Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Le monde des ingénieurs en Inde (xixe-xxie siècle)
Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Le monde des ingénieurs en Inde (xixe-xxie siècle), Paris, Éditions Classiques Garnier, collection « Histoire des techniques », 2022, 447 p.
Texte intégral
- 1 Pour l’année 2021 en prenant en compte le PIB en parité de pouvoir d’achat.
1Le monde des ingénieurs en Inde (xixe-xxie siècle) constitue une importante référence pour un lectorat français soucieux de mieux connaître l’histoire récente et la situation contemporaine « d’un monde socioprofessionnel extra-européen » (p. 29). C’est qu’en effet, les configurations de travail dans le sous-continent indien ne font l’objet que de rares publications en langue française. Il y a pourtant urgence à mieux les connaître et à en comprendre les ressorts, quand les relations internationales, économiques et environnementales, ont atteint un haut degré d’interdépendances. Et ce, d’autant plus que l’Inde est devenue le pays le plus peuplé (un milliard quatre cents millions d’habitants), et que la croissance de son économie la classe, selon le FMI, en troisième position derrière la Chine et les États-Unis1. Si l’ouvrage contribue à combler une dommageable lacune, l’ambition des auteurs vise également à ouvrir « un nouveau champ de recherches de l’histoire sociale de l’Inde, dont on peut espérer qu’il sera poursuivi tant les sujets d’enquête abondent » (p. 28).
2Plus précisément, quatorze chercheurs, français, indiens et américains, sociologues, économistes, historiens, livrent en treize chapitres denses et didactiques, aux styles agréablement variés, une vision détaillée de différentes catégories d’ingénieurs et de leurs évolutions. Pour aider le lecteur à saisir les spécificités des multiples configurations indiennes, les auteurs prennent, le plus souvent, l’indispensable soin de contextualiser leurs propos, tant en termes sociohistoriques, économiques que politiques. L’ouvrage est enrichi d’une liste de « sources et bibliographie » de 61 pages (p. 367-428) – essentiellement en anglais et rangées par type de document et par période –, ainsi que d’un « Index des noms et institutions », sans oublier un « Index des noms de lieux » et un « Index des noms de personnes ».
3Sans prétendre rendre compte de toute la richesse et la diversité de l’ouvrage, nous nous intéresserons à l’un des fils conducteurs qui le traverse et qui consiste à montrer comment les différentes catégories d’ingénieurs et techniciens en Inde ont tenté et tentent toujours de se constituer en profession, reconnue par l’État, avec son territoire et ses frontières stables, ses modes d’accès, ses hiérarchies internes, son contrôle de la formation, etc. Un deuxième fil consiste à examiner les évolutions du rôle social des ingénieurs, des aspirations qu’ils incarnent, soit collectivement, soit individuellement, au travers de figures de réussite. Sous ces deux facettes, enquêter sur le monde socioprofessionnel des ingénieurs « s’avère un puissant analyseur des dynamiques sociales, économiques et technologiques majeures de l’Inde moderne et contemporaine » (p. 29).
4Dans leur introduction, Charles Gadea et Roland Lardinois insistent sur l’importante lacune que représente le peu de considérations accordées, jusqu’ici, à l’étude des ingénieurs dans les sciences sociales indiennes. Pourtant, rappellent-ils, en Inde comme dans les autres nations, l’action de ces experts techniques a été et demeure déterminante dans la modernisation des sociétés et l’industrialisation des économies. Aussi esquissent-ils « une vue schématique des grandes étapes sociohistoriques qui marquent la construction de la profession d’ingénieur en Inde » (p. 7) et nous offrent un guide de lecture de l’ouvrage collectif aux nombreuses ramifications.
- 2 Le chapitre de Roland Lardinois (p. 99-122) est consacré aux premières femmes ingénieurs.
5Avant tout, il convient de retenir que « le groupe ne se laisse pas délimiter avec précision, car il n’a pas de véritable frontière légalement garantie » (p 9). Certes, on distingue deux grandes filières d’acquisition de compétences techniques légitimes. « Dans leur grande masse […], les ingénieurs indiens, […] en ce premier quart du xxie siècle, sont formés dans des engineering colleges, […] affiliés à des universités technologiques établies dans chaque État de l’Union indienne, […] [Après] quatre années d’études dans ces colleges, […] [ils obtiennent] un bachelor of engineering » (p. 9). L’autre filière est celle des écoles dites Polytechnics qui délivrent, après trois ans d’études supérieures, un diploma of engineering. « Tout titulaire d’un diploma ou d’un bachelor of engineering peut alors entrer sur le marché du travail » (p. 9). Ces titres ne sont pas pour autant protégés par l’État et ne créent pas de « monopole de travail ou d’emploi, […] malgré les tentatives répétées » des intéressés. Au début des années 2000, on estimait à plus de quatre millions le nombre d’étudiants et d’étudiantes dans les cursus d’ingénieurs, dont près de la moitié de femmes2. L’ensemble de ces établissements délivrent chaque année, entre 700 000 et 800 000 diplômes.
6Face à l’importance numérique de ces populations et des activités qu’elles développent, le manque d’études empiriques françaises les concernant n’en paraît que plus criant.
7Fait majeur pour comprendre les spécificités des mondes du travail en Inde : la modernisation économique du pays avait commencé dès le xviie siècle. Mais l’emprise progressive de la Compagnie des Indes Britanniques (British East India Comany), puis la colonisation britannique ont « brutalement remplacé les constructeurs de palais, de fortifications, de ponts et de systèmes d’irrigation par des ingénieurs anglais » (p. 10-11). Ainsi, la conquête des Indes est d’abord le fait d’une armée privée, appointée par la Compagnie des Indes Britanniques. Elle a été poursuivie par l’armée royale, pour créer l’Empire britannique. Chaque institution fut dotée de ses propres écoles d’ingénieurs militaires, avant la disparition définitive de la Compagnie en 1874.
8Il est également révélateur de noter que les filières de formation pour ingénieurs se sont développées en Inde, dès 1847, bien avant la métropole coloniale, car il s’agissait de « satisfaire les demandes du service public » (p. 12), en termes d’infrastructures, à l’échelle d’un gigantesque territoire, englobant à l’époque l’Inde actuelle, le Pakistan, le Bengladesh et la Birmanie.
9L’existence de ces filières a engendré des tensions entre ingénieurs britanniques et ingénieurs indiens, ainsi qu’entre ingénieurs britanniques formés en Inde et ceux formés en Grande-Bretagne.
10Pendant la deuxième moitié du xixe siècle, les Indiens sont, de fait, exclus des écoles d’ingénieurs créées dans la colonie britannique : maîtrisant mal l’anglais, ils ne parviennent que rarement au niveau d’enseignement secondaire et, victimes de discrimination, ne peuvent accéder aux diplômes les plus élevés, restant cantonnés aux postes de techniciens.
11Ce n’est qu’à l’issue de la Première Guerre mondiale que les Indiens ont pu progressivement intégrer les écoles d’ingénieurs et c’est autour de 1940 que la parité Indiens-Britanniques fut atteinte dans les formations d’ingénieurs. Cette indianisation progressive des métiers d’ingénieurs est en particulier traitée dans le premier chapitre, rédigé par Vanessa Caru (p. 31-54). L’époque étant également celle du développement de l’industrie et des grandes entreprises, notamment dans les transports ferroviaires (voir les chapitres d’Aparajith Ramnath, p. 75-97 et de Bérénice Bon, p. 221-244), le nombre d’ingénieurs s’accroît également, ravivant les rivalités entre Indiens et Britanniques, notamment pour la direction des grands travaux. Si, jusqu’au début des années 1940, les Britanniques conservent la maîtrise de la commande publique, l’accroissement du nombre d’ingénieurs indiens modifie progressivement l’organisation des associations professionnelles.
12Créée en 1920, The Institution of Engineers (India), IE(I), rassemble « les ingénieurs des services publics avec ceux des industries privées », tant indiens qu’européens, et offre la possibilité d’organiser des rencontres en Inde. Cette association devient, « dans la période qui précède l’indépendance, le creuset de l’identité professionnelle des ingénieurs indiens » (p. 18). Reconnue par le gouvernement, elle participe à l’élaboration des standards industriels et devient un organisme de formation permettant aux techniciens d’acquérir le diplôme d’ingénieur.
13Après la Seconde Guerre mondiale, le gouvernement de Jawaharlal Nehru, conscient que l’indépendance du pays doit reposer sur un corps d’experts techniques, crée, en une décennie, sur le modèle du Massachusetts Institute of Technology, cinq Indian Institutes of Technology (IIT) qui s’ajoutent aux colleges des universités technologiques. Les cinq IIT acquièrent progressivement « une réputation d’excellence dans le champ de l’enseignement supérieur technologique » (p. 19-20). À la même époque, l’élite indienne envoie ses enfants se former aux États-Unis (voir le chapitre de Ross Bassett, p. 123-146), où ils acquièrent la compétence et la légitimité pour diriger « les grands projets technologiques lancés après l’indépendance dans le domaine spatial ou nucléaire » (p. 20).
14Aujourd’hui, il existe 23 IIT, tous régis selon les mêmes normes de sélection et « administrés par un même conseil directeur » (p. 20). Il y a aussi les trente-deux National Institutes of Engineering, créés à l’échelle des États de l’Union, ainsi que les vingt-quatre Indian Institutes of Information Technology, dits IIIT, et les sept Indian Institutes of Science Education and Research (IISER). « Cette petite centaine d’écoles publiques d’ingénieurs relevant de l’État central, constitue le noyau de l’enseignement technologique public où l’on entre sur concours et dont les places sont très recherchées » (p. 21). Dans les concours d’accès à ces écoles d’élites publiques, près de la moitié des places sont réservées aux personnes issues des catégories les plus défavorisées : Scheduled Castes – dont les membres sont aussi appelés intouchables ou encore Dalits –, Scheduled Tribes et Other Backward Classes. Odile Henry et Mathieu Ferry (p. 147-171) montrent que les individus bénéficiant de ces quotas réussissent scolairement et professionnellement moins bien que ceux issus des hautes castes.
15Cependant, ces quotas ne bénéficient qu’aux Hindous, excluant ainsi les Musulmans qui, pourtant, occupent une « position dominée, notamment en termes éducatifs, au regard du groupe majoritaire » (p. 22). C’est pourquoi, des écoles d’ingénieurs ont été ouvertes par des membres de la minorité musulmane, tout en accueillant des élèves d’autres confessions. Ce type d’école fait l’objet du chapitre rédigé par Aminah Mohammad-Arif (p. 173-195).
16Pour en revenir à la période de l’indépendance, les ingénieurs indiens sont appelés à se mettre au service du « patriotisme technocratique » qui anime alors les élites politiques. Qu’ils sortent « des IIT et des instituts les plus prestigieux […] [pour occuper] des postes de direction dans les différents corps de l’Indian Engineering Service », ou « des écoles de moindre rang pour approvisionner les services régionaux (au niveau des États) et municipaux », ils vont « s’investir dans de grands projets symbolisant la puissance et la modernité de la nouvelle nation » (p. 23), comme le montre Bérénice Girard à propos G. D. Agrawal (p. 197-220). Les premières décennies de l’indépendance voient donc les ingénieurs de l’État et des services publics occuper le segment dominant de la profession.
17Au-delà de l’apparente communauté qui « confère le mandat d’incarner le développement et la modernisation du pays » (p. 24), il existe de grandes inégalités en matière de compétences, d’espérances de carrière et de niveau de vie, liées à la fois aux classements des différentes catégories d’écoles, aux hiérarchies administratives et aux « effets de caste et de classe » (p. 24). Cette hétérogénéité conduit les représentants de la profession à opérer de nombreux remaniements internes pour éviter le déclassement collectif, au fur et à mesure des évolutions économiques, politiques et géostratégiques.
- 3 Voir le chapitre rédigé par Bérénice Girard, dans lequel l’auteure étudie l’évolution de certains (...)
18Ainsi, la remise en cause des grands projets industriels, la disqualification de la bureaucratie publique et la critique du contrôle de l’État sur l’économie, les crises financières et monétaires, sans oublier la dénonciation de la corruption et l’irruption des questions environnementales et religieuses – les deux pouvant d’ailleurs se rejoindre dans le cas de barrages sur les fleuves sacrés3 –, tous ces éléments bousculent profondément les hiérarchies internes entre ingénieurs et leurs rôles sociaux. Ce sont dorénavant les ingénieurs du secteur des TIC, travaillant dans le secteur privé, vers lesquels se déplace le centre de gravité de la profession (chapitre de Balaji Parthasarathy, Amit Prakash et Supriya Dey, p. 245-270).
19Les directeurs de l’ouvrage rappellent que, dès les années 1970, le gouvernement indien avait créé les conditions institutionnelles pour réguler et développer le secteur informatique, en négociant les conditions d’implantation d’entreprises américaines, comme IBM. De plus, les écoles technologiques d’élite, publiques ou privées, avaient formé des ingénieurs et des scientifiques hautement qualifiés, « qui ont trouvé à s’investir dans le domaine innovant des TIC » (p. 26). Pour satisfaire aux besoins en main-d’œuvre qualifiée d’un secteur en très forte croissance au xxie siècle, le nombre d’établissements formant des spécialistes en nouvelles technologies a été multiplié par six en une décennie, passant, en 2018, à près de 3 500.
20Toutefois, si 70 % des places offertes dans ces établissements concernent bien les TIC, « 30 % à 40 % de l’ensemble de ces écoles ne délivrent qu’un enseignement de premier cycle menant à la licence (bachelor of engineering) » (p. 27). Ces techniciens supérieurs sont recherchés par les grandes firmes indiennes qui les forment, en interne, aux tâches spécifiques requises par « leurs chaînes de service » (p. 27). L’augmentation du nombre de ces « technologues imaginés » brouille les tentatives pour définir de façon claire et stable la profession d’ingénieur, comme le montrent Amit Prakash et Supriya Dey (p. 245-269).
21Ces quelques considérations ne rendent compte que très imparfaitement de la diversité et de la richesse des analyses livrées par les auteurs. Cet ouvrage présente en effet le grand intérêt d’offrir aux chercheurs francophones, non seulement des connaissances précieuses sur la profession d’ingénieur dans la plus « grande démocratie du monde », mais également sur les sociétés indiennes, les processus complexes qui les sous-tendent, et leurs manières de réagir aux grands bouleversements qu’ils doivent affronter. Si bien sûr, les caractéristiques mises en exergue par les chercheurs et les chercheuses sont spécifiques de l’Inde contemporaine, les sociologues du travail étudiant, les configurations européano-centrée ou occidentalo-centrée, peuvent y trouver matière à compléter leurs analyses.
Notes
1 Pour l’année 2021 en prenant en compte le PIB en parité de pouvoir d’achat.
2 Le chapitre de Roland Lardinois (p. 99-122) est consacré aux premières femmes ingénieurs.
3 Voir le chapitre rédigé par Bérénice Girard, dans lequel l’auteure étudie l’évolution de certains ingénieurs en faveur d’un développement durable, « dans un contexte de libéralisation et de montée en puissance des enjeux environnementaux » (p. 198).
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Référence électronique
Jean-Luc Metzger, « Charles Gadea et Roland Lardinois (dir.), Le monde des ingénieurs en Inde (xixe-xxie siècle) », La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 12 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15198 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15198
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