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Recensions et notes de lecture

Thomas Périlleux, Le travail à vif Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ?

Frédéric Blondel
Référence(s) :

Thomas Périlleux, Le travail à vif Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ?, Paris, Érès, 2023, 280 p.

Texte intégral

1Dans Le travail à vif, Thomas Périlleux poursuit deux objectifs. Le premier consiste en un témoignage éclairé sur la pluralité des répercussions sociopsychiques qu’engendrent les mutations rapides et continues de l’organisation du travail. Le second vise l’explicitation de la démarche d’accompagnement qu’il met en œuvre en tant que sociologue clinicien à la clinique du travail de Liège, avec les patients atteints de souffrances professionnelles.

2Dès l’introduction, il explicite la posture de sociologue clinicien d’inspiration psychanalytique qu’il adopte dans ses consultations, et justifie son orientation démocratique dans l’accompagnement. Selon lui, c’est le travail de co-construction (co-élaboration) avec les patients qui donne sa validité au diagnostic de leur situation de souffrance professionnelle et rend légitime les choix opérés pour s’en dégager. Ce livre s’adresse ainsi aux personnes intéressées, d’une part, par le décryptage des relations existantes entre des atteintes à l’intégrité psychique (et physique) et l’état des conditions de travail, et d’autre part, par la « cuisine » du travail de soin en train de se faire (la clinique de la co-construction) comme le rappelle Dominique Lhuilier dans la préface. Le choix d’une clinique de la co-construction éclaire immédiatement le lecteur sur ses visées psycho-sociopolitiques et éthiques. Thomas Périlleux se revendique d’une clinique engagée, c’est à dire d’une clinique qui articule l’écoute thérapeutique à un travail de déconstruction critique des effets des transformations organisationnelles. Les conséquences d’une telle position sont perceptibles dans les voies de dégagement co-construites avec les patients suivis : le retour au travail se trouve problématisé sous l’angle des aspirations de l’individu plutôt que sous celui de l’assujettissement aux attentes de la hiérarchie au sein de l’organisation. Cette orientation théorico-éthique trouve à s’exprimer en pratique aussi grâce à l’orientation de la clinique du travail à l’intérieur de laquelle il tient ses consultations. En effet, l’offre de soin de la clinique s’adresse « à toute personne éprouvant des difficultés liées à l’environnement professionnel » (p. 17) et – c’est là son originalité –, elle se donne pour objet de « favoriser la créativité face aux situations problématiques ». Cette dernière information est cardinale pour comprendre la latitude dont dispose Thomas Périlleux dans la mise en œuvre de son projet sociothérapeutique avec ses patients.

3Pour partager avec le lecteur sa pratique, l’auteur puise, pour sa valeur heuristique, dans un corpus d’une cinquantaine de situations parmi l’ensemble des travailleurs en difficulté professionnelle qu’il a accompagnés au cours de ses quinze années de pratiques de sociologue clinicien. Le cadre de sa mission dans cette clinique du travail lui permet de n’avoir pas à dupliquer, selon lui, d’une part, une approche adaptative, telle celle souvent encouragée par certains « coachs » soucieux de « conditionner » « efficacement » et « nécessairement » à court terme leurs patients pour leur rendre supportable l’exposition à de nouvelles conditions de travail et d’autre part, une approche « compassionnelle », telle celle pratiquée par des thérapeutes en difficultés pour penser les capacités de changement de leurs patients. Se démarquant de cette éthique instrumentale, Thomas Périlleux, inspiré par des cadres théoriques pluriels et principalement ceux de la sociologie et de la psychanalyse, cherche, en se tenant au plus près de la subjectivité de ses patients, à dénouer, avec eux, certains nœuds sociaux psychiques. Dans la clinique de la subjectivité qu’il met en œuvre, l’auteur met à l’épreuve l’hypothèse selon laquelle l’état de souffrance psychique des patients qu’il accompagne proviendrait de la rencontre perçue comme disruptive entre leur éthos professionnel forgé et leur assujettissement contraint à de nouvelles conditions de travail. Ce décalage entre éthos professionnel constitué et nouveaux comportements requis vient déstabiliser frontalement ou indirectement la socialisation et l’économie psychique constituées par les travailleurs tout au long de leur vie affective, familiale, sociale, civique et professionnelle.

4Dans les trois premiers chapitres, Thomas Périlleux met au travail cette hypothèse. Dans le premier chapitre, il montre la puissance d’affectation des transformations des conditions de travail sur Roland, technicien informatique dans une banque, le conduisant à l’épuisement professionnel puis à l’effondrement psychique. Dans le second chapitre, il montre les effets psychiques délétères chez Virginie de sa mise en impuissance à faire son travail d’intervenante auprès d’enfants victimes de violence intrafamiliales. Au troisième chapitre, l’auteur s’intéresse à la honte de ne pas être à la hauteur des exigences de l’entreprise, honte qui inhibe les capacités d’actions d’Olivier, mécanicien dans une petite entreprise. Pour Thomas Périlleux, ces trois problématiques sont emblématiques de la violence psychique et symbolique que produisent, chez certains travailleurs, les exigences nouvelles du travail. Il évoque notamment le pouvoir de contrainte massif que produit l’accélération du rythme de travail sur les modes d’implication des travailleurs dans leur travail.

5Dans les chapitres suivants (4, 5, 6, 7), l’auteur procède à l’étude de problématiques éparses mais récurrentes dans nombre de ses consultations. L’auteur se fait plus sociologue quand il s’attache à démontrer que certaines souffrances désignées sous le vocable de pathologies du travail doivent être surtout questionnées comme des problématiques sociales et politiques puisqu’elles résultent de changements survenus dans le système de production et d’organisation des conditions de travail.

6Ainsi Thomas Périlleux explore dans le chapitre 4 en quoi des changements dans l’organisation peuvent être à l’origine d’injonctions contradictoires et mettre les travailleurs dans l’impossibilité de réaliser « correctement » leur travail. Au chapitre 5, il traite des effets de la banalisation d’attitudes de mépris ou d’humiliation à l’égard de certaines catégories de personnel qui engagent trop leur honneur à réaliser un travail de qualité. Il constate la montée d’un dédain à l’égard les personnes qui « prennent trop leur travail à cœur », leur recherche de qualité freinant la course aux gains de productivité. Dans le chapitre 6, l’auteur s’attache à identifier les violences sournoises, violences qui résultent des effets des non-dits, du mensonge, de la passivité, ou encore de l’attitude de personne en situation de témoin passif alors qu’elle devrait manifestement dénoncer ce qui se passe ou se battre contre une définition floue des tâches et des attributions. La violence est qualifiée de sournoise du fait de son caractère indirect, à la différence de la violence directe dont l’auteur parle dans les chapitres 4 et 5. Les comportements ou discours flous, imprécis, vagues, sont potentiellement anxiogènes puisqu’ils poussent le travailleur consciencieux à interpréter le flou pour réaliser son travail, tout en étant tenaillé par la peur de mal interpréter la consigne ou de réaliser un travail en deçà de ce qui était, en l’absence de mots ou comportements précis, imaginairement attendu. Le chapitre 7 s’intéresse aux argumentations par lesquelles certaines organisations obtiennent un silence de plomb de la part de leurs salariés, au point que certains d’entre eux évoquent, en consultation, leur sentiment de ne plus exister. L’absence de possibilité d’expression dans certaines organisations conduit certains travailleurs à devenir l’ombre d’eux-mêmes. Pour Thomas Périlleux sont en cause autant les modifications objectives des conditions de travail que la mentalité d’un management qui pousse à l’instrumentalisation ultime de son personnel.

7Dans les chapitres 8 et 9, Thomas Périlleux reprend le travail empirique exposé précédemment pour développer et préciser ce qu’apporte la co-construction à la formulation des diagnostics et dans l’élaboration des voies de dégagement. Pour l’auteur, il n’existe pas, à proprement parler, de causalité directe entre transformation des conditions de travail et souffrances professionnelles dans la mesure où les travailleurs ne souffrent pas tous mécaniquement des mêmes problématiques de travail, ou, dit autrement, les individus ne sont pas également fragilisés lors de l’avènement de nouvelles conditions de travail. Pour comprendre pourquoi les uns sont plus vulnérables ou affectés que d’autres par les changements des conditions de travail, il faut entrer dans l’univers du patient pour entendre et comprendre que le travail est un enjeu existentiel puisqu’il parvient à déclencher chez certains individus des états de souffrance telle qu’ils sont conduits à consulter. Dans ces derniers chapitres, Thomas Périlleux éclaire par une approche plus « existentialiste » ce propos déjà présent tout au long de son travail à savoir que, pour comprendre pleinement la souffrance professionnelle, il faut considérer que les travailleurs engagent la totalité de leur existence humaine dans l’activité singulière appelée travail. Il met des mots sur le fait que, bien souvent, les travailleurs souffrent de s’être engagé (corps et âme) dans une activité qui finalement les aliène plus qu’elle ne réalise sa promesse d’épanouissement. Dans cet accompagnement à la prise de conscience, Thomas Périlleux transmet l’intérêt d’une analyse sociopolitique et il voit en elle un intérêt à douter, pour certains patients, des solutions adaptatives, d’où la nécessité de s’interroger et de « réinventer », au niveau de la singularité des sujets, des cadres sociaux propices à des formes d’épanouissements qui ne soient pas uniquement référés au travail.

8Il convient d’insister enfin sur la didactique que mobilise Thomas Périlleux pour communiquer et transmettre sur sa clinique. En effet, son texte use d’une d’écriture directe, vivante, parfois littéraire et poétique, qui rend accessible ses analyses sans concéder à la rigueur de sa démonstration. De même, il a renvoyé en fin d’ouvrage les références théoriques pour éviter qu’elles inhibent l’approche qu’il veut transmettre à propos de l’instauration de la relation d’aide. C’est pourquoi, il a rassemblé, dans son épilogue, sa bibliographie dont les références sont commentées chapitre par chapitre.

9Thomas Périlleux fait ici encore œuvre de pédagogie car c’est à la fin de l’aventure qu’il éclaire, de main de maître, l’arrière-fond théorique qui sous-tend son argumentation. Par ce procédé il avive le désir de (re)lire son travail à l’aune de ses commentaires bibliographiques qui, in fine, éclairent aussi les auteurs qui ont contribué à sa formation de clinicien et inspiré sa pensée politique. Ainsi l’épilogue va à l’encontre de l’idée naïve selon laquelle un « bon » clinicien serait celui qui articule l’écoute flottante à son intuition, comme si la clinique relevait plus de l’art inspiré que de la compétence acquise auprès de compagnons cliniciens expérimentés. Il faut parier que la prise en compte de l’épilogue enrichira le lecteur dans son appropriation de la notion de clinique critique qui finalement résume la posture sociothérapeutique de l’auteur. Celle-ci, loin de l’improvisation, se construit sur des savoirs théoriques et politiquement constitués, eux-mêmes alimentés à la fois par le travail en équipe pluridisciplinaire et les rencontres avec les patients en souffrance. Et si l’on ose dire, à la suite de Foucault (Naissance de la clinique), que Thomas Périlleux est un clinicien dont le regard voit droit, c’est justement parce qu’il pratique, avec finesse et justesse, une épistémologie de la co-construction où les savoirs acquis, bien qu’arrimés en théorie, sont toujours mis à l’épreuve de la rencontre entre deux sujets sur le terrain de la consultation.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Frédéric Blondel, « Thomas Périlleux, Le travail à vif Souffrances professionnelles, consulter pour quoi ? »La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/18460 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kx4

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Auteur

Frédéric Blondel

Université Paris Cité, Laboratoire de Changement Social et Politique (LCSP).

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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