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Controverse

La formation professionnelle continue : de quelques ambiguïtés historiques

Continuing vocational training: some historical ambiguities
La formación profesional continua: sobre algunas ambigüedades históricas
Didier GELOT, Florence LEFRESNE et Djamal TESKOUK

Résumés

La Nouvelle Revue du Travail a sollicité trois spécialistes de la formation professionnelle continue pour les faire débattre sur une série de questions liées à l’individualisation de la formation, au recul des négociations collectives et l’avenir du système de formation. Si certaines différences d’appréciations s’expliquent par les appartenances respectives de nos interlocuteurs, les analyses formulées vont dans le sens d’une individualisation de la formation qui serait toujours plus influencée par une instrumentalisation par l’emploi et par l’économie, et d’un recul des droits collectifs. Mais elles soulignent aussi certaines ambigüités. Sous couvert d’une liberté de choix censée permettre aux individus de s’affranchir du pouvoir des employeurs pour être acteurs de leur parcours professionnel, l’individualisation affaiblit les garanties collectives protectrices dont ils bénéficiaient pour s’émanciper socialement et aspirer à des changements professionnels. De même, l’individualisation de la formation pourrait contribuer à ajuster les formations aux besoins exprimés par les individus, or l’organisation et le contenu de celles-ci sont bien souvent fortement prescrites ce qui nuit à leur efficacité.

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Texte intégral

1Au nom de la Nouvelle Revue du Travail Aurélie Gonnet et Emmanuel Quenson ont sollicité trois spécialistes de la formation professionnelle continue pour les faire débattre à partir d’une série de questions sur l’individualisation de la formation, le recul des négociations collectives dans ce domaine et l’avenir du système de formation. Si certaines différences d’appréciations se font jour liées aux appartenances respectives de nos interlocuteurs, les analyses formulées vont dans le sens d’une interprétation de l’individualisation par le politique toujours plus influencée par une instrumentalisation de la formation par l’emploi et l’économie.

2Nous avons choisi de nous tourner vers deux chercheurs et un syndicaliste qui disposent d’un recul important et d’une liberté de parole sur l’histoire de la formation professionnelle continue depuis la loi de 1971 jusqu’à celle de 2018 et qui sont à même par leurs recherches de retracer les transformations de ce domaine qui fait systématiquement l’objet d’importantes réformes à chaque nouveau gouvernement. Notre interlocutrice et nos interlocuteurs apportent des éclairages différents et complémentaires sur le paradigme adéquationniste qui met de plus en plus la formation professionnelle continue au service de l’emploi dans une visée court-termiste.

3Florence Lefresne est agrégée de sciences sociales et docteure en économie du travail. Elle a dirigé le Céreq (Centre d’études et de recherches sur les qualifications) de 2017 à 2023, après avoir été successivement chercheuse à l’IRES (Institut de recherches économiques et sociales) puis cheffe de la mission aux Relations européennes et internationales de la DEPP (Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance du ministère de l’Éducation nationale). Son expertise porte sur les politiques d’emploi et d’insertion des jeunes ainsi que sur les politiques de formation. Elle a récemment coordonné avec Éric Verdier l’ouvrage Le temps des mobilités et des reconversions professionnelles. Que nous enseignent les travaux du Céreq ?, Céreq Essentiels, no 5, 2024. Didier Gelot est économiste. Il est l’ancien chef du département de la formation professionnelle à la Direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (DARES). Il est représentant de la CGT au conseil d’administration du Céreq et de la commission évaluation de France compétences. Il est le co-auteur avec Djamal Teskouk de l’ouvrage : 1971-2011. Retour sur 50 ans de formation professionnelle, Edition du Croquant, 2021. Djamal Teskouk a été conseiller confédéral CGT en charge de la formation professionnelle. À ce titre, il a participé aux négociations sur la formation professionnelle continue de 2002 à 2018. Il a représenté la CGT dans les instances paritaires interprofessionnelles nationales entre chaque négociation et a assuré à ce titre la présidence du Comité paritaire national pour la formation professionnelle (CPNFP) et du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP). Il a représenté la CGT au Conseil national de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles (CNEFOP) de 2014 à 2018. Il a été membre du Conseil économique social et environnemental (CESE) au sein de la section travail de 2011 à 2020.

1. Une conception individualisée de la formation professionnelle : chimère ou réalité ?

La NRT : Comment interprétez-vous la tendance, repérable depuis plusieurs décennies dans les différents textes de loi sur la formation, d’une conception individualisée de la formation professionnelle succédant à une conception plus collective ? Est-ce une tendance univoque ? Existe-t-il des poches de résistance, des interprétations et des traductions divergentes ?

  • 1 Checcaglini A., Marion I., Formation professionnelle en entreprise, la France se distingue de ses v (...)
  • 2 L’enquête CVTS étudie tous les cinq ans (1994, 1999, 2005, 2010, 2015, 2020) les pratiques de forma (...)
  • 3 0,55 % de la masse salariale pour celles de moins de 11 salariés et 1 % pour celles de 11 salariés (...)

Florence Lefresne : Il est clair que la loi du 5 septembre 2018 dite « Pour la liberté de choisir son avenir professionnel » constitue un point d’orgue dans la conception selon laquelle l’individu – salarié ou chômeur – devient l’acteur central de la dynamique d’accès à la formation professionnelle.En premier lieu, elle ne crée aucune forme de contrainte additionnelle sur les entreprises. Or les enquêtes du Céreq montrent que la proportion d’entre elles qui sont formatrices est demeurée stable depuis 20 ans (les trois quarts des entreprises dans lesquelles travaillent dix personnes ou plus déclarent avoir formé au moins un de leurs travailleurs) ; de même qu’est également stable le nombre de salariés formés par ces entreprises (4 sur 10)1. La France n’a pas pour autant la position la plus « honteuse » en Europe pour reprendre les résultats de l’enquête CVTS (Continuing vocational training survey)2, mais il n’y a pas d’augmentation significative depuis longtemps de la formation professionnelle des salariés. La loi ne modifie pas le seuil plancher de financement de leur contribution à la formation professionnelle qui réside dans une contribution unique3. Le plan de formation – rebaptisé plan de développement des compétences – qui n’est plus soumis depuis la loi de 2014 à obligation minimale de financement (hormis pour les TPE/PME) – demeure l’apanage des directions. Certes, l’article L 6321-1 du Code du travail continue de prévoir que : « L’employeur assure l’adaptation des salariés à leur poste de travail » et veille « au maintien de leur capacité à occuper un emploi, au regard notamment de l’évolution des emplois, des technologies et des organisations », mais cette obligation légale ne semble pas constituer un levier suffisant pour impulser la dynamique de formation nécessaire du côté des entreprises.En second lieu, la place centrale conférée par la loi du 5 septembre 2018 au compte personnel de formation (CPF), accessible sans intermédiaire, conforte un modèle où le salarié assure la responsabilité principale de son employabilité. L’abondement du CPF par les entreprises, pourtant prévu par la loi, reste confidentiel et limité à de grandes entreprises traditionnellement formatrices. Pourtant, les travaux du Céreq montrent très clairement que le cofinancement du CPF constitue un enjeu fort surtout pour les salarié·e·s peu qualifié·e·s, particulièrement celles et ceux exerçant dans des activités peu valorisantes, et souvent bloquée·s dans leur carrière.

La NRT : N’assiste-t-on pas pour autant à une certaine mobilisation du CPF par les salariés des catégories sociales considérées comme moins qualifiées ?

  • 4 Assemblée nationale, Étude d'impact pour la liberté de choisir son avenir professionnel – No 904.
  • 5 Lefresne F., Verdier E. (Coord.), Le temps des mobilités et des reconversions professionnelles - Qu (...)
  • 6 Stephanus C., Vero J., « Empêchée, contrainte ou souhaitée : trois visages de la reconversion au pr (...)
  • 7 Maggi-Germain Nicole « Herméneutique juridique de l’ANI de 2003 et de la Loi de 2004 », dans Morvan (...)
  • 8 Dubar C., « Les changements possibles du système de formation français », Formation Emploi, no 101, (...)
  • 9 Avec la loi du 5 septembre 2018, les OPCO ont remplacé les anciens organismes paritaires collecteur (...)
  • 10 Dares, « Le compte personnel de formation en 2022. Un léger repli des entrées en formation après le (...)

Florence Lefresne : Le CPF connaît certes un succès quantitatif, notamment pour des catégories de salarié·e·s traditionnellement plus éloigné·es de la formation : jeunes, femmes, salarié·e·s peu qualifié·e·s. Il y a plus de 40 % d’ouvrier·e·s et d’employé·e·s qui en sont bénéficiaires aujourd’hui. Mais d’une part, il faut regarder de près ce qu’il recouvre en termes de formations. Nombre d’entre elles selon une étude d’impact réalisée par l’Assemblée nationale4 concernent le domaine du transport et du magasinage, les langues, le secrétariat et la bureautique… Ne s’agit-il pas pour beaucoup de formations d’adaptation au poste de travail qui devraient être prises en charge par les entreprises et donc d’un report sur le salarié de formations dont la charge devrait être imputée à l’employeur ? Et d’autre part la mise en place à partir du 2 mai 2024 du reste à charge obligatoire d’au moins 100 € risque bien d’écarter beaucoup de monde de son recours. Par ailleurs, les travaux du Céreq montrent que les mobilités et les reconversions professionnelles continuent de porter la marque de fortes inégalités d’opportunités et de destins5. Les reconversions réussies dépendent ainsi beaucoup des catégories socioprofessionnelles d’appartenance. Celles des employé·e·s non qualifié·e·s sont souvent empêché·e·s et celles des ouvrier·e·s non qualifié·e·s très souvent contraintes par des restructurations6. Donc pour moi, cette individualisation s’appuie, d’une part, sur l’absence de contrainte additionnelle du côté des entreprises et, d’autre part, sur un dispositif central qui est le CPF et qui pose énormément de questions, comme je viens de l’évoquer.Il me semble très important d’ajouter que le débat n’est sans doute pas réductible à l’opposition entre une conception individuelle et une conception collective de la formation. La formule du salarié « acteur » de sa formation est ancienne et revendiquée par une partie du syndicalisme salarié. Elle s’est notamment concrétisée dans la création du Droit individuel à la formation (DIF) au début des années 2000. Mais les critiques portées à l’époque au DIF, qui n’a jamais réussi à connaître le succès numérique escompté, concernaient sa non-transférabilité d’une entreprise à l’autre et c’est ce qui a d’ailleurs motivé la création du CPF, première mouture, en 2014. Une juriste telle que Nicole Maggi-Germain explique, dans un article de 20067, que le DIF n’est qu’un « droit limité » d’accès à la formation puisque subordonné à l’accord de l’employeur et donc pas réellement un droit du salarié. C’est la raison pour laquelle il a été si peu utilisé. C’est également la question que pose Claude Dubar dans un article de 2008 paru dans la revue Formation Emploi8.Pour être effectif un droit individuel doit reposer non seulement sur l’affranchissement du seul pouvoir de l’employeur pour y accéder, mais aussi sur un ensemble de ressources collectives. La loi ouvre la possibilité à différentes parties prenantes, un Opérateur de compétences (OPCO)9, un conseil régional, France travail… d’abonder le CPF pour permettre le financement d’une formation, en allant au-delà des seuls montants alloués annuellement. En 2022, ces abondements ont concerné 15 % des formations dans le cadre du CPF, la moitié émanant des titulaires du compte, et l’autre de diverses institutions10. C’est une disposition qui devrait être étendue pour permettre aux moins qualifié·e·s d’accéder à des formations et des reconversions effectives.

  • 11 Baromètre de la formation et de l’emploi, Centre Inffo CSA, 5e édition, 2024.
  • 12 Maggi-Germain N., « La formation professionnelle continue entre individualisation et personnalisati (...)

Didier Gélot : La notion d’individualisation de la formation est une notion polysémique qui recouvre des réalités différentes, voire contradictoires. Dans sa conception « pédagogique » la formation individualisée cherche à prendre en compte la singularité du sujet : ses besoins, son parcours, son expérience, ses acquis, ses contraintes, ses ressources. Cette vision de l’individualisation peut être source d’amélioration de l’acte de formation. Mais au-delà, elle a aussi pour conséquence de porter atteinte aux garanties collectives. Dans l’esprit de la loi de 1971 la formation était considérée comme un dispositif d’adaptation de la main-d’œuvre aux besoins des entreprises, mais aussi comme un outil de promotion sociale dans une visée émancipatrice individuelle et collective. C’est cette seconde orientation qui a fait l’objet, tout au long de ces 50 dernières années d’une remise en cause de la part du patronat.Dans la période allant des années 1970 au milieu des années 1980, l’enjeu des politiques de formation consistait à viser un certain « équilibre », certes précaire, entre ces deux objectifs. Le néolibéralisme et la flexibilisation du rapport salarial ont rompu cet équilibre. Les entreprises (et l’État) – sous l’influence de la Commission européenne – vont en effet promouvoir un nouveau modèle fondé sur la figure du salarié rationnel et acteur de son parcours professionnel. À l’instar des politiques du travail et de l’emploi, la formation va devenir l’objet d’un échange contractualisé. Mais celles et ceux qui ont le plus de chance d’y accéder sont celles et ceux qui correspondent le mieux à la vision que l’entreprise veut promouvoir du salarié acteur de son « employabilité ». L’individualisation est d’ailleurs perçue différemment selon les publics11. Se former est d’abord vu comme une responsabilité individuelle pour les cadres, les salariés les plus diplômés et les jeunes qui se sentent davantage acteurs de leur parcours de formation. En revanche, pour les demandeurs d’emploi et les catégories socioprofessionnelles peu qualifiées la formation est souvent associée à un manque d’accompagnement.Historiquement la notion d’individualisation apparaît avec la loi de 1991 et l’introduction de « la formation tout au long de la vie » qui lie étroitement vie professionnelle et vie personnelle, ouvrant ainsi la voie à la formation hors temps de travail. Cette loi va également marquer l’apparition de la « démarche compétences » qui va se substituer à la notion de qualification et passer ainsi du collectif à l’individuel. La loi de 2004 prolongera cette tendance. Initialement conçue comme une « obligation nationale » qui s’impose aux employeurs, la formation tendra de plus en plus à être pensée comme le fruit d’une initiative personnelle. L’individu, supposé passif dans son rapport au système de formation « académique », est sommé d’être l’acteur de sa formation, rationnel et critique, capable de discernement, à même de composer son propre parcours. Cette orientation est source de danger. En effet comme le note Nicole Maggi-Germain12, en droit la notion « d’acteur » est particulièrement floue et sources d’interprétation divergentes. Quant à celle « d’initiative » elle est aussi fortement sujette à caution, car elle est souvent exercée sous contrainte, si elle n’est pas accompagnée de garanties collectives fortes. La mise en place en 2014 du droit individuel à la formation (DIF) qui va encore accentuer ce processus, avec en toile de fond ce que l’on peut considérer comme une véritable « injonction individuelle de se former ».La loi de 2018 constitue l’aboutissement de cette évolution. La monétisation du compte personnel de formation (CPF), sa désintermédiation et aujourd’hui l’introduction du reste à charge sont autant de mesures qui transforment profondément le modèle historique de la formation professionnelle. Ironie du sort, Muriel Pénicaud, pourtant à l’origine de la loi de 2018, s’est opposée publiquement à l’introduction de ce reste à charge qui constitue bien, selon elle, une source d’inégalités entre les salariés, selon leurs niveaux de revenu. Le gouvernement attend d’ailleurs près de 400 millions d’économie grâce à cette « franchise formation ».Plus largement le projet de mise en place du compte épargne temps universel (CETU), voulu par le gouvernement et la CFDT, va également dans le sens d’une accentuation de l’individualisation du rapport salarial. Le salarié peut en effet alimenter son CETU par ses droits à congés, RTT, primes, treizième mois, qu’il peut utiliser au cours de sa carrière, éventuellement s’il change d’entreprise, afin d’acquérir une qualification dans le cadre d’un projet de reconversion professionnelle, reportant ainsi le coût de la formation sur la personne elle-même.

La NRT : L’individualisation ne serait-elle pas dès lors une tendance lourde constatée dans de nombreux secteurs ?

  • 13 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, Paris, (...)
  • 14 Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
  • 15 G. S. Becker, Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, New York, Columbia University Pr (...)
  • 16 France compétences, « Les freins à l’individualisation des parcours de formation », Note d’études, (...)

Didier Gélot : On assiste à un désengagement progressif des employeurs de leur obligation de former leurs salariés. De ce point de vue il serait intéressant de mesurer la part des formations précédemment financées par les entreprises, qui sont aujourd’hui prises en charge dans la cadre du CPF, sachant que nombre d’entre elles se font hors temps de travail et ne sont donc pas rémunérées, constituant ainsi une part importante des gains financiers réalisés par les employeurs. Cette évolution renvoie à ce que l’on peut constater dans d’autres secteurs, notamment dans la santé, avec l’augmentation des franchises médicales et des médicaments non remboursés. Il s’agit donc bien d’une tendance globale qui vise à faire peser sur les salariés les économies espérées dans ses différents domaines.Ces nouvelles formes d’individualisation renvoient plus largement à une tendance qui touche l’ensemble de la protection sociale. Elles se traduisent par le fait de conditionner l’octroi de certaines aides (RSA, chômage) à la construction d’un projet personnel ou professionnel. Comme le note Robert Castel13, la perte de l’automaticité des droits et l’introduction de la relation contractuelle dans le champ du social, exercent une véritable « magistrature morale » sur l’ensemble des politiques sociales. Les individus sont désormais sommés d’être les entrepreneurs de leur propre carrière, au risque de se voir exclus du système de protection sociale. Une telle évolution entraîne un effritement du lien social, aggravant la fragilité des plus démunis. C’est ce que confirme Luc Boltanski et Eve Chiapello14 pour qui ces trente dernières années ont vu émerger la « figure de l’individu » comme un élément incontournable des pratiques managériales. On est donc passé d’une logique de mobilité encadrée socialement et collectivement, à une logique de mobilité étroitement individuelle. Dans la lignée de la théorie du capital humain élaborée par Gary Becker15, l’individu est responsable de son employabilité, de sa formation, de son insertion, de sa reconversion, de sa progression salariale, voire de son propre licenciement, s’il n’a pas été capable de mobiliser suffisamment « ses propres ressources ».Comme indiqué précédemment, si l’on entend par individualisation de la formation son ajustement aux besoins des personnes, on admettra qu’elle peut être source d’amélioration de la qualité de la formation. Pour autant, force est de constater qu’un tel objectif rencontre, six ans après la loi de 2018, des freins importants à sa mise en œuvre16. Les référentiels de formation restent très largement pré-construits et délivrent bien souvent des prescriptions sur la façon d’organiser la formation, avant même toute appréciation des besoins des futurs formés. Une véritable individualisation de la formation supposerait de réaliser un bilan préalable ce qui est rarement fait, notamment pour des raisons financières, le prix des heures de formation restant souvent largement en deçà de leur coût réel. La réalité du CPF, c’est malheureusement l’achat par un « consommateur » d’une prestation « sur l’étagère », comme le note France compétences, sans connaissance réelle de son contenu et sans savoir si elle répond véritablement à ses besoins. Dès lors, l’approche individuelle de la formation, avec son corolaire la désintermédiation, s’accompagne de nombreuses dérives qui ont amené le gouvernement à devoir légiférer face aux démarchages frauduleux, à la faible qualité des formations dispensées, au coût élevé de certaines formations par rapport au produit proposé, à la faible relation avec le projet professionnel recherché. Elle peine donc à s’incarner dans la réalité et se traduit davantage par une perte des droits collectifs que par une véritable liberté de choix, et une adaptation des formations aux besoins des personnes.

Djamal Teskouk : Je vais faire un pas de côté pour dire que l’individualisation touche tous les domaines de la vie sociale. C’est une évidence. Cette question de l’individualisation, je la perçois à travers celle de la montée de l’individualisme. Même si l’individualisation n’est pas réductible à l’individualisme, elle est portée par lui. En tant que syndicaliste, j’ai toujours été frappé dans les assemblées générales et les débats avec les salariés et les militants par l’attraction qu’exerçait le DIF. Je parlais même à l’époque de fascination des salariés pour le DIF. Je croyais et je crois toujours que cela avait à voir avec une forme d’individualisme. Alors même que nous étions dans un cadre collectif avec l’objectif de construire une démarche d’appropriation par les salariés du plan de formation des entreprises les débats se focalisaient sur le DIF qu’ils pensaient être, qu’ils voulaient qu’il soit, un droit personnel qui ne dépende pas de l’employeur, qui ne soit pas contraint par des objectifs collectifs. Ce qui me frappait aussi c’est qu’ils exposaient cela de façon naturelle, comme une évidence, sans le conceptualiser.Mon intuition à l’époque, c’était que cet attrait pour un droit qui leur soit strictement personnel était porté par cette forme d’individualisme qui se développait et qui était instrumentalisé en matière de formation mais aussi dans tous les autres champs de la vie sociale. Qu’on me comprenne bien, je suis assez âgé pour avoir vécu Mai 1968 et je trouve naturel que les hommes et les femmes, les salariés parmi eux, au cours des décennies qui ont suivi, aient eu l’aspiration à vivre plus librement, à s’émanciper de certaines contraintes sociétales, de règles de vie fixées par la tradition, à gagner plus de libertés individuelles notamment dans le champ familial et interpersonnel. Mais l’individualisme ne revêt pas que cette dimension. Il est aussi une tendance lourde de l’évolution des idées et des valeurs qui imprègne tous les aspects de la vie sociale, qui pèse sur les choix individuels. Ce qui me préoccupait c’était de constater dans le cadre et dans les limites de mes responsabilités combien cette aspiration à la liberté individuelle pouvait se transformer en individualisme et être instrumentalisée dans le champ social, dans le rapport de force entre le capital et le travail. Le succès numérique du CPF, devenu « un chèque formation », me conforte dans l’idée que cette intuition était juste et que c’est encore le cas aujourd’hui.Car en s’émancipant de cette forme de contrôle social que faisaient peser sur eux les solidarités qui structuraient les quartiers, les banlieues autour de l’église, du parti communiste et des associations qu’ils faisaient vivre ils s’éloignaient également de ces solidarités. Ils se faisaient ainsi, dans le même temps, relais et acteurs de la montée de l’individualisme et de la promotion de l’individualisation. Cela a conduit, dans l’entreprise, à leur propre désarmement collectif où ces formes de solidarités y avaient leur prolongement avec des syndicats très représentatifs.On peut se demander à ce propos si les confédérations syndicales avaient pleinement conscience des conséquences de cette évolution vers l’individualisme. À ma connaissance, la CGT semble avoir très tôt alerté les salariés à ce sujet. Voici ce que déclarait en 1990 un responsable confédéral lors d’une journée d’étude :

Il faut des salariés mobiles, donc prêts à l’être, des salariés plus dociles, d’où le réel travail de masse réalisé par les employeurs en vue de faire accepter, non sans succès parfois, l’individualisation des situations. Il s’agit de créer l’illusion que l’on peut s’en sortir individuellement, et seulement comme cela, en présentant tout ce qui a un caractère collectif comme un frein au développement individuel. Le fin du fin étant de parvenir à faire revendiquer cette démarche par les salariés eux-mêmes .

Mais conscientes ou non les confédérations ont toutes, à des degrés divers, relayé cette aspiration des salariés d’une meilleure prise en compte de leur individualité dans leur vie professionnelle et donc à une part de plus en plus grande d’individualisation particulièrement dans l’accès à la formation professionnelle. Elles ne pouvaient pas faire autrement. La poussée était trop forte.Au-delà de cet aspect psychologique si on peut dire ou psychosocial, elles avaient des raisons objectives aussi de le faire. L’augmentation de la proportion de TPE/PME, en majorité peu ou très peu formatrices, la montée du chômage de masse et la multiplication des formes d’emploi précaires les ont conduites à revendiquer la création et l’extension de droits ajustés à ces nouvelles conditions d’emploi et de travail d’une part croissante du salariat. La création en 2003 du DIF par un accord national soutenu par les cinq confédérations en est l’illustration emblématique.Le DIF, comme l’ont souligné Florence et Didier, n’était pas vraiment un droit puisque son usage nécessitait l’autorisation de l’employeur. L’équipe confédérale en charge des questions de formation considérait qu’il devait être vu plus comme un droit d’initiative s’articulant avec l’action collective sur le plan de formation que comme un droit opposable à l’employeur. C’était la possibilité pour chaque salarié d’intervenir, à partir de ses objectifs personnels, dans son élaboration. Mais les attentes des salariés à ce propos, que nombre de syndicalistes relayaient, étaient autres. Ce qu’ils attendaient c’était un droit de tirage, une sorte de chèque, qui leur permettrait de faire ce qu’ils voulaient.Les confédérations syndicales considéraient toutes, au-delà de leurs différences d’approche, que ces droits individuels ne devaient pas se développer au détriment des droits collectifs. Elles revendiquaient des droits individuels s’articulant avec les prérogatives syndicales dans l’entreprise et les branches professionnelles.Ainsi dans le même accord qui créait le DIF, droit individuel normé hors temps de travail comme cela vient d’être rappelé par Didier et Florence et donc remettant en cause l’intérêt collectif, les règles d’élaboration du plan de formation de l’entreprise étaient modifiées afin de permettre aux représentants des salariés de mieux s’impliquer dans son élaboration et sa mise en œuvre. De même les fonds de la formation professionnelle sur lesquels les organisations syndicales avaient un droit de regard et de cadrage limité mais réel étaient augmentés substantiellement. Le taux de l’obligation légale avait notamment été plus que doublé pour les TPE.Dans le même esprit la création en 2005 de la Gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), création soutenue par les confédérations syndicales à la suite d’une concertation entre elles, instituait une négociation triennale obligatoire pour les entreprises de 300 salariés et plus avec l’obligation pour l’employeur, et ce n’était pas rien, de fournir aux syndicats « une information sur la stratégie de l’entreprise » leur donnant ainsi la possibilité d’intervenir, en relative connaissance de cause, sur la politique d’emploi et de formation. Au moins sur le papier, cela ouvrait de fait une forme de négociation du plan de formation, revendication syndicale récurrente devant permettre la défense en amont des droits collectifs. Bien sûr les employeurs ont, dans la plupart des entreprises, vidé la GPEC de cet objectif la réduisant à une consultation formelle souvent sans intérêt et donc sans réelle portée en matière d’amélioration des droits collectifs.Avec Didier nous avons pointé dans notre livre le fait que, dans le champ de la formation, la loi et le droit conventionnel évoluaient de façon non linéaire avec des avancées et des reculs, parfois actant de nouveaux droits individuels au prix de régressions de droits collectifs d’autre fois encadrant ces mêmes droits par une amélioration des droits collectifs. Nous analysions cela comme l’expression de ces tensions entre orientations divergentes et intérêts contradictoires qui n’ont cessé de peser sur les politiques de formation. Ces avancées et ces reculs doivent être vus comme des points d’équilibre, résultat d’un rapport de force, dans des accords négociés impliquant nécessairement des compromis. Ce qui montre selon moi que c’est bien le rapport de force au-delà même de la négociation formation qui déterminait les contenus de ces accords c’est qu’ils étaient souvent repris assez fidèlement par la loi.Je voudrais par ailleurs dire que pour moi les droits individuels ne sont pas tous et par nature antinomiques des droits collectifs. Il en est ainsi bien sûr du Congé individuel de formation (CIF) qui était un droit individuel financé et géré dans une logique collective. Ainsi bien que créé par la loi de l971 le congé formation n’a pu devenir effectif qu’en 1984 par l’attribution d’un financement et la création d’organismes de mise en œuvre gérés paritairement. Cette gestion paritaire dans laquelle les syndicats se sont fortement investis a permis de construire très tôt une démarche de conseil et d’accompagnement du bénéficiaire et donc d’individualisation, avec un travail sur ses besoins, ses attentes et ses capacités pouvant aller jusqu’au financement d’un bilan de compétences. Elle a permis également que le CIF bénéficie proportionnellement plus aux salariés des TPE alors même que ces dernières ne contribuaient pas à son financement. Ce qui montre bien qu’un droit individuel peut s’inscrire dans une logique collective.De même également, mais dans une approche différente la Validation des acquis de l’expérience (VAE), créée par la loi de modernisation sociale de 2002, droit par définition individualisé puisqu’il s’agit de reconnaître l’expérience professionnelle d’une personne, a pu être organisée collectivement avec succès dans certains secteurs professionnels notamment celui des aides à la personne. D’autres exemples pourraient être cités comme la création du bilan de compétences en 1991 ou du Conseil en évolution professionnelle (CEP) en 2014 que je ne détaillerai pas.

La NRT : Quelles étaient concrètement les pratiques des employeurs à l’égard de l’individualisation ?

Djamal Teskouk : Sans redire ce que Florence et Didier ont expliqué et auquel je souscris, d’après le suivi des plans de formation des entreprises et des politiques de financement des OPCA qu’assurait la confédération, l’idée que je m’en faisais c’était que l’individualisation de la formation professionnelle relève de deux logiques différentes mais qui peuvent être complémentaires. L’une vise à réduire le coût des formations pour l’entreprise soit en en faisant porter au salarié une part de plus en plus grande notamment en augmentant la part des formations hors temps de travail (le maintien de la rémunération peut représenter jusqu’au 2/3 du coût d’une formation). L’autre s’efforce d’inscrire les formations qu’elles décident dans les dispositifs existants en vue de bénéficier au maximum des financements qui en relèvent, soit par la caisse des dépôts dans le cas du CPF, soit par les OPCO. Dans le cas des formations relevant des dépenses directes des entreprises, la tendance est à la recherche d’un équilibre entre la réduction des coûts de formation que permettent les formations collectives avec l’efficacité formative que permet l’individualisation, d’autant que les nouvelles modalités de formation par voie numérique rendent plus accessible l’individualisation effective, notamment avec les Formations ouvertes et à distance (FOAD) et les formations asynchrones.

Florence Lefresne : Dans l’analyse que tu proposes de la montée de l’individualisme ou de la promotion de l’individualisation, il me semble important d’ajouter que tout ce que tu appelles les grandes solidarités collectives qui étaient nées des partis politiques de la gauche, des syndicats, voire des confessions religieuses, etc. laissaient quand même sur la touche une partie de la population. Cette revendication des droits individuels venait aussi – je pense que c’est ce que tu voulais dire également – de vides ainsi laissés par les droits collectifs, et notamment avec la montée du chômage de masse et la mise à l’écart du rapport salarial d’une fraction importante de salarié·es (femmes à temps partiel, travailleurs immigrés, précaires, faux indépendants…). On assiste donc effectivement à une limite de l’accès aux droits collectifs et d’engouement plutôt que de fascination pour des droits individuels y compris de la part des organisations syndicales qui peinent à prendre en compte la représentation des intérêts de cette frange du salariat. L’individualisation des droits peut alors être vue comme une forme de sécurisation possible pour ceux qui ne disposent pas d’un contrat de travail stable à temps plein. Sauf que le DIF était un faux droit individuel. C’est ce que disent clairement Nicole Maggi-Germain et Claude Dubar. Et d’ailleurs, comme tu disais, il n’a jamais été vraiment utilisé.

Didier Gélot : Pour résumer mon propos je dirais que les anciennes formes de solidarité, et les droits collectifs associés, n’ont pas été remplacés par de réels droits individuels qui peinent à émerger et rencontrent de nombreuses difficultés à se développer, à être reconnus et être vraiment sous-tendus par des constructions collectives. Mais je souhaite aussi revenir sur le débat entre qualification versus compétences. Il me semble qu’il y a quand même une réalité incontournable. Les qualifications sont reconnues dans les grilles salariales, alors que les compétences ne sont reconnues nulle part. Leurs valorisations ne dépendent que du bon vouloir de l’employeur. C’est lui seul qui considère ou non que les compétences acquises, notamment par la formation, peuvent donner lieu à une amélioration salariale ou une progression professionnelle.

Florence Lefresne : J’étais assez d’accord avec Hugues Bertrand, qui est un ancien directeur du Céreq et par ailleurs très proche de la CFDT, qui disait : « Ça ne va pas tenir longtemps cette histoire des compétences aux seules mains des employeurs. » Certes, l’employeur est singulier ; ce qui l’intéresse, c’est ce qui se passe dans son entreprise, la façon dont il valorise ses ressources propres et comment il crée de la valeur ajoutée à partir des compétences de ses salarié.es. Mais en même temps, les compétences spécifiques qu’il cherche à promouvoir selon ses propres critères d’évaluation reposent le plus souvent sur des compétences nécessairement plus larges (compétences techniques ou sociales, « soft skills », etc.) qui interpellent un ensemble d’acteurs, bien au-delà de la seule entreprise. Pour que le marché du travail fonctionne, il faut qu’il y ait de la transférabilité des compétences. Il faut construire ce que d’aucuns appelleraient des marchés professionnels, c’est-à-dire des formes de qualification effectivement transférables d’une entreprise à l’autre, ce qui est un enjeu de construction collective. Je n’opposerais donc pas tant compétences à qualification, mais je dirais qu’on ne peut prôner la mobilité des salariés sans leur donner les moyens d’évoluer, c’est-à-dire sans reconnaître les compétences dans l’espace plus large qu’est celui du marché du travail, en créant les outils de cette reconnaissance (classifications/certifications). Rien ne s’y oppose a priori, sauf qu’il faut effectivement un rapport de force pour bâtir ces repères collectifs. La question est donc de savoir sur quelle forme de socle collectif on assied des droits individuels. De ce point de vue, il est vrai que nous sommes restés au milieu du gué.

2. Paritarisme et formation

La NRT : Que pensez-vous du mouvement actuel de centralisation de la formation professionnelle qui apparaît comme une remise en cause de la formation vue comme le « jardin de paritarisme » ? On a l’impression que le gouvernement a pris la formation comme terrain d’expérimentation de cette centralisation pour l’étendre ensuite à d’autres domaines (retraites, assurance chômage, etc.). Quelle est votre vision de cette évolution des relations entre l’État et les partenaires sociaux ?

  • 17 Le bilan de la négociation collective mentionne 680 accords d’entreprises concernant la formation p (...)

Florence Lefresne : L’entreprise, libre de tout engagement dans son plan de formation, est alors renvoyée à sa responsabilité sociale de formation. Elle pourrait l’exercer en s’appuyant sur un dialogue social en la matière. De ce point de vue, le registre des thèmes de négociation encouragés par la loi n’a jamais été aussi étendu formellement : co-investissement dans le CPF, objectifs des entretiens professionnels, périmètre des formations obligatoires et non obligatoires, actions de formation en situation de travail, … Ce dialogue social permettrait d’ailleurs à l’entreprise de maîtriser le risque juridique que fait peser sur elle la double obligation d’adaptation des salarié·e·s à leur poste de travail et de maintien de leur employabilité. Il permettrait surtout de prendre en compte et de chercher à corriger les inégalités d’accès à la formation. La question centrale est de savoir si la dynamique des accords en la matière sortira la négociation d’entreprise sur la formation de la léthargie totale qui la caractérise jusqu’à présent17. Les thématiques de négociation existent et on aurait pu s’attendre à des négociations d’entreprise ou de branche un peu plus vivaces. Mais on est en droit d’en douter. Par ailleurs, on aurait pu attendre de la négociation sur le Pacte de la vie au travail proposée par le président de la République qu’elle relance la négociation interprofessionnelle qui est au point mort depuis la loi de modernisation sociale de 2008. Les thématiques en étaient multidimensionnelles : entretiens professionnels, carrières, reconversions professionnelles, insertion professionnelle, prévention de l’usure, emploi des seniors, aménagement des fins de carrière… On aurait eu une occasion magnifique de parler du travail. Mais cette tentative a vite échoué. Elle a surtout été pour le patronat l’occasion d’avancer de nouvelles exigences de flexibiliser le contrat de travail, sans véritable contrepartie en termes de droits des salarié·e·s hormis la proposition d’une contrainte à négocier dans l’entreprise sur l’emploi des seniors, mais excluant les PME. La question de la formation ne faisait l’objet d’aucune proposition significative, si ce n’est celle de faire financer les transitions professionnelles par le PIC ou en mettant les salarié·e·s à contribution pour leur CPF.

  • 18 Lucie Tanguy, L’introuvable relation formation emploi, Paris, La documentation française, 1987.
  • 19 Fonds de gestion des congés individuels de formation créés en 1983.
  • 20 Organismes paritaires collecteurs agréés créés en 1993.
  • 21 Créé en 2014.
  • 22 Créé en 2009.
  • 23 Caisse nationale des Urssaf.
  • 24 Les OPCO sont contrôlés par un commissaire du gouvernement et un contrôleur général économique et f (...)
  • 25 Il a remplacé le congé individuel de formation.
  • 26 Pignoni M.-T., « Les instances de représentation des salariés dans les entreprises en 2022. Une éro (...)

Didier Gélot : Historiquement la grande idée de l’après-guerre était de pacifier les thèmes sociaux les plus conflictuels (salaires, conditions de travail, retraite, revenu de remplacement en cas de perte d’emploi) en les extrayant du champ politique pour les confier au paritarisme, ceci afin de construire des accords entre les partenaires sociaux.Aujourd’hui ce temps est révolu. On assiste à une reprise en main par l’État de ces thématiques dans le but de briser les résistances qui sont de plus en plus vives eu égard aux faibles marges de manœuvre financières dont il dispose. La tendance bonapartiste du pouvoir actuel accentue cette orientation. La pratique est aujourd’hui lors des différentes réformes (chômage, retraite, formation) de fixer un cadre très précis à la négociation, une méthode (feuille de route), une échéance, et de légiférer en cas d’échec (voire de succès) des négociations. Celles-ci sont de plus en plus cadrées et si les accords conclus entre les formations syndicales et patronales ne conviennent pas au gouvernement, il n’hésite pas s’en affranchir. La dernière réforme de la formation professionnelle illustre bien cette forme de reprise en main. Bien que la négociation sur la formation ait abouti en 2018, le gouvernement a pourtant décidé que l’accord conclu par les partenaires sociaux ne répondait pas à ses attentes. En conséquence il a repris la main pour rendre conforme la loi à son projet initial. Il en est de même en matière de chômage. En 2024 les organisations syndicales et patronales avaient trouvé un accord (sauf sur l’emploi des seniors) mais là encore le gouvernement s’en est affranchi pour légiférer selon une orientation décidée d’avance. Le problème n’est pas tant qu’un gouvernement élu démocratiquement veuille imprimer sa marque, ce qui m’apparaît tout à fait légitime, que le fait qu’il ne le fasse pas dans l’intérêt commun, mais au service exclusif des entreprises.Pour répondre directement à votre question, il me semble que dans ce contexte, la formation professionnelle a bien joué un rôle singulier. Elle constitue en effet le maillon faible des rapports capital-travail : on ne se met pas en grève pour être formé ! Auparavant la négociation anticipait la loi. On a parlé à ce propos de loi négociée18, même si historiquement l’État a parfois été à l’initiative de réelles avancées. C’est lui par exemple qui a imposé la création des FONGECIF19 et des OPCA20. Rappelons qu’en France le paritarisme a toujours été encadré par les pouvoirs publics, dans le sens où les partenaires sociaux n’ont jamais géré le système de manière autonome, comme c’est le cas en Allemagne notamment. On peut même dire que dans le passé c’est parfois l’État qui a imposé ses vues à un patronat qui n’en voulait pas, et qui par exemple a longtemps refusé l’instauration d’une cotisation obligatoire sur la formation.Ce qui a changé aujourd’hui c’est le rapport de l’État au paritarisme qui s’affranchit désormais des « contraintes » des corps intermédiaires et notamment des organisations syndicales. Si cette évolution est particulièrement claire sous la présidence d’Emmanuel Macron, elle a débuté sous François Hollande avec les « ordonnances travail ». Néanmoins, la loi de 2018 marque un réel tournant, avec la création de France compétences, instance unique de la gouvernance des politiques de la formation. Celle-ci ne constitue en effet pas une instance administrative indépendante, mais un opérateur sous tutelle de l’État, qui détient la majorité au conseil d’administration (avec les personnalités qualifiées auxquelles appartient le président du CA). Cette tutelle publique se fait au détriment des régions et des partenaires sociaux et France compétences fonctionne avant tout comme une chambre d’enregistrement des orientations prises par le gouvernement.La disparition du Comité paritaire interprofessionnel pour l’emploi et la formation (COPANEF)21, instance chargée de s’entendre sur les orientations politiques des partenaires sociaux en matière de formation professionnelle continue, ainsi que celle du Fonds paritaire de sécurisation des parcours professionnels (FPSPP)22 chargé de financer des actions de qualification et de requalification de la main-d’œuvre, vont dans le même sens. On peut ajouter à ce tableau une régulation de plus en plus étatique des flux financiers de la formation avec la suppression du rôle des OPCO comme collecteurs des versements obligatoires des entreprises, collecte désormais assurée par l’Acoss23. Il en est de même de leur réduction à des fonctions de conseil et de promotion de l’alternance et leur soumission à un contrôle renforcé de l’État24. Les OPCO ont également perdu le financement du CPF, du Projet de transition professionnelle (PTP)25 ainsi que la gestion du référentiel qualité des organismes de formation (Qualiopi). Enfin, les FONGECIF paritaires ont été supprimés suite à la transformation du CIF en Projet de transition professionnelle.Cette centralisation s’explique avant tout par le fait que le rôle assigné par l’État à la formation professionnelle continue s’est fortement transformé. Il ne s’agit plus tant de qualifier la main-d’œuvre, que d’augmenter le taux d’emploi, objectif principal de l’action gouvernementale.Les modifications intervenues dans les modalités de représentation du personnel sont également décisives dans la transformation du rôle assigné au paritarisme en matière de formation. La création d’une instance unique, le Comité social économique (CSE), pousse à ce que la formation professionnelle soit plus que jamais le parent pauvre du débat social. Si elle fait l’objet de négociations obligatoires au niveau des branches, elle ne donne lieu, au sein des entreprises, qu’à de simples « discussions » au CSE, d’autant moins décisives que la consultation de cette instance sur le plan de formation de l’entreprise a été intégrée à différents thèmes autres, ce qui en amoindri l’importance.Plus largement, les derniers chiffres publiés par la Dares montrent que le taux de couverture des instances pour les entreprises de plus de 10 salarié·e·s a perdu 8 points entre 2018 et 2022 en passant de 44 % à 36 %26. L’injonction au dialogue social apparait donc freinée par la centralisation des instances.

Djamal Teskouk : Le mouvement de centralisation de la formation professionnelle continue est lié à notre compréhension de ce qu’est le néolibéralisme. Il ne correspond pas à moins d’État mais à plus d’État au profit du marché. Plus qu’un terrain d’expérimentation la formation professionnelle continue a été le point de faiblesse identifié par le gouvernement Macron dans les capacités de résistance des salariés au recul de leurs droits collectifs. Il était notoire et c’est toujours le cas, qu’on ne fait pas grève, on ne manifeste pas, on n’occupe pas son usine pour des questions de formation, elle n’est pas un objet de lutte collective. Le gouvernement s’est donc certainement dit que son projet de réforme de la formation professionnelle allait passer sans problème. Cela d’autant plus qu’au niveau des négociations nationales interprofessionnelles et des soi-disant partenaires sociaux, le patronat était favorable pour l’essentiel aux évolutions que prônait le gouvernement et qu’il n’a donc pas eu besoin de se mettre en avant et de susciter une opposition syndicale. Mais il y a également de la part du pouvoir politique actuel, et cela a été souvent souligné par nombre d’analystes, un certain mépris des corps intermédiaires qui ne se limite d’ailleurs pas aux seules organisations syndicales. Enfin, pour compléter ce que disait Didier, les équipes syndicales dans les entreprises sont noyées dans des problèmes qu’elles n’arrivent pas à résoudre notamment depuis les réformes successives de la consultation des représentants des salariés. Pour un délégué syndical, c’est devenu quasiment impossible de suivre les questions de formation quand on a tout le reste à suivre dans un contexte marqué par l’inversion de la hiérarchie des normes qui a permis aux accords d’entreprise de déroger aux accords de branche élaborés par la négociation.

3. Quel avenir pour la formation professionnelle ?

La NRT : Comment voyez-vous l’avenir de la formation professionnelle ? Vers une adéquation de plus en plus forte par rapport à l’emploi ? Vers une réelle capacité donnée aux individus de choisir leur avenir professionnel ? Vers l’apparition de nouveaux droits à la formation, notamment pour les salariés les moins qualifiés ?

Florence Lefresne : Le discours sur la nécessité de l’adéquation entre formation et emploi s’est indéniablement renforcé et a changé de nature depuis les dernières années. Soulignons que cette question de l’adéquation est récurrente depuis les années 1960. Lucie Tanguy, qui nous a quittés au mois de février dernier, et à qui je rends hommage, avait parfaitement démontré le caractère illusoire d’un lien direct entre formation et emploi relevant de deux univers qui n’ont ni les mêmes temporalités ni les mêmes logiques. La volonté politique née dans les années 1960 de piloter la formation à partir des besoins anticipés du marché du travail, issue des travaux de la planification française, avait déjà bien montré ses limites. Depuis plus de 50 ans, les travaux scientifiques, notamment ceux du Céreq, montrent que ce lien reste distendu, en dépit du développement de l’alternance et de toute une panoplie de dispositifs (contrats de qualification, des contrats d’adaptation, etc.) ou de la professionnalisation de l’enseignement supérieur. L’enquête Génération pointe régulièrement qu’environ 50 % des jeunes d’une cohorte n’exercent pas un emploi en correspondance directe avec leur formation. Cela n’a rien de préoccupant car la formation, et j’y inclus la formation professionnelle initiale, doit conserver deux missions essentielles. En premier lieu, une mission propédeutique car elle certifie aussi un niveau de savoirs et de compétences générales qui reconnaît le droit de poursuivre des études de niveau supérieur. En second lieu, une mission de formation à l’adaptabilité face aux changements de différente nature, technologiques, de société, etc., qui permet d’apprendre à se situer dans un univers qui se transforme, d’apprendre à exercer un regard critique et d’apprendre à exercer son rôle de citoyen…Mais l’adéquationnisme actuel se situe dans un contexte nouveau. D’une part, le contexte de décrue du chômage induit un regard suspicieux sur les sans-emploi et qui pousse à les orienter vers les métiers en tension. Il est d’ailleurs à noter que cette décrue du chômage n’a pas été accompagnée d’une revalorisation des salaires. D’autre part, des tensions sectorielles existent sur le marché du travail, sans doute pas nouvelles, mais largement soulignées par des rapports officiels et des travaux statistiques de la Dares, de Pôle emploi et de France Stratégie. On y mélange pêle-mêle les métiers traditionnels (artisanat, bâtiment) et les besoins liés à la transition écologique ou numérique. Enfin, la prégnance et l’omniprésence de la logique compétences ne permet pas de contourner la difficulté de mesurer ce que peuvent être les compétences requises dans l’emploi et donc l’écart avec les compétences acquises dans la formation professionnelle.

La NRT : Comment décririez-vous les manifestations de cet adéquationnisme sur l’offre de formation ?

  • 27 Depoilly S., « Des effets de sélection du système éducatif au marché du travail : mythe de l’adéqua (...)

Florence Lefresne : L’offre de formation a été redéployée pour répondre aux critères des débouchés immédiats et des tensions du marché du travail produisant des effets sur les contenus mêmes de la formation dans le sens de leur appauvrissement possible27. Une quinzaine de filières de formation ont été fermées dans l’enseignement professionnel et on ferme tous les ans des filières dans l’enseignement supérieur. L’orientation a renforcé la sélection des publics au motif de limiter les échecs : réforme de la classe de terminale professionnelle de 2024 instaurant deux parcours différenciés (6 semaines de stages en entreprise rémunérés ou préparation à la poursuite d’étude), les plateformes de candidatures au supérieur ParcoursSup et MonMaster. L’offre de formation a été fortement dérégulée et privatisée par le recours massif à l’apprentissage très largement subventionné par l’État. Celui-ci se cantonne à des missions régulatrices, comportant des enjeux de labellisation des organismes de formation. Ainsi, Qualiopi ne s’intéresse absolument pas au contenu des formations et seuls 42 % des organismes sont certifiés pour accéder aux fonds mutualisés. Par ailleurs, on ne connaît pas les missions exactes du récent Haut-commissariat à l’enseignement et à la formation professionnels qui remplace l’ancienne ministre déléguée qui dépendait des deux ministères du Travail et de l’Éducation.Cet adéquationnisme opère à marche forcée et sans concertation sociale. On peut prendre pour exemple le vote au Conseil supérieur de l’éducation du 8 janvier 2014 sur la réforme de l’enseignement professionnel où toutes les organisations syndicales, parentales et d’élèves ont voté contre et où le MEDEF s’est abstenu, ce qui est rare. Le constat d’absence de concertation est identique dans les universités. On retrouve cette même démarche dans le champ de la formation des demandeurs d’emploi où le CPF est fléché sur les métiers en tension. On revient au débat précédent sur le droit individuel. Le CPF n’est pas un droit individuel pour le chômeur puisque ce dernier est contraint pour l’utiliser d’accepter des formations dans le champ des métiers en tension. Ce n’est pas vraiment ce que j’appelle de la liberté de choix. On peut aussi évoquer la réécriture de l’article 7 de la loi Plein emploi où les conventions de formation pour les chômeurs sont nécessairement ciblées sur les métiers en tension. En outre, il se met en place sous forte contrainte budgétaire avec une nouvelle baisse des subventions aux CFA de l’ordre de 200 millions d’euros dans le cadre du plan d’économies de 1,1 milliard d’euros demandé au ministère du Travail. Dans le même sens, la version 2 du grand plan de formation des chômeurs qui est censée être rabotée de 150 millions d’euros au passage et le reste à charge de 100 € pour le CPF dont on a déjà parlé.

La NRT : Diriez-vous que ces évolutions de la formation professionnelle observées vont dans le sens d’un élargissement de la capacité donnée aux individus de choisir leur avenir professionnel ?

  • 28 Stéphanus C., « Accès à la formation : pourquoi souhaiter se former ne suffit pas », Céreq Bref, no(...)
  • 29 Apparues en 2015.

Florence Lefresne : Les travaux du Céreq permettent jusqu’à maintenant d’en douter. Dans une étude récente28, Camille Stephanus montre que le souhait de se former se concrétise d’autant plus que les entreprises investissent les rôles que les réformes successives leur ont attribués en matière d’information, et de discussion individuelle ou collective autour de la formation, permettant de rendre faisable et opérationnel un projet de formation. Les salarié·e·s ont d’autant plus de chances d’accéder à la formation quand l’entreprise exerce sa responsabilité sociale en matière de formation, or elle n’est pas convoquée par la loi, puisque celle-ci se centre sur les individus acteurs. Si l’entreprise ne crée pas un environnement favorable à la formation, notamment pour les salarié·e·s moins qualifié·e·s, les inégalités d’accès à la formation sont amenées à perdurer. Les salariés évoluant au sein d’une entreprise qui leur a permis de participer à un entretien professionnel sont deux fois plus nombreux à avoir suivi une formation que ceux qui n’ont pas participé à un entretien (70 % contre 35 %). Ce lien se vérifie également pour les salariés qui bénéficient d’une information sur les perspectives de formation de la part de leur hiérarchie ou du service des ressources humaines, avec un taux d’accès à la formation de 64 %, contre 37 % pour ceux privés de ces canaux d’information. À l’inverse, les salariés aspirant à se former, sans avoir suivi d’entretien professionnel ont 17 % de chance en moins de suivre une formation que ceux qui ont suivi un entretien professionnel. Et ceux aspirant à se former mais n’ayant pas été informés des opportunités de formation ont 4 % de chances en moins de suivre une formation. Au-delà des obligations légales des entreprises en matière d’information et de délibération, le rapport qu’elles ont à la formation est central. Or les salarié·e·s les moins qualifié·e·s travaillent plus souvent dans des entreprises peu formatrices. Enfin, au-delà du simple souhait et de l’accès à la formation, il est impératif d’interroger le contenu même des formations à la lumière des perspectives entrevues par les salariés. En effet, toutes les formations ne se valent pas. Elles se distinguent notamment en fonction des perspectives qu’elles offrent en termes d’acquisition de compétences reconnues, de montée en responsabilité ou de reconversion effective.Alors faut-il que de nouveaux droits à la formation apparaissent notamment pour les salarié·e·s les moins qualifiés ? Cette question des droits des salarié·e·s est essentielle, mais aussi essentielle est la question de l’engagement et de la responsabilité de l’entreprise en matière de formation qui reste le point aveugle des dernières réformes. De ce point de vue le constat du plafonnement des financements qu’elle accorde à la formation professionnelle et l’usage très limité qu’elle fait du co-investissement dans le CPF justifient donc des orientations volontaristes, impulsées par les branches professionnelles, d’une part, mais aussi par la politique publique, d’autre part, qui ne peut se limiter à encourager l’usage individuel du CPF. Deux types d’enjeux majeurs conduisent à invoquer ce rôle crucial de l’acteur public.En premier lieu, les enjeux de sécurisation des parcours professionnels appellent à renforcer l’intervention en direction des salariés les moins qualifiés, qu’il s’agisse de valoriser l’activité de travail notamment via la VAE ou les Actions de formation en situation de travail (AFEST)29 et de viser la certification des compétences acquises par le travail ; d’accompagner les salariés dans la construction de leur parcours via l’entretien professionnel qui doit être relié aux aspirations professionnelles, au projet de la personne, aux reconversions professionnelles via le CEP (Conseil en évolution professionnel) et le PTP (Projet de transition professionnel) ; d’assurer la sécurisation de leurs parcours par des mobilités qualifiantes, notamment via des certifications de branche qui doivent pouvoir être articulées à des certifications publiques afin d’en étendre le périmètre. En second lieu, les enjeux posés par les transitions numérique et écologique devraient conduire à inscrire l’évolution des compétences dans une dynamique générale assumant plus vigoureusement la nécessité d’infléchir l’acte productif lui-même (et de consommer, de se loger, se déplacer et s’alimenter en énergie, etc.). Là aussi, l’acteur public doit se faire plus structurant. La diversification et l’hybridation des savoirs et des savoir-faire invitent à favoriser les modes de coopération entre métiers, voire entre branches professionnelles. C’est souvent le cœur même de l’organisation du travail que vient questionner ces nouveaux modes de coopération à mettre en place, supposant davantage de compétences d’interactions dans le travail et de sens donné au travail.

  • 30 Avec Djamal Teskouk, 1971-2011. Retour sur 50 ans de formation professionnelle, Éditions du Croquan (...)

Didier Gélot : À l’avenir, ce dont l’économie a besoin c’est d’une véritable réflexion sur les besoins en formation, et d’un financement public et privé à la hauteur des enjeux de la nécessaire planification écologique et numérique, aux antipodes de la vision adéquationniste de la formation. Le problème est qu’il n’existe pas de véritable lieu de concertation sur les besoins futurs de l’économie en termes de métiers et de qualifications, comme c’était le cas avec le Commissariat général au Plan dans les années 1990. Les missions assignées à France stratégie et à l’actuel Haut-commissaire au Plan, apparaissent très en deçà des besoins. Il n’existe pas non plus de lieu véritable d’évaluation et d’échanges sur l’impact global des lois sur la formation professionnelle comme c’était le cas avec le Conseil national de l’emploi, de la formation et de l’orientation professionnelles (CNEFOP) aujourd’hui disparu. Cette fonction se retrouve certes à la commission évaluation du conseil d’administration de France compétences, mais dans une version me semble-t-il amoindrie du fait du refus de France compétences de procéder à une évaluation systémique de la loi de 2018. J’avais personnellement demandé en tant que représentant de la CGT à la commission évaluation de France Compétences, que puisse se tenir un séminaire ouvert où soit discuté l’ensemble des travaux qui avaient été menés en matière d’évaluation des différents thèmes de la loi. La réponse de France compétences a consisté dans un premier temps à restreindre ces échanges aux travaux menés en matière d’apprentissage, et dans un second temps à réduire ce séminaire aux seuls membres des commissions évaluation et préconisations. J’en déduis qu’il n’y a pas véritable volonté politique de se donner les moyens d’évaluer la loi et que l’on s’est de fait heurté à un véritable mur érigé par l’État.Sur le fond il est clair que ce qui est mis en œuvre depuis le milieu des années 1980 c’est avant tout l’adéquation de la formation aux besoins immédiats des entreprises. Toutefois, cette orientation est aujourd’hui percutée par les besoins de plus en plus importants de l’économie en termes démographique, climatique et industriel qui requièrent un engagement financier énorme en vue d’une augmentation de la qualification globale de la main-d’œuvre, au risque de disqualifier l’économie française face à la concurrence des pays qui investissent dans la recherche et le développement, et dans la qualification de leur main-d’œuvre sur les segments en devenir (intelligence artificielle, transition écologique, etc.).Quant à la question sur les évolutions futures en matière de droits à la formation, notamment pour les salariés les moins qualifiés, il me semble que ce n’est pas le chemin qui est actuellement suivi, bien au contraire. La mise en place du reste à charge obligatoire, même si le salarié a cumulé suffisamment de droits sur son CFP pour financer la totalité du coût de sa formation, va avoir pour conséquence de décourager les moins qualifiés aux revenus modestes, et de conditionner le « choix » de la formation à celui de l’employeur, rendant un peu plus illusoire la supposée autonomie du salarié. C’est pourquoi dans notre ouvrage30 nous proposons à ce titre trois orientations importantes.La première est de créer un droit à une formation initiale différée, sorte de droit de « rattrapage » pour ceux et celles qui sont sorti·e·s prématurément de l’enseignement scolaire initial. Ce droit pourrait être attribué en fonction de la durée moyenne d’études. Cette proposition, au-delà de son caractère de justice sociale, aurait l’avantage de rompre avec la discontinuité qui existe entre formation initiale et formation continue. La deuxième proposition consisterait à construire un vrai droit à l’évolution professionnelle, notamment pour les salariés aux plus basses qualifications. Si ce droit existe dans la loi, il reste purement théorique et aucune disposition n’a été prise pour lui donner une réelle effectivité. Enfin, nous pensons que de nouveaux droits à la formation devraient s’accompagner d’un renforcement significatif des prérogatives des salariés sur les décisions de l’entreprise en matière d’emploi et de qualification.

Djamal Teskouk : La tendance, qui s’est accentuée depuis une dizaine d’années, visant à faire peser de plus en plus les coûts des formations sur les salariés, en temps personnel et en argent, va vraisemblablement se poursuivre. Elle pourrait cependant se heurter à de nouvelles réalités économiques. En effet les besoins de formation professionnelle devraient augmenter pour au moins deux raisons structurelles. D’une part, les évolutions et les ruptures qu’implique la transition écologique qu’elle soit voulue ou surtout subie vont faire disparaître des métiers, en faire naître d’autres et en transformer la plupart. D’autre part, ce qui semble être une pause ou à tout le moins une inflexion dans la mondialisation économique avec les discours actuels sur la réindustrialisation, même si elle ne devait porter que sur quelques secteurs stratégiques, devrait avoir les mêmes conséquences. Si cela se confirme, dans nombre de secteurs professionnels, une pénurie de main-d’œuvre qualifiée devrait incidemment modifier le rapport de force entre les employeurs et le salariat au profit de ce dernier. Des formations plus nombreuses et de meilleures qualités pourraient devenir nécessaires. Elles ne pourront être réduites à de simples adaptations et une part importante d’entre elles devraient être qualifiantes.Quelles conséquences peut-on en attendre dans le champ de la formation professionnelle et de l’évolution professionnelle des salariés ? De mon point de vue, on peut espérer des progrès dans les financements, dans les modalités d’organisation et dans la reconnaissance des qualifications acquises. Cela se vérifiera, ou pas, au cours des prochaines années, dans les négociations dans les entreprises et les branches professionnelles. À moins qu’une crise économique d’ampleur liée à l’aggravation de la crise écologique qui s’amorce ne rebatte toutes les cartes.Va-t-on à l’avenir se diriger vers plus d’adéquationnisme ? Si on met de côté le sens péjoratif de ce terme, on peut aborder cette question à trois niveaux. Au niveau macroéconomique, il n’est pas illégitime de viser à une meilleure « adéquation » et non un « adéquationnisme » entre les formations programmées et financées et les besoins prévisionnels en main-d’œuvre qualifiée de l’économie en orientant prioritairement ces financements vers les secteurs professionnels qui le nécessitent. Mais cela n’a de sens que si cela est mis au service d’une politique visant le progrès social et pas seulement l’enrichissement des actionnaires.Du point de vue du syndicaliste que j’ai été, j’insiste sur un changement dans le rapport de force entre le patronat et le salariat parce que, quand bien même le chômage resterait relativement élevé, il y aura un tel besoin de main-d’œuvre qualifiée et de formation qu’il y aura, je crois, j’espère en tout cas, une possibilité de mieux négocier dans les branches et dans les entreprises des formations de qualité. Voilà l’idée que je me fais de l’avenir de la formation professionnelle. Est-ce que ça se vérifiera ? On verra bien. Quoi qu’il en sera cela nécessitera, au regard de ce qui est dit plus haut, une augmentation importante des financements de la formation professionnelle et une utilisation plus pertinente de ces ressources. Il s’agit de former tous les salariés, pas seulement les cadres et pas seulement celles et ceux des grandes entreprises, pas seulement les salariés en CDI et pas seulement celles et ceux à temps plein. Cela implique de programmer à moyen et à long terme les investissements de la nation qui devraient nécessairement augmenter. Les pouvoirs publics pourraient prendre appui sur le levier que constituent les sommes mutualisées au titre de l’obligation légale de financement de la formation professionnelle qui devrait de ce fait être elle aussi augmentée. Il faudra aussi aller vers une meilleure répartition de ces fonds entre TPE, PME et grandes entreprises. Des dispositions fiscales et réglementaires devraient être mises en œuvre au profit des entreprises à forte intensité de main-d’œuvre qui sont pénalisées par les dispositifs actuels.Autre chose est l’adéquationnisme quand il est imposé à une personne ou un groupe de personnes et quand il a caractère prescriptif comme dans certaines politiques de formation dont de nombreuses études en ont montré l’inefficacité. Comme disait Bertrand Schwartz « On ne forme pas une personne, elle se forme si elle y trouve un intérêt ». Tout choix de formation doit donc rechercher la meilleure adaptation possible aux capacités, aux besoins et aux attentes des personnes devant être formées. Mais cela n’est pas toujours ni possible ni optimal car les attentes des salariés se construisent dans un contexte socioéconomique et politique donné et un système de valeurs qu’il produit. Certains métiers sont dévalorisés et peinent à recruter alors qu’ils sont nécessaires à la société. Il faut donc travailler à les rendre plus attrayants en en améliorant les salaires et les conditions de travail contrairement au discours dominant sur les métiers en tension. Cela nécessite aussi un changement du regard que la société porte sur certaines fonctions et passe donc par une valorisation également symbolique de certains métiers. Car la formation n’est pas toujours la bonne réponse à des problèmes qui relèvent principalement de l’économique et du sociétal.

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Notes

1 Checcaglini A., Marion I., Formation professionnelle en entreprise, la France se distingue de ses voisins européens in Céreq Bref no 450, février 2024.

2 L’enquête CVTS étudie tous les cinq ans (1994, 1999, 2005, 2010, 2015, 2020) les pratiques de formation professionnelle continue des entreprises au niveau européen pour Eurostat. Le volet français de l’enquête est réalisé par le Céreq et la Dares. Depuis la suppression en 2015 de la déclaration fiscale 2483, cette enquête fournit des éléments incontournables sur la formation financée par les entreprises en France.

3 0,55 % de la masse salariale pour celles de moins de 11 salariés et 1 % pour celles de 11 salariés et plus.

4 Assemblée nationale, Étude d'impact pour la liberté de choisir son avenir professionnel – No 904.

5 Lefresne F., Verdier E. (Coord.), Le temps des mobilités et des reconversions professionnelles - Que nous enseignent les travaux du Céreq ?, Céreq Essentiels, no 5, 2024, 190 p.

6 Stephanus C., Vero J., « Empêchée, contrainte ou souhaitée : trois visages de la reconversion au prisme la CSP », dans Lefresne F., Verdier E. (Coord.), Le temps des mobilités et des reconversions professionnelles - Que nous enseignent les travaux du Céreq ? Céreq Essentiels, no 5, 2024, 190 p.

7 Maggi-Germain Nicole « Herméneutique juridique de l’ANI de 2003 et de la Loi de 2004 », dans Morvan Y. (Éd.)  La formation tout au long de la vie. Nouvelles questions, nouvelles perspectives, Colloque de Rennes, mars, Presses Universitaires de Rennes, 2006, 103-114

8 Dubar C., « Les changements possibles du système de formation français », Formation Emploi, no 101, 2008, 167-182.

9 Avec la loi du 5 septembre 2018, les OPCO ont remplacé les anciens organismes paritaires collecteurs agréés (OPCA).

10 Dares, « Le compte personnel de formation en 2022. Un léger repli des entrées en formation après le pic de 2021 », Dares Résultats, no 53, septembre 2023.

11 Baromètre de la formation et de l’emploi, Centre Inffo CSA, 5e édition, 2024.

12 Maggi-Germain N., « La formation professionnelle continue entre individualisation et personnalisation des droits des salariés », Droit social, 2004.

13 Robert Castel, Les Métamorphoses de la question sociale, une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

14 Boltanski L., Chiapello E., Le nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.

15 G. S. Becker, Human Capital, A Theoretical and Empirical Analysis, New York, Columbia University Press for the National Bureau of Economic Research, 1964.

16 France compétences, « Les freins à l’individualisation des parcours de formation », Note d’études, no 7, septembre 2023.

17 Le bilan de la négociation collective mentionne 680 accords d’entreprises concernant la formation professionnelle sur les 76 820 accords signés en 2021, soit 0,9 %. La thématique de la formation professionnelle a même reculé dans les accords de branche entre 2020 et 2021, avec 185 accords de branche conclus en 2021 contre 201 en 2020, une grande partie d’entre eux ayant porté sur l’activité réduite, l’activité partielle de longue durée (APLD) et sur le dispositif Pro-A en 2021 (DGT, 2021).

18 Lucie Tanguy, L’introuvable relation formation emploi, Paris, La documentation française, 1987.

19 Fonds de gestion des congés individuels de formation créés en 1983.

20 Organismes paritaires collecteurs agréés créés en 1993.

21 Créé en 2014.

22 Créé en 2009.

23 Caisse nationale des Urssaf.

24 Les OPCO sont contrôlés par un commissaire du gouvernement et un contrôleur général économique et financier.

25 Il a remplacé le congé individuel de formation.

26 Pignoni M.-T., « Les instances de représentation des salariés dans les entreprises en 2022. Une érosion qui se poursuit », Dares Résultats, no 17, 7 mars 2024.

27 Depoilly S., « Des effets de sélection du système éducatif au marché du travail : mythe de l’adéquation et reproduction des inégalités dans l’enseignement professionnel secondaire », Formation Emploi, no 159, 2022.

28 Stéphanus C., « Accès à la formation : pourquoi souhaiter se former ne suffit pas », Céreq Bref, no 451, 2024.

29 Apparues en 2015.

30 Avec Djamal Teskouk, 1971-2011. Retour sur 50 ans de formation professionnelle, Éditions du Croquant, 2021. 

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Pour citer cet article

Référence électronique

Didier GELOT, Florence LEFRESNE et Djamal TESKOUK, « La formation professionnelle continue : de quelques ambiguïtés historiques »La nouvelle revue du travail [En ligne], 25 | 2024, mis en ligne le 25 octobre 2024, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/17955 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/12kwj

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Auteurs

Didier GELOT

Economiste, ancien chef du département de la formation professionnelle à la DARES

Florence LEFRESNE

Economiste, ancienne directrice générale du Céreq

Djamal TESKOUK

Syndicaliste, ancien conseiller confédéral CGT en charge de la formation professionnelle

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Droits d’auteur

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