Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·e·s et élèves de lycée professionnel
Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·e·s et élèves de lycée professionnel, Paris, La Dispute, 2022, 280 p.
Texte intégral
1Prisca Kergoat enrichit une littérature (Schwartz, 1998) qui rend visible combien les classes populaires, dans leur rapport aux classes dominantes, mélangent des processus d’acculturation et de résistance. Pour analyser cette hybridation, l’auteure recourt à la sociologie féministe matérialiste qui conteste l’idée que les dominé·e·s consentent à leur domination (Mathieu, 1985) et théorise les pratiques sociales en termes de consubstantialité des rapports de sexe-classe-race (Kergoat, 2012). Les pratiques d’indocilité des jeunesses populaires constituent ainsi l’objet central de l’ouvrage, à partir de deux fractions vouées à un métier dit d’exécution : les apprenti·e·s se formant en priorité en entreprise en alternant avec le CFA ; les élèves se formant en priorité en lycée professionnel (LP) en alternant avec des stages en entreprise. Pour saisir ces pratiques, P. Kergoat propose deux pas de côté. Le premier investigue le sentiment d’injustice qui « transforme les épreuves individuelles en destin collectif, ouvre la voie à une connaissance pratique des rapports sociaux » (p. 124). Le second traite du « continuum entre l’école et l’entreprise » (p. 240), en raisonnant en termes de sas de sélection, afin de « mener une lecture processuelle » de la « fabrication de l’indocilité » (p. 26).
2L’introduction pose les enjeux. Il s’agit de sortir de l’ombre une jeunesse disqualifiée sans abonder l’« image d’Épinal péjorative » (p. 14) propagée aussi par la sociologie, lorsqu’elle la traite comme un groupe sans capacité d’agir sous l’effet de la domination subie. Distingué de celui de « résistance », le concept d’« indocilité » apparaît alors heuristique pour désigner « l’insoumission », moins politique et peu organisée, plus individuelle que collective, matérialisée via le corps ou symbolisée via la pensée, de celui ou de celle qui recourt à « la ruse », au jeu, pour faire face à « la pesanteur des rapports de domination » (p. 18). La démarche méthodologique, détaillée dans une annexe, cherche ainsi à traquer « la version cachée des faits » (Scott, 2008) et deux enquêtes collectives dirigées par P. Kergoat – entre 2013 et 2018 en Occitanie, Île de France, PACA et Hauts-de-France – forment l’ossature du matériau : l’une sur les conditions de vie et d’études des jeunesses en LP (EGALYCE), l’autre sur la mesure des discriminations à l’entrée de l’apprentissage (MADAA). Ces enquêtes ont permis de récolter 3 000 questionnaires, complétés par 43 « entretiens ethnographiques » (p. 26) organisés en priorité « selon la méthode du récit de vie » (p. 263), auprès d’élèves différencié·e·s selon des parcours de formation genrés.
3Les trois chapitres de la première partie de l’ouvrage visent « l’avènement d’une pensée indocile » (p. 29). Le premier Trouver sa place plante le décor des déterminismes structurels par lesquels l’orientation scolaire et professionnelle a pour effets et fonction d’ajuster les places à la division sociale et sexuelle du travail, tout en suscitant un sentiment d’injustice, notamment face aux verdicts scolaires. La sociographie des élèves de la voie professionnelle révèle « l’indissociabilité de leur origine populaire d’une part, et de leurs difficultés scolaires, d’autre part » (p. 32-33), à laquelle se combinent une surreprésentation des élèves ayant un passé migratoire, une sous-représentation des filles et un rajeunissement qui accroît la précocité du « choix ». De plus, le recrutement social et scolaire des apprenti·e·s apparaît plus favorisé que par le passé et qu’en lycée professionnel, venant attester d’une « inversion » (p. 38) de la hiérarchie apprentissage/école.
4Le chapitre Trouver une place axe la focale sur les ressorts et obstacles de la recherche d’une place en apprentissage. La sélection des « gagnant·e·s » (70 %) et des « perdant·e·s » (30 %) est socialement organisée, au détriment des plus jeunes, des filles et des plus perdant·e·s, issu·e·s des fractions les plus paupérisées. Paradoxalement, le fait d’avoir rapidement trouvé une place et peu cherché révèle un accès facilité à l’apprentissage car, là aussi, la « proximité d’habitus » (p. 68) joue, au bénéfice des enfants de professions indépendantes qui cumulent, grâce à l’histoire familiale, les bonnes dispositions et un « capital d’autochtonie » (p. 64). P. Kergoat souligne également que les jeunes « taisent les discriminations, mais disent l’injustice » (p. 57) pour décrire les pratiques de sélection, en dénonçant le rôle de la tenue, i. e. de la présentation de soi – classée et genrée – lors de la prise de contact avec l’employeur. Par ailleurs, le sentiment d’injustice des filles vise aussi la division sexuelle du travail qui s’impose, soit à travers leur évincement du dispositif pour celles qui « transgressent les frontières du genre » (p. 77), soit en raison de leur mise en concurrence engendrée par leur concentration dans peu de formations. Finalement, aucun critère discriminatoire ne fonctionne seul et les employeurs s’appuient plutôt sur « un faisceau d’indices » (p. 90) qui rend l’administration de la preuve quasi impossible.
5Le chapitre Faire sa place décrit l’entrée en formation professionnelle, en privilégiant le cas des élèves de LP. Dans un premier temps, l’établissement et ses conditions matérielles créent « un fort sentiment d’abandon » (p. 98) tandis que, au travail, le sentiment d’injustice est porté à son paroxysme. Traité·e comme un·e enfant, via « les sobriquets » humiliants, l’apprenti·e subit un « rite initiatique, marqué par une violence psychologique et physique non négligeable » (p. 111). La rupture des contrats est alors un moyen de ne pas céder à la domination. Dans un second temps, grâce aussi à la rencontre avec les enseignant·e·s de LP et leur travail relationnel distinctif, un « nous » se construit au sein de l’établissement.
6Les deux chapitres de la seconde partie visent « l’indocilité mise en pratique » (p. 125) en focalisant sur l’expérience déployée en situation de formation, à l’école et au travail. P. Kergoat met en évidence une double dimension – transversale et clivée – des pratiques indociles. En effet, le chapitre Controverse, construction et déconstruction de leur condition démontre que les pensées indociles partagées sont mises en pratique selon des modalités variables, tandis que le chapitre Quels héritages culturels ? relie les formes d’indocilité au rapport entretenu à la culture ouvrière et aux cultures populaires.
7D’abord, P. Kergoat repère des « expériences transversales aux deux sexes » (p. 128). En insistant sur les rapports de génération, elle avance qu’élèves de LP et apprenti·e·s cherchent à « défendre une position autonome, celle de jeunes parmi les jeunes » (p. 182) qu’on cherche à priver de leur jeunesse en les obligeant à devoir grandir plus vite que les autres. Le fait que les récits dénoncent le vol de cette jeunesse par les adultes invite à prendre au sérieux l’hypothèse d’un « rapport de domination spécifique » (p. 195) articulé aux autres rapports de pouvoir. P. Kergoat montre alors – à partir de cinq idéaux-types – que : 1. les expériences sont genrées mais des variations sont repérables en leur sein ; 2. les pratiques et visions du monde genrées « participent en même temps d’une discontinuité et d’une continuité d’expérience avec [...] une culture ouvrière et populaire » (p. 126).
8Après avoir présenté « Le passager clandestin », ce garçon d’origine plus favorisée qui refuse le monde ouvrier, elle détaille comment les « Immobiles et indémontables » – des garçons formés aux métiers du bâtiment, racisés et issus des fractions paupérisées des classes populaires – portent une condition ouvrière construite, sous l’effet du racisme, en décalage avec la figure prolétaire des « ouvriers français » des Trente Glorieuses. Davantage désaffiliés que prolétaires selon P. Kergoat, dénonçant « la domination des “Blancs” » plutôt que « l’exploitation patronale » (p. 136), « la virilité revendiquée » de ces garçons est « une autre façon de pratiquer le populaire » (p. 143) issue de la « culture de rue » et qui affiche « la mise en scène d’un corps indocile » (p. 177). À l’opposé, « Sur un air de culture ouvrière » concerne les garçons apprentis en mécanique automobile et issus de la fraction stable des classes populaires. S’appuyant sur les rapports de classe, ils incarnent ceux qui « pratiquent et s’approprient une culture ouvrière, qui s’acculturent au monde du travail et à la culture de l’atelier » (p. 207). Le savoir-faire des mécaniciens s’apparente alors à un passeport social révélant que « la culture ouvrière […] devient une forme de capital qui, au même titre que le capital d’autochtonie, octroie du pouvoir et des ressources symboliques » (p. 210).
9En décrivant les complexes de pratiques des filles, l’ouvrage déconstruit plus avant l’homogénéité supposée des classes populaires. En effet, « Jongler avec différents répertoires culturels » concerne les coiffeuses et esthéticiennes. Pour dire les injonctions, ces filles évoquent « le rapport au corps » fait d’un « apprentissage à la transformation de soi » (p. 154) et de qualités individuelles prescrites qui révèlent qu’elles doivent s’affranchir de la corporéité populaire en usage au bénéfice d’« un autre modèle de féminité, celui des classes intermédiaires occidentales » (p. 160). Enfin, « Travailler sans renoncer à son statut d’enfant et d’adolescente » concerne les filles de LP issues de la fraction paupérisée des classes populaires, formées au care, et qui valorisent leur métier sur un mode vocationnel. Certes, « elles endossent au travail le modèle de la femme dévouée, autonome et responsable » (p. 235), mais elles dénoncent le vol de leur jeunesse lié notamment à un travail éprouvant qui use le corps. Selon P. Kergoat, pour toutes les filles, l’école est alors le lieu privilégié des pratiques indociles qui témoignent aussi de « formes de solidarité » ou du maintien d’une « ambiance populaire et juvénile » (p. 235) face aux injonctions adultes, à une orientation précoce, au sale boulot.
10La seconde partie contient enfin une analyse originale visant le constat que les filles ne cessent de « composer avec différents répertoires culturels » (p. 213), scolaires et professionnels, juvéniles et populaires. L’occultation du caractère technique du métier au bénéfice de sa dimension relationnelle et l’acculturation plus forte des filles à la culture dominante tiendraient à une spécificité du travail des femmes des classes populaires employées dans les services. En effet, selon P. Kergoat, « une autre culture populaire [...] peut se lire à travers l’archétype du service domestique, de l’expérience de la domesticité dont le travail de care serait une sorte de prolongement » (p. 219).
11Finalement, s’il y a transmission des héritages culturels, cet enracinement n’est pas homogène en termes de sexe-classe-race si bien que chaque fraction des jeunes conteste la domination en s’appuyant soit sur les clivages de l’histoire ouvrière et un seul rapport social (classe vs race côté garçons), soit sur les cultures populaires et un ou deux rapports sociaux (sexe-classe vs génération côté filles).
12En combinant inventivité méthodologique et richesse théorique, le travail de P. Kergoat est empli de qualités, tant il est érudit sur les jeunesses en formation professionnelle, convaincant sur le caractère genré et classé des héritages culturels, déstabilisant pour les prénotions de la docilité des jeunesses populaires. L’écriture est fluide et les extraits d’entretien donnent à entendre – avec bonheur pour les adeptes d’une sociologie réaliste – la voix de ces jeunesses en double format (domination vs indocilité). Les répétitions sont bienvenues quand les typologies se succèdent, même si l’exercice est moins réussi dans la seconde partie. Par ailleurs, la rigueur méthodologique embrasse un effort de réflexivité sans tomber dans l’autoanalyse artificielle, lorsqu’on lit les surprises de l’enquête face à la ségrégation raciale (p. 104) ou à Hedi qui « prend la main sur l’entretien » (p. 134).
13Cependant, on regrettera que la quasi-absence d’observations n’ait pas fait l’objet d’une réflexivité plus ethnographique. Au-delà de ces remarques plus formelles, la richesse de l’ouvrage tient à la discussion académique – politique aussi – qu’il suscitera.
14D’abord, si cette recension recourt au terme « racisé·e », P. Kergoat utilise plutôt les termes « étranger·e » ou « issu·e de l’immigration » en précisant les continents d’origine, ce qui à notre sens invisibilise le racisme institutionnel contribuant à cliver les jeunesses populaires ET immigrées. L’hésitation sémantique qui parcourt l’ouvrage comme la sociologie – lorsqu’on utilise alternativement les expressions race, avec ou sans guillemets, ou origine ethnique – révèle combien le contexte académique a du mal à « voir la race et ses effets », ce qui transparaît dans l’enquête quand elle mentionne « la difficulté à objectiver une sélection sur l’origine ethnique » (p. 124). De même, lorsque le quatrième chapitre range les « garçons des cités » dénonçant « les Blancs » dans les désaffiliés, il apparaît que l’hypothèse d’une « conscience de race », aussi structurante et historicisable que la conscience de classe ouvrière, a été délaissée au profit d’une forme de « lumpenprolétarisation » de ces garçons.
15Ensuite, le souci de P. Kergoat d’émanciper, à juste titre, les jeunesses populaires d’un soupçon de docilité indécrottable, engendre des basculements d’analyses non justifiés. Nous pensons au troisième chapitre dans lequel l’établissement LP est décrit, par les élèves aussi, comme univers stigmatisé puis protecteur. En particulier, les enseignant·e·s honni·e·s du collège sont soudain chéri·e·s au LP, ce qui minore les violences institutionnelles dont le corps enseignant est aussi le relais au sein de la formation professionnelle, pas seulement générale. En effet, les pratiques indociles – même les transgressions en cours – sont présentées comme ne relevant pas d’une « culture anti-école » tandis que les enseignant·e·s apparaissent de « bonne volonté relationnelle ». La démarche élude ainsi tout ce qui (dé)fait la communauté d’expérience des apprenti·e·s et élèves de LP face aux enseignant·e·s si l’on considère que bien des jeunes échouent ou abandonnent, sans compter les effets des rapports sociaux de sexe-classe-race entre élèves qui relativisent la consistance de cette communauté.
16Enfin, si le livre se confronte avec raison à l’hypothèse de rapports de génération structurants, il ne traite pas assez du « minorat » (Bonnardel, 2015) en tant que condition politique transversale à toutes les fractions de la jeunesse. On regrettera ainsi que les jeunes des lycées généraux soient (trop) homogénéisé·e·s et défini·e·s par « l’insouciance, le dilettantisme, le temps libre » (p. 188) alors que les phénomènes d’humiliation, de sélection, d’épuisement au travail (scolaire) les concernent aussi. La lutte contre « la domination adulte » (Mozziconnacci & al., 2023) n’est pas un enjeu des seules pratiques indociles scolaires des jeunesses populaires…
Bibliographie
17Bonnardel Yves (2015), La Domination adulte. L’oppression des mineurs, Forge-les-Bains, Myriadis.
18Kergoat Danièle (2012 [2009]), Se battre, disent-elles, Paris, La Dispute, 125-140.
19Mathieu Nicole-Claude (1985), « Quand céder n’est pas consentir… », in Mathieu Nicole, L’Arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, EHESS, 169-238.
20Mozziconacci Vanina, Rennes Juliette, Duval-Valachs Nicolas, Esclafit Marie, Revenin Régis & Batailler Claire (dir.) (2023), « Interroger la domination adulte », Mouvements, vol. 115, n° 3, 7-11.
21Scott James C. (2008), La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam.
22Schwartz Olivier (1998), La notion de « classes populaires », Habilitation à diriger des recherches, Université de Saint-Quentin en Yvelines.
23Dunezat Xavier
24CRESPPA et l’URMIS
Pour citer cet article
Référence électronique
Dunezat Xavier, « Prisca Kergoat, De l’indocilité des jeunesses populaires. Apprenti·e·s et élèves de lycée professionnel », La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/18405 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kx1
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