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Recensions et notes de lecture

Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes

Sylvie Monchatre
Référence(s) :

Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes, Paris, La Découverte, 2022, 208 p.

Texte intégral

1Le bel ouvrage d’Alizée Delpierre a été largement diffusé et commenté par le biais de nombreux d’articles et entretiens permettant de mesurer la qualité et la richesse de ses analyses. Tiré d’une thèse soutenue en 2020, il est destiné à un lectorat extra-académique et se montre extrêmement agréable à lire. Il s’appuie sur une enquête remarquablement solide, à base d’entretiens qui lui ont notamment permis de rencontrer 123 grandes fortunes et 86 domestiques, mais également d’observations participantes réalisées en tant que « nanny » et aide-cuisinière dans deux familles. Menée avec rigueur, réflexivité et engagement, cette enquête est restituée avec le souci d’échapper à l’indignation facile. Pour Alizée Delpierre, l’enjeu n’est pas de dénoncer mais de comprendre un phénomène trop souvent considéré comme « disparu » tant il semble relever d’un autre âge, mais qui concerne, selon ses estimations, quelques dizaines de milliers de grandes fortunes (Delpierre, 2021). Comment la domesticité est-elle non seulement possible mais aussi vivace, tant pour les salariés que pour les employeurs ?

2Toute son enquête est hantée par le fantôme de la maltraitance : les grandes fortunes employeuses s’en défendent sans qu’elle ait à évoquer le sujet, de même que les domestiques s’empressent de souligner leur chance de travailler dans la « maison » qui les emploie. Le non-dit qui s’exprime dans cette dénégation signifie qu’il pourrait en être autrement. Il indique à la chercheuse que ses interlocuteur·ices acceptent de lui parler de domesticité pour légitimer leur « choix » d’y recourir ou de s’y faire employer. La recherche rend ainsi compte des normes socialement acceptables et acceptées du contrat implicite qui lie les domestiques et leurs employeurs. Elle montre que si la domesticité chez les ultra-riches s’avère entièrement soumise à l’arbitraire de ces derniers, elle a pour ressort une « exploitation dorée » génératrice d’illusio qui la rend désirable. Son ouvrage documente plus particulièrement le statut du travail domestique et parental chez les grandes fortunes, les conditions de mise au travail d’un personnel de maison à demeure, et un système d’emploi échappant aux normes du salariat. Les territoires privatisés de la domesticité apparaissent, à l’arrivée, structurés par des rapports de classe, de genre et de racisation pleinement assumés. Ils se donnent à voir dans une vérité objective d’autant plus crue que la médiation juridique et conventionnelle du salariat institué en demeure largement exclue.

3À quoi bon se faire servir dans des sociétés salariales promouvant l’autonomie et la responsabilisation des individus ? De même que Robert Castel soulignait combien les discours « risquophiles » proviennent de groupes dominants à l’abri du besoin, l’ouvrage d’Alizée Delpierre rappelle combien les ultras-riches, qui sont aussi les maîtres de l’économie et tendent « à se considérer comme patrons de la société tout entière », sont totalement assistés dans leur vie domestique. Ils ne cuisinent pas, ne font pas leur lit, ne lavent pas leur linge, ne passent jamais l’aspirateur, ne vont pas chercher leurs enfants à l’école, ne leur font pas prendre le bain, ne les habillent pas le matin, bref, ils s’exonèrent de toutes ces activités qui, comptabilisées, représentent plus du double du temps de travail professionnel (Roy, 2012). Comment pourrait-il en être autrement ? L’ouvrage rappelle (chap. 2) que se faire servir demeure un puissant levier de distinction et constitue même une « obligation » qui permet de « tenir son rang ». Cette obligation, explicite dans les archives consultées par Alizée Delpierre (p. 54-55), ne concerne pas uniquement les vieilles familles d’aristocrates mais s’impose également aux « nouveaux riches », qu’ils soient cadres dirigeants, traders, marchands d’art, etc. La domesticité fait partie, en quantité et en qualité, du « package » de signes extérieurs de richesse qui permet à ces grandes fortunes de se mesurer les unes aux autres. Mais elle leur permet également de se consacrer entièrement à leurs professions, à leurs loisirs et réseaux de sociabilité et constitue, à ce titre, la « condition de leur domination sociale, économique, culturelle et symbolique » (p. 66).

4Cette classe assistée se fait servir par des catégories sociales plus diversifiées qu’il n’y paraît. La domesticité se recrute non seulement dans les fractions les plus prolétarisées des classes populaires mais également parmi les classes moyennes blanches plus ou moins diplômées (chap. 3). Elle repose sur un marché du travail structuré à une échelle internationale qui, paradoxalement, parvient à fonctionner avec un faible recours aux intermédiaires. De fait, s’il existe bel et bien des écoles de butlers – Alizée Delpierre a observé 4 d’entre elles – et des agences de placement, ce marché du travail très sélectif fonctionne surtout de manière occulte. Le bouche-à-oreille est puissant au niveau des employées qu’Alizée Delpierre choisit de genrer au féminin tant les femmes sont majoritaires (près des trois quarts de son échantillon). Côté employeurs, le recrutement et la gestion du personnel sont également des affaires de femmes. En dépit des discours égalitaires dont est porteuse la masculinité hégémonique, incarnée par les prétendus grands de ce monde, la division du travail au sein des couples est puissamment sexuée, Madame gère la domesticité et Monsieur la finance.

5L’ouvrage montre très bien comment se faire servir à domicile par des personnes étrangères à la famille, repose sur des pratiques de domestication qui passent par des processus d’altérisation. Les domestiques sont construites comme des créatures résolument étrangères à la nature humaine des patrons, ce que résume cette jeune mannequin femme de banquier à propos de sa domestique : « Elle est la femme qui aime tout ce qui est maison, enfants, cuisine, ménage, moi je déteste ça ! » (p. 123). De fait, se faire servir à demeure implique une proximité spatiale qui génère l’édification d’une distance sociale et celle-ci commence par l’essentialisation des compétences (chap. 3). La circulation des stéréotypes racistes est ici en roue libre (p. 91-92). L’ethnicisation des qualités des domestiques est un critère de recrutement si puissant que les domestiques sont appelées à se conformer aux attentes d’exotisme de leurs employeurs jusqu’à « performer leur nationalité » (p. 96). L’altérisation se poursuit ensuite dans l’exercice du travail (chap. 4). Les domestiques sont des « non-personnes » devant se conformer à des standards de féminité dominée et sexuellement neutre. Elles doivent bannir toute forme de coquetterie – interprétée par leurs patronnes comme une provocation –, parfois accepter de se faire appeler par un prénom qui n’est pas le leur, voire de porter des couches pour travailler dans les appartements des patrons sans risquer de devoir faire de pause.

6Les domestiques sont considéré·es comme d’autant plus gouvernables qu’elles sont des femmes racisées ou des hommes féminisés, ce qui prend la forme d’une frémissante présomption d’homosexualité voire d’une ferme injonction au travestissement. La hiérarchisation sexuée et racisée des tâches bat donc ici son plein. À sa tête, les majordomes, hommes blancs de confiance, se voient désignés pour effectuer le « sale boulot » de contrôle et de rappel à l’ordre des employées. La domesticité repose, de fait, sur un véritable dispositif de surveillance panoptique des corps. Ceux-ci sont soumis à l’œil toujours ouvert de caméras (p. 118-119), tout en étant exposés à des formes récurrentes d’attouchements qui visent à dissimuler tout signe indésirable de féminité ou qui attestent, au contraire, de leur statut de proie (p. 124-125). Les domestiques représentent des corps étrangers, vécus comme une présence dérangeante appelant à l’évitement, en même temps qu’elles incarnent une menace potentielle de trahison – voire de revanche jusqu’à hanter les rêves de leurs patronnes (p. 117).

  • 1 Voir le Rapport sur les riches en France de l’Observatoire des inégalités (édition 2022) et notamm (...)

7Pour autant, l’ouvrage montre combien la domesticité fait rêver celles et ceux qui l’exercent et se décrivent comme vivant « au paradis » (chap. 1). Elle leur a fait franchir des frontières sociales inaccessibles au commun des mortels, elle leur donne accès à l’intimité des élites et aux bienfaits qui en ruissellent. L’exploitation est dorée en ce qu’elle paie particulièrement bien, au point de faire entrer les domestiques dans les 50 % de salarié·es qui touchent plus de 2000 € net par mois. Les mieux placées d’entre elles franchissent même un seuil de richesse équivalent au double du niveau de vie médian, soit 3 673 € par mois après impôt, et rejoignent le cercle étroit de 7,1 % de riches de la population française1. Certains se découvrent alors détenteur·ices d’une petite fortune que les conseils avisés de leurs patrons leur permettent d’apprendre à gérer – mais les femmes sont-elles concernées et bénéficieraient-elles d’autant de prévenance ? Il n’en reste pas moins que vivre à proximité des riches est vécu comme une expérience qui « grandit » les domestiques, leur donne accès à une carrière fulgurante, à l’acquisition de « goûts » et de savoir-faire improbables, voire à des expériences professionnelles par procuration (p. 44-46). La force d’attraction de la domesticité tient donc non seulement aux contreparties monétaires qu’elle procure mais également à l’illusio qu’elle rend possible, en l’occurrence celle d’appartenir à la grande famille des puissants.

  • 2 Sur les effets du déplacement social selon Michelet, voir (Jaquet 2014).

8Les domestiques ne sont pas pour autant des transfuges sociaux qu’un verdict à la Michelet pourrait qualifier d’abâtardis2. Certes, elles bénéficient d’avantages en nature, nourries, logées et blanchies – mais également de primes, de prise en charge de frais médicaux pour elles et leurs enfants quand elles en ont, et elles reçoivent de nombreux cadeaux comme si elles faisaient partie de la famille. Or « le cadeau est un malheur », « il crée des obligations, il est une manière de tenir, en faisant des obligés » (Bourdieu, 1994). La domesticité repose de fait sur des pratiques de don et de dette génératrices de redevabilité – on se demande par conséquent si l’illusio repose sur de l’aveuglement ou sur la mystification que constitue cet échange de dons. En témoigne (chap. 6), et ceci en dépit d’un important turnover, la difficulté des domestiques à quitter leurs employeurs, tout départ prenant pour ces derniers la forme d’une « trahison ». De fait, leurs dons n’ont pas uniquement vocation à acheter la loyauté des domestiques. Ils contribuent à entretenir une dette impossible à rembourser et relèvent, à ce titre, des dons agonistiques qui visent l’affirmation d’une suprématie appelant un dévouement sans faille. Dès lors, pour éviter de subir l’affront d’un départ, les patrons préfèrent les licencier sous des prétextes fallacieux plutôt que de se faire lâcher par elles (p. 164-167). À la désillusion des domestiques, s’ajoute alors la salissure de la disgrâce.

9La vérité objective de la sujétion sur laquelle repose la domesticité tend plus largement à se dévoiler dans la durée. Si les domestiques sont maintenus dans une dépendance économique savamment entretenue par une rhétorique du « sauvetage social », les patrons ne tiennent pas toujours leurs promesses d’assurer leurs vieux jours. De fait, la domesticité a un coût qu’ils s’emploient à minimiser sachant que pour eux, « la loi est un jeu » (p. 129). Ainsi, ils n’escamotent pas seulement leurs rémunérations dans des sociétés qui leur permettent, en France, de friser l’exonération d’impôts sur le revenu (Zucman, 2019), ils savent également invisibiliser leurs domestiques pour réduire leurs frais. Généralement payées « au gris », les heures de travail de ces dernières ne sont que partiellement déclarées, sachant que lorsqu’elles sont payées « au blanc », c’est-à-dire à temps complet, il s’agit toujours de sous-déclarations. Les domestiques travaillent sans limite, bien au-delà des durées légales, et leurs niveaux de qualification sont généralement sous-estimés. Les patrons font manifestement mine de l’ignorer, eux qui honnissent le principe du contrat, qui n’aurait pas sa place dans une relation de travail personnalisée et imprégnée d’« esprit de famille ». Ils ne sont pas les seuls à garder les yeux grand fermés sur ce sujet. La domesticité n’est entrée dans le Code du travail qu’en 1973 (p. 131) et l’État français n’a toujours pas ratifié la convention 189 de l’Organisation internationale du travail concernant la protection de travailleur·ses domestiques faiblement organisé·es. Et bien que la convention collective des employés de maison, qui a vu le jour en 1951, soit avantageuse pour les particuliers employeurs, les grandes fortunes leur préfèrent le contrat moral dont elles décident des termes, comme octroyer des jours de congé au « feeling » (p. 133), sans aucun risque de recevoir la visite de l’inspection du travail.

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10L’ouvrage d’Alizée Delpierre a l’immense mérite de montrer l’actualité et les ressorts contemporains d’un phénomène qui demeure intrigant. On se souvient en effet que le salariat est devenu désirable précisément parce qu’il permettait d’échapper à la sujétion personnelle et à la dépendance patronale. Il a conduit les paysans à quitter les grands domaines patriarcaux pour rejoindre le « prolétariat sans patrie », suscitant chez Weber l’inquiétude de les voir préférer la « liberté à la pauvreté » (Weber, 1892). Simmel observait, au même moment, un mouvement similaire chez les jeunes filles qui désertaient les emplois domestiques pour se faire embaucher comme ouvrières en usine, fuyant les « services non mesurés » de la domesticité (Simmel, 1987). Mais le Marx de Salaires, prix et profits (Marx [1865] 2009) s’en félicitait, qui vantait le développement d’un salariat affranchi de la dépendance patriarcale, ouvrant aux ouvriers une liberté de mouvements et la possibilité de choisir librement leurs consommations.

11Or la domesticité à temps plein chez les grandes fortunes, si elle permet d’échapper aux emplois en miettes et paupérisants des services à la personne, n’en confisque pas moins, dans le cadre d’une « domination rapprochée », tout libre usage de soi au risque de l’éternisation voire de la désaffiliation. Son caractère désirable ne laisse donc pas d’interroger sur l’espace des possibles professionnels. L’ouvrage dessine alors, en creux, un tableau sombre des politiques de « l’emploi à tout prix » (Grégoire, 2022), qui contribuent à dévaloriser un travail salarié, également malmené par le délitement des services publics et de la protection sociale. Il invite à poursuivre la réflexion et à questionner les parcours sociaux des membres des fractions des classes moyennes et populaires qui se tournent vers cette cage dorée du marché du travail. Et il invite enfin à remettre sur le métier la question du statut d’un travail reproductif dont la prise en charge, marchande ou gratuite, relève d’une division du travail sociale, raciale et sexuée résolument inégalitaire et toujours plus insoutenable.

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Bibliographie

Bourdieu, Pierre, (1994), Raisons pratiques. Sur la théorie de l’action., Le Seuil.

Delpierre, Alizée (2021), « Un salariat sans droit ? Les usages du droit dans la domesticité à temps plein », Revue française de sociologie, 62 (1), 105‑131.

Grégoire, Mathieu, (2022), « L’emploi, une cause patronale. À propos des Gattaz, du pin’s à la sociodicée », Salariat 1 (1), 159‑193.

Jaquet, Chantal (2014), Les transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF, https://www.puf.com/content/Les_transclasses_ou_la_non-reproduction.

Marx, Karl (2009), Travail salarié et capital [1849] ; Salaire, prix et profit [1865], Paris, Editions Science Marxiste.

Roy, Delphine (2012), « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », INSEE Première, no 1423.

Simmel, Georg, ([1900] 1987), Philosophie de l’argent.,Paris, France, Presses universitaires de France.

Weber, Max, ([1892] 1986), « Enquête sur la situation des ouvriers agricoles de l’Est de l’Elbe. Conclusions prospectives », Actes de la Recherche en Sciences Sociales, no 65, 65‑68.

Zucman, Gabriel, (2019), La Richesse cachée des nations, Le Seuil.

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Notes

1 Voir le Rapport sur les riches en France de l’Observatoire des inégalités (édition 2022) et notamment les estimations de Pierre Madec : https://www.inegalites.fr/Combien-y-a-t-il-de-riches (consulté le 18 juin 2023).

2 Sur les effets du déplacement social selon Michelet, voir (Jaquet 2014).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sylvie Monchatre, « Alizée Delpierre, Servir les riches. Les domestiques chez les grandes fortunes »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 19 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15151 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15151

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Auteur

Sylvie Monchatre

Centre Max Weber, Université Lumière Lyon2

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