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Recensions et notes de lecture

Hippolyte d’Albis, Les seniors et l’emploi

Mélanie Guyonvarch
Référence(s) :

Hippolyte d’Albis, Les seniors et l’emploi, Les Presses de Sciences Po, 2022, 132 p.

Texte intégral

1Cet ouvrage apporte une analyse salutaire au regard de la réforme du gouvernement actuel, prévoyant l’allongement de l’âge légal de la retraite. Le regard de l’économiste Hippolyte d’Albis est en effet fort instructif pour cerner, de façon synthétique et pédagogique, les enjeux relatifs à l’emploi des seniors. Il permet de se forger également un avis sur les réformes des retraites et les mouvements d’opposition qu’elles suscitent et qui s’enchaînent depuis le milieu des années 1990. L’ouvrage témoigne sur le fait, qu’au-delà des considérations financières et techniques (cruciales), c’est aussi tout un modèle de société et de rapport au travail qui est en jeu et il contribue à donner des pistes pour valoriser l’insertion professionnelle des seniors et pour dépasser une vision simpliste reliant mécaniquement recul de l’âge à la retraite et augmentation du taux d’emploi des seniors : « L’histoire des réformes de retraite illustre bien la complexité de la relation entre l’emploi des seniors et le système de retraite » (p. 24). Résumons le propos, ramassé et précis, autour des quatre chapitres de l’ouvrage.

2Un tableau d’ensemble d’abord, sur les cinquante dernières années. Inspiré des États-Unis, le terme de senior désigne, par opposition aux salariés juniors, les personnes âgées de 55 ans à l’âge de la retraite. Les données de l’OCDE, disponibles pour la France depuis 1975, montrent que l’évolution du taux d’emploi des seniors ressemble à une courbe en forme de U, le retournement de tendance datant de la fin des années 1980. Cependant, ce taux d’emploi « ne reflète qu’imparfaitement la situation des seniors sur le marché du travail car il exclut ceux qui sont à la recherche d’un emploi » (p. 17). En effet, les seniors sont aussi des chômeurs. L’auteur rappelle ainsi que les fins de carrière ne sont pas linéaires pour tous, notamment pour ceux qui figurent dans la catégorie des « NERP » (ni emploi, ni retraite, ni préretraite). C’est pourquoi il ne saurait y avoir de lien mécanique entre recul de l’âge de départ à la retraite et augmentation du taux d’emploi des seniors : à la suite de licenciements subis avant l’âge légal de départ à la retraite, certains seniors recherchent un emploi tandis que d’autres sont découragés. Il faut donc étudier les contraintes individuelles (santé, situation familiale, etc.) ainsi que les facteurs macroéconomiques qui poussent les individus à quitter leur emploi avant l’âge où ils toucheraient une pension maximale. Notons qu’en France, les revenus des seniors ont diminué depuis 2013.

3Ensuite, qui sont ces seniors ? Ils ont changé, depuis les années 1970, selon quatre caractéristiques : ils vivent plus longtemps, ils vivent en meilleure santé, ils sont plus éduqués et les femmes sont de plus en plus nombreuses en leur sein. Plusieurs analyses accompagnent cette description. D’abord, une espérance de vie plus longue ne signifie pas forcément un taux d’emploi plus élevé, comme en témoignent les cas de la France et de l’Espagne. Ensuite, un tiers de la hausse observée du taux d’emploi des seniors peut être attribué à la hausse de l’espérance de vie – ce qui signifie que les deux tiers renvoient à d’autres facteurs. L’état de santé est évidemment lié à la situation sociale des personnes, en particulier à leur travail tout au long de la vie, sachant que les maladies graves se déclarent avec l’âge : les personnes en meilleure santé sont souvent préférées par les employeurs, tandis que les autres sont plus susceptibles d’accepter des emplois moins attractifs ou de quitter le marché du travail. Il cite l’exemple des femmes atteintes du cancer du sein qui, cinq années après le diagnostic, ont des taux d’emploi dans le secteur privé de dix points inférieurs à celles qui n’ont pas été malades. Par ailleurs, la situation des seniors sur le marché du travail est fortement liée à leur niveau d’éducation. La formation initiale et continue apparaît comme un élément essentiel au maintien en emploi après 55 ans. Ainsi, éducation et santé ont compté pour les deux tiers de la hausse du taux d’emploi depuis le début des années 2000, tandis que les réformes des retraites (en particulier les hausses des âges légaux de départ) ont eu un effet dix fois plus faible (p. 46). Enfin, un travailleur senior sur deux est une femme. Or l’effet de la hausse de l’emploi des femmes sur le taux d’emploi des seniors peut être considéré comme supérieur à 60 %. Dès lors, toute politique encourageant le travail féminin est bénéfique à l’emploi des seniors. C’est le cas en particulier des politiques qui favorisent la conciliation entre vie professionnelle et vie privée, et qui encouragent le travail dans les années qui suivent les maternités : en effet, en minimisant les effets des interruptions de carrière, elles rendent plus probable l’emploi des femmes après 55 ans.

4Une fois brossé ce portrait général, comment le contexte global a-t-il lui aussi changé, en même temps que les seniors ? Les principales mutations du monde du travail concernent les conditions de travail, le management des ressources humaines et les nouvelles technologies. Or, sur ces aspects, de puissants clichés perdurent, freinant l’emploi des seniors : premièrement, l’idée que leur productivité se détériorerait ; deuxièmement, qu’ils prendraient la place des jeunes ; troisièmement, qu’ils seraient incapables de s’adapter aux nouvelles technologies. L’auteur en appelle à lutter contre ces freins qui engendrent de multiples discriminations. Il souligne la permanence de l’« âgisme » pour désigner les discriminations à l’égard des seniors et notamment des femmes seniors, – que cela concerne le recrutement, le licenciement ou les promotions. Plusieurs études permettent de contrer ces préjugés trop souvent partagés. D’abord, concernant le premier préjugé mentionné, si certaines analyses font état d’un déclin cognitif au-delà de 50 ans, ce dernier est contrebalancé par une expérience robuste et une capacité d’organisation et de planification cruciale et peut être contrecarré par une meilleure formation continue, bénéfique également en termes d’actualisation des compétences. Au sujet du deuxième préjugé, l’auteur énonce que les jeunes et les seniors ne sont pas, en réalité, parfaitement substituables dans l’emploi : il alerte au contraire sur les effets pervers du maintien artificiel des seniors en emploi ou sur les conséquences négatives (sur les salaires ou la qualité des emplois réservés aux jeunes) si les entreprises sont contraintes, par la puissance publique, de garder leurs travailleurs seniors. D’autres analyses, plus macroéconomiques, mettent en avant une vision positive de la hausse du travail des seniors, en raison de l’augmentation de la production totale engendrée. Outre la question de la pénibilité, l’auteur insiste cependant sur la nécessité d’améliorer les conditions de travail pour les seniors. Il évoque une gestion alternative de l’emploi, autour de diverses formes de flexibilité sur le lieu de travail tout en maintenant les seniors en emploi, qu’il présente comme une « transition douce entre une vie active à temps plein et une retraite complète du monde du travail ». Aux côtés de ces emplois « de transition » sont évoquées des politiques qui viseraient à concilier vie professionnelle et vie privée – dans la veine les politiques familiales d’égalité entre les hommes et les femmes pour les jeunes parents – mais dont il serait urgent qu’elles soient appliquées à l’ensemble de la population, en particulier aux seniors en emploi.

5Un dernier chapitre évoque les politiques publiques pour l’emploi des seniors dans le cadre plus large d’une réflexion nécessaire sur la protection sociale : « Des réformes des systèmes sociaux ont parfois été mises en place pour accroître l’emploi des seniors avec des résultats inégaux. Celles qui se focalisent uniquement sur les retraites sans prendre en compte les autres branches de la sécurité sociale sont en particulier moins efficaces » (p. 79). Concernant l’âge des droits à la retraite, il déplore que de nombreux travaux consacrés aux différences entre systèmes de retraite reposent sur une représentation parfois simpliste : en effet, ils ignorent les nombreux autres facteurs qui influencent l’offre et la demande de travail des seniors ainsi que les disparités dues aux autres branches de la protection sociale. Pour maintenir la soutenabilité financière, une mesure hybride consiste à accroître l’âge effectif de départ à la retraite. À la fin des années 1990, de nombreux travaux ont convaincu une partie du monde politique d’entreprendre de telles réformes, avec pour objectif d’améliorer le taux d’emploi des seniors. À ce propos, l’auteur souligne les effets des mesures affectant l’âge de départ dans le cadre des différentes réformes françaises des retraites. En 1993, l’allongement de la durée de cotisation de 37,5 à 40 annuités dans le secteur privé et l’évolution du calcul des pensions (prise en compte des 25 meilleures années au lieu des 10 précédemment, indexation sur les prix et non plus sur les salaires) conduisent à un effet net et positif sur le taux d’emploi des hommes de plus de 60 ans en emploi mais il est nettement plus faible pour celui des femmes qui ne partent pas pour autant plus tard à la retraite. Il est par ailleurs marginal pour le taux d’emploi des personnes au chômage et en préretraite. En 2003, le secteur public est aligné sur le privé et il est prévu que les cotisations passent pour tous à 41 ans. L’augmentation du taux d’emploi des seniors est alors très modeste et ne concerne que les salariés à hauts revenus et en bonne santé. En 2010, le report de 60 à 62 ans, engendre 44 % d’augmentation d’emploi des seniors, mais 56 % d’augmentation du chômage et d’invalidité, de maladie et d’inactivité. Les conclusions semblent sans appel : effet relativement positif sur l’emploi mais qu’il faut mettre en lien avec une augmentation parallèle du chômage et des arrêts maladie, ainsi qu’un effet très négatif sur le taux de recrutement des salariés seniors les plus fragiles et une aggravation des inégalités au sein des mêmes générations…

6En tout état de cause, dans la mesure où toute réforme touchant l’âge de la retraite est impopulaire et où aucune n’a prouvé son efficience, il cite aussi d’autres réformes plus récentes donnant plus de flexibilité aux travailleurs seniors, dans le but de construire une transition vers la retraite. Le cas le plus emblématique est celui de la Suède depuis 2000, avec un départ à la retraite à partir de 61 ans et une possibilité de cumuler sa retraite avec une activité professionnelle. La réduction du chômage des seniors est également une priorité, car la question de la retraite est liée à celle de l’indemnisation du chômage et du licenciement. Il alerte cependant sur l’encouragement d’emplois non standards (temps partiel, auto-entrepreneuriat) en citant une enquête de la DARES, réalisée en 2016, estimant que le temps partiel chez les seniors est souvent subi en raison d’une offre insuffisante de travail ou de problèmes de santé. Les nouvelles formes d’emploi ne constituent donc pas une panacée pour lutter contre le sous-emploi des seniors, notamment lorsqu’elles sont imposées aux salariés et accroissent la précarité. Il faut enfin tenir compte des assurances invalidité/maladie car « les inégalités de santé par catégorie sociale perdurent quand elles ne s’aggravent pas. L’efficacité du système de santé est donc un paramètre non négligeable de l’emploi des seniors » (p. 95).

7Au terme de son analyse, Hippolyte d’Albis émet plusieurs recommandations qui permettraient selon lui de favoriser l’emploi des seniors. Il faut favoriser l’emploi des femmes (p. 103), améliorer et encourager les politiques d’éducation et de formation tout au long de la vie, s’interroger sur la santé et le moral en berne des salariés de 55 ans et plus, traquer, dans l’entreprise, les clichés dont pâtissent les seniors et enfin, renforcer la protection sociale. L’allongement du temps de vie au travail induit donc une polarisation entre ceux qui sont insérés correctement, avec un emploi valorisant, et les autres dont le marché du travail ne veut plus – expliquant ainsi l’opposition acharnée que rencontrent les réformes de retraite. Cette disposition ne peut donc s’envisager seule, lorsqu’il s’agit d’améliorer le taux d’emploi des seniors : il faut prendre en compte l’effort de qualification tout au long de la vie, une meilleure insertion des femmes sur le marché du travail et des efforts d’adaptation des environnements de travail aux souhaits des seniors.

8La réflexion menée et les nombreuses études analysées s’avèrent très instructives, tant pour saisir rapidement les enjeux liés à l’emploi des seniors que pour alimenter les débats actuels autour de l’opposition à la réforme du gouvernement d’Élisabeth Borne. Deux questionnements peuvent émerger de la lecture. Premièrement, Hippolyte d’Albis insiste à plusieurs reprises sur le rôle déterminant des employeurs et du management pour améliorer les conditions de travail des seniors, pour veiller à leur motivation, pour lutter contre les clichés à leur encontre, pour proposer des fins de carrière plus adaptées à leurs besoins et souhaits, etc. Mais c’est une forte confiance envers les employeurs qui est affirmée et l’on peut sérieusement douter de leur intérêt à s’investir spontanément pour favoriser leurs emplois. Le doute s’accentue lorsqu’il fait mention des « politiques du bonheur » et la révolution qui devrait venir des employeurs (par le biais de ces « chiefs happiness officer » venus de Californie) pour répondre aux niveaux records d’insatisfaction au travail. Des recherches en sociologie du travail montrent bien la supercherie de ces politiques du bien-être, lorsqu’humanisation rime avec capitalisation, comme l’explique Danièle Linhart (2022) avec son concept de sur-humanisation des politiques managériales. Enfin, nous pouvons aussi questionner le présupposé de départ, qui vise clairement pour l’auteur à agir pour améliorer le taux d’emploi des seniors. Cet objectif sociétal pourrait aussi faire l’objet d’une discussion et peut s’avérer un objectif peu raisonnable, dans une société marquée par l’hyper-productivisme, et au sein de laquelle l’hyperconsommation qui en découle est à l’origine de la grave crise écologique dans laquelle nous sommes entrés. C’est aussi la place du travail, si centrale et si positive dans nos sociétés industrielles, qui mériterait d’être mise en débat, tant elle est essentielle dans la condition de l’homme moderne (Arendt, 1961).

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Bibliographie

Hannah Arendt ([1961] 2002), La condition de l’homme moderne, Agora, Pocket.

Danièle Linhart (2023), « Humaniser pour mieux capitaliser », Le Monde diplomatique, no 826, janvier 2023, 3.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Mélanie Guyonvarch, « Hippolyte d’Albis, Les seniors et l’emploi »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/15103 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.15103

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Auteur

Mélanie Guyonvarch

Centre Pierre Naville, Université d’Évry/Paris-Saclay

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