Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français
Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français, Paris, EMSH, 2022, 288 p.
Texte intégral
1Comment l’organisation de l’intermédiation par les services publics entre chômeurs et emploi favorise-t-elle le développement du temps partiel ? Ou plutôt, comme l’exprime l’auteur, « comment des emplois aux conditions dégradées accèdent à des personnes qui n’en sont pas demandeuses » ? (p. 15). L’enquête de H. Clouet porte sur le travail des conseillers à l’emploi et sur la manière dont ces derniers investissent leurs marges de manœuvre pour traiter les demandes de leur public. L’action des conseillers à l’emploi se situe, en effet, au carrefour entre bureaucratisation de « l’armée de réserve » et prise en considération des aspirations individuelles dans la recherche d’emploi. C’est dans la rencontre entre ces deux objectifs que se loge le travail d’arbitrage entre : d’une part, des offres d’emploi – considérées comme dégradées par l’auteur – ; d’autre part, des conditions d’indemnisation limitant le coût du choix du temps partiel ; et, enfin, les trajectoires et espoirs des chômeurs.
2Pour renseigner ces situations de négociation au cœur de l’action publique, l’auteur a conduit une enquête ethnographique en immersion dans des agences pour l’emploi. L’originalité du dispositif d’enquête vient ici du choix de la comparaison : deux agences pour l’emploi situées en France – Yvelines et Seine-Saint-Denis – ; et deux agences localisées en Allemagne, dans la Sarre. Prenant le statut de stagiaire, l’auteur a pu observer les interactions au guichet d’entrée, aux entretiens entre conseillers et personnes convoquées. Il a prêté une attention particulière aux controverses émergeant des interactions, aux caractéristiques des emplois discutés, aux dispositions sociales des interlocuteurs. Le matériau riche observé n’a pu être enregistré, mais consigné dans une prise de notes systématique. Outre un millier d’interactions observées aux guichets d’accueil et 309 entretiens suivis entre conseillers et demandeurs d’emploi, 58 agents ont été plus systématiquement interviewés, et un questionnaire auquel 120 professionnels ont répondu a été administré.
3La démonstration s’articule autour de quatre chapitres. Le premier cadre la problématique de l’orientation vers les emplois à temps partiel, dans une perspective sociohistorique de constitution du chômage comme politique publique. L’auteur montre comment les politiques d’indemnisation du chômage ont été accompagnées, jusque dans les années 1980, d’un objectif d’accès et d’intégration de toute une série de travailleurs à l’emploi partiel, discontinu, puis de leur alignement vers la norme de l’emploi à temps plein. Ce processus est détaillé pour les cas allemands et français en retraçant l’ensemble des évolutions législatives et des débats qui ont accompagné ce processus relativement similaire dans les deux cas. Un point de bascule réside dans le passage, à partir des années 1980, d’une logique d’aide et d’assistance à une politique d’incitation. L’auteur analyse plus particulièrement Les lois Harz de 2002 et la convention Unedic de 2001, sous l’angle des controverses auxquelles elles ont donné lieu. Il en est résulté une variété de modes de calcul entre : préservation d’une allocation de chômage (réduite) et rémunération perçue par un emploi à temps partiel. Le raisonnement sous-jacent étant celui d’une incitation à occuper un emploi, quelles que soient ses caractéristiques, en échange de la préservation d’une partie conséquente de l’allocation de chômage. Sur le temps long, cette évolution conduit à renverser la manière dont l’emploi atypique est considéré par l’intermédiation publique.
4Ce cadre étant posé, les trois chapitres suivants problématisent les raisons pour lesquelles les conseillers favorisent le choix du temps partiel comme solution pour les demandeurs d’emploi.
5Le chapitre deux montre, tout d’abord, que le référentiel de l’incitation qui devrait présider au choix du temps partiel par un raisonnement de type coût/bénéfice, n’est que très faiblement mobilisé par les chômeurs. Par contre, dans les situations d’interaction avec les chômeurs – qui peuvent être comprises comme des situations de résolution de problèmes au quotidien –, les conseillers vont fixer leurs lignes de conduite en fonction de leurs propres conceptions de la justice. Et ces conceptions du juste varient en fonction des identités professionnelles, hétérogènes, des conseillers. Trois d’entre elles sont distinguées à cet effet, et se retrouvent, dans des proportions variables, dans les quatre agences étudiées. Ces identités sont structurées autour de deux grands axes en tension : 1) la question de la directivité et de l’alignement entre les souhaits du conseiller et ceux du demandeur d’emploi : 2) et la question de l’implication des conseillers dans leur travail, que ce soit en termes d’empathie pour leurs « clients » ou de loyauté à l’institution.
6Ainsi, la forme identitaire des « aiguilleurs » est fondée sur une forte directivité, fondée sur le référentiel du chômage volontaire, du fait d’exigences démesurées des demandeurs d’emploi. Le travail relationnel de ces conseillers consiste à aider les chômeurs à réviser leurs aspirations et, dans ce cadre, le dispositif de cumul entre indemnisation et temps partiel est perçu comme permettant essentiellement de juguler le travail non déclaré. Il en découle que la logique d’incitation est ici remplacée par une logique de contrôle sur des chômeurs potentiellement déviants.
7La deuxième forme identitaire est celle dite des « accompagnants ». Ceux-ci présentent un même degré d’implication élevé dans le travail que les précédents, tout en manifestant une posture de soutien aux traits et projets singuliers des publics. La possibilité de cumul est mobilisée ici dans une logique d’appui à des parcours et des projets de vie en risque de paupérisation ; l’emploi atypique étant une forme – ici considérée comme bienvenue – de revenus.
8Enfin, la troisième forme identitaire est celle des « retranchés ». Elle se distingue des deux précédentes par une plus faible implication au travail et une faible directivité. Leur vécu de la fonction est pénible. Ils privilégient une forme de discrétion vis-à-vis de la hiérarchie et répugnent à exercer une coercition sur les personnes, se préservant d’une implication émotionnelle dans le travail. Dans cette logique, le dispositif de cumul est considéré avec désintérêt.
9Il découle de cette analyse qu’aucune de ces trois formes d’exercice des conseillers ne suit la logique gouvernementale de l’incitation, et la mobilisation du dispositif de cumul est intermittente. Dans les faits, les conseillers mentionnent rarement ce dispositif dans leurs échanges « standards » avec les chômeurs. C’est donc dans la définition de la situation de travail, dans les marges de manœuvre que les conseillers s’accordent, que la publicité du dispositif doit être comprise. Elle met en tension deux composantes du métier : celle de l’indemnisation – définir l’accès aux droits, calculer les droits – ; et celle de l’intermédiation sur le marché – rapprocher de l’emploi, placer –. Ces deux composantes peuvent être intégrées chez un même conseiller ou faire l’objet de logiques professionnelles – et de postes de travail – distincts.
10La comparaison France-Allemagne permet ici de faire surgir des différences d’interprétation intéressantes. Lorsque les conseillers ont une compétence à la fois d’indemnisation et d’intermédiation, ceux-ci sont plus prompts à mobiliser le dispositif de cumul. Ce qui est le cas de certains conseillers en France, et plus fréquemment de conseillers de premier niveau allemands cherchant à rompre avec un travail routinier. Mais la valorisation du dispositif entre également comme une possibilité de réponse face au contrôle bureaucratique des agences, notamment en ce qui concerne les critères de reporting de l’activité dont les temporalités sont variées suivant les pays.
11Le calcul rationalisateur du cumul, en termes de coûts/bénéfices, qui est au cœur de la logique d’incitation, n’est donc pas le principe qui guide les actes et réflexions des acteurs, qu’ils soient chômeurs ou conseillers. Le troisième chapitre plonge alors le lecteur au plus près des interactions et révèle plusieurs logiques en présence. Ceci passe, tout d’abord, par l’identification des publics propices à l’acceptation du temps partiel, au travers d’un tri. Ce tri écarte, tout d’abord, les demandeurs d’emploi les plus à même de trouver un emploi à temps plein – les « suremployables » –, et, symétriquement, les groupes jugés les moins capables d’être recrutés – les « inemployables » –. Restent les personnes considérées comme « des bons clients », qui sont pour la grande majorité des femmes. Les conseillers repèrent ainsi les jeunes mères – principalement en Allemagne –, disponibles mais qui souffrent de difficultés d’accès aux infrastructures de garde d’enfants. Ils leur conseillent, à partir de l’évocation de leur propre situation d’emploi à temps partiel, un temps partiel permettant la « préservation de soi ». Une autre cible est constituée par les populations des jeunes et des âgés, ou encore des réfugiés et des migrants. L’auteur nous montre de manière très intéressante, dans ce cas, la référence aux statistiques du marché du travail, formulées dans des notes de conjoncture, qui sert d’appui argumentaire – surtout en ce qui concerne l’âge en France, et surtout en ce qui concerne les réfugiés et les migrants en Allemagne –. Ce qui conduit à une « reproduction statistique du marché » où la quantification joue un rôle performatif (p. 132).
12À cette première forme de rationnement du travail, qui repose sur des critères identitaires, s’ajoute une deuxième logique, basée sur une analyse conjoncturelle. La « pénurie » d’offres d’emploi à temps plein, dans certains secteurs, conduit les conseillers à convaincre les chômeurs de réviser leurs prétentions à un temps plein. Cela permet alors d’élargir le nombre d’offres d’emploi pouvant être considérées. Cet élargissement arithmétique est directement au diapason de la dégradation des conditions de travail et d’emploi dans certains secteurs. Cette forme de rationnement rencontre également les situations d’urgence à devoir générer des revenus, ce qui « transforme la détresse budgétaire en une trajectoire vers le sous-emploi » (p. 143).
13Enfin, une troisième forme argumentaire du rationnement s’appuie sur un référentiel réglementaire. Il fait référence ici au registre de l’obligation d’emploi, sous peine de sanctions, traduisant un certain pouvoir de menace discrétionnaire des conseillers leur permettant de juger en partie quelles sont les « offres raisonnables d’emploi » (en France) ou « d’emploi convenable » (en Allemagne) que les chômeurs sont tenus d’accepter. Les règles institutionnelles donnent ici du crédit au fait que soient proposés des emplois à temps partiel, permettant de réaffirmer un certain ordre réglementaire par le rappel statutaire du chômeur à ses devoirs. Occuper un emploi à temps partiel quand le chômage perdure est aussi justifié afin de préserver les chômeurs des sanctions administratives, au prix d’une forme de sanction tacite, négociée et informelle avec le conseiller, qui se préserve ainsi émotionnellement des controverses accompagnant les sanctions.
14Enfin, le dernier chapitre approfondit la façon dont l’usage des logiciels d’appariement affecte directement la formulation des vœux des chômeurs, et les critères d’interprétation des conseillers. Véritables instruments de l’action publique, ces logiciels acheminent, selon plusieurs voies, les offres à temps partiel vers les chômeurs. L’auteur étudie, de manière comparée, les deux logiciels français et allemands qui se distinguent fortement sur un critère au moins : là où le logiciel français s’appuie sur une grammaire chiffrée, qui nécessite de fixer, entre deux limites, le nombre d’heures par semaine désiré, c’est sur la base d’énoncés plus littéraires – temps partiel-matin, temps partiel-après-midi, travail de nuit, temps plein, etc. – que l’indication des normes temporelles des emplois et des demandes s’exprime dans le cas allemand.
15Cette différence d’interface a des conséquences concrètes au-delà de la sémantique : une grammaire chiffrée tend à protéger les chômeurs français contre le sous-emploi, mais les empêche d’exprimer d’autres préférences concernant leur disponibilité – journée, soir, week-end, etc. – et ouvre la voie à des emplois discontinus. À l’inverse, le système allemand permet moins de contrôler les durées – mais bien les rythmes hebdomadaires – et laisse donc davantage de prise à l’employeur pour définir les régimes horaires, puisque ceux-ci seront définis à l’occasion des interactions lors du recrutement.
16L’auteur observe que, si ces logiciels sont prévus pour conférer une autonomie aux chômeurs dans l’expression de leurs choix, les conseillers disposent également d’un pouvoir discrétionnaire lorsqu’ils encodent, corrigent, reformulent les souhaits des chômeurs. Mais plus encore, les choix posés par les demandeurs d’emploi au travers des logiciels conduisent, selon les cas, à une « recette du temps plein » ou une « recette du temps partiel ». Cette analyse des cas étudiés permet de montrer l’éclatement infranational des secteurs d’activité, ce qui rend les chômeurs tributaires d’orientations patronales très localisées.
17De plus, l’auteur montre une évolution particulièrement problématique de l’usage des outils informatiques pour les chômeurs. Outre le fait que, suivant les critères de recherche d’emploi, ils se trouvent plus ou moins exposés à des offres à temps partiel, le système agrège des offres d’emploi venant de sources privées et mal transposées dans les rubriques. Cela tend à occulter les références au temps de travail et à la qualité des emplois. Ceci conduit tant les conseillers que les chômeurs à des formes de dépossession : les conseillers maîtrisent de moins en moins les caractéristiques des emplois qu’ils flèchent, les demandeurs d’emploi perdent le contrôle sur la qualité des offres vers lesquelles ils sont dirigés. Au final, ce sont toutes les ambiguïtés et effets d’aliénation par l’informatisation du travail d’appariement qui sont ici révélés.
18L’ouvrage de H. Clouet est remarquable à plus d’un titre. Il repose, tout d’abord, sur une enquête empirique particulièrement fouillée et renseignée, qui est un modèle en la matière, même s’il faut reconnaître que le suivi de la comparaison franco-allemande, malgré les qualités d’écriture permettant de les rendre lisibles, reste complexe à tenir tout au long des chapitres. Surtout, l’apport majeur de la démonstration concerne les processus par lesquels la question de la qualité de l’emploi est dépolitisée : l’auteur met en évidence, de façon détaillée, comment la mise en œuvre des politiques d’activation produit cette dépolitisation. Reste à prolonger cette enquête par l’analyse des effets de cette dépolitisation sur les chômeuses et chômeurs qui restent – tout en reconnaissant que ce n’était pas l’objet de l’enquête – en arrière-plan.
19L’ouvrage intéressera un large public soucieux de mieux comprendre la fabrique du sous-emploi et l’effet de la digitalisation sur sa diffusion. Le lecteur y trouvera également un point d’appui important pour une série de prolongements, par exemple, pour analyser le développement continu des formes particulières d’emploi, la précarité de l’emploi au féminin, ou encore pour étudier la dépossession des chômeurs et des conseillers des leviers de résistance dont ils disposaient pour maintenir des emplois de qualité.
Pour citer cet article
Référence électronique
Marc Zune, « Hadrien Clouet, Rationner l’emploi. La promotion du temps partiel par les services publics d’emploi allemand et français », La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 07 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15144 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15144
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