Aris Martinelli, Le capital et le travail dans les chaînes mondiales de valeur. Stratégies de profit et de conditions de travail dans l’industrie suisse des machines
Aris Martinelli, Le capital et le travail dans les chaînes mondiales de valeur. Stratégies de profit et de conditions de travail dans l’industrie suisse des machines, Éditions Alphil, Presses universitaires suisses, 2023, 415 pages.
Texte intégral
- 1 Cité par l’auteur.
1Dans cet ouvrage, issu d’un travail doctoral, Aris Martinelli étudie la manière dont se nouent les rapports capital-travail au sein des chaînes mondiales de valeur (CMV). Ces processus productifs sont pilotés par une entreprise leader du Nord qui organise « la fragmentation du processus de production à l’échelle internationale » (p. 19) entre entreprises subordonnées, qu’elles appartiennent à un pays du Nord ou du Sud, qu’elles soient filiales ou fournisseurs, ou bien enfin qu’elles soient sous-traitantes juridiquement indépendants. Apparues à la fin du xviie siècle (Hopkins & Wallerstein, 19861), les CMV deviennent prédominantes à la faveur du développement du capitalisme néo-libéral, représentant au niveau mondial « plus d’un tiers du commerce » (p. 21) et « un cinquième de l’emploi » (p. 22).
2Initialement étudiées dans la perspective du concept de « système-monde » et des rapports de domination entre pays du centre et de la périphérie (Hopkins & Wallerstein, 1977), les CMV vont donner lieu, à partir des années 2000, à des études managériales et normatives, centrées sur l’augmentation de la valeur qu’elles sont censées apporter. Ces chaînes de production, organisées à l’échelle internationale, donnent lieu à des interprétations opposées : pour les uns, elles incarnent un modèle de développement, assurant la montée en compétences industrielles et l’augmentation de la performance financière, aussi bien pour les entreprises leaders que pour les subordonnées, du Nord comme du Sud ; pour les autres, ce sont des facteurs accentuant la dégradation des conditions d’emploi et de travail, notamment dans les pays du Sud. Cette étude propose ainsi une analyse globale, articulant les modalités de performances industrielles, économiques et financières pour l’ensemble de la chaîne, avec les conséquences sociales, notamment dans les pays du Nord.
3La question de recherche initiale : « Les stratégies d’insertion des entreprises des pays du Nord conduisent-elles (ou non) à des stratégies de profit viables, favorisent-elles (ou non) le développement des firmes subordonnées et débouchent-elles (ou non) sur une amélioration des conditions d’emploi et de travail dans les firmes concernées ? » (p. 24) se précise par la suite en ces termes : Quelles sont « les nouvelles stratégies de profit ainsi que les nouvelles formes de contrôles et d’exploitation du travail mis en œuvre » (p. 27) dans le cadre des CMV ? Pour y répondre, l’auteur s’appuie sur l’étude qualitative de deux cas d’entreprises suisses, dont le pays et le secteur, celui des Machines, Équipements électriques et des Métaux (MEM), sont emblématiques en termes d’insertion dans les CMV.
4Cet ouvrage est structuré en trois parties. La première partie, théorique et méthodologique, décrit en deux chapitres le fonctionnement des chaînes mondiales de valeur (CMV) et la place prise, en leur sein, par la question du travail. L’auteur explique ensuite le choix des deux cas d’entreprises retenues. Les deuxième et troisième parties, composées chacune de trois chapitres, sont centrées sur l’étude longitudinale de chacun des cas : celui de la multinationale G Company, elle-même filiale d’une multinationale suisse, spécialisée dans les machines-outils, qui exerce le rôle de firme leader d’une CMV et celui d’une entreprise subordonnée, l’entreprise T Company, PME familiale internationalisée, fournisseur de premier rang dans une CMV de wagons.
5La revue de littérature, présentée dans la première partie, décrit les objectifs et le fonctionnement hiérarchisé des chaînes de valeur. La spécialisation prônée conduit à un recentrage des entreprises leaders et/ou des fournisseurs de premier rang sur les activités amont et aval de la chaîne de valeur : la R&D, la commercialisation, la logistique et le service après-vente. Cette spécialisation permet le développement d’actifs intangibles, comme la marque, les logiciels, les licences de production, etc. Ces activités, qui concentrent la valeur ajoutée, assurent l’homogénéisation et le contrôle des processus opérationnels – standards de qualité, de coût, etc. – et permettent aux entreprises leaders d’établir des monopoles intellectuels, juridiquement défendus par des droits de propriété et sources de « super-profits ».
6Les autres entreprises, centrées sur le processus productif, sont censées également accroître la valeur créée (upgrading) en augmentant leurs compétences industrielles, grâce aux échanges opérés avec les entreprises leaders : réorganisation de la production, apport technologique, développement de nouvelles activités, etc. Le contrôle d’un « nœud » particulier de la chaîne est censé pouvoir leur permettre, par ailleurs, de dupliquer, à leur niveau, le modèle d’ensemble.
- 2 L’auteur s’appuie, notamment lors de l’étude de ces cas, sur la typologie de Gereffi, Humphrey et S (...)
7Au-delà des mécanismes de coordination, il s’agit, pour les entreprises leaders, d’établir des catégories de gouvernance, plus ou moins verrouillées2, permettant de contrôler et de capter une part importante de la valeur créée au sein des CMV. Cette création/appropriation/captation s’appuie également sur des supports institutionnels, notamment étatiques, selon les pays d’implantation des entreprises de la CMV, au niveau international, national et régional : apports de ressources – logistiques, de formation – ; régulation des marchés – notamment celui du travail – ; mise en place de normes ; etc. L’analyse, réalisée dans les deux parties suivantes, est ainsi structurée sur la base des quatre dimensions des CMV : « l’espace technico-productif », « l’espace intangible », « l’espace de gouvernance » et « l’espace de valorisation ».
- 3 Cité par l’auteur.
- 4 Idem.
8Concernant le travail, l’auteur distingue des approches opposées dans la littérature. Pour une partie des économistes, le travail se caractérise par son invisibilité – éventuellement sa réduction à un facteur de production – ou sa réincorporation au cœur des CMV, de manière abstraite et top-down pour le courant Global Production Networks (Henderson & al., 20023). D’autres auteurs en tiennent au contraire compte et de manière approfondie, comme certains tenants de la théorie du procès de travail (Bouquin, 2022). Ces derniers s’intéressent aux modalités de contrôle du travail et aux actions entreprises, essentiellement dans les pays du Sud, par les travailleurs pour améliorer leurs conditions (Smith, 20064).
9En termes de méthodologie, les deux cas retenus sont issus d’une branche ancienne et très dynamique en Suisse, le secteur des machines, équipements électriques et des métaux (MEM), qui se caractérise par une croissance intensive puis extensive du capital et par un compromis « positif » entre capital et travail, « la démobilisation des travailleurs s’effectuant en contrepartie de l’amélioration de leur condition » (p. 102). Les crises de 1990 puis de 2008 vont cependant affecter ce compromis, ralentir cette croissance et conduire les entreprises de ce secteur à s’inscrire massivement dans les CMV. L’étude qualitative s’appuie sur une soixantaine d’entretiens semi-directifs, informatifs et biographiques, en français et en italien, auprès de membres de la direction, de cadres, d’employés et ouvriers, de fournisseurs et de représentants des syndicats ouvriers et patronaux, ainsi que sur une analyse documentaire. Les deux études de cas sont présentées de manière similaire, autour de l’analyse : a) de la structuration opérationnelle mise en place et des « upgrading » opérés ; b) des stratégies de captation de valeur et des relations inter-firmes mises en œuvre ; c) puis du rôle et des conséquences sur le travail au sein de ces CMV créées.
10L’étude des rapports capital-travail au sein de G Company constitue la deuxième partie de l’ouvrage. Firme régionale, devenue filiale du groupe Béta dans les années 1980, G Company produit des machines-outils de première génération. À la suite à la crise de 2008, sur décision du groupe et à la suite de restructurations massives, G Company transfère son activité d’assemblage à une autre filiale et ancien concurrent, GT Company, dans le cadre d’une stratégie de réduction des coûts d’approvisionnement et de production, GT Company se caractérisant, en effet, par la présence massive de travailleurs frontaliers, l’absence de culture de lutte et précarité sur le marché du travail régional.
11En parallèle, G Company s’investit « en mode commando » (p. 152) dans la production sous forme de CMV, de machines « spéciales ». Concernant la production des quatre premières gammes, G Company assure la planification des achats auprès des huit fournisseurs – allemands, italiens, japonais, français, ainsi qu’auprès de la start-up Sisma pour certains composants stratégiques –. Elle conçoit et fabrique le software et délocalise la production et l’assemblage auprès d’un fournisseur taïwanais, disposant de larges moyens de production et d’une main-d’œuvre philippine exploitée et auprès duquel s’opère le transfert nécessaire de technologie. Une organisation similaire est établie pour la cinquième gamme, dont Sisma assure la mise au point finale et à qui incombe la responsabilité de l’installation chez les clients.
12L’auteur montre comment s’opère le contrôle de la conception, de la planification, de la production et de l’assemblage, la mise en place d’une gouvernance captive et les tensions entre entreprises qui en découlent tout en documentant, sur la base d’entretiens, les marges financières dégagées par chacun des acteurs. Pour ce qui concerne le travail, la montée en compétences pour les cadres au sein de l’entreprise leader (G Company) et pour l’ensemble du personnel chez Sisma, associée à une augmentation de l’intérêt pour le travail, favorise une augmentation de son intensité et un engagement horaire de plus en plus important, et ce, parfois gratuitement. Se développe par ailleurs une précarisation subjective concernant leur poste et leur emploi, initiée par les multiples restructurations et la pression développée.
13Dans la troisième partie, l’auteur étudie la trajectoire d’intégration de T Company, ancienne entreprise de forge, dans deux CMV, celle des wagons et celles des turbines. Concernant les wagons, l’ouverture de l’espace européen ferroviaire à la concurrence va modifier considérablement les conditions de valorisations des CMV existantes qui structuraient les relations entre opérateurs et fabricants. D’une stratégie d’intégration verticale en vigueur jusqu’à la fin des années 1990, les opérateurs passent à une stratégie d’externalisation et de contrôle horizontal, se limitant aux tâches de supervision. Les producteurs, comme T Company, acquièrent un pouvoir de marché dans un contexte d’augmentation de la concurrence et endossent le contrôle direct de la conception, de la production et de toute la chaîne d’approvisionnement. Dans ce contexte, T Company décide de sous-traiter la production des wagons de grande série à un sous-traitant d’Europe de l’Est, bénéficiant du différentiel de coût de la main-d’œuvre, dans un cadre de gouvernance initialement coopérative puis beaucoup plus captive. L’entreprise se concentre sur la production de wagons « spéciaux » à plus forte valeur ajoutée, et se spécialise dans la gestion de projet, l’apport d’expertise et la vente de licence, dégageant des marges beaucoup plus élevées. Concernant les turbines, si la fabrication des turbines requiert un travail beaucoup plus qualifié, l’acquisition du client initial (Alsthom) par Général Electric s’accompagne d’une gestion plus captive, d’une mise en concurrence avec l’une des filiales des pays de l’Est du donneur d’ordre et de réductions de prix récurrentes sans garantie du volume de commandes. Dans les deux cas si les salariés témoignent d’une augmentation de l’intérêt des tâches, la fragilisation des équipes par les multiples restructurations permet de réduire la masse salariale par le recours au chômage technique, à l’orchestration du départ des salariés plus âgés, et à l’emploi d’une main-d’œuvre frontalière. L’intensification du travail, liée à la polyvalence, s’articule à la recherche de productivité. « Dans cette firme leader, le management demeure le seul vrai gagnant des restructurations » (p. 331).
14L’auteur conclut sur les effets de l’intégration dans les chaînes de valeur, profitant surtout aux firmes leader qui opèrent une captation de la valeur en se centrant sur le contrôle de composants clés et de ressources intangibles, le maintien d’une production physique externalisée et la dégradation des conditions d’emploi. Le contrôle des entreprises subordonnées varie en termes de composantes et d’intensité, susceptible d’évoluer d’une gouvernance plutôt relationnelle à une gouvernance plus captive. Si les CMV possèdent des zones de vulnérabilité, notamment en termes de blocage aisé de l’ensemble du processus productif, l’atonie des forces syndicales, du fait notamment des restructurations passées, l’intériorisation des conflits capital-travail et la généralisation d’un sentiment de peur au travail (du travail mal fait, de la tâche, de l’avenir) ne permettent pas d’initier des actions collectives et assurent le consentement des salariés des entreprises subordonnées.
15Cet ouvrage offre une analyse originale et structurée, dépassant les frontières disciplinaires en articulant l’économie industrielle et la sociologie du travail. L’analyse très fine, à laquelle cette recension ne rend pas forcément justice, permet de comprendre comment ces chaînes mondiales de valeur se modèlent selon leur environnement économique et social, et prennent appui sur les différentes institutions, en s’ancrant notamment dans le local et en instrumentalisant les aides (subventions, allègements de charges sociales et fiscales) à disposition. En pénétrant au cœur des relations entre les firmes impliquées, l’auteur décortique leur fonctionnement, dissèque la division du travail qui est ainsi opérée et pointe les responsabilités inhérentes aux différentes catégories d’acteurs. Il rend également plus explicites les conséquences organisationnelles internes. En étudiant les effets sur l’emploi, les statuts, les relations professionnelles, Martinelli montre comment les travailleurs au cœur de ce type de chaîne, absorbent la pression et apportent la plasticité requise, au prix de la dégradation de leurs conditions de travail et de l’allongement de leur temps de travail.
- 5 Le très intéressant graphique (p. 162) interpelle en effet (et notamment) sur la capacité du groupe (...)
16La richesse de l’analyse suscite en retour des pistes d’approfondissement possibles : Comment sont élaborées les qualifications et les rémunérations ? Comment évoluent-elles ? Analyser encore plus précisément comment la valeur est-elle captée – l’auteur en donne un premier aperçu en s’appuyant sur les différentiels de rémunération ou sur les états financiers5 – ; Comprendre de façon plus précise la manière dont l’État et les institutions publiques sont mises au service du développement de ces CMV. Le recours à la sociologie de la gestion permettrait ainsi, via l’étude des dispositifs – comptables et financiers, juridiques, fiscaux, RH, etc. – d’articuler la captation de la valeur avec la mise sous tension du travail et la mise au service des institutions. Ce qui permettrait de documenter de façon plus complète la critique du néolibéralisme. La question de l’analyse des points de vulnérabilités des CMV, esquissée à la fin de l’ouvrage, en tant que leviers de rapports de force face à la nécessité de leur régulation, serait également très intéressante à approfondir
Bibliographie
17Bouquin Stephen (2022), « Qu’est-ce que la “théorie du process de travail” ? Une brève présentation », Les mondes du travail, « Au fil de l’eau ». URL : https://lesmondesdutravail.net/quest-ce-que-la-theorie-process-travail/
18Gereffi Gary, Humphrey John & Sturgeon Timothy (2005), « The Governance of global Value Chains », Review of International Political Economy, no 12, vol. 1, 78-104.
19Henderson Jeffrey, Dickens Peter, Hess Henri, Coe Neil & Young Henri Wai-Chung (2002), « Global Production Networks and the Analysis of Economic Development », Review of International Political Economy, no 9, vol. 3, 436-464.
20Hopkins Terence & Wallerstein Immanuel (1977), « Patterns of the development of the world-system », Review, nO 1, vol. 2, 11-45.
21Hopkins Terence & Wallerstein Immanuel (1986), « Commodity Chains in the World Economy Prior to 1800 », Review, no 2, vol. 1, 157-170.
22Smith Chris (2006), « The Double Indeterminacy of Labour Power: Labour Effort and Labour Mobility », Work, Employment and Society, no 20, vol. 2, 389-402.
23Isabelle Chambost
24Aix Marseille Université, Lest
Notes
1 Cité par l’auteur.
2 L’auteur s’appuie, notamment lors de l’étude de ces cas, sur la typologie de Gereffi, Humphrey et Sturgeon (2005) qui distingue, selon le degré de latitude laissée aux sous-traitants, la gouvernance : de marché ; modulaire ; relationnelle ; captive ; et hiérarchique.
3 Cité par l’auteur.
4 Idem.
5 Le très intéressant graphique (p. 162) interpelle en effet (et notamment) sur la capacité du groupe Béta à verser, à partir de 2010, des dividendes régulièrement supérieurs aux résultats économiques dégagés.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Isabelle Chambost, « Aris Martinelli, Le capital et le travail dans les chaînes mondiales de valeur. Stratégies de profit et de conditions de travail dans l’industrie suisse des machines », La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 18 mai 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/18450 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kx5
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page