Thomas Coutrot & Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire
Thomas Coutrot & Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire, Seuil, coll. « La république des idées », 2022, 140 p.
Texte intégral
1Après des décennies de mise en œuvre de dispositifs de gestion, largement inspirés des dogmes néolibéraux, où la financiarisation pousse les équipes dirigeantes des entreprises privées à sous-traiter, externaliser, exiger un reporting tatillon et chronophage, comment s’étonner que les salariés soient déboussolés et, pour certains d’entre eux, démissionnent dans l’espoir de vivre mieux ailleurs ?
2Quant aux organismes et services publics, qu’ils soient d’État, des collectivités locales ou du secteur hospitalier, leurs travailleurs, statutaires ou contractuels, soumis à des vagues successives de rationalisation, manquent de plus en plus à l’appel, comme le montrent, notamment, les difficultés de recrutement à l’hôpital et dans l’Éducation nationale.
3De nombreuses études, recherches, rapports, articles pointent la désorganisation du travail et l’aggravation de la pression temporelle que vivent de nombreux employés, ouvriers et cadres, tous secteurs d’activité confondus. D’autant plus que les décisions de s’engager dans cette obsession du changement permanent échappent totalement aux individus qui y sont confrontés. Les effets cumulés de ces transformations imposées créent des environnements de travail instables, sur lesquels les différentes catégories de travailleurs ont du mal à avoir prise, qu’il s’agisse d’améliorer leurs conditions, de se protéger contre les risques professionnels, de défendre leurs droits, de conserver leur emploi ou de négocier leur salaire.
4Pour dénoncer les conséquences profondes de ces mutations, de nombreux observateurs évoquent, sans toujours la définir, la perte de sens du travail. C’est précisément pour caractériser cette notion et en montrer les fondements empiriques, que Thomas Coutrot et Coralie Perez publient Redonner du sens au travail, ouvrage d’autant plus prometteur que ses auteurs entendent proposer un projet d’émancipation politique, visant à concilier travail, démocratie et respect du vivant.
5Pour cela, ils posent, tout d’abord, en se référant à Dejours (2013) que le travail est « l’activité organisée par laquelle les humains transforment le monde naturel et social et se transforment eux-mêmes » (p. 13). Ce travail fait sens quand il est « vivant », c’est-à-dire quand il « permet le déploiement, dans l’effort pour surmonter la résistance du réel, de l’intelligence individuelle et collective, de la sensibilité et de l’attention humaines » (p. 13).
6Continuant à se référer à Christophe Dejours (1993, 41-52), les auteurs retiennent que la catégorie de sens au travail comprend trois facettes : « le sens par rapport à une finalité à atteindre dans le monde objectif ; le sens de ces activités par rapport à des valeurs dans le monde social ; le sens, enfin, par rapport à l’accomplissement de soi dans le monde subjectif » (p. 20).
7Ce qui leur permet d’identifier trois dimensions objectivables. En premier lieu, le sentiment d’utilité sociale, distinct de la reconnaissance, que la personne ressent quand elle « voit que le produit concret de son travail permet de satisfaire les besoins de ses destinataires » (p. 20). Ensuite, la fierté du travail bien fait, dont la qualité est reconnue par ceux qui connaissent le métier, dimension que les auteurs nomment la cohérence éthique. Enfin, « le travail doit transformer positivement la personne […], être l’occasion d’apprendre des choses nouvelles, mettre en œuvre ses compétences et d’accroître son expérience […], être un facteur d’émancipation » (p. 21).
- 1 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
8Ce cadre d’analyse est ensuite mobilisé pour réinterroger les données des enquêtes Conditions de travail de la Dares1 pour les années 2013, 2016 et 2019, qu’ils croisent avec des entretiens menés dans le cadre de différentes recherches.
9T. Coutrot et C. Perez mettent ainsi en évidence un résultat très général : « Les professions qui trouvent le plus de sens à leur travail présentent souvent la particularité, quel que soit leur niveau de qualification, de placer leurs occupant·es en relation avec le public ou les client·es […] même si, en moyenne, cela favorise aussi les conflits éthiques » (p. 27). Mais avant tout, le cadre d’analyse leur sert à identifier les configurations caractérisées par la perte de sens au travail, c’est-à-dire, par le sentiment d’inutilité sociale, l’existence de conflits éthiques et l’absence d’émancipation.
10Cette perte de sens est statistiquement corrélée : 1) avec le régime de changement permanent auquel les salariés sont soumis (p. 56) – réorganisations, restructurations, délocalisations, renouvellement des outils, des règles et dispositifs de gestion, etc. – ; 2) ainsi qu’avec le recours aux différentes formes de sous-traitance, externalisation, recours à l’intérim, etc. qui réduisent fortement la constitution de collectifs solidaires (p. 58) ; 3) et le pilotage à distance des individus au moyen d’objectifs chiffrés, mesurés par des batteries d’indicateurs (p. 62) et supposés incarner la responsabilisation des salariés. De plus et contrairement à certaines représentations, les ouvriers, confrontés à la perte de sens de leur travail, souffrent tout autant que les cadres (p. 42).
11Les auteurs abordent un point qui nous semble particulièrement actuel et même crucial pour les prochaines décennies : celui de la transition écologique. Plus exactement, celui de la place du travail, des travailleurs, dans l’immense effort de transformation des systèmes productifs, pour les rendre compatibles avec un développement durable (p. 65 et suivantes). Exploitant les données de l’enquête Conditions de travail de 2019, ils notent, tout d’abord, que « le conflit éthique environnemental au travail concerne plus de travailleurs qu’on aurait pu l’imaginer » (p. 65). Ceux qui sont « les plus exposés au remords écologique » (p. 66) sont les ouvriers (13 %) et les agriculteurs (11 %), ainsi que ceux qui conduisent ou réparent des véhicules, ou qui travaillent « dans les industries de process (chimie, pharmacie, métallurgie, ciment, agroalimentaire, verre) ou dans les travaux publics » (p. 66).
12Si ces catégories de producteurs disent plus souvent connaître des conflits éthiques environnementaux, est-ce lié à une prise de conscience en faveur de la préservation de l’environnement ? Ce serait, plus sûrement, parce qu’ils connaissent « une situation de travail objectivement dégradée et dégradante », en effectuant « les tâches les plus salissantes, dangereuses, polluantes » et en occupant des emplois d’intérimaire (p. 67). Ces situations sont, le plus souvent, vécues par des hommes, des jeunes et des étrangers, ainsi que « les salarié·es faiblement autonomes dans leur travail […]. [En effet], ces personnes ne peuvent empêcher que des dégradations interviennent au cours de leur activité » et ne peuvent guère compter sur le soutien de leurs collègues (p. 68).
13Après avoir identifié les sources et les formes contemporaines de la perte de sens au travail, les auteurs en soulignent les effets macrosociaux.
14L’analyse des données statistiques montre ainsi que les mauvaises conditions de travail expliquent largement les réticences à l’embauche (p. 110) et qu’un travail dénué de sens est le facteur le plus explicatif de la démission d’un salarié entre 2013 et 2016 (p. 112). Il existe, de ce point de vue, une corrélation entre perte de sens au travail et pénurie de main-d’œuvre. La soi-disant crise des vocations trouverait là une de ses causes les plus profondes et les plus négligées. Pour celles et ceux qui ne peuvent pas ou n’osent pas partir, la perte de sens du travail est associée à un accroissement des troubles psychiques et de l’absentéisme pour maladie. D’autant plus que, selon les auteurs, les syndicats peinent à prendre en charge la question du sens au travail et dès lors ne semblent guère être un recours (p. 117). Enfin, loin de rester cantonnée à la sphère du travail, de l’économie, la perte de sens au travail, surtout quand elle devient massive, a « des impacts majeurs dans la sphère politique : les salarié·es soumis à des consignes rigides ou des tâches répétitives sont plus nombreux·ses à s’abstenir aux élections ou à voter pour l’extrême droite » (p. 137).
15Les auteurs examinent ensuite les solutions envisageables pour réduire le sentiment de perte de sens au travail. Se référant à de nombreuses recherches empiriques, ils éliminent les politiques de RSE, qui n’améliorent pas le sens au travail (p. 85) et montrent la fragilité et les paradoxes des entreprises dites libérées (p. 95-104) : reposant sur la seule volonté, souvent sincère, d’un « management humaniste », elles exigent l’adhésion de tous, ne remettent pas en cause le principe de subordination et, si elles peuvent redonner du sens au travail, n’en accroissent pas moins l’intensification.
16Quant à la finance dite « responsable » (p. 85-87), les auteurs soulignent le caractère limité de son impact environnemental, d’autant plus incapable de « provoquer l’inflexion rapide et forte des émissions de CO2 », que les économies sont toujours portées « par la création perpétuelle de nouveaux besoins via l’innovation et le marketing » (p. 87).
17Thomas Coutrot et Coralie Perez se montrent tout aussi sceptiques vis-à-vis d’une « gouvernance partagée », que l’on appelait autrefois « la démocratie industrielle » (p. 89), et de nos jours codétermination ou « bicamérisme d’entreprise » (Isabelle Ferreras & al., 2020). Pour les auteurs, une répartition plus égalitaire du pouvoir au sein des entreprises entre les actionnaires, les directions et les travailleurs, comme c’est le cas en Allemagne, par exemple, « ne semble pas améliorer la soutenabilité écologique de la production, ni réduire le potentiel de conflits éthiques environnementaux » (p. 90-91). Enfin, passant en revue un ensemble « d’initiatives venues d’“en bas” » (p. 105-133) – les coopératives, classique (Scop) ou d’activité et d’emploi (CAE), l’économie des communs –, les auteurs hésitent, pèsent le pour et le contre, insistent sur leur difficile généralisation, et ne peuvent y voir une solution pertinente.
18Il faut attendre la dernière page de la conclusion (p. 139-140), pour entrevoir le type de projets alternatifs envisagé par Thomas Coutrot et Coralie Perez. Ils l’inscrivent dans la « riche tradition socialiste libertaire et pré-écologique », incarnée par Pierre-Joseph Proudhon, Paul Lafargue, Charles Fourrier, William Morris et Simone Weil. Cette tradition a été occultée par l’alignement du mouvement ouvrier en faveur du productivisme et du consumérisme. Transposé à l’époque contemporaine, l’esprit de cette tradition pourrait consister à repenser « les finalités et les modalités de la réduction du temps de travail », en faisant « reculer la subordination pour redonner du sens au travail » (p. 139). Plus concrètement, la nouvelle réduction du temps de travail consisterait à « organiser dans chaque unité de travail, hors présence hiérarchique, une demi-journée mensuelle de discussion entre pairs à propos du travail » (p. 139-140). Les salariés seraient représentés par des « délégué·es élu·es au plus près des collectifs de travail et aux pouvoirs renforcés » (p. 140). Ces derniers devraient être formés spécialement pour ce rôle. Le management serait dans l’obligation de tenir compte des conclusions issues de ces délibérations.
- 2 Qui serait plus utile que les dix pages du catalogue annexé en fin d’ouvrage.
19Si cet ouvrage aborde avec rigueur la question du sens au travail, s’il s’avère utilement synthétique et accessible à un large public, on regrettera l’absence d’une bibliographie2. Mais surtout, le lecteur pourra être déçu par la modestie des pistes d’émancipation. Certes, nous disent les auteurs, elles complètent les perspectives de la codétermination et de la gouvernance démocratique. Mais, comment rendre possible leur mise en œuvre ? Le patronat, le management, les salariés eux-mêmes, sans oublier les actionnaires, y adhèreront-ils massivement ? Devrait-on instaurer ce nouveau mode de gestion des entreprises dans la loi ? Et puis, les critiques que les auteurs adressent à la codétermination ou à la gouvernance partagée peuvent leur être retournées : en quoi une telle architecture décisionnelle garantirait que le travail aurait plus de sens, que les systèmes productifs seraient plus durables, qu’ils engendreraient un développement plus soutenable ?
20Mais leur intention n’est peut-être pas de se poser en prescripteurs de solutions. Ils auraient ainsi atteint un autre but : doter les lecteurs des éléments nécessaires pour choisir, en connaissance de cause, la portée et les limites des différentes expérimentations en cours, qu’elles relèvent de l’initiative managériale ou de collectifs cherchant à s’auto-organiser.
21On peut aussi se demander jusqu’à quel point la perte de sens au travail explique les pénuries de personnels dans l’enseignement, les hôpitaux et les Ehpad. En effet, d’un côté, comme nous l’avons vu plus haut, les auteurs écrivent que les métiers en contact avec du public – ce qui est bien le cas de ces trois secteurs – sont les moins concernés par la perte de sens. D’un autre côté, ils suggèrent que la perte de sens au travail augmente l’importance des démissions et diminue les recrutements. N’y a-t-il pas là contradiction ?
22Enfin, sur un autre plan, il serait intéressant de prolonger les réflexions portant sur les conflits éthiques environnementaux : à la fois pour mieux en comprendre la diversité et les mécanismes ; mais surtout pour savoir si le travail fait réellement sens pour les salariés de la transition écologique (recyclage, déchetteries, agriculture biologique, bâtiments à énergie positive, énergie non fossile, transports du futur, recherche de nouvelles méthodes de production, notamment dans les industries les plus polluantes et les plus dégradantes pour l’environnement).
Bibliographie
23Dejours Christophe (1993), « Coopération et construction de l’identité en situation de travail », Futur antérieur, 16 (2), 41-52.
24Dejours Christophe (2013), Travail vivant, 2. Travail et émancipation, Paris, Payot Rivages.
25Ferreras Isabelle, Battilana Julie & Méda Dominique (dir.) (2020), Le Manifeste Travail. Démocratiser, démarchandiser, dépolluer, Paris, Seuil. Voir notre recension dans le no 22 de La Nouvelle Revue du Travail, en ligne : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.12524
26Jean-Luc Metzger
27Centre Pierre Naville
Notes
1 Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques.
2 Qui serait plus utile que les dix pages du catalogue annexé en fin d’ouvrage.
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Référence électronique
Jean-Luc Metzger, « Thomas Coutrot & Coralie Perez, Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire », La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 23 octobre 2024, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/18305 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kwt
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