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Recensions et notes de lecture

Haude Rivoal, La fabrique des masculinités au travail

Estelle Fisson
Référence(s) :

Haude Rivoal, La fabrique des masculinités au travail, Paris, La dispute, coll. « Le genre du monde », 2021,  280 p.

Texte intégral

1L’ouvrage d’Haude Rivoal s’inscrit dans le sillon de travaux sur les masculinités, en particulier au travail, développés en langue anglaise et apparus de manière récente en France (on peut citer à cet égard le numéro des Cahiers du genre de 2019, codirigé par l’autrice). L’ouvrage a vocation à renverser la focale : il ne s’agit pas de s’intéresser une nouvelle fois aux freins auxquels se heurtent les femmes sur le marché du travail, mais de porter l’attention sur les actions des hommes qui contribuent ou non à cet état de fait. Il repose sur une enquête ethnographique de trois années, réalisée dans l’entreprise Transfilog, spécialisée dans la logistique et la distribution de produits frais et surgelés. Cette enquête multisituée sur 8 sites différents, entre siège parisien et entrepôts régionaux, est réalisée dans le cadre d’un emploi de « chargée d’égalité professionnelle », occupé à mi-temps dans le cadre d’une thèse Cifre. Les nombreuses observations réalisées sont complétées par soixante-trois entretiens informels ou semi-directifs. L’autrice cherche à savoir si les analyses portant sur les transformations et le renouvellement des masculinités peuvent s’appliquer à un monde du travail arc-bouté sur la quête de la performance et de la compétition. La thèse principale de l’ouvrage consiste à souligner que la transformation de la masculinité hégémonique à Transfrilog cohabite avec le maintien de hiérarchies genrées dans l’entreprise. La première partie de l’ouvrage dresse un bilan sur la façon dont la masculinité au travail est fabriquée par l’organisation, et comment la masculinité se trouve re-légitimée par « sa capacité à se transformer, à se montrer plus “inclusive” » (p. 21). La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la pluralité des masculinités au travail et aux hiérarchies qui s’opèrent entre elles. La troisième et dernière partie porte sur les coûts de la masculinité au travail, en termes de travail sur soi, d’effets sur la santé et sur la place des femmes au travail.

2Dans l’introduction de l’ouvrage (p. 9-12), l’autrice fait preuve de réflexivité et se situe d’emblée par rapport à son objet. Elle met ses origines sociales au service de l’enquête, son père ayant fait toute sa carrière dans l’entreprise étudiée. Une telle filiation est considérée comme rassurante pour l’entreprise. Ce lien familial explique sans doute pourquoi l’autrice prend très au sérieux l’adhésion des salariés à l’entreprise et aux promesses d’ascension sociale qu’elle insuffle.

3Dans un premier chapitre, elle souligne la fabrique organisationnelle des masculinités, reprenant une approche par les structures bien connues en sciences sociales. Elle souligne notamment le rôle des mécanismes de cooptation ou de la culture d’entreprise. Elle complète ce tableau par une approche interactionniste, plus novatrice, en s’intéressant notamment à la disqualification des non-virils, exercée également par les femmes. Le deuxième chapitre revient sur le modèle de masculinité hégémonique au cœur des métiers de la logistique. La légitimité de cette masculinité repose d’abord sur sa transformation. Dans le sillon de deux articles de Connell (1998 et 2005) qui ont montré l’existence d’une nouvelle masculinité managériale à la faveur de la globalisation, l’autrice documente l’émergence de ce nouvel idéal-type. Ces différents types de masculinités sont expliqués par des facteurs générationnels (p. 79), la nouvelle génération de managers étant plus « souple et malléable » (p. 82). Il se profile en effet une nouvelle hiérarchie entre cadres dans l’entreprise, prenant pour marqueur l’égalité femmes/hommes et l’anti-homophobie (p. 81). Les jeunes hommes seraient plus proches de leurs émotions et moins prompts à se donner corps et âme dans leur travail (p. 66). Ce changement s’incarne dans le remplacement de Guy, ancien manager, caractérisé par une masculinité « à l’ancienne », marquée par son hétérosexualité conquérante, sa déférence à l’égard du patron, son paternalisme vis-à-vis de sa secrétaire, et une camaraderie virile non exempte de violence, par Alexandre, issu des classes moyennes et représentant une masculinité « inclusive ». Une telle distinction entre vieux management familial et autoritaire et nouveau management adaptable ne saurait toutefois relever du seul facteur générationnel, sans inclure la question de la classe sociale. Boltanski (1982) a en effet montré dans son ouvrage sur Les cadres à quel point l’adaptabilité au marché global serait l’apanage des cadres diplômés, par opposition aux cadres autodidactes en proie à des formes de rigidité et d’obéissance. En outre, le non-sexisme des plus jeunes, demande à être nuancé, comme le suggère l’autrice elle-même (p. 69). Pourtant, la transformation de la masculinité de certains groupes d’hommes parvenant à un ethos non violent, sensible et empathique est souvent ambivalente, entre aspirations égalitaires et ruse de la raison patriarcale, à l’instar de ce que l’on observe chez les hauts fonctionnaires (modernes) étudiés par Bereni et Jacquemard (2019). Un des meilleurs exemples de cette ambivalence réside dans la façon dont l’entreprise se sert de la présence de l’autrice en tant que chargée d’égalité professionnelle comme d’une caution, sa présence n’étant suivie d’aucun changement organisationnel substantiel.

4La deuxième partie de l’ouvrage s’intéresse à la pluralité des masculinités, et en particulier aux masculinités populaires. En ce sens, il complète le travail de De Singly (1993) sur les « habits neufs de la domination masculine », qui opposent le masculin-viril des classes populaires et le masculin-neutre des classes supérieures. Si les classes supérieures cherchent à se distinguer, par l’anti-sexisme, des classes populaires et/ou racisées (p. 81), l’ouvrage déconstruit méticuleusement les stéréotypes classistes et racistes qui incombent à ces dernières (p. 66 et 69). La virilité des cadres y est soulignée, en dépit de leurs apparences plus policées, tandis que le désir des hommes de classes populaires d’adhérer à des normes égalitaires est mis en évidence.

5Dans le chapitre 3, Haude Rivoal s’intéresse à la façon dont la masculinité est façonnée par l’emploi, en comparant la fabrique de la masculinité chez les routiers, les préparateurs de commande et les agents de quai. Les transporteurs entretiennent une forme de prestige professionnel par un « recrutement ‘“’élitiste” » d’une part, et le maintien à distance des femmes de la profession d’autre part. Si les modifications techniques rendent la profession plus accessible à ces dernières, les inégalités n’en sont pas moins reconduites et re-naturalisées. Par comparaison, les préparateurs de commande mettent en avant leur capacité d’endurance et de résistance à des rythmes de travail effrénés, tout en faisant valoir leur technicité, à l’image des agents de quais/caristes qui mettent en avant leur indispensabilité, leur habileté et leur sens du sang-froid.

6Dans le chapitre 4, Haude Rivoal revient sur les masculinités populaires et « marginalisées ». Son développement sur les masculinités populaires « respectables » est très intéressant. Cette respectabilité passe par plusieurs vecteurs : nouveau rapport au corps, remise en question de la répartition traditionnelle des rôles sexués dans le cadre du ménage, discours égalitariste, rapport au corps et à la santé empreint de prudence, contrôle des accès de violence, rejet des blagues sexistes les plus crasses, et une relative acceptation de l’homosexualité, mesurée en termes de participation à la « manif pour tous ». Si l’insulte de PD charrie fortement un imaginaire homophobe (p. 138), elle n’est pourtant pas, d’après l’autrice, consciemment une insulte homophobe pour tous les hommes qui la manie : « ce n’est pas nécessairement ’l’homosexualité en elle-même qui est réprouvée, mais davantage le soupçon qu’elle implique d’un comportement non conforme à l’idée que l’on se fait d’un homme » (p. 196). Toutefois, la plus grande acceptation de l’homosexualité qu’elle observe ne remet pas en cause le primat de l’hétérosexisme, composante essentielle de la masculinité hégémonique. L’absence de mention de travailleurs.euses homosexuel.les dans l’ouvrage suppose leur invisibilité ou leur fuite de l’entreprise. Pourtant, la critique de Demetriou à Connell (2001), à laquelle souscrit l’autrice, porte précisément sur l’incorporation par la masculinité hégémonique de traits empruntés au monde homosexuel masculin.

7La question de la race n’est pas évincée, les hommes non-blancs étant renvoyés à une masculinité marginalisée. La valorisation de la corporéité et de la musculature des hommes non-blancs est à double tranchant : cette stature contribue à les représenter comme une menace pour le collectif de travail et pour les femmes. Une telle altérisation de ces masculinités cohabite avec la forte précarité de leur place sur le marché du travail. On aimerait avoir un peu plus accès au discours des travailleurs racisés sur eux-mêmes, au-delà des stéréotypes qui sont véhiculés les concernant. En particulier, si la moralité et la respectabilité des hommes blancs de classe populaire sont très documentées, qu’en est-il de la morale des travailleur.euses non blancs ? Michèle Lamont (2002), dans La dignité des travailleurs avait souligné que les travailleur.euses noirs dans le contexte états-unien se prévalaient d’une morale moins individualiste que celle des travailleurs blancs de classe populaire.

8La troisième partie de l’ouvrage revient sur les coûts de la masculinité, pour les femmes et pour les hommes eux-mêmes. Le chapitre 5 fait la part belle aux usages des corps, qui oscillent « entre cadence et prudence » (p. 175) au travail. Suite à plusieurs drames, la prise en compte par l’entreprise et par les représentants des salariés d’un « équilibre corporel et psychologique de bien-être au travail » (p. 182) tente de faire reculer le stéréotype des ouvriers qui abîment leur corps et cachent leurs émotions (comme dans le film La classe ouvrière va au paradis). L’importance du sport au travail et dans le hors-travail est également souligné, puisqu’il rend possible une sociabilité masculine faisant la jonction entre « culture ouvrière » et « éthos managérial valorisant la pratique de sports “extrêmes” » (p. 166), entre ouvriers et cadres. Enfin, le chapitre 6 s’intéresse à la perpétuation de la mise à distance du féminin, et aux conséquences de ces hiérarchies pour les femmes dans l’entreprise. Le rôle des blagues sexuelles (et sexistes) et homophobes est central (l’autrice évoquant les pauses comme autant de « parenthèses impossibles ») ainsi que les marques de civilité (faire la bise, tutoyer) et l’aménagement excluant des locaux. Les politiques de diversité sont préférées aux politiques d’égalité, fortement décriées. La féminité et la présence des femmes à Transfilog sont vues comme perturbatrice, contrairement au lesbianisme qui n’est pas considéré comme un problème pour les hommes qui apprécient les compétences viriles qui lui sont ordinairement associées. Bien qu’elles mettent en place des parades (Pruvost, 2007) afin de « neutraliser leur genre » (p. 214), les femmes hétérosexuelles veillent à se distancier de la figure de la lesbienne, à l’image d’une représentante syndicale de la Confédération générale des cadres (CGC).

9L’enquête d’Haude Rivoal constitue un gros apport sur les masculinités au travail, sujet encore en friche de la sociologie française. Son implantation sur le terrain lui permet de se pencher sur la fabrique de masculinités plurielles, dans différents milieux sociaux et géographiques. On peut se demander si l’entrée sur le terrain « par le haut », en même temps qu’elle constitue une formidable ouverture sur une des plus grandes entreprises du secteur, n’oriente pas certains discours des enquêté.es du bas de l’échelle, tout en rendant difficile l’accès à certains terrains. Si les syndicats apparaissent sporadiquement, notamment lors des négociations des rapports de situation comparée, leur contribution à la constitution d’un entre-soi masculin, ou au contraire à la déstabilisation de ce dernier, notamment à l’occasion de mobilisations, n’est pas explorée et pourrait constituer des futures pistes de recherche.

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Bibliographie

Boltanski Luc (1982), Les cadres : la formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, coll. « Le Sens commun ».

Bereni Laure & Jacquemart Alban (2018), « Diriger comme un homme moderne. Les élites masculines de l’administration française face à la norme d’égalité des sexes », Actes de la recherche en sciences sociales, vol. 223, no 3, 72-87, 10.3917/arss.223.0072.

Connell Raewyn W. (1998), « Masculinities and Globalization », Men and Masculinities, vol. 1, no 1, 3-23, 10.1177/1097184X98001001001.

Connell R. W. & Wood Julian (2005), « Globalization and Business Masculinities », Men and Masculinities, vol. 7, no 4, 347-364, 10.1177/1097184X03260969.

Demetriou Demetrakis Z. (2001), « Connell’s concept of hegemonic masculinity: A critique », Theory and Society, vol. 30, no 3, 337-361, 10.1023/A:1017596718715.

Lamont Michèle (2002), La dignité des travailleurs, Presses de Sciences Po, consulté le 14 janvier 2020, http://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/la-dignite-des-travailleurs--9782724608747.htm.

Pruvost Geneviève (2007), Profession--policier, sexe--féminin, Paris, Éditions de la Maison des sciences de l’homme, coll. « Ethnologie de la France », n˚ 28.

Singly François de (1993), « Les habits neufs de la domination masculine », Esprit (1940-), 196 (11), 54‑64, consulté le 29 juin 2023, https://0-www-jstor-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/stable/24275114.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Estelle Fisson, « Haude Rivoal, La fabrique des masculinités au travail »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15224 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15224

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Auteur

Estelle Fisson

Triangle/Centre Max Weber, Université Lyon 2

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

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