1Publié mi-mars 2023, cet ouvrage collectif dirigé par Marie-Anne Dujarier s’inscrit pleinement dans la temporalité d’un mouvement social d’ampleur contre la réforme des retraites. À cet égard, il ne serait pas surprenant de voir le collectif Book Bloc (un rassemblement de libraires et bibliothécaires en grève) arborer la couverture de ce livre en guise de pancarte-bouclier, comme il a l’habitude de le faire. Les thématiques qui y sont traitées font effectivement écho aux débats politiques actuels sur le travail : que ce soient les questions de la grève, des syndicats, de la pénibilité au travail ou de l’emploi des séniors, rien n’est laissé de côté. En 240 pages, cet ouvrage offre un tour d’horizon très complet de ces thèmes et de bien d’autres, et ce en mêlant des approches multiples et complémentaires. Même si l’on peut repérer une dominante sociologique, les divers chapitres mobilisent également l’économie, l’histoire, la philosophie, la psychologie ou même la linguistique. L’objectif est, selon les termes de l’éditeur à propos de la collection Idées reçues, d’« [apporter] un éclairage distancié et approfondi sur ce que l’on sait ou croit savoir » (p. 5). Le format consiste ainsi, pour chaque chapitre, à rebondir sur une idée reçue illustrée par une citation, provenant souvent de la bouche d’une personnalité politique ou extraite d’un article de presse nationale.
2Pour point de départ, le livre revient sur la croyance erronée – mais encore souvent enseignée – selon laquelle le mot « travail » proviendrait du latin tripalium, instrument de torture à trois pieds. Dans la lignée du précédent ouvrage de Marie-Anne Dujarier (2021), le choix est au contraire fait d’insister sur la polysémie de ce mot, sur la multiplicité de ses usages et in fine de ses réalités. En conséquence, l’ouvrage se divise (comme son sous-titre l’indique) en trois grandes sections, qui recouvrent trois manières d’appréhender le travail : l’emploi, l’activité, et l’organisation (associée au management). Chaque section est composée d’une dizaine de courts chapitres de moins de dix pages chacun, si bien qu’il est facile de lire et (surtout) relire l’ouvrage dans l’ordre voulu. Cette quarantaine de contributions rend toutefois inenvisageable de les commenter une à une : nous nous contenterons d’en extraire des passages pour appuyer notre propos général.
3Dans l’ensemble, il convient de noter l’équilibre et l’effort didactique de cet ouvrage, qui alterne habilement entre considérations théoriques et empiriques. À la manière d’un handbook, le lecteur peut piocher ici et là une myriade d’arguments et de données à remobiliser, approfondir, discuter, etc. Ainsi, aux côtés du pourcentage d’accords signé par les délégués syndicaux de la CGT (p. 31) ou de la décomposition statistique des inégalités salariales femmes-hommes (p. 213), on trouve des excursions théoriques plus pointues – comme lorsque Maud Simonet développe les analyses féministes marxiennes (p. 152). Les bibliographies de chaque chapitre sont également précieuses en ce qu’elles sont concises mais larges, et sélectionnées par des spécialistes. Du citoyen curieux à l’universitaire qui recherche une (première) vue d’ensemble rapide et sérieuse sur un sujet autre que le sien, cet ouvrage devrait réussir à toucher un large public sans trahir l’exigence académique.
4Les idées reçues abordées ne relèvent en effet pas seulement d’adages médiatiques unanimement reconnus comme faux par la communauté des sciences sociales (« Les chômeurs sont paresseux », « Être son propre patron c’est être libre », etc.), mais également de positions soutenues par des travaux académiques et qui restent d’autant plus ouvertes à la controverse (« En France, le travail coûte trop cher », « La concurrence au travail est naturelle et bénéficie à tous », etc.). Dès lors et même pour les spécialistes, on peut retrouver des arguments utiles car peu mobilisés habituellement. C’est notamment le cas quand Michaël Zemmour rappelle que la baisse du coût du travail ne concerne pas seulement le flux de nouvelles embauches mais également le stock d’emploi actuel, et que cela constitue en ce sens un effet d’aubaine pour beaucoup d’entreprises qui vont « payer moins cher les salariés qui étaient déjà en poste, à faire la même chose qu’avant » (p. 73).
5L’objet d’un chapitre n’est pas toujours de contredire l’affirmation initiale, mais parfois de prendre du recul et d’y apporter un angle de traitement original. En l’occurrence, dans le chapitre « On ne fait plus le même métier toute sa vie », Aurélie Gonnet ne conteste pas le constat mais cherche plutôt à dévoiler les tenants et aboutissants du discours individualisant et psychologisant qui l’entoure ; à le replacer dans les politiques d’emploi, de formation et de gestion des compétences en reconfiguration ; et à le confronter aux possibilités réelles de reconversion (p. 169). Il peut aussi s’agir de retourner une question qui apparaît pourtant comme évidente de prime abord : ainsi, Corinne Gaudart et Serge Volkoff estiment qu’au lieu de se demander si « les séniors manquent de dynamisme », il faudrait plutôt chercher à savoir si « les changements [sont] adaptés à la diversité des âges » (p. 128). Cette hétérogénéité des réponses aux idées reçues peut rendre la lecture sélective des chapitres moins aisée : par exemple, on aurait aimé savoir dès le titre que l’instructif chapitre « Quand on veut on peut ! Le travail est une question de mérite » de Mireille Eberhard se concentrerait sur la question des discriminations ethno-raciales.
6Deux principaux regrets émergent après la lecture de l’ouvrage. Le premier est le manque de réflexion réelle sur la problématique environnementale en lien avec le travail. Les enjeux ne sont pourtant pas secondaires : en témoigne le fameux « dilemme emplois-environnement » (Hoffmann & Paulsen, 2020) qui soulève des défis difficiles à résoudre tant les trajectoires professionnelles ne sont pas des variables d’ajustements sans conséquences sur la vie des individus. Cet aspect aurait justement eu toute sa place pour être interrogé rigoureusement dans un tel ouvrage. Au lieu de cela, et en cohérence avec le peu de considération plus général d’une grande partie des sciences sociales à ce sujet (Cukier & al., 2023, p. 24), on doit se contenter de simples mentions hâtives en fin de chapitres (p. 180, p. 204, etc.) ou en introduction (p. 20). L’introduction étant par ailleurs relativement courte, le second regret est l’absence d’un chapitre conclusif donnant une synthèse de ce vaste et riche travail. Il y a pourtant matière à rassembler toutes ces contributions autour de ce qui semble être un dénominateur commun : l’attitude sceptique et critique à adopter face aux évidences assénées, en particulier pour une question comme le travail qui se situe au carrefour de multiples rapports sociaux. Plus précisément, deux idées centrales ressortent tout au long du livre : l’absence d’inéluctabilité dans ce domaine, et le refus de considérer les divers problèmes sociaux relatifs au travail via le prisme de la responsabilité individuelle. À l’inverse, et sans nier l’existence de contraintes conjoncturelles ou structurelles, les chapitres insistent tous à leur manière sur l’importance des institutions et des déterminants collectifs. En définitive et pour reprendre directement des termes du livre, « tout cela n’a rien d’obligatoire [mais] est une affaire de choix dans les conditions de travail, dans les rythmes et modalités de transformation » (p. 131), que ce soit au niveau (restreint) de l’emploi ou plus largement de celui de l’organisation sociale de l’activité.
7Ces regrets d’incomplétude (de toute façon infinis) n’enlèvent cependant rien à la grande qualité de l’ouvrage, qui constitue en outre une mise à jour et amélioration bienvenue d’une démarche déjà mobilisée par le passé (Frémeaux, 2012). Sur une ligne de crête entre le « rien de nouveau » et le « tout a changé », et à l’image du traitement par Florence Ihaddadene du rapport à la fois ancien et dans le même temps renouvelé (par l’intégration de la norme environnementale) des jeunes au travail (p. 159), les contributions éclairent avec grande nuance et dans un savant équilibre les dynamiques contemporaines du travail.