tantôt à un « vrai boulot » (Bidet, 2011) qu’il souhaite vivement conserver, tantôt à une activité pénible déléguée par le notaire employeur, les salariés assurent en outre diverses tâches pour certaines répétitives et peu valorisées : recueil et vérification de documents, scan et dépôt dématérialisé des pièces, formalités (télépublication, téléactage…), voire rédaction de l’acte par le clerc qui, par sa maîtrise du dossier est, à l’instar de l’infirmière (Hughes, 1996), au centre de l’action de chaque pièce même s’il n’en est pas la prima dona.
- 13 Par exemple vers la comptabilité permettant la mise à distance de clients que la salariée, ancienne (...)
37Cette organisation du travail s’inscrit dans un processus de segmentation genrée au sein d’un univers très féminisé ; les tensions relationnelles avec la clientèle pèsent ainsi davantage sur des salariés du notariat qui sont pour la majorité (87 %) des femmes, par opposition à la profession de notaire qui se féminise de manière contrastée – cette féminisation étant plus forte dans les statuts dominés de notaires salariés et de « créateurs » d’office (Delmas, 2019a). Les exutoires que constituent les blogs et les discussions informelles au sein de l’office, émaillés d’anecdotes, de commentaires critiques et de ressentis « à chaud », les mobilités professionnelles13 ou les formations client attestent ces difficultés relationnelles auxquelles sont particulièrement confrontées les salariées du notariat.
38Lors d’une formation de « gestion du stress », les collaboratrices, majoritaires autour de la table, ont ainsi évoqué le sentiment d’être submergées par les appels téléphoniques, la confrontation à la frustration et au « doute » de clients qu’il faut rassurer, la prise à partie par l’un ou l’autre « qui veut qu’on le défende », la difficulté également à être reconnue comme légitime en tant que « femme » et « jeune », la position inconfortable d’intermédiaire entre les clients et les collègues voire le(s) notaire(s), mais aussi, à l’instar des assistantes juridiques étudiées par Jennifer L. Pierce (1995), entre leurs employeurs dans les cas de mésentente entre eux.
Encadré 3 : « Ne pas sortir minée de l’étude le soir »
Lors d’un stage « gestion du stress », quinze personnes, dont une majorité de femmes, sont assis autour d’une table face à l’animatrice. Dans le cadre d’interactions animées, chacun évoque son malaise. Un collaborateur diplômé notaire indique souhaiter « sortir moins stressé le soir (les autres stagiaires opinent) et d’avoir la sensation d’avoir bien travaillé, d’avoir été efficace dans la journée, parce qu’on passe plus notre temps à régler des problèmes au téléphone et à être complètement court-circuité par des appels souvent sans importance […] parce que le client a l’impression qu’on ne travaille pas pour lui-même quand on ne l’a pas appelé […] il ne comprend pas, il voudrait aller plus vite ». Une collaboratrice diplômée notaire en région parisienne manifeste une volonté semblable de « quitter l’étude sans avoir l’impression d’avoir passé sa journée, soit à gérer des problématiques qui n’ont pas forcément toujours un rapport avec le cœur du métier, soit tout simplement […] ne pas sortir minée de l’étude le soir ». Une autre souligne la difficulté « à gérer quand on est au téléphone, il y a une barrière […] savoir comment […] rassurer [le client] surtout aussi quand on est indirectement une femme ». Les conflits en droit de la famille sont évoqués par une juriste soulignant être prise « à partie par l’un et chacun veut qu’on le défende, ce n’est pas notre objectif premier ». Le rôle d’intermédiaire est évoqué par une assistante du service succession : « Je dois gérer le stress du client, je fais l’intermédiaire entre le client et le patron […] en général ils me racontent leur vie, ils pleurent au téléphone… » Les propos du seul notaire présent, un homme un peu plus âgé, attestent pour sa part à la fois une position de surplomb et la complexité de relations aléatoires : « En rendez-vous vous savez, parfois, c’est dix minutes de droit et cinquante minutes de psychologie […] c’est surtout le premier rendez-vous qui est très dur ! […] des fois quand je vais chercher les clients dans la salle d’attente, ça me prend à la gorge, tellement on sent les gens stressés, et ils sont fermés ».
39À l’instar des autres secteurs professionnels, ces formations de « gestion du stress » se développent. Associées à la problématique du client, elles visent, souligne une notaire individuelle dans une petite commune en région, à « avoir des notions psychologiques et comportementales, parce que parfois le client, savoir comment le prendre, ou dans des rendez-vous difficiles, comment temporiser les colères de chacun, quand vous avez des divorces, aussi, il faut savoir comment faire redescendre, aplanir les choses, c’est un peu un rôle de médiateur et c’est pareil, on n’a pas tous ces capacités. » Ces formations à la « gestion du stress » sont ainsi assimilées par certains notaires employeurs à de l’apprentissage d’une « culture client » car, souligne une notaire associée :
« Il faut bien réussir à comprendre que, oui, on se fait engueuler, mais en fait […] c’est l’expression d’un stress qu’il faut qu’on apprenne à gérer par la confiance. […] j’ai senti que notre personnel en avait vraiment besoin. […] on a fait la culture client parce qu’on en a tous besoin. […] Il m’arrivait d’entrer dans un bureau ou de passer dans le couloir et d’entendre que c’était vraiment de la prise en charge d’angoisse par le collaborateur qui parlait et puis, on sent "il faut que je le rappelle, celui-là, oui, il m’emmerde, je verrai ça plus tard !" »
40Une ancienne notaire assistante reconvertie au coaching, insiste sur cette compétence. À l’instar des coachs décrits par Scarlett Salman (2015), son objectif vise à aider à voir « comment on met du lien entre les individus » et à « s’adapte[r] à [l’] évolution » du comportement des clients appréhendé comme un véritable défi voire générateur de discours désenchantés.
41La relation au client suscite des situations de « stress » et des discours souvent critiques tant des notaires que des employés. La mauvaise foi de clients ou leur inconscience, leur égoïsme voire leur âpreté au gain, leur volonté d’aller vite source d’agressivité, sont souvent évoqués dans le cadre de discours désenchantés, à l’instar de ces propos d’un notaire ayant repris l’étude de son père dans une petite commune : « Ça devient insupportable. […] c’est d’une exigence, d’une agressivité... » Un notaire individuel sexagénaire en fin de carrière exerçant dans une petite commune indique : « Les clients me pesaient à la fin. Je les recevais, mais… Et là, aujourd’hui, j’essaie, dans mon activité, d’en voir le moins possible. […] il y a une certaine mauvaise foi, il y a une âpreté de l’argent et puis, ils sont menteurs, ils ne nous disent pas tout, notamment dans les successions. »
42Des « mesquineries » récurrentes au sein des fratries sont parfois soulignées par des professionnels confrontés à une forme de savoir coupable sur des réalités humaines perçues comme sordides et habituellement cachées. Une notaire exerçant depuis près de trente ans dans une prospère cité viticole, évoque par exemple des clivages générationnels parmi des clients appartenant à un milieu agricole dont elle est elle-même issue :
« Les viticulteurs ont toujours été des paysans riches. […] Mais, on arrive avec la génération des jeunes […] Qui sont désagréables […] qui sont en cours d’installation, en reprise de société familiale. […] qui veulent tout, c’est tout pour eux, tant pis, les parents, ils n’ont qu’à dégager. […] J’ai des discours comme ça, il faut ramer pour essayer de les faire évoluer et j’ai de plus en plus de difficultés. »
- 14 À l’instar d’autres officiers ministériels ou fonctionnaires bénéficiant d’une protection juridique (...)
43Ces difficultés sont liées aussi au sentiment précité de banalisation de la fonction notariale et à une pression temporelle couramment mise en avant ; « vite, vite, vite, tout le monde est pressé », souligne un notaire dont les propos rendent compte de l’opposition précitée de deux rapports au temps, du professionnel et du profane, et de plusieurs formes d’agressivité : plaintes, agressions verbales voire physiques, coups et blessures voire meurtres d’autant plus médiatisés qu’ils demeureraient rares dans cette profession14. Ces violences sont souvent pointées par les professionnels dans le cadre d’un registre moral, comme des comportements liés au consumérisme. Une notaire individuelle en Ile-de-France, ancienne instructrice de plaintes syndic à la chambre, souligne :
« Moi quand j’étais à X., on a été agressés plusieurs fois ! […] Un type qui considérait qu’on lui avait mal parlé, il a failli mettre une baffe à la secrétaire, on l’a obligé à sortir […] un autre, lors d’une vente d’un fonds de commerce […] il s’est précipité sur le comptoir et il a essayé de donner un coup de poing à ma comptable […] il a fallu le calmer et appeler les flics, c’est moi qui l’ai calmé […] Cela vous est arrivé plusieurs fois ? En moyenne, une fois par an ! […] C’est violent, ça peut être de la menace verbale, ça peut être des écrits […] ça peut être des gens qui vous menacent physiquement, financièrement, qui vous disent qu’ils vont vous pourrir sur internet […] Il y a de tout ; des gens qui ont beaucoup d’éducation, des gens qui n’en ont pas du tout, des petits litiges. […] Il n’y a pas de normes. […] et ce n’est pas homme-femme ; ils sont tous aussi véhéments les uns que les autres. […] Dès que ça ne leur va pas, ils paient. […] Et ça va jusqu’aux insultes et, parfois même, aux coups ! »
- 15 Si la mise en cause de responsabilité est systématiquement évoquée comme une menace, les contentieu (...)
44L’agressivité s’exprimerait également par des plaintes à l’encontre de notaires adressées aux chambres et des assignations15 dont la systématicité s’expliquerait par une méconnaissance des clients et une tendance à leur déresponsabilisation renforcée par l’existence d’assurances et d’une caisse de garantie, dans un contexte de « judiciarisation », d’une société où « il faut trouver le coupable »... Ces plaintes sont sans doute également révélatrices d’une relation entre professionnel et profane qui, entre discours de proximité et mise à distance, est source de frustrations potentielles auxquelles doivent particulièrement faire face les collaborateurs salariés.
- 16 Tels les restructurations en cours liées à la réforme de la profession renforçant les logiques conc (...)
45Ces travailleurs juridiques, qui sont majoritairement des femmes diplômées du supérieur, voire pour une partie croissante, titulaires du diplôme de notaire (Delmas, 2019b), exécutent un grand nombre de tâches identiques ou proches de celles que les notaires ont ou avaient l’habitude de réaliser (recherche juridique, rédaction d’acte…) tout en assurant un « travail émotionnel » (Hochschild, 1983) pour les clients, largement mis en avant à la fois comme source de gratification et cause d’un mal être qu’il conviendrait de panser en développant une « culture client » mâtinée de capacité de mise à distance et de compétences relationnelles. Ces « risques psychosociaux » souvent évoqués attestent l’ambivalence ici d’une relation de service du droit asymétrique. Le notaire-employeur, « impartial » et autonome, délègue ce qui fonde la « relation de service » (proximité, prise en charge de l’usager-client …) à des employés qui chargent cette relation de tous les maux d’un travail, pourtant sans doute explicables également par d’autres facteurs, notamment organisationnels16. Ces derniers peuvent déstabiliser le travail et une relation de service tendant à se muer, dans ce secteur privé mais monopolistique, en relations de clientèle, et ce à l’instar d’évolutions perceptibles dans les services publics « via une intensification de la gestion par la performance et des réformes censées placer le client, et non plus l’usager, au centre de l’activité des agents. » (Cadet, Malhaoui, 2014, 133).