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Sociologie du travail et sociologie économique en France (1945-1968)

Sociology of work and economic sociology in France (1945-1968)
Sociología del trabajo y sociología económica en Francia (1945-1968)
François Vatin

Résumés

Cet article discute la thèse des promoteurs de la « nouvelle sociologie économique » selon laquelle la sociologie économique aurait connu une « éclipse » en Europe et notamment en France après la Seconde Guerre mondiale : en France à cette époque le dynamisme de la « sociologie du travail », aurait négligé la question économique. Une étude serrée du contenu du Traité de sociologie du travail dirigé par Georges Friedmann et Pierre Naville (1961-1962) et de la revue Sociologie du travail de 1959 à 1968 démontre que cette thèse n’est pas fondée.

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Texte intégral

  • 1 Le travail de réduction et de mise aux normes éditoriales de la NRT a été réalisé par Paul Bouffar (...)

1Ce texte est issu d’une communication présentée à une journée d’étude sur la sociologie économique, tenue à la Maison des sciences économiques à Paris en décembre 2002. L’article en est une version légèrement réduite et mise aux normes de la revue1. Sa bibliographie est celle du texte initial. La Nouvelle revue du travail le publie en tant que contribution originale et importante à l’histoire de la sociologie du travail. Il nous semble en effet que le travail et donc la sociologie du travail ne peuvent être déconnectés des questions économiques – sans non plus que celles-ci soient « déterminantes » dans les analyses du travail. Ce texte est ainsi une réaction, d’une part à une certaine sociologie de l’entreprise des décennies passées, dominée par la sociologie des organisations, et d’autre part à des courants constructivistes négligeant les dimensions technoéconomiques des rapports sociaux de travail. Cet article réactive des débats plus ou moins estompés aujourd’hui, mais qui sont constitutifs de l’histoire de la sociologie du travail et, au-delà, de toutes les sciences du travail. Il conteste, en s’appuyant sur un examen approfondi de la littérature de la sociologie du travail française de l’après-guerre à la fin des années 1960, la thèse selon laquelle la sociologie économique aurait alors connu une « éclipse ».

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  • 2 Je remercie Paul Bouffartigue qui a proposé de soumettre cet article à la Nouvelle revue du travai (...)

2Cet article discute la thèse des promoteurs de la « nouvelle sociologie économique » selon laquelle la sociologie économique aurait connu une « éclipse » en Europe et notamment en France après la Seconde Guerre mondiale, thèse soutenue notamment par Richard Swedberg (1994 ; 1987) : dans le cas de la France, à cette époque le dynamisme de la « sociologie du travail », aurait négligé la question économique (Swedberg, 1994, 101-103)2.

3A contrario, un inventaire systématique de la littérature de sociologie du travail française de cette période, ici effectué à partir de deux sources : le Traité dirigé par Georges Friedmann et Pierre Naville (1961-1962) et les livraisons de la revue Sociologie du travail de 1959 à 1968 démontre :

  • que les sociologues français du travail s’intéressaient aux questions économiques ;
  • qu’ils maîtrisaient en la matière une riche littérature, classique et moderne, française et étrangère ;
  • qu’ils entretenaient des liens étroits avec les économistes du travail de leur génération ;
  • qu’ils s’inscrivaient pour une part dans la tradition de la sociologie économique durkheimienne incarnée par Simiand, Halbwachs et Bouglé ;
  • et qu’enfin, pour certains, ils avaient développé un programme original de sociologie économique.

4Je présenterai d’abord les thèses de Richard Swedberg et de Michaël Rose et en ferai une première critique statistique. Puis je reviendrai sur les conditions de la genèse de la sociologie du travail française à travers la figure de ses deux « fondateurs », Friedmann et Naville. J’aborderai ensuite de façon plus qualitative le Traité de 1961 et complèterai l’enquête par l’étude des dix premières années de Sociologie du travail. Je proposerai enfin un bilan de la sociologie du travail française du point de vue de la sociologie économique. En conclusion je reviendrai d’un point de vue épistémologique sur l’illusion rétrospective qui a pu soutenir la thèse de l’ignorance de la question économique par les sociologues français du travail.

1. La sociologie du travail française, ignorante de la question économique ?

1. 1. À propos d’une thèse de Michael Rose et de son interprétation par Richard Swedberg

5Richard Swedberg soutient la thèse d’un « déclin » de la sociologie économique européenne et notamment française dans les années 1950-1960, déclin qui contrasterait avec les riches contributions de l’école durkheimienne de l’entre-deux-guerres, comme celles de Marcel Mauss ou de François Simiand. Selon lui l’émergence de nouveaux domaines sociologiques, comme la sociologie du travail, qui devint « le domaine de recherche le plus en vogue » dans la France de l’après-guerre, mais qui « n’accord(a) pas assez d’attention aux questions de structure économique », en serait en partie la cause (Swedberg, 1994, 102-103).

  • 3 C’est dans un article tardif que Georges Friedmann a le plus clairement soutenu cette thèse de la (...)

6Richard Swedberg convoque l’ouvrage de Michaël Rose qui avait retracé l’histoire de la sociologie du travail française (Rose, 1979). Il rapproche deux passages de cet ouvrage. Le premier concerne Friedmann, dont Rose critique la thèse de l’universalité de la « déshumanisation » du travail résultant selon lui du « déterminisme technologique » de l’auteur. Cet aveuglement de Friedmann s’expliquerait selon Rose par l’absence chez lui, après son renoncement au marxisme, d’une attention véritable aux structures socio-économiques (Rose, 1979, 38). Le second passage est pris dans la conclusion de l’ouvrage de Rose et concerne plus généralement la sociologie du travail française ; Il y critique l’adhésion de la plupart des sociologues français à la thèse friedmannienne de la « convergence » des sociétés industrielles3. Ici encore, est dénoncée l’inculture économique des sociologues français du travail (Rose, 1979, 168).

  • 4 Michael Rose s’amuse à cet égard à souligner la convergence à son point de vue d’auteurs a priori (...)
  • 5 Idem, p. 169. Mais Michaël Rose insiste bien sur le fait que cet argument n’est pour lui que secon (...)

7Sans doute Swedberg instrumentalise-t-il un peu le propos de Rose, dont l’enjeu, à ce moment-là, ne concerne pas tant le rapport des sociologues du travail français à la pensée économique, que leur rapport au marxisme (Rose, 1980). L’incompétence économique que Rose dénonce chez les sociologues français correspond pour lui à leur attachement à un historicisme marxisant, fondé sur un « déterminisme technologique », et ceci, même pour ceux les plus en rupture avec le marxisme4. Pour lui, l’abandon « politique » du marxisme n’empêchait pas le maintien d’une sorte d’idéologie du progrès industriel dont la source se trouvait dans la vulgate marxiste qui avait alimenté les premiers travaux de Georges Friedmann. Cette vulgate occultait selon lui toute analyse réaliste des rapports économiques permettant d’anticiper l’échec du « socialisme réel ». Ainsi, le contexte idéologique de l’après-guerre constitue l’essentiel de l’argument de Rose. La faiblesse technique en économie des sociologues français en raison des conditions de leur formation n’est pour lui qu’un argument subsidiaire : « Amongst the aspirant sociological grand theorist of modern France not one has been (cf. Parsons, Weber, Pareto) an ex-student of economics » (Rose, 1979, 169)5.

8Le trait de Rose me paraît, quoique suggestif, un peu forcé ; il n’autorise donc pas l’exploitation qu’en a faite Richard Swedberg. Contrairement à ce que suggèrent les extraits cités ci-dessus, la sociologie du travail française des années 1950-1960 est informée en économie et pas simplement en économie marxiste. C’est que montre une analyse statistique des index du Traité de sociologie du travail dirigé par Georges Friedmann et Pierre Naville (1962 ; 1964).

1. 2. Un petit inventaire statistique : Friedmann/Naville versus de Coster/Pichault6

9On dispose d’un utile point de comparaison avec le fameux Traité dans l’ouvrage publié sous le même titre en 1994 sous la direction de Michel de Coster et François Pichault (De Coster, Pichault, 1994). Malgré les différences entre ces deux ouvrages, et notamment le fait que le second a été réalisé en Belgique et compte parmi ses auteurs un tiers de francophones non-français, ils peuvent en effet être comparés : leurs tailles ne sont pas totalement dissemblables et leurs conceptions sont similaires, puisqu’ils réunissent l’un et l’autre un ensemble d’articles confiés aux spécialistes des divers sous-secteurs de la discipline : 27 auteurs pour le premier, 19 pour le second.

 

Ouvrages Friedmann et Naville De Coster et Pichault
Nombre d’auteurs 27 19
Nombre de pages 907 551
Nombre approximatif d’entrées d’index nomine 860 720
Entrées d’« économistes » recensées 106 47
Taux approximatif d’« économistes » cités 12 % 6 %
Nombre de références communes 19 19
Nombre de références originales 87 28
  • 7 Voir l’annexe statistique sur https://nrt.hypotheses.org/5471
  • 8 Mon relevé minore le nombre d’entrée d’économistes, d’une part en raison des omissions dans l’inde (...)

10Un premier inventaire fait apparaître un peu plus de cent références de nature économique dans le Traité de Friedmann et Naville et moins de cinquante dans celui de De Coster et Pichault7. Si l’on rapporte ces chiffres à la taille des index nomine des deux ouvrages le taux de références à l’économie est environ deux fois plus important dans le premier traité que dans le second. Mais ce résultat sous-estime en fait la différence que l’on ne peut mettre en évidence qu’en décomposant cette liste8. J’ai distingué à partir de l’index de l’ouvrage de Friedmann et Naville neuf principales rubriques :

  • l’économie politique classique (xviiie-xixe siècle) : 15 auteurs cités.
  • la tradition socialiste et marxiste : 10 auteurs cités.
  • la microéconomie néoclassique et ses développements modernes au xxe siècle : 16 auteurs cités.
  • la macroéconomie et la tradition keynésienne : 12 auteurs cités.
  • l’économie industrielle : 11 auteurs cités.
  • l’organisation et les relations professionnelles : 9 auteurs cités.
  • l’histoire et la géographie économique : 8 auteurs cités.
  • la sociologie économique classique : 13 auteurs cités.
  • l’économie du travail et du développement : 12 auteurs cités9.

11Sur la centaine de noms cités dans l’ouvrage de Friedmann et Naville, seule une vingtaine le sont encore dans celui de De Coster et Pichault. La comparaison systématique est suggestive.

  • 10 Colin Clark n’est cité qu’une fois dans l’ouvrage de De Coster et Pichault, alors qu’il est abonda (...)

12Parmi les économistes classiques, seuls demeurent les noms de Smith, de Say, et, curieusement, de Mandeville. Disparaissent ainsi presque toutes les références à la pensée du xviiie siècle et notamment aux Physiocrates, mais aussi les noms de Ricardo, de Sismondi, de Malthus… Mais le contraste est encore plus saisissant pour l’économie « moderne » : c’est-à-dire la microéconomie « néoclassiques » et ses développements plus ou moins critiques au xxe siècle. Pas un nom en effet ne demeure dans le traité de De Coster et Pichault, alors que celui de Friedmann et Naville citait William Stanley Jevons, Léon Walras, Alfred Marschall, Eugen von Böhm-Bawerk, Vilfredo Pareto, mais aussi Edward H. Chamberlin, Joan Robinson, Oscar Morgenstern, Herbert Simon. La disparition de la référence à l’économie est tout aussi nette en ce qui concerne la macroéconomie : seuls les noms de William Beveridge et de Colin Clark sont présents dans les deux ouvrages10. Ainsi, Keynes lui-même n’est pas cité une seule fois dans l’ouvrage de De Coster et Pichault, alors qu’il ne l’était pas moins de sept fois dans le précédent Traité, qui évoque aussi Wassili Léontieff ou Edmond Malinvaud. La tradition socialiste est sans doute un peu mieux traitée, puisque demeurent dans le nouveau traité, outre les noms de Karl Marx et de Friedrich Engels, ceux d’Henri de Saint-Simon et de Pierre-Joseph Proudhon. Mais l’ouvrage de Friedmann et Naville citait aussi Karl Kautsky, Lénine, Boukharine, Rosa Luxembourg, Rudolf Hilferding et même Cornelissen ! Signalons enfin que ce dernier ouvrage exploitait des travaux d’histoire de la pensée économique comme ceux d’Henri Denis et ’d’Émile James ainsi que la Méthodologie économique récemment publiée par Gilles-Gaston Granger (1955).

13Si l’on considère maintenant des références plus spécialisées, le constat est le même. L’ouvrage de Friedmann et Naville mobilisait d’importantes références, françaises et anglo-saxonnes, en « économie industrielle » (pouvoir de marché, contrôle de l’entreprise) ; seul Kenneth Galbraith est encore cité dans celui de De Coster et Pichault. Le constat est encore plus frappant dans le domaine de l’organisation et des relations professionnelles. Seul Chris Argyris est cité dans les deux ouvrages. Ni Peter Drucker ni les époux Webb, cités dans le Friedmann et Naville, ne le sont dans le De Coster et Pichault. La tradition de sociologie économique est un peu mieux traitée, puisque Sombart, Spencer, Veblen et Weber sont présents dans les deux ouvrages. Mais Halbwachs, Simiand, Schumpeter, cités dans l’ouvrage de Friedmann et Naville, disparaissent dans celui de De Coster et Pichault. De même, en ce qui concerne les enquêteurs sociaux, si l’on trouve, dans les deux ouvrages, une référence à Villermé, Le Play n’est cité que dans le premier. Enfin, l’ouvrage de Friedmann et Naville mobilise abondamment la littérature d’économie et de sociologie du travail française de son temps. Parmi l’ensemble des auteurs cités, seuls Jean Fourastié, Alfred Sauvy et François Sellier le sont encore dans l’ouvrage de De Coster et Pichault.

14Ce résultat apparent peut sembler spécieux : parti d’un inventaire des références citées dans le premier traité, nous avons en effet jusqu’à présent négligé les vingt-huit nouveaux titres apparus dans le second. On pourrait imaginer à cet égard qu’une littérature économique obsolète a été remplacée par une littérature plus récente. Globalement, il n’en est rien. Deux auteurs historiques, absents du premier ouvrage font leur apparition de façon incidente dans le second : Paul Leroy-Baulieu et Louis Blanc. Par ailleurs, une attention nouvelle est donnée à certaines traditions de sociologie économique méconnues en France dans les années 1960, avec l’apparition des noms de Georg Simmel d’une part, de Karl Polanyi de l’autre. En revanche, la disparition des références à la théorie économique « moderne » citées dans le premier ouvrage n’est aucunement compensée par l’apparition de nouveaux noms qui pourraient incarner la théorie économique contemporaine, à l’exception de ceux de Masahiko Aoki et surtout de Gary Becker. Les références « économique » nouvelles concernent surtout des auteurs appartenant aux écoles françaises « hétérodoxes » ; et, à l’exception d’André Orléan, il s’agit de spécialistes d’économie du travail, comme Benjamin Coriat, François Eymard-Duvernay ou Olivier Favereau.

15Force est donc de constater la grande richesse de la bibliographie économique recensée dans le premier Traité de Friedmann et Naville, relativement à celle du second. Cela est confirmé par la comparaison des index « matières » des deux ouvrages. Dans celui du Traité de Friedmann et Naville, le terme même d’« économie » se développe de façon complexe : « attentes économiques », « comportements économiques », « économie politique », « économie traditionnelle », « science économique », « conjoncture économique ». Dans celui de l’ouvrage de De Coster et Pichault, ce terme n’est en revanche présent qu’une seule fois avec l’entrée : « économie du travail ». On trouve aussi dans l’index du premier Traité les termes « cartel », « trust », « consommation », ainsi que « industrialisation », « tiers-monde », « coloniale (situation) ». La sociologie du travail est donc alors inscrite dans une perspective plus vaste d’étude de l’organisation économique des sociétés à l’échelle mondiale. Elle disparaît totalement du second Traité qui développe en revanche des problématiques issues de la « gestion des ressources humaines ».

16De telles conclusions ne peuvent étonner qui connaît la sociologie du travail française classique et celle d’aujourd’hui. Elles contrastent toutefois avec le jugement un peu hâtif de Mickaël Rose et sa réinterprétation par Richard Swedberg. D’une part, le poids idéologique du marxisme n’empêchait pas l’usage d’une assez large palette de références économiques. D’autre part, la sociologie économique de l’entre-deux-guerres restait un point de repère important pour la sociologie française du travail des années 1950-1960. Revenons une dernière fois à l’index nomine pour préciser ces deux points en nous intéressant maintenant à la fréquence des citations.

17Sans doute la référence au marxisme est abondante dans le Traité de Friedmann et Naville et Marx lui-même n’y est pas cité moins de trente-cinq fois. Mais cette distorsion en faveur de Marx demeure trente ans plus tard. D’autre part, la référence à un marxisme instrumenté conduisait les auteurs de cette génération à un regard ouvert sur l’ensemble de la théorie économique : Walras est cité quatorze fois, Keynes, sept, Simon pas moins de quatre… Par ailleurs, cet index montre que les sociologues du travail français de cette génération entretenaient des relations ouvertes avec leurs homologues économistes spécialistes du travail et du développement de leur temps, comme les frères Jean et Alfred Marchal, Jean Lecaillon, Henri Bartoli, François Perroux, Alfred Sauvy, François Sellier, André Tiano. Cette relation peut être comparée à celle des sociologues du travail contemporains avec les économistes de la « régulation » et des « conventions », qui apparaît aussi dans l’analyse statistique de l’index nomine du Traité de De Coster et Pichault. Mais, mesurée par la variété et la fréquence des citations, la relation entre les économistes et les sociologues apparaît plus intense dans les années 1960 que dans les années 1990. Enfin, contrairement à ce que suggère la thèse de Richard Swedberg, la tradition de sociologie économique durkheimienne n’a pas été oubliée dans la sociologie du travail française d’après-guerre. Elle est principalement représentée par Halbwachs, cité treize fois, mais l’est aussi par Simiand, cité trois fois. La sociologie économique allemande est également présente avec Weber, cité six fois, Sombart, deux fois, et Schumpeter une seule. Dans l’ouvrage de De Coster et Pichault ne demeure que Weber, cité dix-sept fois maintenant, symboliquement « à égalité » avec Marx !

18La question économique était donc bien présente dans la tradition française de sociologie du travail, laquelle poursuivait des questionnements initiés par la sociologie économique de l’entre-deux-guerres. Il s’agit maintenant, en pénétrant dans les œuvres elles-mêmes, de mieux comprendre la relation qu’entretenait la sociologie française du travail des années 1950-1960 avec la théorie économique et la sociologie économique. Mais il faut auparavant rappeler les conditions de la genèse de la sociologie du travail en montrant notamment ses sources dans la tradition durkheimienne de l’entre-deux-guerres.

2. Genèse de la sociologie du travail et pensée économique

2.1. Georges Friedmann, historien économique du travail

  • 11 Comme l’a évoqué incidemment Jean-Michel Chapoulie, c’est bien avant la guerre et au sein même du (...)
  • 12 Il n’est qu’à parcourir les Annales d’histoire économique et sociale, auxquelles collaborent notam (...)

19On situe en général la genèse de la sociologie économique française après la Seconde Guerre mondiale dans le séminaire inauguré par Georges Friedmann au Centre d’études sociologiques (CES). Créé en 1946, il était le premier laboratoire de sociologie du CNRS. Le CES héritait de l’esprit du Centre de documentation sociale créé à l’École normale supérieure par Célestin Bouglé en 192011 ; il héritait aussi de ce qui pouvait rester de ses moyens. Or c’est dans ce cadre que Friedmann, comme plusieurs autres sociologues français, avait fait ses premières armes avant-guerre. Les grandes thèses sur le travail publiés juste après-guerre : celle de Duveau sur La vie ouvrière sous le second Empire (Duveau, 1946), celle de Friedman sur le Machinisme industriel (Friedmann, 1946), sont ainsi le résultat d’un mouvement intellectuel lancé avant-guerre, dans le giron durkheimien. Les références intellectuelles en sont Célestin Bouglé, François Simiand, Marcel Mauss et Maurice Halbwachs, mais aussi les historiens des Annales : Lucien Febvre, Marc Bloch, eux-mêmes très proches de cette seconde génération de la sociologie française12.

  • 13 La philosophie de l’histoire de Cournot, caractérisée par une problématique de la « rationalisation (...)

20Bouglé s’intéressait aux cadres sociaux de la vie économique. On sait moins que c’était aussi un amateur de Cournot sur lequel il avait écrit en 1899 sa thèse latine13. Enfin, c’était aussi un connaisseur et un défenseur de la pensée socialiste française et tout particulièrement de Pierre-Joseph Proudhon dont il coordonna une monumentale réédition dans les années 1930. Il avait hérité cet intérêt pour la pensée socialiste française de la tradition normalienne incarnée par Lucien Herr et Charles Andler, lequel s’était attaché à cerner la contribution française à la pensée socialiste, traquée jusque dans le Manifeste du Parti communiste (Marx & Engels, 1901).

  • 14 Voir par exemple, Rigaudias-Weiss (1936).

21Cette tradition socialiste normalienne est vive dans les travaux réalisés autour de Bouglé dans les années 1930, même si elle est repeinte aux couleurs du marxisme par de jeunes chercheurs fascinés par l’Union soviétique14, comme le montrent les premières recherches de Georges Friedmann sur le machinisme en Russie et en Occident (Friedmann, 1934, 1936 et 1938). Sans doute, et en cela les remarques de Michaël Rose ne sont pas infondées, ces auteurs pratiquent une référence distante à la « science économique » telle que nous pouvons aujourd’hui la concevoir. Mais ce n’est pas par manque d’intérêt pour le champ ; c’est, tout contraire, par conviction méthodologique. Cette génération de sociologues hérite de la conception par Simiand d’une économie « positive » qui les porte plus au recueil de données qu’à la théorie. Le choix méthodologique n’était probablement pas le bon. Plus précisément, Simiand ne put donner du corps à son économie positive que parce qu’il était lui-même formé à la théorie économique. Prenant trop au pied de la lettre sa doctrine, ses successeurs ne jugeront pas utile d’approfondir l’étude de la théorie économique. C’est un manque qui handicapera durablement la sociologie de Friedmann et de la plupart de ses disciples jusqu’à aujourd’hui. En ce sens, et en ce sens seulement, la remarque de Rose me paraît pertinente.

  • 15 Le premier ouvrage de Friedmann (1923) est d’ailleurs proprement historique.

22L’économie, telle que la conçoivent les précurseurs de la sociologie du travail, est donc « positive », c’est-à-dire historique. C’est en historiens qu’ils procèdent, qu’ils s’intéressent au siècle passé15. Cet esprit d’histoire économique et sociale, combinant analyse des mentalités et recueil de données statistiques, est particulièrement sensible dans la thèse de Georges Duveau, qui respire l’esprit d’Ernest Labrousse. Quant à Friedmann, il se donne, quand il publie en 1946 sa grande œuvre, Problèmes humains du machinisme industriel, trois « maîtres » à qui il dédie l’ouvrage : Maurice Halbwachs, Henri Wallon, et Lucien Febvre. C’est encore Lucien Febvre qui est invité en 1948 à ouvrir la première semaine du Centre d’études sociologiques. Ce regard historique reste donc une composante fondamentale de la sociologie du travail d’après-guerre.

  • 16 Voir sa biographie par Michel Dreyfus in Fontanon et Grelon (1994).
  • 17 Voir la biographie de Georges Renard par Laure Godineau in Fontanon et Grelon (1994).

23C’est d’ailleurs dans une chaire d’histoire du travail qu’est nommé Georges Friedmann au CNAM en 1945. Il est élu, sur un poste occupé auparavant par Charles Spinasse (1893-1979), étrange personnage à la carrière plus politique que scientifique, élu en 1932, puis suspendu en 1944 et finalement mis à la retraite anticipée en 1945 en raison de ses compromis collaborationnistes16. Mais la chaire avait déjà alors une longue histoire politique, puisqu’elle avait initialement été créée en 1900 pour Georges Renard (1847-1930), normalien, communard, un temps exilé en Suisse, qui fut un des principaux collaborateurs de Simiand dans l’élaboration d’une doctrine pour le socialisme français17. La réouverture d’une chaire d’histoire du travail au Conservatoire en 1932 était ainsi un acte politique. Le jury, pour lequel rapporta Simiand, choisit Spinasse, député socialiste depuis 1928, au détriment de Paul Mantoux (1877-1956) à qui devait être confié, un an plus tard, la chaire de « géographie industrielle et commerciale » en remplacement d’Henri Hauser.

  • 18 Le Journal de guerre de Friedmann est marqué par une interrogation lancinante : jusqu’où faut-il r (...)
  • 19 Mauss n’est cité qu’une seule fois, à ce propos, dans la grande œuvre de Friedmann (Friedmann, 194 (...)

24Cette histoire montre que l’intitulé de la chaire de Friedmann n’était pas un simple concours de circonstances. Autour de cette chaire d’histoire du travail et de celles apparentées de géographie industrielle et d’organisation du travail se joue pour une part l’histoire du socialisme normalien, tout à la fois doctrinaire et pragmatique, engagé dans la création scientifique mais aussi dans la gestion des affaires publiques. Or, le positivisme historique de François Simiand ne saurait être dissocié de cette tentative de constitution d’une doctrine socialiste proprement française et, pour cela, gardant ses distances avec le marxisme. C’est dans ce milieu qu’a évolué le jeune Georges Friedmann. S’il prit des positions radicales en faveur de l’Union soviétique, s’il se déclara indiscutablement lui-même comme « marxiste » dans les années 1930, en revanche sa pensée ne fut jamais profondément marquée par l’œuvre de Marx et de ses disciples, contrairement à celle de Pierre Naville. Son engagement communiste, sa conception d’une science unitaire de la société à vocation tout à la fois théorique et pratique s’inscrivent dans une tradition normalienne marquée par le durkheimisme18. Il est d’ailleurs inspiré par la pensée de Marcel Mauss, qu’il cite rarement, mais à qui il reprend notamment la notion de « fait de civilisation », pour penser la société industrielle moderne19.

25La sociologie du travail telle qu’elle est conçue dans les premières grandes enquêtes promues par Georges Friedmannn au CES constitue donc une histoire économique et sociale du présent. C’est en historien que le jeune Alain Touraine aborde en 1948 les Usines Renault (Touraine, 1955), ce que rappelle Georges Friedmann dans la préface du livre : « En menant cette enquête et en rédigeant ce livre, M. Touraine s’est souvenu à bon escient qu’il était historien de formation » (Friedmann, in Touraine, 1955, 5). Quelques années plus tard, c’est à ce même Alain Touraine que Louis Henri Parias confie la coordination du quatrième volume de l’Histoire générale du travail consacré à « la civilisation industrielle » (Parias, 1961). Une bonne partie de l’équipe de Sociologie du travail est mobilisée dans cet ouvrage contemporain du Traité.

2. 2. Pierre Naville, métrologue du travail

26La sociologie du travail française a toutefois aussi hérité via Pierre Naville d’autres sources intellectuelles que celles finalement très durkheimiennes de Georges Friedmann. Parce qu’il n’avait aucune attache universitaire avant-guerre, Pierre Naville n’a jamais côtoyé le milieu durkheimien. D’où sa réputation d’autodidacte et de dilettante, qui renvoie au poids de la tradition durkheimienne chez des auteurs qui semblent pourtant s’être détachés de cette doctrine.

  • 20 On pourra juger de la qualité de la culture marxienne de Naville par exemple à la lecture du premi (...)

27Pierre Naville fut d’abord un intellectuel militant, dans le mouvement surréaliste, puis dans la mouvance « trotskiste ». Son engagement politique le conduisit à une connaissance analytique du marxisme sans commune mesure avec celle de Friedmann. Il a toujours manifesté un grand intérêt pour la théorie économique, celle de Marx et de ses sources classiques bien sûr, mais aussi celle du xxe siècle marquée par la « révolution marginaliste » et la formalisation mathématique, lue notamment à travers les tentatives d’application de tels modèles à la planification socialiste, chez Oskar Lange ou Kantorovicth par exemple20. L’expérience surréaliste marqua aussi la pensée sociologique des auteurs de la génération de Naville.

28C’est la guerre et l’arrêt forcé de ses activités politiques qu’elle imposa qui conduisirent Pierre Naville à se « reconvertir » dans un travail académique, sans jamais renoncer pour autant à l’action politique. Il s’agissait alors pour lui de défendre le rationalisme, dont le matérialisme marxiste lui paraissait dérivé. Devenu conseiller d’orientation, c’est, d’abord, via la psychologie qu’il chercha à défendre cette thèse, notamment en promouvant la psychologie béhavioriste de Watson (Naville, 1942). Parallèlement, il défendit le matérialisme des Lumières à travers une étude sur d’Holbach (Naville, 1943). Il cherchait dans les deux cas à contourner la censure en défendant, « par la bande », la philosophie matérialiste telle qu’il l’entendait. On le voit bien dans Psychologie, marxisme, matérialisme, où il reprend notamment une virulente critique de la pensée d’Henri de Man (Naville, 1948).

29Entré au CNRS comme psychologue, Pierre Naville se dirigea vers la sociologie suite à un conflit avec Henri Piéron. Mais la question des étiquettes disciplinaires lui importait peu. Il continua à publier dans les domaines psychologique, sociologique, économique, politique polémologique et resta, comme d’ailleurs Georges Friedmann, d’abord un philosophe. L’épistémologie commune à l’ensemble de son œuvre permet de comprendre son rapport à la science économique et, in fine de conclure que son œuvre relève en fait largement de la sociologie économique. Sa question centrale est probablement celle des conditions de possibilité d’une science rationnelle de l’homme, question qu’il fait décliner, de l’étude des Encyclopédistes français à celle de Marx, et de la psychologie expérimentale à la théorie économique. En témoigne son article dans la Revue économique sur les « schémas du comportement utilisés par les économistes et les psychologues » (Naville, 1953). S’y dévoile son projet d’une algèbre sociale généralisée, qui fait l’objet en 1982 d’un de ces derniers ouvrages : Sociologie et logique (Naville, 1982).

30Sociologue de l’économie, Pierre Naville ne l’est toutefois pas seulement dans sa poursuite d’une « critique de l’économie politique » initiée par Marx, ni dans sa recherche d’une algèbre formelle des relations sociales. Formé, via la psychologie, aux techniques statistiques, il a beaucoup contribué aussi à la constitution d’une démographie du travail sur laquelle il publie un riche ouvrage (Naville, 1954). Sa proximité avec les économistes du travail qui analysent aussi à cette époque les questions de l’emploi sur un mode macroéconomique est évidente. Cette pensée métrologique, qui autorise le passage de la psychométrie à l’économie, est également au cœur de son Essai sur la qualification du travail (Naville, 1956).

31L’influence de Georges Friedmann d’un côté, de Pierre Naville de l’autre sur la genèse de la sociologie du travail française ne fait aucun doute. Malgré la médiocrité de leurs rapports personnels et leurs divergences scientifiques ils collaborèrent à l’ouvrage qui symbolisa longtemps la discipline : le fameux Traité. Le rapide survol des sources économiques de ces deux auteurs permet de comprendre mes premiers résultats. Les cultures économiques de Naville et de Friedmann différaient à bien des égards, par leur importance comme par leur nature, mais, la question économique était à l’évidence au cœur de leurs conceptions respectives de la sociologie.

32Autour de quelles questions et sous quelles formes les objets et les conceptualisations économiques ont-ils, à leur suite, été mobilisés par la sociologie du travail des années 1950-1960 ? J’examinerai d’abord le Traité sur un mode thématique, qui fournit un état de la discipline au début des années 1960. J’étudierai ensuite le traitement des questions économiques à travers les comptes rendus publié par Sociologie du travail de 1959 à 1968.

3. Économie et sociologie économique dans le Traité de Friedmann-Naville et dans la première décennie de Sociologie du travail

3.1. Économie et sociologie économique dans le Traité de Friedmann-Naville

33Le Traité se compose de six parties, trois par volume : Définitions et méthodes ; Industrie, population, emploi ; Travail et progrès technique ; l’Entreprise ; Valeurs et attitudes ; le Travail et la civilisation industrielle. Un tel plan offre de multiples occasions de références aux économistes et aux catégories économiques.

  • 21 G. Friedmann, op. cit., p. 12. Il se réfère à Bartoli (1957).

34Dès la première page de l’ouvrage, qui s’ouvre par un exposé général de Georges Friedmann sur « l’objet de la sociologie du travail », un économiste est cité : le libéral Clément Colson. Friedmann critique sa définition utilitariste du travail comme « […] l’emploi que l’homme fait de ses forces physiques et morales pour la production de richesses ou de services » (Colson, 1924, cité p. 11). Mais ce n’est pas pour opposer à la conception « standard » des économistes celle des sociologues. En effet, Friedmann note que la définition de Colson se rapproche de celle de Bergson qui affirme aussi que « le travail humain consiste à créer de l’utilité » (Friedmann, 1962, 12). Pour dépasser une telle définition, ce sont en fait d’autres économistes que Friedmann convoque : Marx tout particulièrement, qui aurait eu le mérite de reprendre la conception baconienne de l’homo faber, mais aussi l’économiste du travail Henri Bartoli, qui aurait fait observer, selon lui, que le travail « consiste avant tout à fabriquer, mais aussi à organiser dans un cadre social la lutte avec la nature21 ».

35Dans la suite de ce chapitre intitulé « Introduction et méthodologie », Pierre Naville expose « la méthode en sociologie du travail » (Friedmann & Naville, 1962a, 34-64). Il y fait un historique qui consacre une large place à la tradition économique : Petty et l’arithmétique sociale, Cantillon, Quesnay et la Physiocratie, Condillac, Galiani, et bien sûr les classiques : Smith, Ricardo, Marx… « Que serait, nous dit-il, aujourd’hui la sociologie du travail si Adam Smith n’avait pas écrit la Richesse des nations dans le langage le plus simple ? » (1962a, 60). Pierre Naville défend son épistémologie de la « mesure » en invitant la sociologie à devenir, ce qu’elle n’est pas encore à ses yeux, le lieu où pourrait se combiner la mesure des psychologues et celle des économistes.

36Le chapitre suivant, écrit par Georges Friedmann avec la collaboration de François-André Isambert est consacré à la relation entre « sociologie du travail et sciences sociales ». Les auteurs y passent en revue la technologie, l’histoire, la géographie, l’ethnologie, l’économie et la démographie. Dans les cinq pages consacrées aux rapports entre « sociologie du travail et sciences économiques » (Friedmann & Naville, 1962, 85-90), ils plaident explicitement pour un rapprochement des deux sciences en s’appuyant sur le courant institutionnaliste français, représenté par l’historien de la pensée économique Émile James, qu’ils citent : « la science économique échappe et échappera de plus en plus au cadre trop étroit où voulaient l’enfermer ceux qui n’y voyaient qu’une étude du mécanisme de l’intérêt individuel aux prises avec la rareté des biens disponibles » (Friedmann & Isambert, 1962, 85). À cette conception étroite, Friedmann et Isambert opposent une nouvelle science économique, qui « manifeste un intérêt croissant pour des unités économiques de types variées, replacées dans un système social déterminé » et « fait appel, plus ou moins consciemment, à une psychologie sociale qui interprète le comportement de collectivités concrètes et diverses », « et par là affronte enfin, comme en témoigne l’œuvre de François Perroux, les grands problèmes d’organisation sociale de notre temps » (Friedmann & Isambert, in Friedman & Naville, 1962, 85-86). Outre Perroux, ce sont tous les grands représentants de ce courant institutionnaliste français qui sont ici convoqués. Mais Georges Friedmann et François-André Isambert tiennent également à rendre hommage à François Simiand qui, selon eux, les avait précédés dans cette voie de la critique d’une théorie économique étroite « en particulier pour l’étude des salaires dont les taux sont loin de toujours pouvoir s’expliquer par l’offre et la demande » (p. 86).

  • 22 Il s’appuie notamment en la matière sur les travaux de son ami Alfred Sauvy.

37La pensée économique est donc très présente dès cette première partie du Traité. La deuxième partie, consacrée à la démographie du travail, fait également largement appel à l’économie. Pierre Naville ouvre le sujet avec le chapitre quatre « Population active et théorie de l’emploi ». Il s’y penche notamment sur la distinction entre « productifs et improductifs », en remontant à Petty et à Smith. Il invite les sociologues à élaborer une « théorie de l’emploi » (1962b, 143-174) qui dépasserait celle des économistes : « Les sociologues jusqu’à présent se sont limités à fournir quelques descriptions partielles de l’emploi, à indiquer le sens de son évolution différentielle et qualitative, mais sans parvenir encore à dégager une théorie à l’échelle sociale. C’est sans doute la synthèse de Marx qui présente aujourd’hui l’étude la plus compréhensive de la question. Comme les études des économistes se poursuivent de ce côté, et qu’elles sont souvent (même de façon inconsciente) à la racine des réflexions des sociologues, il ne sera pas inutile d’en dire ici quelques mots » (Naville, 1962b, 152). Il reprend alors la discussion de la théorie du chômage à partir de Malthus et de Sismondi pour aboutir à Marx22. Ce rappel des débats du xixe siècle lui sert de prolégomènes pour présenter la discussion ouverte à l’occasion de la grande crise des années 1930 et qui aboutit à la pensée keynésienne, puis à l’intervention planificatrice de l’État d’après-guerre, qui invite au rapprochement entre les pays occidentaux et socialistes : « de larges enquêtes, exécutées librement en URSS » conduiraient en effet selon lui à « rapprocher […] les manifestations sociologiques de l’emploi dans les économies entièrement planifiées de ce qu’elles sont dans les pays qui combinent la concurrence des monopoles avec la liberté de l’emploi sous le contrôle de l’État » (Naville, 1962b, 157-158).

38Économistes, démographes et statisticiens sont fortement mobilisés dans cette partie du Traité. Deux chapitres sont consacrés à la « répartition de la main-d’œuvre ». Le dernier chapitre de cette partie, intitulé « lieu de travail et résidence », relève d’une géographie socioéconomique. Il faut souligner l’attention des rédacteurs du Traité au recueil des données statistiques sans lesquelles l’analyse sociologique leur semblait tourner à vide. Les sociologues du travail de cette génération ne se contentaient pas de se référer grossièrement aux travaux des économistes ou des démographes selon une logique de partage des tâches qui a prévalu depuis. Ils contribuaient directement à la production de ces données ainsi qu’à la réflexion méthodologique sur leur emploi. Ici, pas grand-chose ne les séparait des économistes du travail, eux aussi engagés dans des travaux à vocation descriptive.

39La quatrième partie consacrée à « l’entreprise » montre que les premiers sociologues du travail ne pouvaient pas plus concevoir leur discipline sans ancrage dans une économie industrielle qu’ils ne pouvaient la concevoir sans ancrage dans une démographie économique. Le premier chapitre rédigé par Alain Touraine traite du « pouvoir et [de la] décision dans l’entreprise ». Touraine y fait la synthèse de l’économie industrielle de son temps, notamment américaine, en y traitant de la concentration économique, du contrôle de l’industrie, du système de gestion. La bibliographie qui figure à la fin de l’ouvrage ne rend pas compte de la richesse des références économiques exploitées par Alain Touraine

40Mais la sociologie économique est aussi très présente dans la cinquième partie du Traité : « Valeurs et attitudes ». Deux chapitres sont en effet consacrés à la « valeur du travail ». Le premier dû à Roger Girod, prend la question sous un angle psycho-sociologique. Le second en revanche, rédigé par Pierre Naville : « Le travail salarié et sa valeur » ressort clairement d’une sociologie économique. Ce chapitre mériterait une étude approfondie, car on y trouve les éléments essentiels du projet de sociologie du salariat de Naville. La question posée par Naville est celle de la construction sociale de la mesure économique que constitue le salaire : « Toute personne peut estimer son propre travail et celui des autres selon les critères subjectifs les plus variés. Il n’en est pas moins vrai que la société, dans son ensemble, évalue aussi le travail de chacun à son aune à elle, qui sert finalement de mesure-étalon aux individus et aux groupes. La valeur du travail prend ainsi un sens authentiquement objectif… » (Naville, in Friedmann & Naville, 109). Sur cette base, il s’interroge sur la répartition des tâches entre économistes et sociologues : « […] leur préoccupation commune est de ramener l’analyse du rapport travail/revenu à certains éléments constants sous-jacents à ses variations. Est-ce à dire que l’étude de la valeur objective du travail ne relève que de l’économie politique et que seule sa valeur subjective, telle que les groupes sociaux l’apprécient une fois qu’elle est établie et formée dépende de la sociologie ? » (Naville, in Friedmann & Naville, 110). On se doute qu’il n’adhérait pas à un tel partage des tâches. Il rappelle d’abord que les économistes eux-mêmes mêlent critères « objectifs » et « subjectifs ». Il souligne aussi que la dimension institutionnelle du salaire est déterminante, ce que, selon lui, même les économistes reconnaissent aujourd’hui.

  • 23 Cf. infra.

41Pierre Naville exploite cette problématique sur différents registres. Il dresse d’abord une « psycho-sociologie du contrat de travail » qui annonce les travaux de Bernard Mottez23. Citant une étude sur le Japon, il note le caractère collectif du contrat de travail, sa dimension d’échange social « total » qu’exprime selon la terminologie actuelle le « fordisme », et cela sur un ton qui évoque Marcel Mauss. Il souligne l’importance des rapports de force méso et macroéconomiques (bargaining power) dans la fixation du partage salaire-profit. Il s’intéresse à la signification sociale de l’instauration d’un salaire minimum et au développement du « salaire indirect », aux formes du salaire individuel, à la différentiation salariale selon l’âge, le sexe, la race, la taille des entreprises, le taux de syndicalisation, etc. Il s’agit d’un essai très complet de sociologie économique du salaire.

  • 24 Voir aussi sur ce point Mottez (1967)

42Enfin, dans la dernière partie « sociétale » du Traité, intitulée « Le travail et la civilisation industrielle », la problématique de sociologie économique apparaît également particulièrement vive, et ce, dans au moins trois des six chapitres qui la composent. Le premier, rédigé par Alain Touraine et Bernard Mottez porte sur « classe ouvrière et société globale ». Le deuxième titre de ce chapitre qui en comporte trois s’intitule : « le mouvement ouvrier et la vie économique » ; la référence à Simiand, cité, est évidente24. Le chapitre suivant, rédigé par Georges Balandier et Paul Mercier, porte sur « le travail dans les régions en voie d’industrialisation » ; il s’appuie essentiellement sur une littérature de géographie économique, mais développe aussi la notion d’économie « dualiste ». Enfin, Paul Chombart de Lauwe, dans un chapitre consacré à « la vie familiale et les budgets », reprend une tradition de sociologie économique de la consommation étudiée à travers les budgets ouvriers. Il s’inscrit explicitement dans une tradition illustrée par Ducpétiaux en Belgique, Villermé et Le Play en France, Booth et Rowtree en Angleterre, et marquée par les études fondamentales d’Engels en Allemagne, d’Halbwachs en France, de Veblen aux États-Unis, tous auteurs qu’il cite. Signalons enfin un dernier chapitre, très original de cette partie : celui que Pierre Naville consacre au thème « travail et guerre », lequel n’est pas exempt de considérations de sociologie économique.

43Ce bref examen du Traité permet de donner du sens aux résultats statistiques initialement présentés. On voit en effet que la référence à l’économie n’y est pas superficielle, et ceci, sous la plume d’auteurs variés. On voit s’y manifester la large convergence d’optique des sociologues du travail avec les économistes du travail français contemporains et chez un certain nombre d’entre eux la bonne connaissance des travaux anglo-saxons, notamment dans le domaine de l’économie industrielle et de la théorie des organisations. Mais on sent aussi l’influence de la tradition de sociologie économique durkheimienne et tout particulièrement celle de Simiand et d’Halbwachs. Enfin, on voit émerger chez Pierre Naville un projet original de sociologie économique.

3. 2. Économie et sociologie économique dans Sociologie du travail (1959-1968)

  • 25 Cette restriction renforce en même temps notre argument, car l’importance de la problématique écon (...)

44L’étude des livraisons de Sociologie du travail permet de regarder les choses sur une plus longue période, même si elle a le défaut de ne concerner que les friedmanniens25. Les dix premières années de la revue, à raison de quatre numéros par an de 1960 à 1968 (plus, l’unique numéro de 1959), totalisent trente-sept livraisons. Je me contenterai d’inventorier les comptes rendus de lecture et les « notes critiques » explicitement consacrés à des ouvrages économiques.

45L’ouverture du premier numéro est à cet égard symbolique avec un long et riche compte rendu par Jean-Daniel Reynaud des trois gros volumes de Jean Marchal et Jacques Lecaillon sur La répartition du revenu national (Marchal & Lecaillon, 1958). Jean-Daniel Reynaud s’inscrit explicitement dans la perspective de rapprochement de l’économie et de la sociologie défendue par les auteurs dont il rend compte. La connexité profonde entre la sociologie et l’économie du travail est affirmée sans ambages. Jean-Daniel Reynaud fait plus que l’affirmer ; il le prouve par la pertinence de la discussion des thèses de Marchal et Lecaillon qu’il mène dans une perspective weberienne, qu’il oppose à l’interprétation marxiste dont il trouve les deux auteurs encore trop proches.

  • 26 Comme le livre de March (1965) discuté par Thoenig et Willig (1966)

46C’est une discussion similaire et de même qualité de la « philosophie du management » de Peter Drucker à laquelle procède Jean-Daniel Reynaud en 1960 (Reynaud, 1960). Ici encore, c’est dans une perspective weberienne saisissant l’entreprise comme une « organisation » qu’est lu Drucker. Cet article peut être rapproché d’une note sur la théorie des organisations de Michel Crozier, qui paraît l’année suivante (Crozier, 1961). Il y présente le débat américain à l’occasion de la parution des actes d’un symposium dirigé par Mason Haire (1959) et montre le conflit qui se déroule alors aux États-Unis entre les héritiers de l’École des ressources humaines et les promoteurs d’une science de l’organisation. L’enjeu, on s’en doute, le concerne directement ; sa position est sans ambiguïté, même si elle est professée encore modestement : c’est dans la perspective de James March et Herbert Simon (March & Simon, 1958) qu’il se situe lui-même, celle d’une « analyse stratégique », fondée sur un « néo-rationalisme » : la « rationalité limitée ». Cette discussion de la théorie américaine des organisations est poursuivie dans de nombreux comptes rendus concernant des ouvrages aux objets plus spécifiques26.

47L’inspiration socio-économique ne vient toutefois pas uniquement d’outre-Atlantique. La relation apparaît étroite en effet entre l’équipe de Sociologie du travail et celle des économistes du travail réunis autour de François Sellier au Centre d’études des relations sociales à Aix-en-Provence d’où sera issu, en 1969, le Laboratoire d’économie et de sociologie du travail. Dès 1961, Dominique Lahalle rend compte de la publication de la thèse de Guy Caire sur Le syndicalisme et l’automation (Lahalle, 1961). Un peu plus tard, c’est Bernard Mottez qui rend compte du traité d’Économie du travail de François Sellier et d’André Tiano (Mottez, 1962), en en soulignant l’« optique délibérément institutionnaliste, optique qui caractériserait certainement, selon eux, l’esprit même de cette discipline (l’économie du travail) ». En 1964, c’est, symétriquement, François Sellier qui rend longuement compte de l’ouvrage de Jean-Daniel Reynaud sur le syndicalisme (Sellier, 1964).

48Mais l’intérêt pour les questions économiques des rédacteurs de Sociologie du travail ne se limite pas à la seule question du travail. Les problèmes du « développement » sont également traités, dans une perspective historique et contemporaine (Reynaud, 1966 ; Treanton, 1967 ; Dumont, 1962 ; Erbès-Seguin, 1967).

49Cette revue de littérature pourrait laisser penser que les rédacteurs de Sociologie du travail s’intéressait à la « socioéconomie » dans un sens vague, mais pas à la sociologie économique proprement dite. Outre qu’un tel distinguo me paraît épistémologiquement problématique pour des raisons que je développerai en conclusion, la thèse n’est pas factuellement fondée, puisque l’item même de « sociologie économique » n’est pas absent des colonnes de la revue. En effet, en 1964, Jacques Lautman présente au lecteur français le traité du collaborateur de Talcott Parsons, Neil J. Smelser : Economic Sociology (Lautman, 1964). L’ouvrage est décrit comme « à la fois excitant pour la réflexion et décevant dans les résultats » (p. 316). En effet, si Lautman s’inquiète de ce qu’on risque ainsi de « reprendre des thèmes connus en un langage un peu différent », il adhère volontiers à l’idée de Smelser de l’intérêt à « constituer la sociologie économique comme discipline particulière » (p. 316 et 317).

  • 27 M. Godelier ne cite d’ailleurs lui-même pas cet ouvrage en 1965. Il s’appuie sur celui publié en 1 (...)

50Autres exemples de l’intérêt manifeste des rédacteurs de Sociologie du travail pour la « sociologie économique » : Jean-René Tréanton rend compte de la réédition américaine de l’ouvrage de Thorstein Veblen introduit par Daniel Bell (Tréanton, 1965) ; Daniel Vidal présente la réédition par Georges Gurvitch d’œuvres choisies de Saint-Simon (Vidal, 1966) ; Michel Amiot discute de l’ouvrage de Maurice Godelier : Rationalité et irrationalité en économie (Amiot, 1967). Mais il faudra attendre la traduction française de la Grande transformation en 1983 pour que les sociologues du travail prennent conscience de l’intérêt de Karl Polyani (Polyani, 1983 ; 1944), bien lu quant à lui par Maurice Godelier27.

51Les sociologues français du travail des années 1960 sont donc très intéressés par l’économie et la sociologie économique.

4. L’apport de la sociologie du travail à la sociologie économique

52Discutons maintenant sur le fond les thèses de Michaël Rose et Richard Swedberg.

53La thèse de Rose doit, au vu de notre inventaire, être pour le moins nuancée. Les sociologues français du travail des années 1950-1960 s’intéressaient effectivement pour beaucoup au marxisme. Mais la domination idéologique du marxisme n’était toutefois pas ce qu’elle fut dans la période ultérieure, car les sociologues français héritaient d’une autre tradition socialiste, celle-là même qui avait alimenté la sociologie économique française d’avant-guerre chez Bouglé, Simiand ou les historiens des Annales. L’adhésion d’un Friedmann au régime soviétique avant-guerre, la connivence de nombreux sociologues du travail avec le Parti communiste d’après-guerre ne doivent pas être interprétées comme une adhésion intellectuelle au marxisme. La capacité d’attraction du Parti communiste en France chez les intellectuels dépassait en effet de loin la sphère d’influence du marxisme, elle allait jusqu’à nombre de catholiques sociaux et, à l’autre bord, jusqu’à des rationalistes positivistes, sans parler de l’étrange combinaison intellectuelle que constitue l’« existentialisme ». Inversement, les auteurs les plus authentiquement marxistes, comme Pierre Naville, pouvaient être, en raison de leurs attaches « trotskistes », de virulents opposants au Parti communiste.

54Les sources économiques des sociologues du travail français d’après-guerre ne se limitaient donc pas au marxisme, loin s’en faut. Ceux qui, comme Naville, étaient le plus profondément « marxistes » maîtrisaient les auteurs classiques du xviiie et du xixe siècles, mais connaissaient aussi la pensée économique moderne, celle des néoclassiques ou des théoriciens des jeux. S’ils cherchaient à la combattre idéologiquement, ils en concevaient pourtant la portée méthodologique. Par ailleurs, tous connaissaient la pensée économique française de l’époque, marquée par un renouveau de l’institutionnalisme qui s’illustrait dans l’économie du travail. Enfin, nombre de ces sociologues portaient un regard attentif à ce qui se jouait alors outre-Atlantique dans le renouveau d’une approche microéconomique fondée sur le principe de la « rationalité limitée », orientation qui allait générer la « théorie des organisations », qui prit d’abord en France, autour de Michel Crozier, la forme de la « sociologie des organisations ».

55Ce riche paysage d’échange entre économie et sociologie invalide les prémisses de la thèse de Swedberg – « les sociologues français du travail ne connaissaient rien à l’économie » – mais cela ne contredit pas forcément sa conclusion – « c’est pourquoi ils n’ont rien apporté à la sociologie économique ». Après tout, les sociologues français du travail auraient pu être bien armés en matière de connaissances économiques et ne pas avoir pour autant apporté des contributions intéressantes à la sociologie économique. Or, même sous cette seconde forme, la thèse de l’impuissance économique de la sociologie du travail française d’après-guerre ne peut pas être retenue. De ce fait, c’est l’idée même d’une « éclipse » de la sociologie économique après-guerre que j’entends discuter. Un certain nombre de travaux de sociologie du travail menés au cours de cette période relèvent bien de la sociologie économique et ont, pour certains, laissé des traces durables qui alimentent encore la réflexion contemporaine.

56L’ouvrage qui a probablement le plus marqué les auteurs de cette génération et de celle qui a suivi est celui d’Alain Touraine sur les usines Renault avec les trois fameuses phases A, B, C qu’il en a dégagé pour penser l’histoire du travail ouvrier dans cette entreprise et, plus généralement, dans la société moderne (Touraine, 1955). Une telle thèse s’inscrit dans une tradition historiciste de sociologie économique, qui prend sa source dans l’école historique allemande et a été illustrée, au cours de l’« âge d’or » de la sociologie économique, par Max Weber et Werner Sombart, ultérieurement par Lewis Mumford et Karl Polanyi, mais aussi d’une certaine manière par Walt Rostow et Alfred Chandler, et aujourd’hui en France par le courant économique « régulationniste » en économie. C’est à dessein que j’ai regroupé des auteurs par ailleurs si différents. Dans chacun de ces cas, une conception historique de la sociologie économique est mise en œuvre pour repérer des congruences entre divers types de phénomènes sociaux (techniques, culturels, économiques…) afin de saisir la dynamique d’ensemble de la société. La socioéconomie du travail rejoint ici la socioéconomie du développement ; j’y reviendrai.

57Mais par ailleurs, si on se limite au champ de la grande entreprise industrielle, et si on en interprète les trois « phases » du point de vue synchronique de leur cohérence interne, plus que du point de vue diachronique de leur succession, l’approche de Touraine rejoint la socioéconomie des organisations, illustrée par les analyses de Peter Drucker aux États-Unis ou par celles de Joan Woodward en Grande-Bretagne (Wodward, 1965), soit une orientation gestionnaire de la sociologie économique appliquée aux organisations productives. En France, c’est Michel Crozier qui, avec l’équipe qu’il créa au CSO, illustra le mieux une telle perspective. L’Acteur et le système, publié en 1977 avec Erhard Friedberg, va fournir en France la matrice d’une possible sociologie de l’action économique dont l’influence resta alors limitée, chez les sociologues proprement dits. Mais, avec le recul, le CSO apparaît comme le lieu de permanence en France d’une certaine forme de sociologie économique, empruntant à Weber sa théorie de l’action, à Merton, la notion d’effets émergents et à March et Simon celle de rationalité limitée. Le renouveau actuel en France de la sociologie économique peut difficilement ignorer cette tradition.

58Une autre orientation, par certains côtés apparentée à cette dernière, est celle qu’a initiée Jean-Daniel Reynaud. On a vu également combien il fut actif dès le début des années 1960 dans la discussion des travaux des économistes français et américains avec l’intention explicite de critique du marxisme. Son travail sur le syndicalisme français, initialement publié en 1963, puis réédité, révisé et enrichi, en 1966 et 1975, s’inscrit dans la perspective de l’étude des « relations professionnelles » initiée par les époux Webb et repris à la même époque aux États-Unis dans une perspective parsonsienne par John Dunlop. Si l’école de Crozier s’intéressa essentiellement à la rationalité de l’action individuelle dans les organisations, celle de Reynaud se pencha sur la problématique de l’acteur collectif. La publication en 1989 des Règles du jeu marqua ici aussi une étape dans la diffusion auprès des sociologues d’une conception socioéconomique de l’action en rupture avec le marxisme. L’influence de Jean-Daniel Reynaud est grande chez certains des sociologues français du travail qui se réclament aujourd’hui de la sociologie économique, comme chez Michel Lallement, son successeur à la chaire du Conservatoire. Mais il faut souligner aussi la grande connivence de ce mouvement de pensée avec l’école économique « conventionnaliste » dans la recherche commune d’une construction itérative du social à partir de l’action individuelle.

  • 28 Marx ne figure même pas dans l’index de son ouvrage !

59À la croisée de ces différents chemins, il faut placer l’œuvre tout à fait originale de Bernard Mottez sur les « systèmes de salaire », qui par sa simple existence, suffit à ruiner l’idée d’une absence de problématique de sociologie économique dans la tradition française de sociologie du travail (Mottez, 1966). Il s’agit d’une des plus belles réussites d’une authentique démarche de sociologie économique, qui contourne délibérément la pensée de Marx28. Ce grand livre ouvre encore aujourd’hui de riches perspectives pour une sociologie économique des rapports de travail.

60Il faut citer enfin un quatrième courant dont l’influence sur la sociologie économique française contemporaine est plus souterraine : celui initié par Pierre Naville et repris notamment par Pierre Rolle. Comme on l’a vu, Pierre Naville était sûrement, parmi les sociologues français des années 1950-1960, celui qui connaissait le mieux la pensée économique, sous toutes ses formes. Son projet d’une sociologie du salariat, sa réflexion sur la nécessaire combinaison des apports de la psychométrie d’une part, de la théorie économique de l’autre dans l’élaboration d’une sociologie scientifique appuyée sur les théories logiques modernes de la mesure, devraient lui accorder une place, qu’il n’a pas, dans l’histoire du « marxisme analytique », mais aussi, plus généralement, de la sociologie économique. Pourquoi cet échec du projet sociologique de Naville ? Il me semble pouvoir s’expliquer en partie en revenant à la question du marxisme analysée par Michaël Rose.

61Pierre Naville avait en quelque sorte le tort d’être réellement « marxiste » dans un environnement qui l’était en définitive fort peu. Mais le triomphe apparent du marxisme dans la période postérieure ne lui profita pas. Car, dans les années 1970, domine un marxisme dogmatique d’inspiration plutôt « maoïste » dans la socioéconomie du développement, mais aussi dans la sociologie du travail. Ce marxisme dogmatique, se focalisa, en sociologie du travail, sur le thème de la « déqualification », analogon, dans ce champ de la théorie de l’« échange inégal » en socioéconomie du développement. Une telle doctrine avait peu à faire des savantes études métrologiques de Pierre Naville. Aussi, paradoxalement, les sociologues du travail néo-marxistes des années 1970 s’appuyèrent moins sur l’œuvre effectivement riche de références marxistes de Naville, que sur celle, infiniment plus pauvre en la matière, de Friedmann, où ils pouvaient puiser un pathos ouvriériste. Cela me ramène à la thèse de Rose, qui, écrivant sur la sociologie du travail française des années 1950-1960, avait en fait largement à l’esprit celle des années 1970, ce qui le conduisait à quelques illusions rétrospectives.

62Je ne peux que témoigner à l’inverse de l’ouverture que constitua pour moi, jeune économiste marxisant, la découverte, à la fin des années 1970, de la pensée de Pierre Naville. Travaillant sur l’industrie pétrolière, je ne pouvais me satisfaire du modèle de la « déqualification du travail » (Naville, 1963 ; Vatin, 1987).

Conclusion

63Au terme de ce parcours, j’espère avoir montré :

  1. que la sociologie du travail française des années 1950-1960 ne se désintéressait pas des questions économiques ;
  2. que les sociologues de cette génération disposaient, pris en bloc, d’une assez large culture économique, qui ne se limitait pas, loin s’en faut, au marxisme ;
  3. qu’ils entretenaient des rapports étroits avec les économistes du travail de leur génération, avec qui ils partageaient très largement les objets, les méthodes et les options théoriques ;
  4. que la tradition de sociologie économique durkheimienne, celle de François Simiand, a marqué en profondeur l’école de Georges Friedmann ; et que c’est justement cet ancrage dans l’économie positive de Simiand qui a écarté Friedmann lui-même de la théorie économique proprement dite, ce qui ne fut pas le cas de nombre de ces disciples au premier rang desquels Alain Touraine, Jean-Daniel Reynaud, Michel Crozier et Bernard Mottez ;
  5. que la question s’est posée très différemment pour Pierre Naville, riche d’une culture marxiste vivante, sur la base de laquelle il a tenté d’initier une sociologie économique originale, qui, pour n’avoir pas eu beaucoup de suites immédiates, n’en reste pas moins un vivier d’idées où il serait utile aujourd’hui de se ressourcer.
  • 29 Ayant fait personnellement des études d’économie de 1974 à 1978 à la Faculté des sciences économiq (...)

64À ce stade de l’analyse, il est possible de revenir de façon plus générale à la thèse de Richard Swedberg d’une « éclipse » de la sociologie économique après-guerre en Europe jusqu’à sa renaissance dans les années 1970 dans le monde anglo-saxon, suivie de la diffusion récente sur le continent de cette « nouvelle sociologie économique ». Un bilan systématique de la littérature de sociologie du travail française des années 1950-1960 ne confirme pas cette thèse. Des travaux parallèles menés sur les revues économiques montrent la même chose, regardée du bord opposé : les économistes français des années 1950-1960 étaient beaucoup plus ouverts à la sociologie que ne le seront leurs successeurs (Steiner, 2000). Autrement dit, la « grande rupture » est venue plus tard, à la fin des années 1970, quand s’est imposé en France un type d’enseignement économique à la mode « américaine29 ». Ce n’est que plus tard encore que la plupart des sociologues français renonceront, en abandonnant toute référence au marxisme, à l’idée, communément acceptée jusque-là d’une détermination du social « en dernière instance » par l’économique.

65Ainsi, dans les années 1980, chacune de ces deux disciplines a tendu, en France, à s’enfermer dans une quête méthodologique passablement « égocentrique ». Alors que, les économistes français se sont, à l’instar de leurs confrères anglo-saxons, focalisés sur la recherche abstraite de la cohérence interne de leurs modèles, les sociologues, délaissant eux aussi la description macrosociale, ont eu tendance à s’abîmer dans la contemplation de la « construction sociale de la réalité » (Berger & Luckmann, 1986). Ce virage de la pensée sociologique française au profit de modèles plus « compréhensifs » importés notamment de la tradition interactionniste américaine s’est fait au nom du rejet du marxisme dogmatique. Mais on n’a pas assez noté qu’avec le marxisme c’était aussi toute une tradition de morphologie sociale issue de la sociologie durkheimienne à laquelle les sociologues français ont ainsi renoncé.

66Finalement le rejet de l’économie par les sociologues français apparaît pour une part comme la conséquence paradoxale du « gauchisme » en sciences sociales des années 1970. Car la référence omniprésente alors à des catégories économiques marxistes souvent sommairement comprises fut suivie, dans les années 1980, d’un reflux, avec le marxisme, de toute interprétation structurale, notamment via l’importance de l’économie, des phénomènes sociaux. Mais cette évolution des sociologues vers un rejet de l’économie a été entretenue par l’évolution de la théorie économique elle-même, qui s’engage alors de son côté dans la voie d’une formalisation mathématique poussée, devenue inaccessible à la plupart des sociologues.

67C’est à ce stade de l’histoire académique française que la question de la formation des sociologues prend tout son sens. La licence de sociologie n’est en effet créée qu’en 1958. Ce n’est donc que dans les années 1970 que la sociologie française va progressivement se trouver dominée par des personnes formées à la sociologie stricto-sensu. Enfin, un amalgame se constitue alors, à tort ou à raison, dans l’esprit de bien des sociologues, entre l’imposition symbolique que constitue l’appareillage mathématique pour les non-initiés et l’imposition politique d’un ordre libéral auquel est assimilée la pensée économique en général. Ainsi, pour la même raison idéologique, l’adhésion à une posture de « critique sociale » (Touraine, 1974), la plupart des sociologues adoptèrent tour à tour la thèse d’un déterminisme économique (« marxiste ») en dernière instance, et celle du non-déterminisme économique (comme technologique ; les deux furent souvent confondus) comme garantie d’une autonomie épistémologique de la sociologie mais aussi comme contre-feu à une domination économique jugée socialement perverse.

68Pour autant la sociologie économique n’a pas été absente en France durant les années 1980, soit avant l’introduction en de la « nouvelle sociologie économique ». Des problématiques de sociologie économique furent à cette époque développées par des économistes qui n’étaient pas prêts à renoncer à l’ancrage de leur discipline dans la description du monde social. Plus généralement la sociologie économique ne peut connaître de véritables éclipses, car elle accompagne nécessairement le regard économique sur le monde et la constitution d’une « théorie économique » qu’il induit. On pourrait montrer à cet égard que, depuis que s’est élaborée au xviiie siècle, une théorie économique, cette œuvre de formalisation s’est perpétuellement accompagnée d’un regard réflexif appuyé sur une forme de retour au réel que l’on peut désigner par la formule de « sociologie économique » (Steiner, 1999).

69Je me situe ici dans la sphère des idées, indépendamment des univers académiques dans lesquelles les idées peuvent être produites et débattues. Je ne néglige pas pour autant ces dimensions du problème qui relèvent d’une sociologie des institutions universitaires. Mais, sous ce registre, la question des « disciplines » en sciences sociales n’a de sens que depuis la fin du xixe siècle ou le début du xxe siècle, quand apparaissent les premières chaires universitaires, d’économie politique d’abord, de sociologie ensuite. Encore, ces chaires restent-elles subordonnées jusque dans les années 1960 aux Facultés de droit pour l’économie, de Lettres (et plus précisément à la philosophie) pour la sociologie. Cette fracture institutionnelle, sans rapport avec des débats proprement épistémologiques, a constitué un obstacle important en France à la circulation des personnes et des idées entre l’économie et la sociologie. En conséquence, on ne peut manquer d’être frappé a contrario par la permanence malgré tout d’une circulation intellectuelle constante entre ces deux disciplines.

70Le cas de la sociologie du travail des années 1950-1960 est une illustration de la permanence obligée de ce lien entre économie et sociologie. Il me paraît tenir de la nature des choses. La sociologie économique se développe dans les pores de la théorie économique, dans les espaces que la théorie ne parvient pas totalement à endogènéiser dans son dispositif formel. Elle sonne comme un « rappel au réel » face aux apories paradoxalement générées par l’économie « pure » dans sa recherche de cohérence abstraite. Il en est ainsi du statut du travail comme « marchandise », postulat indispensable pour élaborer une théorie de l’équilibre général, et qui, pourtant, pose à la théorie économique des problèmes insolubles ; ou encore, du concept de « capital » comme fondement d’une théorie de la croissance, comme si celle-ci pouvait résulter du mouvement mécanique auto-entretenu d’une masse financière, indépendamment des « comportements » économiques et des « structures » sociales. C’est à dessein que j’ai pris ces deux exemples qui illustrent les deux thèmes majeurs : ceux du « travail » et du « développement » sur lesquels une « sociologie économique » a toujours accompagné le développement de la théorie économique. À cet égard, un des résultats, inattendus, de mon enquête sur la sociologie du travail française des années 1950-1960 est d’y avoir vu apparaître si clairement le thème du développement, sans doute très discuté à l’époque, mais qu’on n’attendait pas forcément là.

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Notes

1 Le travail de réduction et de mise aux normes éditoriales de la NRT a été réalisé par Paul Bouffartigue.

2 Je remercie Paul Bouffartigue qui a proposé de soumettre cet article à la Nouvelle revue du travail, vingt ans après sa rédaction. Je n’ai pas voulu y toucher, bien que je ne l’écrirais plus ainsi aujourd’hui. Il a généreusement accepté de le réduire un peu et de le mettre au format de la revue. Pour le reste il est strictement conforme à son état primitif.

3 C’est dans un article tardif que Georges Friedmann a le plus clairement soutenu cette thèse de la « convergence » des systèmes capitalistes et socialistes, fondés sur le même « milieu technique » : « La grande aventure », Arguments, 1962, no 27-28, repris dans Sept études sur l’homme et la technique, Paris, Gonthiers, 1966, 174-202. Mais il revenait de loin en la matière, ses premiers travaux soutenant que les « problèmes du machinisme » étaient ceux du capitalisme et qu’ils trouvaient, dans la jeune Union soviétique, une solution harmonieuse.

4 Michael Rose s’amuse à cet égard à souligner la convergence à son point de vue d’auteurs a priori aussi éloignés que Michel Crozier et Serges Mallet.

5 Idem, p. 169. Mais Michaël Rose insiste bien sur le fait que cet argument n’est pour lui que secondaire. La cause essentielle de cette cécité des sociologues français réside en effet selon lui dans le « French economic “miracle” » d’après-guerre, qui les aurait convaincus, en accord avec l’élite technocratique du pays d’alors, de l’inéluctabilité d’un progrès technique et économique continu.

6 On trouvera les résultats détaillés de cet inventaire statistique sur https://nrt.hypotheses.org/5471

7 Voir l’annexe statistique sur https://nrt.hypotheses.org/5471

8 Mon relevé minore le nombre d’entrée d’économistes, d’une part en raison des omissions dans l’index, d’autre part du fait que certains noms d’économistes de l’époque ignorés de moi ont pu être omis.

9 Compte tenu du total, les chiffres bruts peuvent être interprétés comme les pourcentages correspondant.

10 Colin Clark n’est cité qu’une fois dans l’ouvrage de De Coster et Pichault, alors qu’il est abondamment utilisé dans celui de Friedmann et Naville (voir infra).

11 Comme l’a évoqué incidemment Jean-Michel Chapoulie, c’est bien avant la guerre et au sein même du milieu durkheimien que s’annonce le virage de la sociologie française vers une approche empirique des faits sociaux (Chapoulie, 1991). Voir aussi Marcel (2001).

12 Il n’est qu’à parcourir les Annales d’histoire économique et sociale, auxquelles collaborent notamment Maurice Halbwachs et Georges Friedmann, pour s’en convaincre.

13 La philosophie de l’histoire de Cournot, caractérisée par une problématique de la « rationalisation » et du « désenchantement du monde » qui annonce Weber, fait l’objet d’un intérêt certain dans ce milieu au cours des années 1930.

14 Voir par exemple, Rigaudias-Weiss (1936).

15 Le premier ouvrage de Friedmann (1923) est d’ailleurs proprement historique.

16 Voir sa biographie par Michel Dreyfus in Fontanon et Grelon (1994).

17 Voir la biographie de Georges Renard par Laure Godineau in Fontanon et Grelon (1994).

18 Le Journal de guerre de Friedmann est marqué par une interrogation lancinante : jusqu’où faut-il remonter ? Le « stalinisme » n’était-il pas déjà en germe chez Lénine ? (Friedmann, 1987, 104) Un point semble en tout cas clair pour lui : il s’agit d’une déviation du « marxisme » qui est fondamentalement un « humanisme ».

19 Mauss n’est cité qu’une seule fois, à ce propos, dans la grande œuvre de Friedmann (Friedmann, 1946), mais Friedmann cite peu les sociologues

20 On pourra juger de la qualité de la culture marxienne de Naville par exemple à la lecture du premier volume du Nouveau Léviathan, De l’aliénation à la jouissance, (Oskar Lange, Kantorovitch, Baran & Sweezy…). qui constituait sa thèse (Naville, 1957).

21 G. Friedmann, op. cit., p. 12. Il se réfère à Bartoli (1957).

22 Il s’appuie notamment en la matière sur les travaux de son ami Alfred Sauvy.

23 Cf. infra.

24 Voir aussi sur ce point Mottez (1967)

25 Cette restriction renforce en même temps notre argument, car l’importance de la problématique économique chez Pierre Naville et ses collaborateurs ne saurait faire de doute comme le prouve l’analyse précédente de leur contribution au Traité. Les Cahiers d’études de l’automation créés par Pierre Naville rendaient compte indifféremment d’ouvrages économiques et sociologiques sur l’automation.

26 Comme le livre de March (1965) discuté par Thoenig et Willig (1966)

27 M. Godelier ne cite d’ailleurs lui-même pas cet ouvrage en 1965. Il s’appuie sur celui publié en 1957 par Polyani avec Conrad M. Arensberg et Harry W. Pearson (Arensberg, Pearson & Polanyi, 1957)

28 Marx ne figure même pas dans l’index de son ouvrage !

29 Ayant fait personnellement des études d’économie de 1974 à 1978 à la Faculté des sciences économiques d’Aix-en-Provence, je peux témoigner que les deux cultures cohabitaient encore à cette époque dans l’enseignement.

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Pour citer cet article

Référence électronique

François Vatin, « Sociologie du travail et sociologie économique en France (1945-1968) »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 16 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/14704 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.14704

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Auteur

François Vatin

IDHES, UMR 8533 CNRS, Université Paris-Nanterre

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