« Le savant en politique »
Résumés
La Nouvelle Revue du Travail a sollicité trois chercheur·es en sciences sociales exerçant un mandat politique. Les débats, sous forme d’une série de questions, invitent nos trois interlocutrices et interlocuteur à apporter un témoignage sur les liens pouvant exister entre leur domaine d’expertise et l’action politique. Qu’est-ce que faire de la politique lorsque l’on est une chercheuse ou un chercheur en sciences humaines et sociales ?
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Mots-clés :
élu, engagement (citoyen et politique), science sociale, enseignant chercheur, démocratie locale, éthos professionnelKeywords:
elected official, commitment (civic and political), social science, teacher-researcher, local democracy, professional ethosPalabras claves:
elegido, compromiso (cívico y político), ciencia social, docente investigador, democracia local, ethos profesionalPlan
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1La Nouvelle Revue du Travail a sollicité trois chercheur·es en sciences sociales exerçant un mandat politique. Les débats, sous forme d’une série de questions, invitent nos trois interlocutrices et interlocuteur à apporter un témoignage sur les liens pouvant exister entre leur domaine d’expertise et l’action politique. Qu’est-ce que faire de la politique lorsque l’on est une chercheuse ou un chercheur en sciences humaines et sociales ? Ce sont moins les statuts qui sont interrogés que les allers et retours potentiels entre des connaissances spécifiques sur des enjeux de société et des débats et prises de décision au sein d’arènes politiques que nos collègues racontent.
2Nous avons délibérément choisi de nous tourner vers des élu·es municipaux faisant l’hypothèse d’un lien plus immédiat avec l’action et la prise de décision. Nos trois interlocutrices et interlocuteur n’ont cependant pas exactement les mêmes expériences de la politique et en politique. Anne-Marie Tournepiche, professeure de droit, est élue municipale depuis 2014 à Pessac. C’est donc son deuxième mandat. Et à la différence de ces deux autres collègues, elle est dans la liste d’opposition. Son expérience est donc sensiblement différente. Sur la période 2014-2020, elle a été conseillère métropolitaine de Bordeaux Métropole. Enfin, elle exerce des fonctions électives et administratives au sein de l’université de Bordeaux : de 2018 à 2022, elle a été vice-présidente de l’université de Bordeaux en charge de la vie étudiante et de la vie de campus ; de 2018 à 2022, elle a été membre du conseil d’administration de l’université de Bordeaux ; et de 2014 à 2018, puis depuis 2022, elle est membre élue du conseil de la faculté de droit et de science politique de l’université de Bordeaux. Pauline Delage et Pierre-André Juven, eux, sont sociologues, chargé·es de recherche au CNRS. Ils exercent actuellement leur premier mandat. Pauline Delage, membre de la coalition d’organisations de gauche, écologistes et de citoyen.nes du Printemps marseillais, a été élue pour la première fois lors des élections municipales de 2020. Elle est adjointe de secteur, dans les 6e et 8e arrondissements de Marseille, en charge d’un quartier. Au sein de l’université, hormis des mandats occupés en tant que syndicaliste étudiante, elle n’a jamais exercé de fonctions au sein des administrations. Pierre-André Juven, élu sur la liste conduite par Éric Piolle (Grenoble en Commun), a été nommé adjoint au Maire en charge de l’urbanisme et de la santé. En juillet 2022, pour des raisons familiales, il se déleste de la délégation de l’urbanisme mais garde la santé. Membre d’un parti politique local, l’Ades, il n’avait jusque-là jamais exercé le moindre mandat, ni local ni national.
1. Usages politiques de l’expertise scientifique
La NRT : Dans le cadre de votre mandat politique, pourriez-vous décrire et préciser en quoi votre expertise (scientifique, disciplinaire et thématique) constitue une ressource dans, par exemple, l’étude des dossiers, ou les prises de décision ?
- 1 À Marseille, la ville est découpée en huit secteurs, chacun d’entre eux regroupant deux arrondisse (...)
Pauline Delage
En 2020, j’ai pris part à la campagne pour les élections municipales au sein du Printemps Marseillais, en tant que membre d’Ensemble ! (Mouvement pour une Alternative de Gauche Ecologiste et Solidaire) ; j’ai été élue dans le 4e secteur de Marseille1 et suis devenue adjointe. Ma délégation concerne un quartier du 6e arrondissement, pas une thématique, comme les écoles, la culture, les droits des femmes, etc. Il s’agit donc de construire une approche transversale de l’action municipale, qui consiste essentiellement à faire le lien entre la mairie et les habitants et habitantes, à répondre à leurs questions, d’ordres très divers, porter les demandes des associations et construire des projets en lien avec les problèmes qui se posent sur ce territoire spécifiquement. Lorsque je suis devenue élue, j’ai voulu distinguer ce qui relevait de ma délégation et de mes objets de recherche, et préserver ainsi, individuellement, une certaine autonomie entre les deux. Autrement dit, être sociologue du genre qui étudie notamment l’action publique contre les inégalités me semblait difficilement conciliable avec le fait d’être explicitement actrice de la décision et de la mise en œuvre d’un type de politiques publiques proche.
C’est donc globalement un regard sociologique plutôt qu’un statut d’experte que j’utilise, consciemment ou inconsciemment, dans mon quotidien d’élue. Une partie des ressources que je mobilise relèvent surtout du domaine scolaire, comme les compétences rédactionnelles, la prise de notes, ou la capacité à prendre la parole en public. Par ailleurs, mon regard de sociologue, attentive à l’analyse de l’action publique, se déploie de façon diffuse dans ma manière d’envisager le travail politique, en gardant une vigilance accrue sur les cibles et le cadrage des politiques publiques, en mobilisant un regard critique sur certains phénomènes comme la technicisation du politique et la gestionnarisation de l’action publique et, parfois, en citant certaines données ou concepts issus de la sociologie dans les échanges au sein du groupe. Dans la même idée, je suis attentive aux types de savoirs, scientifiques ou expérientiels, qui sont utilisés pour justifier la construction d’une politique – et j’interpelle parfois mes collègues à ce propos pour hiérarchiser ce qui relève de savoirs profanes de ceux fondés sur des données. Au sein du groupe, un classement politique, plutôt que professionnel, semble s’opérer entre nous, qui est lié au fait d’appartenir à une majorité relativement homogène socialement, mais composite politiquement. Même si j’ai peu de relation avec l’opposition, c’est sans doute également mon appartenance à la majorité municipale qui m’identifierait auprès d’elle, plutôt que ma profession ; en tout cas, que ce soit au sein ou en dehors de mon groupe politique, le fait d’être sociologue n’a jamais été interrogé ou discuté en tant que tel.
Pierre-André Juven
Mon parcours de sociologue est profondément marqué par ma formation doctorale à l’École des Mines de Paris entre 2010 et 2014, et ce qu’on appelle « l’analyse de controverses sociotechniques ». Devenir élu local, d’une certaine façon, revient à plonger dans une myriade de controverses, tout particulièrement en matière d’urbanisme, délégation dont j’ai eu la charge entre 2020 et 2022 : faut-il maintenir une rue en impasse ? Quelle interprétation des règles adopter concernant un permis de construire faisant débat ? Faut-il augmenter les hauteurs d’immeubles pour libérer de l’emprise au sol et donc des espaces végétalisés ? Etc.
Devenir élu local, c’est accepter de ne plus être d’abord celui qui retranscrit aussi fidèlement que possible la carte de la controverse et qui cherche en saisir les ressorts, mais consentir à être un point important de cette carte, et surtout un point qui, s’il ne peut jamais faire totalement basculer la controverse, maîtrise une partie des décisions. C’est une reconfiguration intérieure passionnante mais qui n’a rien d’évident dès lors qu’il ne s’agit pas seulement de deux postures mais bien de rapports au monde singuliers, et qui engagent jusqu’à notre personne.
Si cette tension est pour partie déstabilisante, elle est aussi une puissante ressource dans l’action et l’appréhension quotidienne des choses. L’attachement à la connaissance et aux savoirs en sciences sociales est un ressort fructueux car il permet de lier la prise en compte des grands nombres et, pour le dire vite, des savoirs de chambre (ce qui serait plutôt le registre de l’administration) et d’encastrer ces savoirs, voire de les confronter à l’expériences des habitants et habitantes. La valeur de l’approche empirique en science sociale peut trouver là une forme de déclinaison ou de synonymie dans l’action politique : l’attention portée à la parole de celles et ceux qui habitent la ville. Bien sûr, la distinction entre celui qui analyserait les controverses en se tenant hors de celles-ci et celui qui y prendrait toute sa part n’est évidemment que factice, ou plutôt elle est une affaire d’ampleur. En pratique, nous sommes toujours pris d’une façon ou d’une autre dans les controverses, et nous cherchons toujours à les analyser et à les comprendre.
Un parcours en sciences sociales dote sans doute et avant tout d’une exigence qu’est la prise de distance et la réflexivité. Nous ne sommes évidemment pas les seuls à le faire mais c’est tout de même un réflexe inhérent à notre métier et que nous savons mobiliser de manière quasi-systématique. Plonger dans le bain politique local, c’est observer et simultanément prendre part aux rapports de domination, aux enjeux de distinction et ce jusque dans la prise de parole, c’est aussi comprendre comment des individus travaillent à constituer une forme de capital politique en établissant une perméabilité forte entre l’intérêt du collectif et leur intérêt propre et en faisant passer l’un pour l’autre. Enfin, il y a le fond des dossiers, et sur ce point, venir des sciences sociales permet de savoir qu’il s’agit là d’une ressource inestimable. Sur tous les dossiers dont j’ai la charge, je m’efforce de lire au moins un article de collègues. Par exemple, à mes débuts à la délégation urbanisme j’ai pris le temps d’échanger avec des chercheuses et chercheurs spécialisés sur ces questions comme Marie-Hélène Bacquet et de lire leurs travaux, ceux de Gilles Pinson ou de Renaud Epstein entre autres. Ces échanges et lectures m’ont permis de porter un regard critique sur les politiques urbaines conduites depuis plusieurs décennies et certaines catégories comme celle de « mixité sociale ». J’en ai retenu la nécessité politique d’encastrer les orientations urbaines dans d’autres politiques publiques : accès à l’alimentation, qualité des équipements de services publics de proximité, etc.
Anne-Marie Tournepiche
Professeure de droit public en poste à l’université de Bordeaux depuis 2011, la formation de juriste m’apporte sans aucun doute beaucoup dans le cadre de mon activité d’élue. En effet, les liens entre le droit et le fonctionnement d’une collectivité sont nombreux : le quotidien des collectivités est rythmé par le cadre juridique. L’action politique est conditionnée par le droit et l’action administrative de la collectivité l’est également (organisation des services). Mes domaines de recherche en droit européen et international peuvent apparaître éloignés du droit des collectivités, néanmoins, ma formation permet une lecture particulière des dossiers en mettant régulièrement en avant un prisme juridique. Cette méthode de travail, appliquée aux fonctions d’élue, permet de renforcer l’expertise juridique sur les dossiers. Cette expertise a pu se révéler intéressante pour les élus de mon groupe, en particulier dans une position de minorité politique. En effet, dans ce contexte spécifique, les services administratifs de la collectivité ne sont pas en mesure de conseiller et de soutenir les élus d’opposition, ils se concentrent par principe sur la mise en œuvre de la politique de la majorité municipale. S’il apparaît que certains droits et/ou procédures ne sont pas, ou insuffisamment respectés par la majorité, les élus de la minorité doivent donc gérer ces situations seuls. À titre d’illustration, il peut arriver dans les collectivités que les droits d’expression des élus d’opposition ne soient pas, ou insuffisamment garantis. Ainsi, au début de mon premier mandat, en 2014, nous avons rapidement fait le constat que le règlement intérieur du conseil municipal ne garantissait pas suffisamment ces droits, à la fois dans le fonctionnement du conseil et dans la possibilité d’une expression dans le journal municipal. Nous avons donc demandé la régularisation de cette situation au Maire, puis, sans réponse de sa part, décidé de contester l’adoption de ce règlement intérieur devant le tribunal administratif. Dans ce cas précis, l’expertise juridique apportée a été utile et la rédaction du recours a pu être envisagée sans recourir à un avocat. C’est un exemple à la fois concret et révélateur de la possible mobilisation de compétences juridiques au service de l’ensemble des élus, en l’occurrence ici des élus de la minorité municipale.
De façon générale, le lien entre compétences professionnelles et fonction d’élue se traduit donc logiquement par une implication naturelle sur les questions juridiques. Néanmoins, au-delà, l’appartenance à la communauté universitaire ouvre également d’autres perspectives plus institutionnelles. J’ai pu ainsi m’impliquer plus facilement dans les liens de la collectivité avec l’université. J’ai pu ainsi suivre de près les mesures prises par les collectivités (mairies ou métropole) en 2020 pour lutter contre la précarité étudiante, ou intervenir sur les questions relatives au logement étudiant.
2. Engagement en politique
La NRT : Qu’est-ce qui vous a poussé à entrer en politique et à choisir de devenir élue ? Ce choix a-t-il un lien avec votre discipline de recherche et/ou vos travaux de recherche ?
Pierre André Juven
Sans doute faut-il commencer par préciser que l’on parle d’un mandat local et c’est important car ce choix parle d’un rapport à l’action politique à un moment donné. C’est à la fois très personnel et très partagé mais comme beaucoup de gens de mon âge que l’on va dire politisés (sans être nécessairement encartés), les années 2000 et 2010 sont une succession de déceptions et de frustrations. Les luttes auxquelles je prends part ou que je soutiens activement connaissent des épilogues tristes ou a minima de faibles avancées. Qu’il s’agisse du combat pour la déprécarisation dans l’Enseignement supérieur et la recherche que je conduis en tant que membre de l’ANCMSP ou pour l’hôpital public, les résultats sont peu enthousiasmants. Les camarades engagé.es dans d’autres luttes vivent peu ou prou la même chose et le quinquennat de François Hollande – quand bien même je plaçais peu d’espoir en lui – vient renforcer ce sentiment. À partir du milieu des années 2010, je commence à m’intéresser à des luttes plus localisées, que ce soit en pratique ou par la lecture de Murray Bookchin et des travaux autour du municipalisme libertaire. L’échelon local devient une prise de secours en plein désenchantement politique.
Mes conditions matérielles d’existence contribuent aussi à m’engager sur une liste électorale. Ce n’est pas anodin du tout, être titulaire de l’ESR change beaucoup de choses dans le rapport à l’engagement politique, ce qui est mon cas à partir de 2018. Cette condition dit en creux, et pour tous les jeunes chercheurs et les jeunes chercheuses, ce que sont les années précédant le recrutement ou l’abandon de cette voie : un temps quasi-sacerdotale où toute une majeure partie de notre énergie et de notre vie sont consacrées à sortir de la précarité. Et cette condition dit en creux aussi ce que la précarité dans l’ESR fait à l’engagement politique et à la vie personnelle et affective : elle les restreint voire les brime.
Anne Marie Tournepiche
Le choix d’entrer en politique découle pour ma part d’une sollicitation extérieure, et non d’une manifestation de volonté individuelle. Ainsi, lorsque l’on m’a proposé de rejoindre la liste des candidats aux élections municipales de 2014, ma première réaction a été l’étonnement. N’étant pas engagée dans un parti politique, je ne m’attendais en effet pas à être sollicitée. Après réflexion, j’ai considéré que cette volonté d’associer une femme issue de la société civile, sans engagement politique ni connaissance directe des personnalités politiques locales était intéressante. Elle manifestait clairement un souhait de diversifier les profils des élus, pratique qui n’était alors (en 2014) pas très répandue, même si, depuis, elle s’est considérablement développée.
Ma décision d’accepter cette sollicitation et de m’engager dans la vie municipale n’a pas de lien direct avec mes fonctions d’enseignant-chercheur. Néanmoins, il n’est pas impossible que du point de vue de ceux qui m’ont sollicitée, la nature de mes fonctions ait joué un rôle pour assurer, de ce point de vue, un facteur de diversité et de représentativité. À titre personnel, j’ai analysé cette nouvelle mission spécifique dans la vie de la commune, au service de ses habitants, comme un engagement qui serait à la fois parallèle et complémentaire à celui qui se manifestait dans le cadre professionnel, dans la vie de l’université et au service des étudiants et de l’institution. Au-delà de la question de l’engagement, j’espérais également être utile à la collectivité, en m’appuyant, au besoin, sur mes compétences professionnelles.
Pauline Delage
Avant de m’investir au sein d’Ensemble !, j’avais été membre de collectifs féministes et de syndicats là où je vivais, ma carrière d’étudiante et de jeune chercheuse m’ayant conduit à m’installer dans différentes villes en France et à l’étranger. Si j’ai toujours été proche d’organisations de gauche, mon engagement partisan a débuté quand je me suis installée à Marseille. C’est la situation politique à Marseille qui a encouragé le comité dans lequel je militais à participer à la dernière campagne municipale. Pour rappel, l’incurie municipale de la mandature précédente, dénoncée par plusieurs collectifs et associations en particulier à la suite des effondrements de la rue d’Aubagne, qui ont emporté huit personnes, a contribué à lancer cette campagne unissant les organisations de gauche et les citoyen.nes pour transformer la ville. Être colistière, a fortiori en position éligible, faisait partie de cet engagement au sein du Printemps Marseillais. Toutes ces décisions qui m’ont conduite à devenir une potentielle élue ont cependant été prises collectivement, pas seulement individuellement, même si une forme de disponibilité biographique les a probablement favorisées, en particulier parce que je suis devenue chargée de recherche au CNRS en 2018, contribuant à stabiliser ma trajectoire professionnelle et personnelle, mais aussi parce que je n’ai pas d’enfant en bas âge.
3. De l’analyse à l’action, ruptures et continuités
La NRT : Au regard de votre expérience de l’enseignement et de la recherche, l’exercice d’un mandat politique vous paraît-il être un travail et une pratique qui s’inscrivent dans la continuité, ou bien plutôt en rupture ?
Anne Marie Tournepiche
L’exercice de mes mandats politiques peut s’inscrire dans une forme de continuité par rapport à mes fonctions d’universitaire. Cette continuité peut avoir une dimension liée au fond, mais aussi à la forme. S’agissant du fond, la lecture et l’analyse des délibérations, même dans un domaine qui ne relève pas de mon domaine spécifique de compétence en droit, peuvent être rendues plus aisées du fait de ma formation de juriste. Sur la forme, mon activité d’enseignant-chercheur a certainement un impact sur ma façon de présenter ou d’expliquer des points de vue dans le cadre de mes fonctions politiques. En termes de logique, de démonstration ou de structuration de pensée, ma formation d’universitaire influe incontestablement sur ma façon de raisonner et de procéder dans le cadre de mes fonctions d’élue. De plus, s’agissant de la prise de parole en public, l’influence de la formation universitaire est ici aussi importante et donne une certaine forme d’assurance que je n’aurais peut-être pas eue si j’avais exercé une autre profession.
La politique est associée au pouvoir d’agir, mais à la condition d’avoir la capacité d’être en mesure d’agir. Selon que le mandat politique s’exerce dans la majorité politique en responsabilité ou dans l’opposition, la lecture de la situation est radicalement différente. Être en capacité d’agir implique en effet d’appartenir à la majorité, d’avoir des responsabilités politiques et globalement, de contribuer à la définition de la politique et de la vie de la collectivité. Néanmoins, être membre de la minorité municipale ne signifie pas une absence totale de participation à cette vie politique, qui peut s’exercer dans ou hors du cadre conseil municipal. Hors du conseil municipal, les échanges directs avec les citoyens ou l’équipe municipale peuvent se développer aussi bien dans des cadres informels que plus formalisés (réunions publiques…). Dans le cadre du conseil municipal, le jeu politique implique par principe des postures axées sur l’adhésion ou l’opposition à la politique municipale. Pour autant, et malgré une faible association en amont des élus de l’opposition à l’élaboration de la politique de la collectivité, une part importante des délibérations sont votées à l’unanimité lors des conseils municipaux.
J’ai exercé mes mandats municipaux et métropolitain dans la minorité, avec par conséquent une capacité d’action et d’influence assez limitée, le plus souvent aux échanges en commissions préparatoires, et une possibilité de réaction elle aussi plutôt réduite en conseil. Ce constat peut être transposé dans de nombreuses instances politiques, et notamment à l’université, même si les clivages peuvent y sembler moins marqués. J’ai eu l’occasion, non seulement d’exercer des mandats dans des instances universitaires assez différentes (conseil de la faculté de droit et de science politique, conseil d’administration de l’université) mais également l’opportunité d’être directement associée à la gouvernance politique de l’université, en qualité de vice-présidente en charge de la vie étudiante et de la vie de campus (2018-2022). Dans ce cadre, j’ai donc expérimenté la capacité et le pouvoir d’agir sous le contrôle du président, et pu initier, avec le soutien des équipes administratives, des actions concrètes dans un domaine particulièrement exposé lors de la crise sanitaire et des confinements. Il en est ressorti un réel sentiment d’utilité, beaucoup plus rare, par définition, à pouvoir ressentir lorsqu’on est élu minoritaire, et non en position de porter des actions concrètes.
Pauline Delage
La grande rupture entre mon travail en tant que sociologue et celui en tant qu’élue se situe dans le rapport que je dois entretenir avec le registre prescriptif. En tant que sociologues, y compris lorsque nous sommes interpellés par les médias ou les politiques, nos propos sont censés s’appuyer sur des résultats de recherches scientifiques qui peuvent conduire à formuler une opinion sur les solutions à apporter à un phénomène observé. En tant qu’élue locale, je suis constamment sollicitée pour rendre des comptes sur ce que rapportent les habitant.es et les associations de leur quotidien ou ce que nous faisons, leur proposer des moyens pour, dans le meilleur des cas, améliorer leur vie, à plus ou moins long terme, et prendre des décisions qui auront un impact plus ou moins grand sur eux et sur d’autres. Certaines décisions sont prises parce qu’elles sont conformes au cadre légal et réglementaire, d’autres parce qu’elles répondent aux grandes orientations politiques de la mairie de secteur et de la mairie centrale, comme soutenir un projet de piétonisation d’une rue, de végétalisation d’une école, ou encore de création d’accueil de jour pour les personnes en très grande précarité. Mais le travail d’une élue locale est aussi fait d’un ensemble de microdécisions qui doivent parfois être prises dans l’instant, à l’occasion d’une réunion publique ou d’une rencontre avec des habitant.es, pour répondre à une demande, favorablement ou non. Par exemple, si je suis sollicitée au sujet de l’emplacement d’une benne à ordures, cette requête peut être motivée par plusieurs raisons qui renvoient à des enjeux d’intérêt général, comme améliorer la visibilité à une intersection, créer un parking à vélo, etc., ou une demande plus personnelle, comme avoir une vue plus agréable depuis sa fenêtre. En tout cas, il convient de répondre aux personnes qui m’interpellent à ce propos, en formulant une décision qui sera sûrement accueillie favorablement par les habitant.es dont l’immeuble est situé face au conteneur, probablement moins par ceux qui vivent à côté du nouvel emplacement. Dans mon cas, certains sujets reviennent souvent – la propreté, la sécurité, voirie, etc. – et il me revient d’apporter des réponses utiles aux habitant.es et consistantes politiquement. Bien sûr, l’administration et les agents de la mairie de secteur et centrale apportent des savoirs techniques et réglementaires facilitant la décision des élu.es, mais nous devons toujours faire des choix de ce type. Par ailleurs, le rapport à l’administration, ou plutôt aux administrations, soulève une autre difficulté. Le « vous » auquel nous renvoient les habitant.es est une entité composite, englobant une multitude d’acteurs relevant de niveaux institutionnels et de champs de compétence différents. En mairie de secteur, nous sommes l’une des premières interfaces avec les pouvoirs publics, nous devons donc rendre des comptes sur les décisions prises par les élu·es de notre majorité en mairie centrale, mais, nous sommes aussi interpellé·es sur des compétences métropolitaines ou étatiques, donc sur le travail d’élu.es qui ne partagent pas nos orientations politiques, et de leurs agents, sans que nous ayons de pouvoir direct sur les décisions. En lien avec ce mille-feuille institutionnel et politique dans lequel nous sommes pris, face à des demandes très concrètes, qui supposeraient des réponses quasiment immédiates, le temps bureaucratique est parfois très long… et nous devons répondre de lenteurs, qui paraissent insensées aux habitant.es, et sur lesquelles nous avons finalement peu de prises.
Pierre-André Juven
Je ne saurais dire s’il y a rupture ou continuité, ce sont des activités qui diffèrent d’abord par les modalités pratiques de leur exercice. Le mandat local suppose de maîtriser ou de s’aventurer sur une multitude de sujets différents, d’abord concernant ce qui relève de ses propres délégations (quand on appartient à un exécutif) : le bilan carbone des opérations immobilières, le refroidissement des bâtiments par la nappe phréatique, les qualités des matériaux biosourcés, les plans de déplacement urbain, les stratégies foncières des opérateurs privés, les leviers fiscaux pour les collectivités, les zones à faibles émissions, les politiques de réduction des risques en milieu festif, les parcours en santé mentale, les stratégies de santé publique à l’école, etc. Mais au-delà de ses propres délégations, un mandat local suppose de pouvoir participer à l’ensemble des décisions de façon à structurer des choix politiques collectifs et éclairés. Ce qui suppose de prendre le temps de connaître les politiques publiques de la petite enfance, de l’hébergement d’urgence, des stratégies alimentaires, etc. Le temps est donc éclaté en mille morceaux et en autant de réunions.
Le mandat local est aussi la découverte d’une forme d’adversité bien différente de celle du monde de la recherche. Bien sûr, la critique est un rouage essentiel du métier académique mais en politique, elle prend des formes, des tonalités bien plus fortes voire éprouvantes. C’est une expérience en tant que telle et le fait d’être scientifique ne nous en exonère pas. Pour les membres du conseil municipal n’appartenant pas à la majorité (il n’y a pas d’« opposition » en conseil municipal d’après le Code général des collectivités territoriales) je suis un élu comme un autre et c’est d’ailleurs une bonne chose.
Pour ce qui a trait à la limitation de notre action et de sa portée, il faut probablement accepter une part de finitude et de dépendance. En tant qu’élu local membre d’un exécutif, je participe nécessairement de l’orientation et de la réalisation des politiques publiques mais les contraintes existent. La loi tout d’abord, si elle est évidemment une ressource, elle ne permet pas toujours d’aller aussi vite qu’on le voudrait ou de gouverner comme on le souhaiterait, à l’image de l’implantation d’antennes 5G que nous avons beaucoup de difficulté à réguler. Les équilibres financiers qui s’imposent aux collectivités, la dépendance vis-à-vis d’autres collectivités ou d’EPCI, tout cela concourt à rendre l’action moins simple qu’elle ne pourrait y paraître.
4. Un autre travail ?
La NRT : Estimez-vous, en comparaison avec votre travail universitaire, que votre mandat politique procure un sentiment d’utilité différent ?
Pierre-André Juven
En tout cas pas une satisfaction égotique. Pour avoir été à bonne école avec Christian Le Bart, je sais que les discours d’attribution causale et la personnification de l’action politique sont des choses dont il faut se méfier. Et en politique, il est vite venu le moment où l’on se pense être le responsable du changement, là où tous les autres ne feraient que « mettre en œuvre notre vision ». Une fois cette illusion mise à part, il ne s’agit pas non plus de considérer que les élus ne seraient que de simples intermédiaires de quelque chose qui les dépasse. Il y a bien une place pour l’initiative mais il faut toujours avoir en tête les conditions qui rendent possible sa concrétisation, par exemple le travail des prédécesseurs et prédécesseuses. Ni courroie de transmission ni Deus ex Machina, c’est cet équilibre qui permet de ne pas se laisser griser. Le sentiment d’utilité peut paraître grand vu depuis l’extérieur, et il l’est en partie dès lors que des choix faits aboutissent très concrètement et matériellement pour des dizaines de milliers de personnes. Mais il faut aussi toujours voir que, une fois en action, la tâche est si grande qu’on peut aussi facilement se sentir tout petit face à l’immensité des défis, sociaux et climatiques en tête.
J’avoue ne pas vraiment chercher à comparer l’activité politique et l’activité de recherche, ce sont deux choses bien distinctes et si l’une vient nourrir l’autre, la différence de nature de ces deux activités rend l’appréciation de l’utilité très variable. On ne parle pas du même type d’utilité ni du même sentiment d’accomplissement. Toujours est-il que ce sentiment est réel, que ce soit par la production de savoirs et la mise en mouvements de ces savoirs à des fins critiques et politiques, ou par l’implication dans la définition des politiques publiques à l’échelle locale.
Anne Marie Tournepiche
Tout d’abord, de façon très générale, je retire une satisfaction certaine, mais pour autant absolument pas égotique, à exercer un mandat politique ; et même en qualité d’élue d’opposition, c’est une forme de responsabilité importante vis-à-vis des citoyens et électeurs. Ensuite, un autre aspect de la réponse est encore une fois influencé par la situation particulière d’élue politique minoritaire, qui fait que ce statut emporte nécessairement une part de frustration. Ce dernier aspect est une spécificité de mes fonctions politiques, que je n’identifie pas, ou alors de façon très marginale, dans mes fonctions d’universitaires. Le sentiment d’utilité que l’on peut retirer des fonctions politiques est en effet logiquement lié au pouvoir et à la capacité d’agir.
Pauline Delage
Mon métier de sociologue me permet de prendre le temps de mener des enquêtes, de tisser des collaborations avec certain.es collègues, d’encadrer des étudiant.es, de diffuser les résultats de mes recherches dans le cadre de publications ou auprès d’associations par exemple – un ensemble d’activités qui génère différents degrés de satisfaction intellectuelle et de reconnaissance. En outre, la tranquillité d’esprit et la stabilité que mon statut procure m’ont permis de m’investir politiquement et de faire ce travail d’élue à côté. Même si je suis investie dans mon travail de sociologue et que je m’inscris dans une perspective de développement de savoirs critiques, mon métier n’est pas, en tant que tel, un engagement militant. Les savoirs que je développe en tant que sociologue peuvent s’appuyer sur ou servir un engagement, mais ils sont produits dans le cadre d’une activité de travail, qui comporte des règles propres, et qui se distingue du militantisme pour les autres et pour soi. Parallèlement, mon mandat constitue l’extension, et une forme renouvelée, d’un engagement militant : je ne suis pas investie dans une carrière politique, alors que c’est, de fait, le cas en tant que sociologue.
En tant qu’élue, je suis souvent confrontée à un monde moins lisse et policé que dans celui de la recherche : on m’exprime plus souvent des désaccords et des mécontentements que des formes de satisfaction. Pourtant, malgré l’insatisfaction qui peut se manifester, et que je peux aussi ressentir parfois, travailler sur des projets locaux et répondre aux habitant.es, individuellement ou collectivement, peut changer leur vie à des degrés très divers. À cet ordinaire du travail d’élue, il y a bien sûr d’autres enjeux plus globaux : je me suis engagée au Printemps Marseillais avec la certitude qu’un changement de mandature était impérieux pour les Marseillaises et Marseillais, en particulier pour les classes populaires et les personnes qui subissent différentes formes de discriminations, et pour répondre aux enjeux liés à la crise climatique. J’en serai satisfaite quand les habitant.es auront vu les effets des changements politiques et institutionnels insufflés par le PM, en particulier si on réussit à convaincre celles et ceux qui sont parfois le plus éloigné.es du champ politique que la gauche peut améliorer leurs conditions d’existence.
Notes
1 À Marseille, la ville est découpée en huit secteurs, chacun d’entre eux regroupant deux arrondissements.
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Référence électronique
Pauline Delage, Pierre-André Juven, Anne-Marie Tournepiche, Olivier Cousin, François Sarfati et Guillaume Tiffon, « « Le savant en politique » », La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 06 novembre 2023, consulté le 15 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/14983 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.14983
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