1Dans l’après crise sanitaire, alors que les confinements et la gestion de crise ont questionné la place du travail et le sens de celui-ci dans nos vies (Gardes, 2022 ; Didry, Giordano & Cartron, 2022), la publication d’un nouvel ouvrage généraliste sur le syndicalisme français était particulièrement bienvenue. Dominique Andolfatto et Dominique Labbé n’en sont pas à leur premier coup d’essai puisqu’ils sont tous deux à l’origine d’une impressionnante bibliographie : La CGT. Organisation et audience depuis 1945 (1997), Histoire des syndicats (1906-2006) (2006), Sociologie des syndicats (2007) et Toujours moins ! Déclin du syndicalisme à la française (2009). Si l’introduction de l’ouvrage mentionne les récents mouvements sociaux – Loi Travail, réformes de 2018 et 2019 à la SNCF, retraites de l’hiver 2019-2020 – l’ouvrage n’entend pas s’attarder sur des questions d’actualité. Les auteurs s’intéressent à des formes moins « spectaculaires » de l’action collective des salariés : la participation, au sein des lieux de travail, aux mécanismes de régulation « hiérarchique » et « autonome » (Reynaud, 1989), dans laquelle les organisations syndicales jouent un rôle central. Celles-ci sont abordées dans leur fonctionnement quotidien, dans leur rôle de défense et de représentation des salariés.
2Illustres pour leur analyse qu’ils affirment « sans complaisance », les auteurs partent du constat du net recul des capacités d’action, des effectifs et la représentativité des syndicats français. Pourtant, on assisterait parallèlement à un renforcement du « pouvoir syndical » (p. 8) à mesure que les organisations, de plus en plus financées par les pouvoirs publics et bénéficiant de la décentralisation de la négociation collective, se sont institutionnalisées. Pour eux, les syndicats auraient « tourné définitivement la page du conflit de classe, sinon du pluralisme » (ibid.) et agiraient à l’unisson avec les employeurs. Dans le résumé auto-produit de leur ouvrage (Andolfatto & Labbé, 2021) , ils expliquent ainsi les accusations de « collaboration » par des manifestants contre la CGT, lors du défilé du 1er mai 2021.
- 1 Voir la recension de cet ouvrage paru dans Lectures par Anne Bory (2008).
3Ce constat n’est pas nouveau : Sociologie des syndicats offrait déjà ce type d’analyse autour du déclin du syndicalisme en 20071. Ce nouvel ouvrage semble avoir pour objectif d’actualiser le « panorama très complet du paysage français » (Bory, 2008), en tenant compte des évolutions qui ont suivi la réforme de la représentativité (2008) et la pandémie de Covid-19 (2020-2021). Cette description « anatomique » sur dix chapitres reprend le même déroulé que l’ouvrage de 2007. En premier lieu, une définition de l’action syndicale par ses fonctions et ses cadres d’action (chap. 1 et 2), suivie d’un retour sur l’héritage historique issu de deux traditions : le catholicisme social et le mouvement ouvrier (chap. 3 et 4). Ensuite, les auteurs décrivent la manière dont s’organisent les syndicats – au niveau territorial et professionnel – et dont ils se procurent financements et ressources (chap. 5 et 6).
4Les chapitres suivants permettent de montrer que l’augmentation de ces ressources est inversement proportionnelle à l’évolution des adhésions (chap. 7) et des audiences électorales des organisations syndicales (chap. 8), organisations dont ils décrivent simultanément l’ancrage social. On comprend bien que, depuis 2007, les élections professionnelles ont pris de l’importance dans la vie des organisations syndicales, puisqu’un chapitre entier leur est consacré, là où cette question n’occupait dans Sociologie des syndicats qu’une sous-partie dans un chapitre consacré à l’univers syndical. Enfin, les deux derniers chapitres s’attachent à revenir sur les « deux aspects clés du rôle des syndicats » (p. 10) qui, loin de s’opposer, se complètent souvent à savoir la conflictualité sociale – par la grève notamment – et la négociation collective. Ces deux aspects sont bien plus développés que dans l’ouvrage de 2007, dans lequel ils étaient regroupés sous l’intitulé « l’action syndicale ». Si la grève est considérée en perte de vitesse, la négociation, au contraire, ne fait que s’imposer dans les modalités d’action syndicale, sans que celle-ci ne s’avère « efficace » (chap. 9 et 10). Les auteurs entendent, dans ce nouvel ouvrage, pensé à la manière d’un manuel, décrire l’avènement d’un « nouveau syndicalisme d’une nature différente de celui qui a marqué l’histoire du xxe siècle » (p. 10).
5Il nous a semblé important de développer cinq arguments principaux développés dans cet ouvrage :
- Anatomie du syndicalisme adopte une perspective qu’on pourrait qualifier de « fonctionnaliste », consistant à décrire les différents rôles – économique, social – et fonctions des syndicats, considérés comme des « groupes d’intérêts ». Ces derniers sont, selon les auteurs, censés procurer des biens collectifs à leurs membres, défendre leurs adhérents autour d’identités politico-professionnelles collectives et faire fonctionner la « démocratie industrielle » hors de l’entreprise. Or, les deux premières fonctions seraient largement abandonnées. Les organisations syndicales seraient soumises aux mêmes tendances oligarchiques que les organisations politiques, notamment du fait d’un manque de démocratie interne ;
- Si le syndicalisme s’est historiquement forgé sur deux grands modèles – d’industrie et de métier –, un troisième modèle dit « latin », à l’origine d’une tradition « révolutionnaire », aurait influencé le modèle français, dont la particularité serait de s’intégrer dans un modèle industriel tout en maintenant de forts corporatismes. Étudier l’histoire du mouvement syndical permet d’expliquer ses « divisions » issues de deux traditions : le mouvement ouvrier et le catholicisme social. Les scissions et fusions ont mené à un pluralisme syndical, d’où ont émergé plus récemment un ensemble de syndicats dits catégoriels ne s’identifiant pas à ces héritages. Si les organisations syndicales sont traditionnellement structurées selon les principes du fédéralisme associatif, sur une base professionnelle et géographique, la plupart des syndicats se sont progressivement tournés vers un modèle général d’industrie – afin d’éviter le corporatisme et mutualiser leurs moyens – et les structures locales se sont effacées au profit du syndicalisme d’entreprise. Ce recentrage renforcerait un « syndicat-institution » composé de responsables professionnalisés, accaparés par les tâches institutionnelles et cumulant fonctions et mandats. De manière générale, les auteurs observent une « absorption de la vie syndicale » par les confédérations qui, du fait de « l’architecture compliquée est source de redondance des organes, de bureaucratisation, de réunionite et de gaspillages » (p. 114) ;
- L’une des originalités de l’ouvrage est de s’intéresser de près aux financements des organisations syndicales. L’argument principal est celui-ci : au fil des réformes entendant pérenniser et légaliser leurs financements, les syndicats ont vu leurs ressources financières s’autonomiser des cotisations de leurs adhérents, ce qui leur a permis de s’en passer. Par une étude des budgets syndicaux, les auteurs montrent comment les adhésions sont artificiellement gonflées dans les budgets pour faire croire à leur importance, alors que les financements proviennent principalement de subventions : taxe sur les salaires via l’AGFPN2 L’Association de Gestion du Fonds Paritaire National gère le Fonds pour le financement du dialogue social depuis 2014. Il est dirigé paritairement par les organisations patronales et syndicales représentatives au niveau national et interprofessionnel., financement de la formation professionnelle et, pour les organismes paritaires, reversements des élus ou financements patronaux via les « chèques Axa ». Cependant, la principale ressource reste humaine : via les élus et leurs heures de délégation et les « mis à disposition » qui se consacrent au syndicat. Au-delà des risques de corruption, on peut craindre une dépendance matérielle et morale des syndicats envers les employeurs qui prennent en charge l’essentiel de leurs frais de fonctionnement ;
- Les fonctions « tribunitiennes », plus valorisées, de formulation de revendications et d’action collective semblent aussi en perte de vitesse. Si la manifestation est préférée à la grève, les dernières contestations des réformes des prestations sociales ou du Code du travail n’ont eu aucun débouché et mobilisent de moins en moins. Pour expliquer la baisse du nombre de jours de grève depuis les années 1970, les auteurs pointent le déclin des débats idéologiques dans les démocraties pluralistes, la montée du chômage et de la précarité, l’individualisme, le déclin du syndicalisme et les changements dans l’action syndicale. L’utilisation de statistiques est ici assez parlante puisqu’elle permet aux auteurs de rappeler qu’en moyenne, en 2018, chaque salarié aura fait grève un jour tous les 20 ans. Alors que les grèves concerneraient principalement des sujets extérieurs à l’entreprise – comme la défense du régime des retraites –, les auteurs suggèrent que l’action juridique (Quijoux, 2017) ou le « cyber-conflit », moins coûteux, se substitueraient à l’arrêt de travail collectif ;
- Si la grève peut être considérée comme « une forme exacerbée de la négociation » (p. 192), les auteurs constatent que les négociations se font de plus en plus hors conflits. Si la négociation n’est pas une « tradition française », elle s’est imposée parmi les organisations syndicales, face à une hiérarchie des normes floue et à un ensemble de réformes encourageant le « dialogue social ». Du fait de la dépendance des syndicats aux employeurs et du choix de ces derniers de situer la négociation au niveau de l’entreprise, les accords signés se font dans des conditions défavorables aux syndicats et aux salariés. Les représentants n’ayant pas les moyens de refuser de signer des accords au niveau de l’entreprise, du fait de l’interconnaissance immédiate avec l’employeur et d’une absence d’alternative, entre 85 et 93 % des accords sont signés par les représentants syndicaux, toute organisation confondue. L’affaiblissement du syndicalisme, loin d’entraver la négociation collective, la favorise puisqu’elle ne nécessite ni adhérents ni militants. On assisterait alors à une « municipalisation » du pouvoir syndical, désormais très dépendant des résultats aux élections professionnelles et des moyens fournis par l’employeur. Ce qui confirmerait le caractère très « politique » des relations professionnelles « à la française » : les auteurs en concluent que les syndicats correspondent au modèle du « parti-cartel », c’est-à-dire une organisation éloignée de ceux qu’elle est censée représenter, avec peu de membres et fortement intégrée aux institutions pourvoyeuses de ressources.
6Ainsi, dans un contexte postpandémie, où l’État s’est largement passé des « partenaires sociaux » – sauf pour légitimer des simulacres de négociation, à l’image du Ségur de la santé –, les auteurs tirent un trait sur toute possibilité de « renouveau du syndicalisme ».
7Si cet ouvrage offre une riche description de l’évolution et de la structuration des syndicats, à l’aide de statistiques utilisées de manière critique, on peut regretter plusieurs points. Tout d’abord, méthodologiquement : l’absence de données qualitatives pour mettre en perspective les faits statistiques, le manque de sources dans les descriptions du fonctionnement interne des organisations ou l’utilisation de données des années 1990, notamment sur les logiques de l’engagement syndical, donnent une impression d’affirmations générales et désincarnées.
8Davantage qu’une « anatomie », l’ouvrage semble se concentrer exclusivement sur une « anomie » du syndicalisme. En l’absence de problématique guidant l’ouvrage, on se demande quel propos sert ce dernier. On ne peut s’empêcher la comparaison avec Sociologie politique du syndicalisme (Giraud, Béroud & Yon, 2018), publié trois ans plus tôt. Ses auteurs prenaient déjà à bras-le-corps les questions de l’institutionnalisation, du déclin et de la (dé)politisation du syndicalisme, au croisement de plusieurs disciplines des sciences sociales. Ils entendaient dépasser les approches centrées sur une trop grande politisation des organisations syndicales ou sur les seules causes organisationnelles, comme explication de la « crise » du syndicalisme. Ils insistaient ainsi sur le renouveau de la discipline, grâce aux travaux d’une « nouvelle génération de chercheurs » qui n’ont pas « directement vécu la période d’effondrement des effectifs syndicaux et d’érosion de la conflictualité gréviste » (ibid., p. 20). On peut se demander si Anatomie du syndicalisme n’est pas une réponse au « réenchantement du syndicalisme » (Denis, 2021) proposé alors, et que D. Andolfatto et D. Labbé considèrent mû par un « ouvriérisme universitaire ».
- 2 Voir l’entretien de Sophie Béroud par Khedidja Zerouali sur Médiapart, 6 avril 2023 : https://www. (...)
9La période récente de mouvement contre la réforme des retraites, au printemps 2023, contredit pourtant les conclusions « déclinistes » des auteurs, puisque ce mouvement s’est accompagné d’un regain de popularité pour les organisations syndicales, qui ont su prouver leur centralité dans la contestation sociale et leur capacité à faire l’unité syndicale face au gouvernement2.