1Pour qui a eu l’occasion de le croiser et de l’entendre, Alain Touraine (1935-2023) c’est d’abord une voix, grave, profonde, vibrante, captivant l’auditoire, mais empreinte parfois de colère quand elle manifeste ses désaccords et son indignation. Cette voix a longtemps résonné dans les étages du 54 boulevard Raspail, à l’École des hautes études en sciences sociales. Là, il y a fondé le Centre des mouvements sociaux, puis le CADIS (Centre d’analyse et d’intervention sociologique), a accueilli de très nombreux chercheurs et doctorants et reçu des visiteurs venant du monde entier. Ce timbre, on pouvait l’entendre en français bien sûr, mais aussi très souvent en espagnol ou en anglais. Ce n’est pas un hasard si l’un de ces livres, proposant une méthode singulière, s’appelle La voix et le regard (1978).
2Membre fondateur de la revue Sociologie du travail (1959), contributeur du Traité de sociologie du travail (1961-1962), coordinateur du volume IV de l’Histoire générale du travail (1961), Touraine est un des sociologues majeurs du travail. Thème qui s’impose comme central au sein de la discipline après la Seconde Guerre mondiale.
3Son histoire intellectuelle et universitaire est connue. Il l’a retracée dans Un désir d’histoire (1977). Une émission sur France Culture, qui donne ou redonne l’occasion de l’entendre, en reprend l’essentiel (https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/serie-alain-touraine). On rappellera seulement ici qu’à la différence de nombreux sociologues de l’après-guerre, qui contribueront à asseoir la sociologie comme discipline académique, Touraine ne vient pas de la philosophie, mais de l’histoire. Cet ancrage restera un aspect essentiel de sa sociologie, irriguera sa pensée et ses analyses et donnera une teinte particulière à une théorie tournée vers l’action et le mouvement.
4S’il est courant de scinder sa sociologie en deux grandes périodes, l’une allant de ses premiers travaux aux usines Renault (1955) jusqu’à la publication du Mouvement ouvrier en 1984, l’autre démarrant avec le programme sur les nouveaux mouvements sociaux (1978-1984) jusqu’à aujourd’hui, autour de l’affirmation du Sujet (1992), en réalité le travail reste au cœur de ses analyses. L’originalité de Touraine est d’en faire le moteur et l’enjeu des sociétés modernes, ce sur quoi et autour de quoi la vie sociale et politique s’organise. Dans le cadre des sociétés industrielles, il en est le pivot. Dans ce qu’il appellera les sociétés post-industrielles, il en reste un élément majeur, bien que concurrencé et bousculé par les enjeux culturels.
5L’approche de Touraine dépasse donc très vite l’analyse de l’organisation et des conditions de travail stricto sensu. Le travail est « la grande affaire », selon une expression qu’il affectionne. Ce qu’il produit, les biens et les richesses, sont au cœur des orientations des sociétés. Plus précisément encore, il est à l’origine des enjeux, donc des luttes et des conflits, qui animent les sociétés. Touraine propose ainsi une approche dynamique, tournée vers l’action et le mouvement, en pointant non pas les conditions rendant possible leur éclosion, comme le fera la sociologie centrée sur la mobilisation des ressources, mais en se tournant vers la nature même des conflits afin de saisir quel type de société ils dessinent. Le travail en est le centre. C’est à partir de ses conditions de réalisation et des choix opérés dans l’usage des surplus dégagés de la production que s’organisent les conflits. Les luttes sociales, les conflits, et plus généralement ce que Touraine définira comme les mouvements sociaux, ne sont donc pas seulement des mobilisations et des manifestations, d’ampleur plus ou moins grande, mais la traduction d’une volonté par celles et ceux qui produisent la richesse d’en contrôler la redistribution et la nature des investissements. Dans l’espace du travail, s’opposent celles et ceux qui défendent un métier et leur autonomie contre une organisation du travail qui les en dépossèdent. Dans le cadre sociétal, s’opposent celles et ceux qui produisent les richesses à celles et ceux qui les accaparent.
6Ainsi, Touraine fera du mouvement ouvrier l’acteur majeur des sociétés industrielles. Ce faisant, il définit les ouvriers et plus généralement les travailleurs comme des acteurs. En ce sens il refuse de ne retenir que les mécanismes de domination et de privation. Si l’ouvrier du Taylorisme se caractérise par un modèle d’organisation prétendant imposer des gestes et des cadences, en le soumettant au chronomètre, il n’est pas pour autant dépossédé de sa capacité à agir. La conscience de classe ouvrière (1966), thème auquel Touraine consacrera une partie de ses analyses, résulte de ce conflit. Elle ne se réduit ni à l’exploitation ni à l’aliénation. Elle se construit dans l’affirmation de ce que nous nommons plus fréquemment aujourd’hui la reconnaissance de la dignité, du métier et de l’autonomie contre l’organisation du travail qui lui dénie cette possibilité. Elle devient mouvement social quand elle sort des ateliers et des usines et pèse sur l’historicité des sociétés, c’est-à-dire sur la définition et le contrôle d’orientations culturelles communes propre à une société. Le mouvement ouvrier, en tant que mouvement social, transforme le capitalisme en société industrielle. Le capitalisme cherche à maximiser ses profits, le mouvement ouvrier dépasse la question des seules rémunérations et des conditions de travail et place les enjeux de la répartition des richesses et de ses usages au cœur de la société.
7Action et capacité d’action sont au cœur de l’approche proposée par Touraine des acteurs. Comme le dit joliment Edgar Morin, dans un hommage publié dans le journal le Monde, « alors qu’une majorité de sociologues travaille sur ce qui ne change pas et se reproduit à l’identique, il fut de ces rares qui, au contraire, se passionnèrent pour tout ce qui est mobile, mouvant, initiateur, créateur » (14 juin 2023). Force est de constater que cette approche est aujourd’hui marginalisée. Si les publications sur le travail et sur celles et ceux qui l’accomplissent ne cessent d’en explorer les différentes facettes et s’ouvrent à une multitude de domaines et de situations, la teneur d’une grande partie d’entre elles ne les aborde qu’avec une extrême prudence et une réticence sous l’angle de la sociologie de l’action. Dans les publications contemporaines, l’acteur s’efface bien souvent au profit d’une vision où les mécanismes de domination l’emportent. Il n’est qu’un témoin d’une situation subie. Les travaux, nombreux, mobilisant le cadre de référence de l’interactionnisme symbolique n’accordent eux qu’une place marginale à l’acteur. Ce dernier tente plus de se protéger et de « sauver la face » qu’il n’est défini par sa capacité à construire de la conflictualité.
8Dans la sociologie de Touraine, Mai 68 marque un tournant donnant au travail une autre place. Il en a été à la fois un témoin, un acteur et un analyste. Directeur du département de sociologie de Nanterre, il sera un des avocats des étudiants du 22 mars convoqué par les instances disciplinaires de l’université. Le mouvement de Mai ou le communisme utopique (1968) annonce La société post-industrielle (1969), que Touraine préférera appeler par la suite la société programmée, soit une hypothèse forte indiquant un déplacement des mouvements sociaux vers des enjeux culturels. Mai 68 n’est pas la prolongation des luttes ouvrières dans les universités et auxquelles les étudiants s’agrégeraient, mais l’amorce d’une autre scène où se joue l’historicité. Les sociétés post-modernes ne sortent pas du travail, et Touraine réfutera cette idée, mais ce dernier et son acteur principal, le mouvement ouvrier, ne sont plus les moteurs de l’histoire. À côté, en parallèle, et parfois en opposition, surgissent d’autres préoccupations et d’autres enjeux. Dans cette configuration, les mouvements sociaux n’opposent plus la bourgeoisie, en tant que classe dirigeante, au mouvement ouvrier, en tant que producteur, mais des acteurs porteurs de préoccupations culturelles, autour de la sexualité, de la consommation et des identités, à la technocratie. Les rapports sociaux de domination ne s’exercent donc plus exclusivement autour du travail, mais bien au-delà, dans la vie quotidienne des individus face à l’emprise de la production de la connaissance et de l’information. Les nouveaux mouvements sociaux, qui sont pour Touraine autant un pari qu’un objet d’étude pour saisir les transformations de la société, seront principalement incarnés par l’écologie naissante, le mouvement des femmes, ainsi que les mouvements régionalistes. Autant de thèmes qui deviendront majeurs et occuperont jusqu’à aujourd’hui le devant de la scène.
9Le travail s’efface, non pas parce qu’il disparaît, bien au contraire il ne cesse de s’étendre, mais parce qu’il ne joue plus un rôle de chef d’orchestre dans les manières de faire et de penser la société. Les identités de métier, leur affirmation et leur défense, au cœur de la conscience de classe ouvrière, n’organisent plus aussi fortement les identités des individus comme des travailleurs. Et, ce que montrent en creux les perspectives autour des nouveaux mouvements sociaux, c’est l’émergence d’individus composites refusant le plus souvent de se laisser enfermer dans des catégories apparaissant dorénavant comme trop étroites ou étouffantes. Le travail dans les sociétés de la seconde modernité change de statut. Il se banalise au sens où il n’organise plus les manières dont une société se pense et se définit. Paradoxalement, alors que les inégalités s’accroissent et se démultiplient, les enjeux autour du partage de la valeur ne parviennent plus à peser sur les choix de société. L’emprise du marché, et de la déconnexion entre le travail et ceux, anonymes, qui en retirent les bénéfices, sera au cœur des derniers ouvrages de Touraine (Un nouveau paradigme, 2005 ; Penser autrement, 2007 ; La fin des sociétés, 2013). C’est peut-être un des points où il s’est montré le plus pessimiste, tant la distance est grande entre les fonds de pension et les ateliers, tant la figure de l’adversaire est devenue abstraite et lointaine, ne se manifestant que lors des grandes assemblées d’actionnaires. Le travail a été le poumon des mouvements sociaux dans la société industrielle parce qu’il mettait en scène des adversaires identifiables qui en reconnaissaient la place centrale dans la société, mais s’affrontaient sur l’appropriation des richesses et leur affectation. Il s’efface quand les banques, les fonds de pension et le marché se substituent au patronat, quand la captation des richesses et des profits l’emporte sur les enjeux et la nature des investissements.
10Face à cette difficulté de conflictualiser les enjeux du travail, et à l’affaiblissement de l’idée même de société, c’est-à-dire de l’alliance entre une culture nationale, un État-nation et une économie ancrée et administrée dans un territoire, Touraine se tourne vers ce qui sera son objet d’étude centrale depuis le milieu des années 1980 : le sujet. Soit la capacité à affirmer sa singularité, à défendre les droits inaliénables que sont les droits humains, à s’extraire de l’emprise du social au nom de la liberté. Comme l’acteur, le sujet n’est pas un état, mais un combat.
11Toutefois, même si formellement Touraine n’en a pas fait un objet d’analyse en tant que tel, le travail ne disparaît pas de cette nouvelle arène. Il demeure un des théâtres où se jouent les enjeux de reconnaissance des identités, des combats pour l’égalité et la dignité. Mais il le partage avec d’autres scènes (la famille, l’école, l’espace public…). Ces éléments, autour desquels s’organise très largement la vie sociale et politique, objets de disputes et de controverses, que Touraine a très tôt pointé comme étant les nouveaux enjeux sociétaux, traversent et impactent le travail et ses organisations. Ils alimentent aujourd’hui une très grande part de la production de la sociologie du travail, mettant en scène des acteurs et des actrices qui refusent la reproduction d’un ordre institué et contribuent par leurs multiples actions à en proposer un nouvel ordre composite.
12Quand la sociologie du travail privilégie les formes d’organisation du travail, elle semble, au moins en partie, s’éloigner des perspectives proposées par Touraine donnant à voir principalement un acteur écrasé par les contraintes. Quand, au contraire, elle se tourne vers les thèmes que l’on peut regrouper autour des enjeux liés à la reconnaissance, elle redonne aux acteurs plus d’espace, soulignant ainsi à quel point ils refusent d’être définis par les seules contraintes objectives qui s’imposent à eux.
13Enfin, sans qu’il y ait de lien immédiat avec le travail, Touraine se singularise par la proposition d’une méthode d’enquête doublement originale. L’intervention sociologique, dont il expose les principes dans la Voix et le regard, est d’abord la traduction empirique d’une théorie, celle d’une sociologie de l’action. Elle repose sur l’idée d’un acteur capable de rendre compte des actions et des situations dans lesquelles il s’engage. Ensuite, dans son dispositif, elle repose sur la reconstitution des rapports sociaux par la confrontation entre les acteurs autour des enjeux qu’ils partagent et qui les concernent. Ce deuxième aspect se réalise pratiquement par la construction de groupes d’acteurs mis en présence d’interlocuteurs qui sont, dans le cadre des mouvements sociaux, autant des adversaires que des relais, et dans le cadre de la vie ordinaire, les personnes auxquelles les acteurs ont à faire. Par exemple, dans le cadre de l’école, des élèves rencontreront des enseignants, des responsables d’établissements ou bien encore des parents d’élèves. Dit autrement, l’intervention sociologique s’appuie en réalité sur l’affirmation d’une capacité des acteurs à entreprendre un travail réflexif sur leur situation et à faire un travail d’analyse permettant de démêler les différentes dimensions structurant leurs actions. Si la méthode a été initialement conceptualisée pour étudier les nouveaux mouvements sociaux, proposant des conclusions assez éloignées des hypothèses de départ, elle s’est déployée dans des contextes relevant des problèmes sociaux (école, banlieue, racisme…). Dans le cadre du travail, au sens des lieux où s’exerce l’activité, elle permet de dépasser les seuls témoignages ou les observations. Elle inscrit les acteurs dans les rapports sociaux afin de les conduire à les analyser, et de s’en expliquer. Méthode singulière qui fait confiance aux acteurs, dans leur possibilité de produire à la fois une analyse et une auto-analyse des situations dans lesquelles ils sont pris et engagés. Elle fait le pari d’une capacité des acteurs à saisir le sens et la signification des actions et des situations les concernant. À bien des égards, sans que l’auteur s’y réfère et la mentionne, les travaux de la Clinique de l’activité conduits par Yves Clot, dans son déroulement méthodologique, s’en rapprochent : « Institution de délibération », pour la clinique de l’activité, et intervention sociologique proposent des espaces pour débattre. Dans le cas du travail, elles offrent les conditions d’une rencontre et d’une confrontation entre ceux qui l’accomplissent et ceux qui l’orchestrent.
14En ce mois de juin 2023, c’est une grande voix de la sociologie qui disparaît. Espérons que les voies ouvertes par sa sociologie de l’acteur et du sujet continueront à alimenter les débats et la compréhension du monde du travail et plus généralement de nos mondes sociaux.