1Dans ses livres précédents, la sociologue Marie-Anne Dujarier, aujourd’hui professeure à l’université Paris Cité et chercheuse au Laboratoire de changement social et politique, a enquêté sur différentes facettes du monde du travail, mettant au jour le processus de normalisation de « l’idéal au travail » dans les organisations publiques et privées (Dujarier, 2006), étudiant « le travail du consommateur » (Dujarier, 2010) et rendant compte des « nouveaux cadres du travail » qu’institue « le management désincarné » (Dujarier, 2015). Elle livre, dans Troubles dans le travail, les résultats d’une tout autre enquête empirique et davantage réflexive puisqu’elle interroge cette catégorie de pensée « travail » – toujours écrit entre guillemets – qui est au cœur de ses recherches et que l’on retrouve jusque dans les titres de ses ouvrages mais dont le pouvoir heuristique serait mis à l’épreuve par les pratiques sociales contemporaines.
2Deux ans avant la publication de ce nouvel opus, Marie-Anne Dujarier (2019) interrogeait déjà dans le Manuel indocile des sciences sociales : « Qu’est-ce que le travail ? », invitant, au regard de l’aporie conceptuelle, à étudier plutôt les sens que le travail prend dans nos échanges quotidiens, c’est-à-dire du point de vue de ses usages sociaux. Aussi adopte-t-elle le traitement sociologique qu’Émile Durkheim ([1912] 1991) réservait à ces notions essentielles, « à la racine de nos jugements », « […] que les philosophes, depuis Aristote, appellent les catégories de l’entendement : notions de temps, d’espace, de genre, de nombre, de cause, de substance, de personnalité, etc. » (p. 51-52). Le père de la sociologie française suggérait l’emploi de l’adverbe « etc. » afin que la liste de ces catégories puisse être complétée : Marie-Anne Dujarier s’y emploie en érigeant le travail en tant que catégorie de la pensée et de la pratique, autrement dit, reprenant Durkheim, « représentation sociale historiquement construite qui exprime l’état de la société et s’impose à nous pour finalement outiller notre manière de penser, d’agir et de sentir » (p. 24). Ce questionnement n’est pas nouveau pour l’autrice, il a été nourri par les nombreuses recherches qu’elle a conduites, la confrontant à notre difficulté à définir, et de surcroît, à conceptualiser le travail.
- 1 Notion de « trouble » empruntée à Judith Butler (Butler, [1990] 2006).
3L’ouvrage s’ouvre par une fiction réaliste – « Vingt-quatre heures dans la vie de Sonia » – pour montrer le caractère ubiquitaire du mot « travail » et pose l’énigme à résoudre : « Qu’appelons-nous travail, dans notre société, en somme ? » (p. 11). La réponse est loin d’aller de soi puisqu’il « ne se satisfait pas d’une mise en mots simple et univoque (Lallement, 2007, 47) ». Le Dictionnaire du travail (Bevort, Jobert, Lallement & Mias, 2012) choisit de ne pas retenir d’entrée « travail » mais de consacrer des notices au « travail artistique », au « travail politique » et au « travail social », tout en précisant dans l’avant-propos qu’il ne peut être réduit seulement à une action intelligente de l’homme sur la nature, qu’il est aussi un accomplissement pratique, une implication subjective, une catégorie de l’entendement, un statut, un rapport social. La pluralité de ces dimensions constitutives du travail et de leurs combinaisons révèle « l’unité factice du mot » (Schwartz, 1988, 524) qui « désigne une diversité spectaculaire de tâches et de métiers, mais aussi de statuts et de situations. Il s’agirait donc d’une chose ou d’une essence quasi transcendantale, capable d’embrasser de ses grands bras abstraits un foisonnement infini de situations concrètes » (p. 21). Contre cette conception substantialiste consistant à hypostasier le travail, Marie-Anne Dujarier propose de s’intéresser à la manière dont il est caractérisé et nommé dans des sociétés différentes et à des moments différents, et de déplier ses multiples significations. Elle procède, dans une première partie, à un « dimensionnement par l’histoire » (Schwartz, 1988) en faisant la généalogie de cette catégorie de la pensée et de la pratique – de l’Antiquité au capitalisme néolibéral de la fin du xxe siècle –, avant de se focaliser, dans une seconde partie, sur les usages sociaux plus contemporains dont le désajustement avec les pratiques réelles observées dévoilerait, comme l’informe le titre du livre, des « troubles dans le travail1 ».
- 2 La liste figure en annexe p 419-420.
- 3 Notons que Marie-Anne Dujarier expose clairement la constitution du premier corpus, mais qu’elle r (...)
4On peut mesurer, à la seule évocation de la structure du plan, l’ambition généreuse que la sociologue clinicienne se donne, qui à vouloir trop embrasser, pourrait mal étreindre. Pour éviter cet écueil, elle s’appuie sur différentes sources. La première partie se base sur trois corpus de textes : un premier est constitué de notices de dictionnaires de langue française et de pamphlets et manifestes sur le travail2, pour inventorier ses usages dans le langage vernaculaire ; un deuxième réunit des textes produits par les institutions religieuses, royales, étatiques, économiques et sociales, pour repérer ses usages institutionnels ; un troisième est formé de dictionnaires disciplinaires et de « textes-clés », pour saisir les usages scientifiques3. La deuxième partie, quant à elle, mobilise les travaux de recherche récents qui contribuent à la connaissance du travail et de ses mutations, en privilégiant ceux issus de la sociologie, pour montrer que « […] les pratiques contemporaines dont la qualification comme “travail” fait débat, doute ou oppositions s’avèrent être légion […] » (p. 347). Une telle entreprise ne peut être complétement exhaustive. On pourra toujours regretter qu’une source, un dictionnaire, un texte majeur, un auteur, etc. soient absents ou objecter qu’une période, une pensée disciplinaire, une controverse, une thèse, etc. soient insuffisamment développées. Mais ce serait rester un esprit chagrin de ne pas reconnaître l’érudition de l’autrice qu’elle sait convoquer de façon synthétique et didactique pour soutenir sa thèse d’un trouble « jeté sur la catégorie de pensée “travail”, mettant en question la valeur qui lui est accolée et les institutions qui portent son nom » (quatrième de couverture). Cette thèse – nous l’avons dit – est déployée en deux temps, chaque partie reprenant les deux présupposés qui la résument : le travail est une catégorie de la pensée et de la pratique, cette catégorie fait aujourd’hui l’objet de troubles.
- 4 L’étymologie du mot travail fait débat. Les recherches récentes ne l’assimilent pas au tripalium m (...)
- 5 C’est nous qui soulignons.
5Le détour généalogique de la première partie croise, pour chaque période de l’histoire, les usages sociaux, institutionnels et scientifiques du mot travail. Il en ressort trois principales significations : l’activité, l’ouvrage et l’emploi. « Ce voyage dans le temps » (p. 29), après avoir présenté dans le chapitre 1 les « lunettes théoriques » durkheimiennes chaussées et l’approche méthodologique adoptée, commence dans l’Antiquité européenne (chapitre 2) qui, contrairement à la pensée qu’on lui associe, n’a pas pu dévaloriser le travail puisque le mot n’existait pas, les catégories de pensée antiques renvoyant davantage à l’acte (ergon) ou à l’effort (ponos). Ce n’est qu’au début du Moyen Âge central (xie-xiiie siècles), qu’il apparaît dans le langage courant pour signifier, moins une souffrance à laquelle l’assimilerait son étymologie4, qu’à « une transformation matérielle ou psychique active ou passive, qui demande des efforts […] » (p. 67). Des efforts loués par l’Église catholique qui voit dans le travail non seulement une loi de la nature nécessaire pour se procurer ce dont on a besoin pour vivre mais aussi un instrument de rédemption (chapitre 3). Mais c’est dans la période du capitalisme marchand et colonial qui suit (chapitre 4) qui correspond au Moyen Âge tardif et à l’Époque moderne (xive-xviiie siècles) que « le mot prend […] une place importante dans les usages courants, institutionnels, puis savants, en même temps que l’éventail de ses significations s’accroît » (p. 87). Son caractère polysémique commence à poindre avec trois significations sociales qui peuvent être répertoriées : « la peine que l’on se donne pour faire quelque chose » (p. 71), le « résultat de l’activité, ouvrage » (p. 76), la « source de revenus pour la subsistance » (p. 78). Cette polysémie participe à donner au travail une place de plus en plus centrale qui questionnera la pensée théorique, celle de l’économie comme de la philosophie. Il acquiert un nouveau statut avec l’avènement du libéralisme économique et la mise en place des structures spécifiques du travail moderne dans le régime capitaliste industriel salarial (chapitre 5). Ce dernier, en l’institutionnalisant sous la forme de l’emploi salarié, ne dépouille pas le travail de ses significations historiques, mais « modifie structurellement le rapport entre activité, ouvrage et emploi, en subordonnant les deux premiers au troisième, non sans les affecter profondément » (p. 89). Mais l’extension du salariat fait du travail une question sociale principale dont s’emparent les disciplines (sciences économiques, physique, philosophie, psychanalyse, sociologie, etc.) et qui appelle même l’émergence, à la fin du xixe siècle, d’une nouvelle spécialité en Europe : la science du travail (Rabinbach, 2004). L’institutionnalisation du travail se poursuit avec la société de consommation fordiste (chapitre 6) et la création d’institutions l’arrimant solidement à la norme d’emploi salarié. Le « devoir du travail » qui figure dans la Constitution de la IVe République de 1946, est reconduit dans celle de la Ve en 1958. Cette injonction morale au travail se double d’une subordination juridique qui définit le contrat de travail, qui certes lie et subordonne les salariés au capital, mais qui leur permet d’accéder dans le même temps à des avantages et des protections garantis par l’État. Le rapport salarial se caractérise par son ambivalence : « une enclave dans la démocratie » mais aussi « un moyen d’accéder à des assurances protectrices et mêmes vitales » (p. 135). La sociologie du travail, née en France après la Seconde Guerre mondiale, se saisit de cette ambivalence. Elle n’a de cesse, dans les enquêtes réalisées, de souligner la différence entre le travail prescrit et le travail réel, la tension entre hétéronomie et autonomie, que résument les propos d’un jeune ouvrier rapportés par Georges Friedmann « l’homme est plus grand que sa tâche » (Friedmann, 1956) et qui font alors figure d’axiomatique pour la discipline naissante (Jacquot & Balzani, 2010). Le travail reste pour autant un « concept polymorphe » (Passeron, 1991) qui s’articule autour des trois mêmes significations inventoriées dans les usages sociaux ordinaires : la production utile à la subsistance, l’activité et l’emploi. Le capitalisme néolibéral consacré dans les années 1990 (chapitre 7), tout en confirmant la prégnance du salariat, s’attaque aux institutions de ce dernier par un ensemble de réformes qui dégradent le régime de l’emploi salarié. Il vise pourtant l’engagement des travailleurs en s’efforçant d’ajouter, aux affects joyeux extrinsèques de la consommation, les affects joyeux intrinsèques de la réalisation de soi dans et par le travail pour parler comme Frédéric Lordon (2010)5. Les critiques du travail qui démontent ces nouveaux mécanismes de la domination mobilisent le mot « travail » dans la même acception que les institutions du capital en ce qu’elles s’attaquent à l’emploi et, en particulier, au salariat. Mais les conceptions du travail sont loin d’être unifiées dans les sciences humaines et sociales comme l’attestent les typologies et définitions savantes qui donnent à voir « une sorte d’accord scientifique sur l’existence de désaccords au moment de définir ce que serait “le travail” […] » (p. 172). La période du néolibéralisme, caractérisée par la remise en cause de la norme d’emploi, héritée des Trente Glorieuses, et « le brouillage des frontières du travail et du salariat », semble par ailleurs délier les grandes significations du travail que la période du fordisme avait tendance à imbriquer. C’est dire ou redire que le travail en tant que catégorie de pensée, socialement construite dans une circulation des usages ordinaires, institutionnels et disciplinaires, ne peut être unifiée, qu’elle est « une catégorie de pensée problématique » (chapitre 8), qu’il faut d’autant plus interroger aujourd’hui qu’elle est frappée par des « troubles ».
6La deuxième partie porte donc sur un certain nombre de faits sociaux analysés dans le champ de la sociologie dont la combinaison provoquerait une « tectonique des plaques entre les trois significations historiques de la catégorie de pensée » (p. 207-208), chacune dérivant de leur côté. La prise de conscience du capitalocène est le premier fait étudié (chapitre 1). Le néolibéralisme comme « nouvelle raison du monde » (Dardot & Laval, 2019) révèle le caractère de plus en plus mortifère du capitalisme. Il conduit non seulement à produire contre notre subsistance et génère des externalités qui menacent de plus en plus notre existence mais il favorise également les bullshit jobs et les activités illégales ou immorales qui, bien qu’inutiles ou nocives, sont fortement rémunérateurs. A contrario, il existe de « nombreuses pratiques indispensables à notre subsistance matérielle, politique, intellectuelle et psychique qui ne sont pas considérées ni traitées comme du “travail” par les institutions, et notamment par le droit du travail. » (p. 224). Ces pratiques utiles et vitales restent hors de l’emploi (chapitre 2), qu’il s’agisse des activités liées au care, à l’autosubsistance, à la production de sens (le travail politique ou psychique) ou à celles des vivants non-humains employés pour notre subsistance. Elles ne permettent pas l’obtention de revenus qui n’est pourtant pas toujours attachée à l’exercice d’une activité productive. « Des revenus sans rien faire » (chapitre 3) sont octroyés grâce à la détention d’un capital, à la redistribution et aux aides sociales, à des situations d’emploi dans lesquelles les salariés sont employés sans exercer d’activité parce qu’ils l’interrompent (arrêts de travail, congés payés, périodes de formation…), qu’ils cherchent à s’échapper de la production prescrite pour faire tout autre chose, qu’ils se voient « placardisés », qu’ils sont embauchés fictivement ou qu’ils sont payés pour quitter leur emploi. La « guérilla » autour de la mesure du « temps de travail » dans le salariat est le quatrième fait qui peut jeter le trouble sur la catégorie de pensée travail (chapitre 4). Trois situations sont abordées : primo, lorsque le temps de travail n’équivaut pas au temps de l’emploi qui ne rémunère pas toujours les heures supplémentaires et les temps de déplacement et n’inclut pas les tâches réalisées en plus du « travail normal » ; secundo, lorsque l’activité réellement déployée dans l’emploi n’est pas reconnue par l’« oubli gestionnaire du réel », la non prise en compte des temps d’échange et de régulation, les tensions éthiques et morales, le déni du travail émotionnel, le renoncement à ce qu’on aimerait faire au monde… ; tertio, lorsque les efforts des personnels pour rester employables sont occultés. L’emploi ne recouvre pas le travail qui est « bien plus large, subtil, complexe et intense que ce que l’employeur et ses gestionnaires peuvent ou veulent en savoir » (p. 282) conclut Marie-Anne Dujarier. Mais c’est pourtant en son nom que des hommes et des femmes consentent à se former et se constituer comme forces employables, à produire bénévolement pour être embauchés, à accepter des conditions et des rémunérations dégradées, à travailler hors des institutions du travail (chapitre 5). C’est pour rejoindre ou approcher la norme salariale, qu’ils et elles « font l’expérience d’une déliaison entre activité, production utile et emploi pour vivre » (p. 316), qui les écarte donc de cette norme, fortement contestée par ailleurs par de « nouveaux modèles économiques » (chapitre 6). De nouvelles manières de produire se font jour : la première a trait à l’autoproduction dirigée des consommateurs, à la marchandisation de l’attention et des données, et à la coproduction collaborative ; la deuxième se traduit dans la « bioéconomie » ; la troisième renvoie à l’autoentrepreneuriat, à la réalisation de tâches et de services via la technologie des plateformes numériques et les places de marché, et à l’actualisation d’anciennes formes d’emploi ; la quatrième relève des usages de la robotique.
- 6 Marie-Anne Dujarier cite ici Alexandra Bidet et François Vatin (Bidet & Vatin, 2016).
7Après ce tour d’horizon des « pratiques inclassables » (p. 208) qui dissocient les multiples dimensions du travail et éprouvent la pertinence de ce dernier comme catégorie de pensée, Marie-Anne Dujarier doute « qu’il faille continuer de penser avec lui » (p. 355) et invite l’entame d’une « révolution épistémologique » en dépliant le mot pour mieux s’en émanciper, non sans avoir au préalable discuté, dans le dernier chapitre de la deuxième partie, quatre autres propositions principales (chapitre 7). La première proposition – « ne plus travailler » – se prend « les pieds dans le tapis des multiples significations du mot » (p. 357). La deuxième proposition – « dénoncer le “travail gratuit” » – peut participer à l’extension de la marchandisation. La troisième proposition – « produire hors des institutions “du travail” » – se heurte violemment à l’institution de la propriété, défendue avec force par l’État néolibéral, et nie – pourrait-on ajouter – le « déjà-là révolutionnaire » et « émancipateur » du salariat (Friot, 2014). La quatrième proposition – « abandonner le mot » – risque d’enfermer les sciences sociales dans une « rhétorique creuse » et un « autisme théorique interdisant tout dialogue avec la société » (p. 362)6. Mais c’est bien cette proposition qui a la faveur de Marie-Anne Dujarier, faut-il au préalable accomplir la « révolution épistémologique » qu’elle appelle de ses vœux et « outiller autrement la pensée et l’action » (p. 368).
8Disons-le préalablement : Troubles dans le travail est un ouvrage important qui tente, de faire, d’une part, une généalogie de la catégorie de pensée « travail » à partir de l’étude de ses usages ordinaires, institutionnels et savants et de leurs circulations depuis l’Antiquité, et de dresser, d’autre part, un état des lieux des troubles contemporains du travail qui affectent la catégorie. Son tour de force est de réussir à relier l’une et l’autre pour accomplir ce « geste sociologique classique » (p. 25), nous amenant à dénaturaliser les catégories que nous mobilisons, fussent-elles aussi centrales que celle du travail.
- 7 On trouve dans la bibliographie le traité de Georges Friedmann et Pierre Naville ([1961], [1962], (...)
9Il fallait tout l’art d’écriture et d’argumentation de l’autrice pour mener à bien cette entreprise audacieuse. Le panorama esquissé des troubles dans le travail vient soutenir son invitation à déplier les différentes significations que recouvre la catégorie de pensée. On ne peut qu’y souscrire et la discipline sociologique s’y est déjà attelée, d’aucuns chercheurs allant jusqu’à constituer de nouvelles spécialités, comme Margaret Maruani et Emmanuèle Reynaud (1993) qui appelleront au début des années 1990 à la fondation d’une sociologie de l’emploi. La catégorisation du travail – nous l’avons précisé plus haut – est une question qui ne peut être épuisée dans un seul livre. Marie-Anne Dujarier en a bien conscience puisqu’elle affirme renoncer « au fantasme d’exhaustivité » (p. 43). Mais n’aurait-il pas été judicieux dans les choix opérés de s’arrêter plus précisément sur la construction sociologique de la catégorie, regardant par exemple comment les différents traités de sociologie du travail7 ont déplié le mot, pensé ses institutions éponymes et traité les pratiques les altérant ? Cette focalisation disciplinaire n’aurait-elle pas permis de rendre compte aussi d’une lecture qui, à rebours des options substantialistes justement écartées, saisit le travail comme rapport social (Lallement, 2007) ? Cette lecture – cette tradition sociologique héritée de la pensée marxienne – consistant à dimensionner le travail comme rapport social nous semble être minorée dans la manière de présenter le débat sur « la fin du travail », qui exprimerait le divorce entre deux conceptions du travail uniquement : celle des économistes orthodoxes et celle des théoriciens du travail comme activité. C’est d’ailleurs au titre de la seconde approche que Marie-Anne Dujarier scrute le travail réel dans lequel se jouent des enjeux d’efficience et d’efficacité, de production de sens, de production de normes et de régulations sociales, de construction de la santé. Pour répondre à ces enjeux, il nous faut, comme le fait Marie-Anne Dujarier, étudier le travail dans sa dimension concrète comme dans sa dimension abstraite. N’y a-t-il pas alors plus à perdre à se débarrasser de cette catégorie qui, forgée depuis des siècles, a certes charrié des sens équivoques, mais dont la plasticité a permis de rendre compte de formes historiques différenciées de travail et d’expériences ?
10Le geste subversif de déconstruction est accompli par la proposition finale de se défaire, non pas du travail, mais de sa catégorie. La thèse fait débat, elle implique de renoncer au travail de conceptualisation du travail pour penser collectivement avec « des catégories raffinées » qui participeraient d’un changement de paradigme. Aussi la connaissance du travail devrait-elle passer par des « catégories raffinées » qu’on peine encore à voir et non plus par une recherche sur le dimensionnement/dé-dimensionnement du concept de travail, un concept « à épithètes » pour Yves Schwartz (1988) dont le pouvoir heuristique ne semble pas faire défaut aujourd’hui. Les épithètes du travail ne fournissent-ils pas, comme l’annonce le philosophe, « un incontournable itinéraire d’approche » (Schwartz, 1988, 679). Les dichotomies marxiennes (travail concret/travail abstrait, travail vivant/travail mort, travail complexe/travail simple, etc.) sont toujours opérantes pour saisir l’expérience du travail sous le capitalisme. Mais ce sont des réalités et significations diverses que l’usage du substantif accolé à un seul épithète nous permet aussi d’appréhender : le « travail d’à-côté », le « travail du consommateur », le « travail domestique », le « travail du sexe », le « travail politique », le « travail des robots », etc.
11L’aporie reste entière. Mais peut-on faire sans cette catégorie travail qui enserre nos pensées et nos pratiques ordinaires, institutionnelles et savantes ? L’ambition demeure alors de (re)dimensionner le travail et de déplier le mot mais sans l’abandonner. On reste alors – rétorquera sans doute Marie-Anne Dujarier – au milieu du gué !