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Recensions et notes de lecture

Michael Burawoy & Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique

Gaëtan Flocco
Référence(s) :

Michael Burawoy & Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique, Paris, Les Éditions sociales, 2021, 150 p.

Texte intégral

1Ce livre se compose d’un texte de Michael Burawoy et d’Erik Olin Wright sur le marxisme sociologique et d’une conférence donnée par Michael Burawoy au séminaire étudiant « Lectures de Marx », suivi de la retranscription des échanges avec la salle. Dans le premier texte écrit à deux mains et intitulé « Pour un marxisme sociologique », M. Burawoy et E. O. Wright partent du constat qu’il existe, dans le champ intellectuel, différentes positions à l’égard du marxisme. La première le considère seulement comme une idéologie qu’il faut propager coûte que coûte. La deuxième estime au contraire qu’il représente un danger dont il faut s’écarter. La troisième l’utilise comme une simple boîte à outils ne nécessitant pas de s’en réclamer ouvertement. La dernière position cherche, quant à elle, à construire le marxisme comme une théorie sociale pertinente, celle que les auteurs jugent comme la plus intéressante et ambitieuse à adopter. Le projet de cet ouvrage est donc de dessiner les contours fondamentaux d’une telle conception du marxisme sans pour autant en faire la seule théorie générale à même d’envisager un changement social émancipateur.

2Pour ériger le marxisme en tant que théorie sociale critique, les auteurs commencent par rappeler ses principaux éléments. Premièrement, pour eux, Marx a mené une critique du capitalisme en tant qu’ordre social caractérisé par de multiples vecteurs de domination comme l’aliénation, l’exploitation, le fétichisme, la mystification, etc. Deuxièmement, Marx s’est concentré sur le problème de la reproduction sociale contradictoire du capitalisme tout le long de sa trajectoire historique de développement. Troisièmement, le marxisme a abouti à une critique négative du capitalisme plutôt qu’à l’élaboration positive d’une alternative émancipatrice, telle que le préconisent par exemple aujourd’hui Bernard Friot et Frédéric Lordon, en ne se contentant pas d’une « protestation anticapitaliste » mais en formulant également un avenir désirable autour du communisme (Friot, 2021).

3M. Burawoy et E. O. Wright exposent ensuite les principales thèses du marxisme classique sur le destin du capitalisme en ayant pour objectif de les discuter et d’en souligner les limites. La première de ces thèses affirme que le capitalisme ne saurait subsister sur une longue période puisqu’il sape les conditions de son propre renouvellement. La deuxième consiste à dire que l’on assisterait à une intensification de la lutte des classes à travers les oppositions grandissantes au capitalisme. La troisième thèse explique que la transition du capitalisme au socialisme serait la plus probable et naturelle.

4Dans une troisième partie, M. Burawoy et d’E. O. Wright reviennent sur les fondements conceptuels du marxisme sociologique. Parmi ces concepts, on trouve la définition des classes par l’exploitation. Par la suite, les auteurs avancent une définition précise de plusieurs concepts centraux du marxisme, en commençant par celui de rapports sociaux de production. Pour eux, ce concept désigne l’ensemble des droits et des pouvoirs que les individus possèdent sur la terre, déterminant le rapport social qu’ils entretiennent avec d’autres individus autour de l’usage de cette terre et de l’appropriation des résultats de cet usage. L’exploitation est l’autre concept central défini par les auteurs renvoyant à un « processus qui engendre les inégalités de revenus à partir des inégalités de droits et de pouvoirs exclusifs sur les ressources » (p. 43-44). Les deux auteurs avancent également une définition de la notion de domination qui est comprise comme une dimension des rapports de classe puisque ces derniers impliquent qu’une partie importante de la vie des personnes soit contrôlée et dirigée par d’autres.

5Dans la quatrième partie, M. Burawoy et E. O. Wright exposent les trois thèses sur lesquelles repose la théorie marxiste de la reproduction contradictoire des rapports capitalistes de classe. Ils les illustrent à chaque fois à l’aide de travaux d’économistes et de sociologues. Ces trois thèses fournissent le cadre de base au programme du marxisme sociologique. La première est celle de la reproduction sociale des rapports de classes. En raison de la fragilité et de l’instabilité des rapports sociaux, les auteurs rappellent que les institutions sont indispensables à la stabilisation et à la reproduction des classes. La deuxième thèse, celle des contradictions du capitalisme, souligne que la reproduction sociale des rapports de classe n’est pas pérenne mais demeure au contraire instable. Une telle instabilité est liée aux contestations dont font l’objet les institutions de reproduction. Enfin, la troisième thèse, celle de la crise et du renouvellement institutionnel, souligne que lorsque la situation devient problématique, l’affaiblissement de l’efficacité des institutions de reproduction sociale tend à engendrer de nouvelles configurations institutionnelles.

6M. Burawoy et E. O. Wright rejettent l’hypothèse du destin du capitalisme et de son évolution inéluctable vers le socialisme. Ils écartent également la critique du capitalisme menée par l’école de Francfort, qui conçoit le socialisme comme « la négation idéalisée des oppressions du capitalisme » (p. 63). Ils estiment qu’il est nécessaire de se doter d’une théorie qui permet d’imaginer un projet émancipateur et de construire de nouvelles institutions. Les auteurs invitent alors le lecteur à concevoir des « utopies réelles », l’un des objets de prédilection d’E. O. Wright (Wright, 2017), afin de créer des modèles alternatifs crédibles qui ne soient pas uniquement imaginaires ou bien de n’envisager les transformations sociales qu’à travers une opposition au capitalisme.

7Les auteurs prennent le cas du revenu de base universel pour en dresser un examen détaillé. Ils livrent un véritable plaidoyer pour cette allocation mensuelle accordée à chaque citoyen, à hauteur de 125 % du seuil de pauvreté. Elle représente pour eux un moyen d’accéder à un « égalitarisme radical » (p. 73) en se dotant de plusieurs vertus : l’asymétrie entre capitalistes et travailleurs est en partie brisée en fournissant aux seconds des moyens de subsistance ; les salaires pourront être revus à la hausse grâce à la capacité de refus des travailleurs ; le revenu universel permet d’éliminer la pauvreté en étant attribué sans condition à l’ensemble de la population ; enfin, ce revenu de base encourage le développement d’activités non marchandes comme la reconnaissance du travail domestique souhaité par les féministes. Parallèlement, les auteurs ne manquent pas de soulever également les problèmes que pourrait poser un tel revenu, comme le risque d’inciter les populations à se contenter de la seule allocation en les dissuadant de se présenter sur le marché du travail ou encore la menace d’une fuite des capitaux face à l’augmentation du pouvoir de négociation des salaires par les travailleurs.

8M. Burawoy et E. O. Wright reconnaissent que le revenu de base n’est pas une mesure anticapitaliste car il ne permet pas un contrôle démocratique de la production. Ils admettent également qu’il n’introduit pas une égalité radicale, ni ne remet en question l’exploitation et la domination. Toutefois, pour eux, l’enjeu d’une réflexion consacrée aux « utopies réelles » est de montrer que des alternatives réalistes sont envisageables à partir de l’existant, sans devoir attendre le « grand soir » ni un effacement soudain du capitalisme qui ferait directement basculer les sociétés dans un autre monde qui serait, lui, socialiste.

9Dans le second texte écrit par Michael Burawoy, en support de la conférence qu’il a donnée dans le cadre du séminaire « Lectures de Marx », la question de l’utilisation du marxisme est posée d’emblée. Pour y répondre, il rappelle les trois approches qui ont l’habitude d’être adoptées et qui ont été exposées au début de l’ouvrage. La quatrième, celle de laquelle se réclame le sociologue états-unien, plaide au contraire pour un marxisme qui se renouvelle et se reconstruit en phase avec les évolutions des sociétés tout en cherchant à les transformer.

10M. Burawoy commence par souligner que le marxisme est en constante évolution. Par-delà ses multiples variantes, son tronc commun réside dans une théorie du capitalisme érigée dans les trois livres du Capital. Pour l’auteur, il est désormais nécessaire de repenser ce courant à l’échelle mondiale, à l’aide notamment du concept de marchandisation qu’il préfère à celui de production. Pour M. Burawoy, la production est devenue de plus en plus le lieu de création du consentement au capitalisme et à l’exploitation. Si cette dernière n’a évidemment pas disparu, elle n’est plus le seul vecteur de domination. Surtout, l’auteur rappelle à juste titre combien le concept de « fétichisme de la marchandise » est important dans la théorie de Marx, contribuant à façonner les multiples dimensions de la vie humaine.

11L’idée de M. Burawoy de faire du marché un « élément fondamental de l’existence humaine » (p. 93) lui vient également de la théorie du capitalisme telle que l’a élaborée Karl Polanyi. Dans La grande transformation (Polanyi, 1983), l’historien des faits économiques avait prédit que les conséquences destructrices du marché à partir du xviiie siècle amèneraient l’humanité à abandonner pour toujours le « fondamentalisme de marché » (id.). M. Burawoy propose de repartir des prédictions quelque peu erronées de Polanyi pour identifier non pas un mouvement unique de marchandisation qui aurait abouti à sa disparition mais plutôt différentes phases qui ont, au contraire, permis son renouvellement. Il distingue notamment trois vagues successives de marchandisation auxquelles vont correspondre trois conceptions différentes du marxisme.

12La première vague de marchandisation du xixe siècle, celle de la marchandisation du travail, correspond ainsi pour M. Burawoy au marxisme classique de Marx et Engels. L’idée principale réside dans le fait que le capitalisme est voué à s’autodétruire pour laisser place à l’avènement du socialisme. L’auteur en profite pour rappeler les limites du marxisme classique telles une lutte de classes qui se déploie à l’intérieur même du capitalisme – donc sans le remettre en question – ou encore une théorie insuffisante de l’État qui défend les intérêts des travailleurs mais pour mieux assurer la pérennité du capitalisme. La deuxième vague de marchandisation, d’après Polanyi, émerge au lendemain de la Première Guerre mondiale, en réaction au mouvement socialiste. Celle-ci se développe au-delà du travail, en touchant le commerce international par le biais de la régulation des devises attachées à l’étalon-or. C’est ce que M. Burawoy appelle la marchandisation de la monnaie, à laquelle correspondent des marxismes occidentaux, soviétiques et tiers-mondistes. Les évolutions contemporaines de la mondialisation nécessitent désormais un marxisme qui analyse la société civile aussi bien en termes nationaux qu’internationaux afin de comprendre les nouvelles formes de marchandisation de la nature. Pour analyser cette troisième vague, M. Burawoy en appelle à un marxisme sociologique qui fait dialoguer théorie et pratique. Ce dernier doit permettre de concevoir des « utopies réelles » en rupture avec le capitalisme tout en n’abolissant pas forcément le marché ni l’État mais en les soumettant à l’auto-organisation de la société.

13M. Burawoy livre un plaidoyer pour un marxisme bénéficiant des apports de la sociologie et en mesure de remettre en cause la marchandisation et l’étatisme. Afin d’éviter un nouvel autoritarisme planétaire destiné à résoudre les problèmes écologiques, M. Burawoy estime que le marxisme sociologique doit plutôt identifier les archipels d’« utopies réelles » qui émergent à divers endroits du globe et s’appuyer dessus pour dresser un nouveau chemin vers le socialisme. Il termine en pointant une dernière menace, celle de la marchandisation de la connaissance, qui n’avait pas été anticipée et qui nécessite notamment de défendre plus que jamais l’université aux prises avec les logiques économiques.

14À la fin de l’ouvrage, les questions posées par les animateurs du séminaire sont politiquement stimulantes. Elles se situent au cœur des débats qui animent les mouvements sociaux aujourd’hui. Ainsi, lorsque la question est posée à M. Burawoy de savoir ce que recouvre exactement le phénomène de marchandisation de la connaissance, le sociologue états-unien donne en guise d’exemple celui des universités qui ont été transformées en marchandises à générer des revenus. Il ajoute que ce mouvement est amplifié par les réseaux sociaux et la numérisation de la vie quotidienne qui contribuent à ce que tout un chacun participe de façon enthousiaste à une telle marchandisation sans s’en rendre compte.

15Ce livre se présente quasiment comme un manuel qui expose de façon synthétique les thèses et concepts essentiels de la théorie marxiste. Cet objectif didactique peut aussi lui donner un caractère aride et dense, relativement abstrait, abordant de nombreuses théories, définitions et auteurs en peu de pages. Cela ne l’empêche pas de montrer tout l’apport du marxisme en sciences sociales, en n’omettant pas d’en souligner également les limites pour éviter toute tentation dogmatique. En outre, contre la conception utilitariste et dépolitisante qui peut en être faite par les sciences sociales, il faut saluer l’objectif des auteurs de l’ériger en théorie sociale contemporaine sans abandonner sa visée contestataire.

16Le second texte écrit par M. Burawoy apparaît comme plus critique et radical, plus lucide aussi sur les enjeux contemporains des luttes prises dans leur diversité. À la différence de la défense d’une « utopie réelle » telle que le revenu de base universel présente dans le premier texte, le second en appelle à « en finir avec le mode de production capitaliste et la destruction systématique de l’environnement à laquelle il se livre en quête de profits » (p. 110). Dans tous les cas, la réflexion des auteurs sur la question des « utopies réelles » est intéressante, car, comme ils le rappellent en conclusion, un marxisme sociologique sans marxisme émancipateur verserait dans un pessimisme résigné conduisant à l’inaction. Inversement, un marxisme émancipateur sans marxisme sociologique sombrerait dans un « utopisme hors sol » (p. 84) incapable de prendre en compte les contradictions du capitalisme et de gagner ainsi l’imagination des populations.

17Reste alors quelques questions en suspens : qu’est-ce qui permet aujourd’hui d’identifier le caractère réel ou pas des utopies, au sens de généralisables au sein de la société ? Cela semble difficile à dire tant l’ordre dominant s’affaire à empêcher toute forme de changement social. Par ailleurs, l’idée d’introduire des principes émancipateurs au cœur même du capitalisme ne peut-il pas transformer ces derniers en mesures réformistes permettant « de mieux supporter » l’ordre dominant ? In fine, la question que ne posent pas les auteurs n’est pas tant de savoir s’il faut agir ou pas au cœur du capitalisme – après tout, avons-nous le choix ? – mais plutôt d’évaluer le caractère anticapitaliste des « utopies réelles » ainsi envisagées. En ce sens, le revenu de base universel ne représenterait-il pas une mesure compatible avec le système économique et social dominant ? Le fait de fournir à toutes et tous un revenu de base comme moyen principal de subsistance permet-il réellement de rompre avec le principe capitaliste de marchandisation de la société, c’est-à-dire celui d’une extension continue du marché à toutes les sphères de la vie ?

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Bibliographie

Friot Bernard & Lordon Frédéric (2021), En travail. Conversation sur le communisme, Paris, La Dispute.

Polanyi Karl ([1944] 1983) La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard.

Wright Erik Olin ([2010] 2017), Utopies réelles, Paris, La Découverte.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gaëtan Flocco, « Michael Burawoy & Erik Olin Wright, Pour un marxisme sociologique »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 18 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15134 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15134

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Auteur

Gaëtan Flocco

Centre Pierre Naville, Université d’Évry Paris-Saclay

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