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Recensions et notes de lecture

Pascal Savoldelli (coord.), Ubérisation et après ?

Donna Kesselman
Référence(s) :

Pascal Savoldelli (coord.), Ubérisation et après ?, Bordeaux, Éditions du Détour, 2021, 272 p.

Texte intégral

1L’ubérisation, notamment lorsqu’elle met en jeu certaines figures du travail, a suscité une vaste littérature académique que les médias, suivant de près son actualité, ont contribué à enrichir. Les études alimentent de nombreux débats savants, alors que la presse, comme il arrive souvent lorsqu’elle traite de sujets en vue, véhicule des termes et des notions parfois opaques aux lecteurs. L’un des apports majeurs de Ubérisation et après ? est d’avoir réussi à concilier ces différents niveaux de lecture. L’ouvrage propose une réflexion globale qui permet à la fois de comprendre en quoi l’ère numérique constitue un véritable phénomène de société et de dégager ses multiples enjeux. Ainsi, il s’adresse aussi bien au grand public qu’aux spécialistes.

2Cette accessibilité tient à la démarche originale adoptée par Pascal Savoldelli, sénateur du Val-de-Marne et coordinateur de cet ouvrage collectif, qui a choisi d’y intégrer les consultations ayant contribué au dépôt au Sénat, en 2020, de la proposition de loi n° 717 relative au statut des travailleurs numériques, qui demandaient leur assimilation aux salariés. On peut ainsi y découvrir divers témoignages, de spécialistes, bien sûr, juristes, sociologues et économistes, mais également d’acteurs de terrain, syndicalistes ou militants associatifs, une place importante étant accordée à la parole des travailleurs, en particulier les livreurs. À travers ces différentes contributions, deux perspectives se dessinent : la salarisation des travailleurs et la création de coopératives susceptibles d’offrir une alternative viable aux plateformes capitalistes. Notons enfin que cette enquête s’est déroulée pendant la pandémie de Covid-19, ce qui lui donne en soi valeur de document, l’histoire de cette période troublée restant encore à écrire.

3Pour en rendre compte nous proposons une approche thématique afin de mettre en résonance les différentes contributions. Nous finirons par soulever une dimension qui n’est pas, à nos yeux, suffisamment valorisée, du format novateur de cette initiative.

4Plusieurs contributions s’intéressent à la nature du travail de plateforme numérique et aux multiples acteurs qui sont concernés. Ensemble, elles offrent une synthèse assez remarquable des différentes facettes de cet objet protéiforme ainsi que des controverses qu’il suscite.

5Dans son article « Il n’y a pas d’intelligence artificielle, il n’y a que le travail du clic de quelqu’un d’autre », le sociologue Antonio Casilli démystifie le métarécit des compagnies de la Silicon Valley sur l’automatisation complète et l’intelligence « faussement artificielle » : le capitalisme des plateformes ne peut se passer de l’humain, qui doit alimenter sans cesse des bases de données constamment mises à jour. Le « travail du clic » (digital labor), notion que le chercheur a contribué à concevoir, recouvre une catégorie de population extrêmement variée, due à l’externalisation planétaire des processus de production, les travailleurs se trouvant dès lors soumis à une forme de concurrence virtuelle. Mais ils partagent le même sort : être payés à la tâche pour une faible rémunération et, en plus du service principal intermédié par des algorithmes, produire des données au profit des plateformes.

6Le cas peu étudié des « Services à domicile » – coiffeuses et aides ménagères notamment – est présenté par la sociologue Nicole Teke dans N’oublie pas de commander la femme de ménage. Comme toute organisation du travail par algorithme, les plateformes SAD se caractérisent par une fausse flexibilité, une absence de protection sociale et des menaces de notation-déconnexion, auxquelles vient s’ajouter, la promotion de la qualité du service auprès des clients. Cette étude a en particulier le mérite de rendre compte du processus de « visibilisation » due à la plateformisation, de ce secteur qui se trouve traditionnellement dans le noir. Elle pointe également l’image genrée des « mumpreneurs », ces mères qui cherchent à s’assurer un complément de revenu tout en élevant leurs enfants, et la masculinisation qui s’est opérée pendant la pandémie, lors des fermetures dans les métiers du tourisme, comme la restauration et l’hôtellerie.

7Dans Le goût amer des plateformes , Éva Jaurena, restauratrice et amoureuse de son métier, fait part du désarroi qui touche sa profession face aux dérives de l’ubérisation. La livraison de repas à domicile remet en question la notion même de restauration. Cette tendance s’est d’ailleurs accélérée à cause de la pandémie de Covid-19 et depuis l’avènement des dark kitchens. Pour contrer les plateformes, que nous redécouvrons de ce point de vue, Éva Jaurena propose alors de développer ce qu’elle nomme une « livraison éthique », c’est-à-dire la collaboration avec notamment des coopératives de livreurs.

8Dans Fiscalité des géants du numérique : un enjeu de justice sociale, Raphaël Pradeau, porte-parole d’ATTAC France, critique sévèrement Amazon, « certainement l’incarnation la plus symbolique du capitalisme de plateformes ». Il faut, selon lui, stopper le développement de ce modèle d’affaires tentaculaire dont les répercussions sont préjudiciables à la fois sur les plans fiscal, environnemental, économique et social, et qu’il dévoile pour nous. Les gouvernements, trop souvent complices, doivent assumer leurs responsabilités pour combattre l’évasion fiscale, et la société civile, à travers des actions citoyennes, auxquelles ATTAC prend toute sa part, se doit de mobiliser l’opinion publique pour faire pression en ce sens.

9Une deuxième thématique traite plus précisément du statut des livreurs de repas et des chauffeurs VTC.

10Dans un entretien intitulé « Pourquoi et comment réintégrer les travailleurs des plateformes dans le salariat », la sociologue Dominique Méda pose le cadre conceptuel de la régulation des travailleurs numériques en France, en soulignant l’impasse des propositions institutionnelles mises en avant et les évolutions nécessaires. L’enjeu du statut des travailleurs est politique : face au « scénario du démantèlement du droit du travail » promu par les compagnies de plateforme, la défense de l’emploi et des conditions de travail s’impose. S’appuyant sur des recherches publiées avec Sarah Abdelnour dans l’ouvrage Les nouveaux travailleurs des applis (2019), Dominique Méda présente le travailleur Uber comme une nouvelle figure du salarié déguisé et de l’autoentrepreneur précaire. Soumis aux méfaits de la diffusion du numérique dans le monde du travail, il est privé à la fois des avantages du salariat et de l’indépendance. L’idéologie de l’entrepreneuriat vise à discréditer le salariat et les avantages qui lui sont attachés.

11Pour la juriste Barbara Gomes, les plateformes numériques de travail sont « l’aboutissement du rêve néolibéral ». La clarification de notions juridiques trop souvent banalisées, telles que le statut, l’emploi, le contrat, ou même le droit, est d’une grande utilité. Tout comme l’analyse des décisions de justice qui font jurisprudence en France, dans l’Union européenne ou même en Californie, et de la manière dont les plateformes manœuvrent pour tenter de contourner le droit du travail. Elle met en exergue aussi les implications de ces pratiques sur le plan démocratique. Le modèle des plateformes numériques représente une radicalisation du capitalisme ayant pour ambition de modifier les institutions de la justice à la faveur de leurs décisions prises de façon unilatérale. Barbara Gomes est également élue municipale de Paris et agit pour la création d’une « Maison des coursiers », projet porté par la coopérative Coopcycle (voir plus loin).

12L’Europe est-elle capable de relever la tête face à l’économie des plateformes ? Selon Leïla Chaibi, les institutions juridiques et parlementaires de la grande majorité des pays de l’Union européenne reconnaissent, tout comme la Cour de justice de l’Union européenne, l’existence d’un lien de subordination pour les travailleurs de plateformes numériques et battent en brèche l’« illusion » que ces dernières ne jouent qu’un rôle de simple intermédiaire technologique. Le récit de la campagne menée par la députée de la France insoumise pour parvenir au projet de directive sur la présomption de salariat, grâce à la construction d’une alliance transpartisane, nous offre, par ailleurs, un aperçu exceptionnel du fonctionnement du Parlement européen. Leïla Chaibi s’oppose fermement à la création d’un « tiers statut », qu’elle considère comme un « sous-statut », du type qu’elle a toujours combattu dans sa vie militante, comme nous l’apprend l’entretien auquel elle se livre.

13Ces autrices portent toutes un jugement sévère sur le Rapport Frouin (2020), qui répondait à une demande du gouvernement français afin de trouver un statut autre que le salariat pour les travailleurs de plateforme. Kevin Poperl va plus loin encore dans sa critique. Pour lui, ce rapport offrait tout simplement l’occasion « de supprimer la possibilité de faire valoir le seul levier dont [les travailleurs] disposaient face aux plateformes, c’est-à-dire la requalification en salarié », lors d’une procédure aux prud’hommes. En institutionnalisant un rapport de force défavorable aux livreurs, il les prive de tous les droits liés à l’emploi. Par ailleurs, le type de coopérative que propose ce rapport n’est rien d’autre qu’un moyen offert aux géants du numérique de pratiquer l’évasion fiscale. L’économiste et également militant associatif propose un autre modèle de coopératives.

14Une prochaine série d’articles se focalisent sur les travailleurs de plateforme eux-mêmes, sur leurs conditions de travail, leurs luttes et formes d’organisation émergentes.

15À partir d’une enquête approfondie, les sociologues Stéphane Le Lay et Fabien Lemozy nous aident à « mieux comprendre le vécu des livreurs de plateforme de travail ». L’organisation du travail par algorithme engendre une nouvelle forme de précarité, dont la clé de lecture est le concept de « précarisation sociale » (Appay & Thébaud-Mony, 1997). L’approche globale établit un lien entre les difficultés dues à la remise en cause de l’emploi, avec les droits sociaux classiques, et les transformations qu’entraine le néo-libéralisme, dont les processus de ségrégation socio-spatiale. Elle rend compte des effets subjectifs de ces évolutions sur les travailleurs, notamment sur leur santé physique et mentale et des questions éthiques qu’ils impliquent : « L’organisation du travail des plates-formes conduit […] à une usure mentale et physique prématurée des livreurs. »

16Mais l’ouvrage donne également la parole à des livreurs de repas qui, à travers des récits poignants, nous font part de leur propre expérience. Elle permet à cette jeune génération de militants de traduire les réalités subtiles de la subordination algorithmique et des innombrables obstacles idéologiques dans des cahiers revendicatifs. Ce renouveau du militantisme conjugue des modalités d’action classiques – opérations de tractage dans les gares et les aéroports pour sensibiliser leurs collègues isolés – à l’usage ciblé des réseaux sociaux et à des formes novatrices d’organisation.

17Dans sa contribution intitulée « Ubérisation, une lutte syndicale bien évidemment », Arthur Hay, secrétaire général du syndicat CGT des coursiers à vélo de la Gironde, montre comment ce syndicat est parvenu à se renouveler en se nourrissant des expériences induites par cette forme nouvelle de précarité, tout en renouant avec sa propre histoire. D’autre part, les récits de deux responsables du Collectif des livreurs autonomes de plateformes (CLAP), Alexander Schmidt et Édouard Bernasse, mettent en lumière le déclassement qui frappe les jeunes diplômés en France. Ils déconstruisent le discours et les manœuvres des compagnies qui tentent de gommer les indices d’un « salariat déguisé » et témoignent de l’isolement, de l’humiliation et de l’épuisement physique dont souffrent ces jeunes travailleurs.

18Les sociologues Sophie Bernard et Sarah Abdelnour, dans « Les mobilisations des chauffeurs de VTC : des obstacles à l’organisation collective », présentent une vue d’ensemble de ce secteur très segmenté et nous informe de ses évolutions récentes. L’analyse des formes de mobilisation empruntées et de l’organisation collective encore tâtonnante permet de saisir les répercussions concrètes de l’ambigüité entretenue par les compagnies quant au statut professionnel des travailleurs, ambigüité qui se trouve au cœur même de leur modèle d’affaires. Le contenu vivant des « disruptions » du numérique se révèle à travers une étude fine de la manière dont les travailleurs tentent de faire face aux risques économiques et juridiques suite à l’« hyper-externalisation » (Srnicek, 2018) vers eux, par l’organisation algorithmique du travail, ainsi qu’aux conséquences sur leur santé et la conciliation avec leur vie privée. Nous y retrouvons la mise en scène des dynamiques de recomposition des normes, inhérente à cette « zone grise du travail et de l’emploi », qui est sciemment orchestrée par les entreprises de plateforme (Carelli & al., 2022). Pour les autrices, ces travailleurs ne trouveront leur salut qu’en retournant dans le giron du droit du travail.

19Enfin l’ouvrage ouvre une perspective en évoquant les coopératives comme alternative aux plateformes capitalistes. Plusieurs auteurs y font référence. Pour Leïla Chaibi, la livraison de repas à domicile marque une démocratisation des habitudes de consommations ; le modèle coopératif permettrait d’assurer aux livreurs un statut protecteur et aux consommateurs une alternative éthique. Kevin Poperl est économiste de profession est aussi co-fondeur de CoopCycle. Cette fédération de coopératives de livraison à vélo est une initiative gérée démocratiquement par les coopératives membres qui a pour but d’améliorer les conditions de travail des livreurs hors des plateformes capitalistes. Les droits d’auteur de cette publication lui sont d’ailleurs reversés.

20Enfin cet ouvrage, comme annoncé dans la préface par le sénateur communiste, poursuit la promotion du choix de société inscrit dans la proposition de loi qui n’a finalement pas emporté une majorité de suffrages. Il s’agit maintenant de « se battre avec l’encre ». Nous pensons qu’il est important de souligner davantage la démarche novatrice de co-production des outils de l’intervention publique que le législateur, et militant, met en branle ici. Face à la disruption des institutions politiques par les entreprises qui ambitionnent d’y imposer leurs propres normes, il mobilise un large front de « nouvelles parties prenantes » qui participent désormais au processus de recomposition de la régulation du travail. Il s’agit de mobiliser des acteurs dans la sphère élargie de l’« espace public » où ils s’affrontent aux transformations des rapports sociaux qui résultent de leur désencastrement des cadres traditionnels par les plateformes (Azaïs & al, 2017). La publication contribue ainsi à la fois à la réflexion épistémologique des chercheurs sur le monde du travail et au renouveau de l’engagement militant.

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Bibliographie

Abdelnour Sarah & Méda Dominique (dir) (2019), Les nouveaux travailleurs des applis (2019), Paris, La vie des Idées,

Appay Béatrice & Thébaud-Mony Annie (dir) (1997), Précarisation sociale, travail et santé, Institut de recherche sur les sociétés contemporaines, Paris, Éditions IRESCO-CNRS.

Azaïs Christian, Dieuaide Patrick & Kesselman Donna (2017), « Zone grise d’emploi, pouvoir de l’employeur et espace public : une illustration à partir du cas Uber », Relations industrielles / Industrial Relations [En ligne], 72 (3), 433-456. URL : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.7202/1041092ar

Carelli Rodridgo, Cingolani Patrick & Kesselman Donna (2022), Les travailleurs des plateformes numériques. Regards interdisciplinaires, Buenos Aires, Éditions Teseo. [En ligne]. URL : https://www.teseopress.com/lestravailleursdesplateformesnumeriques/

Srnicek Nick (2018), Capitalisme de plateforme : L’hégémonie de l’économie numérique, Montréal, Lux Éditeur.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Donna Kesselman, « Pascal Savoldelli (coord.), Ubérisation et après ? »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15236 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15236

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Auteur

Donna Kesselman

IMAGER-UPEC, LISE-CNAM/CNRS, Université Paris-Est Créteil

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