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Recensions et notes de lecture

Alexandra Oeser, Comment le genre construit la classe. Masculinités et féminités à l’ère de la globalisation

Paul Bouffartigue
Référence(s) :

Alexandra Oeser, Comment le genre construit la classe. Masculinités et féminités à l’ère de la globalisation, CNRS Éditions, 2022, 304 p.

Texte intégral

  • 1 Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économi (...)

1Alexandra Oeser avait coordonné une recherche collective au long cours, conduite sur le conflit social emblématique et très médiatisé à l’époque, provoqué par la fermeture de l’usine Mollex à Villemur/Tarn (Haute Garonne) en 2009. Un premier livre en était issu1. L’auteure reprend les matériaux très divers et volumineux collectés à cette occasion pour interroger cette fois la manière dont « le genre construit la classe ». C’est-à-dire « les manières dont les masculinités et les féminités mises en scène dans la mobilisation contribuent à construire la classe et vice-versa dans les processus néo-libéraux de globalisation et de financiarisation […] la façon dont les pratiques de genre contribuent à renforcer les frontières de classe dans une perspective dynamique […] dans un contexte de délocalisation industrielle massive » (p. 16-17). L’hypothèse étant que le capitalisme contemporain tendrait à approfondir certains des clivages, tant entre classes sociales qu’entre les hommes et les femmes. Si ce conflit social se présente exclusivement comme un conflit de classe c’est qu’il a été construit au masculin, la participation des femmes y étant largement invisibilisée. Plus au fond, c’est que la domination masculine est en réalité une dimension de la domination de classe, les deux rapports de domination étant « imbriqués ». Pour l’auteure, qui définit le genre relationnellement, il ne s’agit pas seulement d’intégrer les femmes dans l’analyse. De manière nettement plus ambitieuse il s’agit de questionner la manière dont masculinités et féminités sont mises au travail dans la dynamique du conflit social. D’ailleurs le livre est pour moitié consacré au masculin et aux masculinités. Il fournit donc, entre autres, une contribution importante aux études sur les masculinités, dont on sait qu’elles sont longtemps restées en retrait dans les recherches sur le genre.

2Rappelons quelques données de base du conflit social « Molex ». Cette usine de connectique travaillait pour l’industrie automobile. Implantée de longue date dans une petite ville de Haute Garonne, rachetée en 2004 par une multinationale américaine, elle comptait 283 salariés au moment de la fermeture, dont seulement une soixantaine de femmes, pour moitié des ouvrières. Cet évènement s’inscrit alors dans une vaste restructuration de la firme, au travers de la fermeture de quatorze usines et du licenciement de huit mille salariés en Europe, associés au transfert de la production vers l’Asie. Dès l’annonce de la fermeture les salariés se mettent en grève. Ils multiplieront les actions jusqu’à l’acceptation d’un plan social fin 2009. Mais le combat se poursuivra plusieurs années, entre autres devant la justice. Celle-ci finira par donner raison sur le fond aux travailleurs – le licenciement est reconnu « sans cause réelle et sérieuse » – mais sans condamner la filiale française à payer les indemnités. Seule une petite partie des salariés licenciés retrouvera un emploi dans la PME, qui, soutenue par l’État reprendra une fraction des activités.

3A. Oeser prend appui sur deux conceptualisations principales pour développer son analyse. La première autour du concept d’Eigesinn, proposé par l’historien allemand Alf Lüdke, qui offre la possibilité de « saisir la multiplicité, la complexité des réactions des acteurs historiques aux contraintes », leurs modes d’appropriation des normes et des hiérarchies « visant à retrouver un espace et un temps pour soi » (p. 14-15). Concept jugé particulièrement utile à la compréhension des pratiques féminines. La seconde est celle des « formes de masculinité », avancée par Raewyn Connel et reprise de manière critique par Demetrakis Z. Demetriou. La première chercheuse propose de distinguer la « masculinité hégémonique » – cette forme culturelle dominante de ce que doit être un homme – de trois autres types de masculinités : « complice » – qui permet aux hommes s’écartant de la première de bénéficier à leur manière de la domination masculine ; « subordonnée » – qui dévalorise les homosexuels ; et la masculinité « marginale », propre aux hommes des groupes sociaux les plus dominés. Mais il importe ensuite, avec le second chercheur, de montrer comment les masculinités non hégémoniques contribuent à la masculinité hégémonique dans sa capacité à subordonner les femmes, et plus largement à informer les rapports de pouvoirs plus larges, notamment les rapports de classe.

4Dans le premier chapitre l’auteure – qui a pu interviewer aux USA des cadres dirigeants responsables de la fermeture – montre que de chaque côté des classes en lutte sont mobilisés des formes de masculinité dévalorisée ou marginale visant à dévaluer et à délégitimer l’adversaire. À cette fin les cadres dirigeants s’appuient sur des stéréotypes de classe : les ouvriers sont nécessairement machistes et sont incapables de contrôler leur violence physique. Inversement les ouvriers mobilisent des formes de masculinité subordonnée pour dévaluer la direction : la minorité des salariés qui tient un discours sur les dirigeants – ce sont les plus mobilisés – associent les dirigeants à une féminité, dévalorisée. Les cadres dirigeants sont vus comme faibles, dépendants, manquant d’expérience et de compétence technique.

  • 2 On sait combien les gouvernants aiment à revendiquer leur « courage », celui d’imposer aux gouvern (...)

5Le second chapitre étudie les mises en scènes de masculinités par les protagonistes, c’est-à-dire « les différentes stratégies pour rester un homme à la fois combatif et désirable dans différents contextes » (p. 85). Cette étude commence par celle de deux photographies, une de l’équipe de direction de la multinationale, et une d’un groupe de salariés mobilisés. Les deux affichent une certaine virilité, mais la massivité des corps et l’absence de sourires singularise la seconde. Au-delà de ces images, les matériaux mettent au jour un même imaginaire de combat. Il se décline cependant différemment. Du côté des salariés dirigeants c’est celui de la guerre économique. Du côté des ouvriers c’est celui de la culture populaire et nationale incarnée par Astérix et Obélix, celui du « village gaulois », dernier rempart contre l’empire de la finance. Ici les qualités des combattants sont celles de la ruse et de la force physique. Le stigmate de la virilité populaire est ainsi retourné en fierté ouvrière. Qu’il soit associé au patriotisme (blanc) ne dessert aucunement le succès de sa médiatisation. Quant aux cadres dirigeants, ils transposent l’imaginaire guerrier du western dans l’univers de l’économie globalisée. Ici les suppressions d’emplois sont présentées comme simples dégâts collatéraux d’une prise de décision courageuse2, tenant compte de la nécessaire adaptation à un marché en évolution rapide. Les femmes sont absentes de ces mises en scène, de même qu’elles restent dans l’ombre au sein des représentations sociales produites par le conflit, comme elles le sont dans l’animation du mouvement. Jouent ici leur propre autocensure, combinée à la plus grande expérience militante des hommes. Reste que derrière la mise en scène des fiertés viriles, existent des « formes de masculinité » moins unidimensionnelles, s’exprimant plutôt dans la sphère privée : aveux de faiblesse ou expression d’émotions tristes. Mais elles n’ont jamais de signification univoque dans les rapports sociaux, comme lorsqu’elles sont mises au service de la lutte politique, ou encore quand elles sont prises en charge par les femmes. Ainsi celles-ci peuvent en pâtir quand elles doivent gérer les émotions de leurs collègues masculins en sus de leurs siennes propres : dans le chapitre suivant l’auteure précisera : « La pression liée à ce rôle de “maternage” des grévistes est en partie responsable des effondrements dépressifs plus rapides des salariées » (p. 179).

6Le chapitre trois explore la place et le sens de l’usage de la force physique dans la construction des masculinités au cours du conflit. On ne peut les comprendre en faisant abstraction de la mise en insécurité provoquée par la globalisation capitaliste, laquelle touche d’abord les travailleurs, mais aussi les cadres dirigeants, dans la mesure où ils sont désormais étroitement subordonnés à l’actionnariat. Et les deux « classes » sont traversées par deux tensions : entre la légitimité et l’illégitimité de l’usage de la force ; et autour de la capacité à contrôler cette force. Mais si les dirigeants n’hésitent pas à externaliser cet usage, en recourant à des vigiles, les ouvriers doivent gérer en leur sein la tension entre ces deux lignes de la masculinité, celle qui valorise la force et celle qui privilégie sa maîtrise.

7Comment les femmes salariées se sont-elles engagées dans le conflit ? Telle est la question centrale posée dans le chapitre quatre. Sans surprise, il montre d’abord les effets très lourds de leur place dominée dans la division sexuelle du travail domestique et professionnel, sur le plan de la division du travail militant et des rapports de domination en son sein. Mais les obstacles sexués à l’engagement sont parfois surmontés : collectifs féminins formant des espaces d’entre-soi protecteurs ; rôle de soutien direct ou indirect des maris ou compagnons, en particulier quand des habitudes de partage moins inégalitaires du travail domestique – sur le plan de la garde des enfants tout au moins – avaient été prises du fait des horaires de travail décalés des deux membres du couple ; mobilisation de compétences certes genrées, mais reconnues comme précieuses dans la mobilisation. Finalement la féminité joue un rôle ambivalent dans la mobilisation politique, ressort d’action à la fois pour l’engagement et pour le désengagement des femmes.

8Avec les deux derniers chapitres Alexendra Oeser aborde deux thématiques particulièrement difficiles à objectiver au travers d’enquêtes sociologiques : les violences genrées et sexuelles, qui font l’objet d’une « chape de plomb », et les pratiques sexuelles genrées – fort peu abordées en sociologie du travail.

9Après avoir rappelé qu’aucun groupe social n’a l’exclusivité des violences sexuelles, que ces dernières renvoient aux hiérarchies au travail et aux situations de cumul de vulnérabilités sociales, l’auteure souligne qu’une grande partie de ces violences sont le fait des encadrants de proximité. Cette donnée s’illustre bien chez Molex où la quasi-totalité des salariées sont placées sous une autorité hiérarchique masculine. Mais une autre partie de ces violences s’exercent entre salarié.e.s, traduisant la domination masculine, non exempte toutefois du côté des ouvriers masculins de certaines critiques du patriarcat traditionnel. Et une autre partie de ces violences genrées opère au sein même de la mobilisation, comme c’est le cas avec la surveillance et le contrôle masculins de l’activité militante des femmes. On retrouve également des pratiques de mise en avant d’une responsabilité de ces dernières en cas de violence conjugale. Les femmes résistent à ces violences, mettant en place une série de tactiques allant de l’Eigensinn – moqueries, dévalorisation des capacités sexuelles et professionnelles des agresseurs – à l’autodéfense en passant par la violence envers d’autres femmes.

10Pour aborder la question des pratiques sexuelles genrées et pour assurer une confidentialité stricte des données, l’auteure recourt à la technique de « cas fictifs ». Technique consistant à construire un cas en le composant à partir de plusieurs cas réels proches du point de vue des pratiques et des parcours concrets collectés dans l’enquête. Le licenciement et la lutte remettent en question les normes conjugales et les vécus sexuels. Ils peuvent signifier à la fois des contraintes complémentaires et une ouverture des possibles. L’augmentation des opportunités sexuelles offertes par la mobilisation collective tend à revêtir deux sens contrastés pour les femmes et pour les hommes : plutôt stigmates pour les unes, plutôt ignorées ou valorisées pour les autres. En ce domaine l’asymétrie de genre ne semble corrigée qu’à la marge.

11Mettre au jour les effets pratiques et quotidiens de la domination de sexe au cœur même d’un conflit de classe, perçu comme exemplaire et tendant de ce fait à occulter les implications de la domination masculine ; et suivre ainsi la recommandation de Nancy Frazer selon laquelle il est nécessaire d’intégrer le « meilleur de la théorie féministe avec le meilleur de la théorie critique du capitalisme » : le défi relevé par Alexandra Oeser est réussi. Elle y parvient d’abord en étudiant de manière relationnelle la composante genrée des deux acteurs en conflit ; en démontant les idées reçues opposant le virilisme ouvrier aux « masculinités hybrides » du management, puisque les styles de masculinité sont pluriels et plastiques, et que les violences de genre et sexuelles traversent toutes les classes sociales. Au passage l’auteure ouvre la voie à des recherches sur le rôle de la maîtrise – maîtrise de soi-même et des autres – dans un contexte socio-économique où s’accroît le sentiment de perte de contrôle de sa vie, de bas en haut de la hiérarchie sociale. Elle souligne l’apport à la lutte sociale des compétences féminines acquises dans le travail de care, et la diversité du répertoire d’action en réplique aux violences subies au travail et en politique. Elle relève enfin l’ambivalence des pratiques sexuelles consenties dans la mobilisation collective, entre contestation et reproduction de l’ordre social et sexué.

  • 3 On pense au livre d’Ève Meuret-Campfort, Lutter comme les mecs. Le genre du militantisme ouvrier d (...)

12Ce livre est donc appelé à devenir une référence majeure pour tous les travaux dits « intersectionnels », notamment quand ils s’intéressent à la conflictualité sociale ouverte. Bien entendu, d’abord pour les recherches qui « croisent » classe et genre. Mais aussi celles qui prennent en compte au moins deux, sinon trois, des principaux rapports sociaux de domination. Il convainc d’ailleurs de la plus grande pertinence en ce domaine des concepts d’« imbrication », ou de « consubstantialité » : une attention extrême aux interactions et aux pratiques sociales quotidiennes ne milite-t-elle toujours pas dans ce sens ? On sait d’ailleurs combien sont périlleuses et rares les recherches qui tentent de prendre en compte les trois rapports de domination. On ne reprochera donc pas à l’auteure l’absence la dimension de « racialisation » : si la classe ouvrière de Molex est très majoritairement masculine, elle est exclusivement « blanche ». On attend par contre avec impatience des enquêtes transposant sur des luttes sociales mobilisant des travailleuses ou travailleurs racisés la problématique ici mise en œuvre avec succès. Dans l’immédiat des comparaisons fructueuses seraient possibles avec d’autres confits du travail dans lesquelles les femmes sont majoritaires3.

13On suggérera pour finir deux orientations susceptibles de prolonger le travail d’A. Oeser. La première serait de prendre appui de manière plus déterminée sur la distinction proposée par Pascale Molinier entre « virilité défensive » et « masculinité créatrice » pour complexifier davantage encore la description des divers « styles de masculinité » et leurs contradictions. La seconde serait de mieux distinguer les deux grandes significations de la notion de « classe » lorsque l’on tente d’y intégrer l’ensemble des rapports de pouvoir : la catégorie sociale d’une part, l’acteur social mobilisé d’autre part. Il est moins difficile de montrer comment la première est construite par sa composition genrée et socio-ethnique que comment la seconde est travaillée par l’ensemble des rapports sociaux dynamisés par un conflit. Par exemple en montrant comment évoluent au fil de la lutte les formes de conscience de classe chez les femmes et chez les hommes ; comment évolue la conscience féministe chez les femmes ; comment ces deux formes de conscience se combinent chez ces dernières, à la fois du point de vue de l’identification des adversaires et de la perception des solidarités et des divisions internes aux groupes mobilisés.

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Notes

1 Collectif du 9 août, Quand ils ont fermé l’usine. Lutter contre la délocalisation dans une économie globalisée, Marseille, Agone, coll. « L’ordre des choses », 2017. Daniel Bachet a rendu compte de ce livre dans la NRT : La nouvelle revue du travail [En ligne], 15 | 2019, mis en ligne le 01 novembre 2019, consulté le 21 avril 2023, http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/6378 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.6378

2 On sait combien les gouvernants aiment à revendiquer leur « courage », celui d’imposer aux gouvernés des décisions douloureuses.

3 On pense au livre d’Ève Meuret-Campfort, Lutter comme les mecs. Le genre du militantisme ouvrier dans une usine de femmes (Le Croquant, 2021), qui traite des luttes des ouvrières nantaises de la marque de lingerie Chantelle conduites dans les années 1980 et 1990.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Paul Bouffartigue, « Alexandra Oeser, Comment le genre construit la classe. Masculinités et féminités à l’ère de la globalisation »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 17 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15216 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15216

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Auteur

Paul Bouffartigue

LEST, CNRS, Aix-Marseille Université

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