1La montée, depuis le début du siècle, des préoccupations relatives aux souffrances psychiques au travail (De Gaulejac, 2010 ; Benquet & al., 2010 ; Gollac, 2012) a été analysée par plusieurs chercheurs comme une des multiples manifestations de la psychologisation croissante des rapports sociaux (Demailly, 2005 ; Salman, 2007 ; Stevens, 2008). Suivant cette interprétation, le caractère de plus en plus central des « risques psychosociaux » dans les débats sur la santé au travail traduit la prégnance d’une vision individualisante des causes des maux affectant les travailleurs, qui tend à occulter leurs déterminants sociaux et structurels. L’inscription des revendications portant sur le stress au travail, le burn-out ou les suicides professionnels dans les répertoires protestataires syndicaux peut par exemple avoir pour corollaire une dépolitisation des conflits du travail, comprise comme une mise au second plan de la dénonciation des rapports de domination au profit d’une promotion de la bonne santé des travailleurs (Marichalar & Martin, 2011). Pour autant, d’autres travaux soulignent que la dénonciation des souffrances psychiques des travailleurs n’empêche pas la critique des conditions de travail et des systèmes productifs et contribue à la renouveler (Bouffartigue, 2010 ; Delmas, 2012 ; Ponge, 2020). Dans cet article, nous montrons que cet enjeu de la politisation des souffrances psychiques au travail, loin d’être limité au monde académique, fait également l’objet de réflexions et de tensions au sein des organisations militantes. Pour contribuer à l’étude de cette « réflexivité militante » (Maurer & Pierru, 2001) vis-à-vis des difficultés de la politisation de la souffrance psychique au travail, nous partons ici de l’expérience d’un acteur, Solidarité paysans. Ce réseau associatif a en effet inscrit l’enjeu de la souffrance psychique des exploitants agricoles dans ses thèmes de mobilisation depuis la fin du siècle dernier. Au cours de la dernière décennie, l’investissement militant sur ce thème a induit une série de tensions au sein de ce réseau, à mesure que la question des souffrances au travail des agriculteurs est devenue publicisée et a fait l’objet de luttes d’appropriation (Gusfield, 2009) entre les acteurs politiques du secteur.
2La souffrance psychique des travailleurs agricoles a en effet connu, depuis une décennie, une médiatisation sans précédent à travers la question du suicide des agriculteurs (Deffontaines, 2014 ; Jacques-Jouvenot, 2014 ; Repplinger, 2015). Cette mise à l’agenda, qui a été d’abord promue par des syndicats d’exploitants minoritaires (Deffontaines, 2021a) situés à droite (comme la Coordination rurale) ou à gauche (comme la Confédération paysanne) de l’échiquier politique agricole, a été très vite soutenue par le syndicat majoritaire, la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles (FNSEA). L’idée suivant laquelle le suicide des agriculteurs est un phénomène massif fait aujourd’hui l’objet, parmi l’ensemble des acteurs agricoles, d’un consensus d’autant plus frappant que cet enjeu demeure discuté sur le plan scientifique (voir encadré 1), et que d’autres problématiques de santé au travail en agriculture sont marquées par de fortes controverses (Jouzel & Prete, 2015).
Encadré 1. Le sursuicide des agriculteurs : des données limitées, une objectivation complexe
À la suite d’Émile Durkheim (1897), l’un des fondateurs de la sociologie, nombreux ont été les travaux qui se sont intéressés au suicide pour en comprendre les variations, mais aussi parce que c’est un phénomène dont l’étude éclaire le fonctionnement social (Baudelot & Establet, 2006). Le lien entre santé mentale, suicide et activité professionnelle a été mis en évidence par de nombreuses études scientifiques. Elles montrent que l’appartenance à certains groupes professionnels, les moins qualifiés, exposés à des facteurs de risques psychosociaux, ou ayant plus facilement accès à des moyens létaux, augmente la probabilité de se suicider (Milner & al., 2013). En particulier, des études objectivent un surrisque de suicide des agriculteurs comparé à celui de la population active ou d’autres groupes professionnels dans différents contextes nationaux (Klingelschmidt & al., 2018a). Les données sur les tentatives de suicide sont, en revanche, beaucoup plus lacunaires, certaines études estimant leur prévalence plus faible chez les agriculteurs français qu’au sein d’autres catégories professionnelles (Cohidon & al., 2010).
À la faveur de la mise à l’agenda du problème du suicide agricole, de nouvelles études ont été lancées en France et ont permis de préciser le phénomène et son ampleur (Bossard & al., 2013). Outre qu’elles ont permis de recenser le nombre de suicides (en 2010-2011 par exemple, 253 décès par suicide chez les exploitants hommes et 43 décès par suicide chez les femmes), elles ont mis en évidence un excès de suicide des exploitants agricoles par rapport à la population générale variable selon les années (+28 % en 2008, +22 % en 2009, +20 % en 2010, mais +0 % en 2011). Cet excès concerne particulièrement certaines filières (bovin-lait ou bovin-viande) et certaines classes d’âge (45-54 ans) (Khireddine-Medouni & al., 2016). Ainsi, les agriculteurs du secteur de l’élevage bovin-viande présentaient un excès de mortalité par suicide statistiquement significatif par rapport à la population générale d’âge similaire en 2008 (+127 %) et en 2009 (+57 %) et les agriculteurs du secteur de l’élevage bovins-lait présentaient quant à eux un excès de mortalité statistiquement significatif en 2008 (+56 %), 2009 (+47 %) et 2010 (+51 %). Des études menées sur la population des salariés relevant du régime de sécurité sociale agricole ne retrouvent pas l’excès de risque observé pour les exploitants (Klingelschmidt & al., 2018b).
Au-delà de ce constat général, l’identification des mécanismes et des facteurs qui contribuent au surrisque de suicide des travailleurs agricoles reste débattue, en raison à la fois de la complexité du phénomène et des limites des données disponibles (Célérier, 2014 ; Deffontaines, 2017). Les facteurs évoqués pour rendre compte du risque accru de suicide chez les exploitants agricoles sont multiples (insécurité économique, accès aux moyens létaux, expositions aux agents chimiques, etc.) (Cabanel & Ferrat, 2021). Des études qualitatives ou des traitements statistiques plus ciblés permettent de réfléchir plus finement aux configurations suicidogènes dans lesquelles les agriculteurs sont plongés (Spoljar, 2014 ; Previtali, 2015 ; Deffontaines 2021b).
3Au-delà de ce consensus sur l’importance du problème de la souffrance des exploitants, les acteurs politiques agricoles mettent en avant des interprétations divergentes des causes (et donc des solutions) à ce problème. Certains – proche du syndicat majoritaire, la FNSEA – proposent une interprétation qui homogénéise la catégorie des « agriculteurs » (Deffontaines, 2021a) et qui, parmi les causes multiples pouvant expliquer leur souffrance, privilégient les facteurs les plus exogènes et les moins susceptibles de remettre en cause le modèle productiviste : fluctuations des cours mondiaux des denrées agricoles, montée au sein de la société française d’un « agri-bashing » traduisant une vision dépréciative du travail des exploitants agricoles, isolement dans les espaces ruraux en désertification… (voir par exemple, Damaisin, 2020). A contrario, d’autres présentent les souffrances des agriculteurs comme des dégâts induits par le système productif agricole : charge de travail, suréquipement et surendettement, inégalités socio-économiques. Solidarité paysans est l’un d’entre eux. Ce réseau d’associations locales, proche de la Confédération paysanne, s’est constitué dans les années 1980 essentiellement pour dénoncer l’industrialisation de l’agriculture et défendre les agriculteurs en difficulté économique. Dès les années 1990, il s’est investi autour du thème de la souffrance morale et psychique des agriculteurs pour le politiser et l’inscrire dans la perspective d’une critique de l’agriculture intensive. Nous nous attachons ici à décrire cet investissement et la manière dont il prolonge et dont, au fil du temps, il met en tension le projet politique du réseau. Il s’agit en effet pour Solidarité paysans de mener un difficile « travail de politisation » (Ponge, 2020) de la souffrance psychique des agriculteurs qui vise à mettre en avant, à l’intérieur du réseau et dans l’espace des mobilisations, que cette souffrance est la conséquence des conditions de travail dégradées et des effets pervers du productivisme agricole.
Encadré 2. L’enquête
L’article s’appuie sur une enquête menée de 2018 à 2021 auprès de Solidarité paysans, réseau d’associations locales présentes dans 64 départements qui, grâce à l’investissement de salariés et de bénévoles, aident des agriculteurs et agricultrices à faire face aux difficultés économiques et sociales qu’ils rencontrent. Au niveau national, 6 salariés (4,93 ETP en 2020) mettent en œuvre la politique définie par un conseil d’administration et une assemblée générale où sont représentées les associations locales membres du réseau. Ils contribuent à « harmoniser les pratiques d’accompagnement » et à « valoriser et relayer l’action du réseau auprès des instances nationales pour la défense collective des agriculteurs en difficulté » (site internet). Solidarité paysans est financée à la fois par les cotisations des associations locales (environ 50 000 euros par an) et par des subventions (en 2020 : 400 000 euros). Les associations locales ont des modes de fonctionnement différenciés : la place relative des salariés et des bénévoles, le type de population accompagnée, etc. varient en fonction de l’histoire de chacune des associations et du contexte agricole local.
Nous avons conduit des entretiens auprès d’une quinzaine de membres de Solidarité paysans, des responsables nationaux ainsi que des salariés et des bénévoles de deux associations locales : l’une, fondée dans les années 1980 dans une région de polyculture-élevage de l’Ouest, fonctionnant majoritairement avec l’investissement de bénévoles agriculteurs retraités aidés de deux salariées issues d’une formation en travail social ; l’autre, créée dans les années 1990 dans une région d’arboriculture, de maraîchage et de viticulture du Sud, fonctionnant majoritairement avec l’investissement d’une demi-douzaine de salariés. Une dizaine d’entretiens complémentaires ont été menés auprès d’acteurs investis dans des dispositifs de prise en charge des souffrances et des suicides agricoles : responsables des programmes nationaux de prévention dédiés au sein de la caisse centrale de la Mutualité sociale agricole (MSA) ; salariés de caisses locales de la MSA (médecin, travailleuses sociales) ; scientifiques investis dans la surveillance épidémiologique de la souffrance psychique des agriculteurs ; responsables syndicaux en charge de la problématique « suicide agricole ».
4Dans une première partie, nous revenons sur l’intégration progressive de la thématique des souffrances psychiques dans le répertoire militant du réseau. Nous montrons qu’elle résulte moins de choix stratégiques que de la rencontre de difficultés concrètes des adhérents des associations locales membres du réseau dans leur travail d’accompagnement des exploitants en détresse économique. Dans une seconde partie, nous rendons compte des conséquences ambiguës, du point de vue de Solidarité paysans, de la soudaine visibilité publique du thème de la souffrance psychique des exploitants à la faveur de la montée des préoccupations relatives à leurs suicides au cours de la dernière décennie. Nous montrons que cette visibilité constitue pour Solidarité paysans à la fois une ressource inédite, lui permettant en particulier de peser davantage auprès des institutions du monde agricole, et une contrainte, dans la mesure où elle questionne les fondements mêmes de la cause que ce réseau porte.
5Lorsqu’il voit le jour à la jonction des années 1980 et 1990, le réseau Solidarité paysans a pour principal objectif de venir en aide aux agriculteurs mis en difficulté par les exigences économiques pesant sur leur exploitation. Les associations locales qu’il rassemble sont alors spécialisées dans le recours au droit pour aider les exploitants à maintenir leur ferme en activité, ou, dans le cas où cela apparaît impossible, pour sortir avec le moins de dégâts possible de ce domaine d’activité. Toutefois, de façon progressive, les adhérents du réseau, salariés comme bénévoles, se trouvent de plus en plus souvent confrontés à des situations de souffrances psychiques parmi les agriculteurs auxquels ils viennent en aide. Ce constat conduit Solidarité paysans à développer une attention spécifique à cet enjeu, en formant ses adhérents à sa prise en considération et en développant un discours critique sur les causes de ces souffrances.
- 1 Pour de plus amples éléments sur la genèse de Solidarité paysans, voir Cornette (2008) et Giovanan (...)
6Officiellement créé en 1992, le réseau Solidarité paysans regroupe un ensemble d’associations fondées, pour les plus anciennes, à la fin des années 1970 par des militants issus majoritairement du catholicisme social (notamment des chrétiens du monde rural), ou de la Gauche paysanne (en particulier du syndicat des Travailleurs paysans, branche du syndicalisme agricole qui donnera naissance à la Confédération Paysanne en 19871). Ces acteurs associatifs partagent un diagnostic inquiet quant aux effets de la politique de modernisation agricole engagée dans les années 1960 sur la démographie agricole, l’autonomie des agriculteurs vis-à-vis des organisations (entreprises de fournitures, coopératives, centrales d’achat, etc.) qui structurent les filières de production, et le partage des revenus agricoles. Ils centrent alors leur lutte autour de la « défense » des agriculteurs endettés face à leurs créanciers les plus fréquents : des banques, comme le Crédit Agricole, des assurances, comme Groupama, des coopératives de fourniture ou des organismes de protection sociale comme la Mutualité sociale agricole, dont le service recouvrement cherche à garantir que les cotisations dues par les exploitants sont bien versées.
- 2 En 1978, la grève de la faim d’un agriculteur, Jean Cadiot, dénonçant les pratiques du Crédit Agri (...)
7Dans un premier temps, la défense des paysans en difficulté passe principalement par des actions publiques et médiatiques spectaculaires2, dans la tradition des Travailleurs paysans (Martin, 2005). Les militants de cette cause font alors face à une forte hostilité de la part des syndicats majoritaires, historiquement associés aux politiques de modernisation agricole, et qui occupent l’essentiel des responsabilités dans de nombreuses organisations (Chambres d’agriculture, coopératives agricoles, etc.) (Muller, 1984). Sans nier l’existence de situations d’endettement problématique chez les agriculteurs, la FNSEA les conçoit comme le signe de défaillances professionnelles d’exploitants incapables de suivre le train du progrès technique et de l’intensification des productions. Si elle participe, par la voix de ses élus, aux dispositifs institutionnels individualisant (Dechezelles & Roger, 2009) mis en place pour aider financièrement certains agriculteurs au cours des années 1980, elle est attentive à ce qu’ils ne soient pas un lieu de remise en cause du développement productiviste :
Il y a des gens très motivés qui ont su créer l’association, dans une ambiance pas facile… Le syndicalisme majoritaire ne comprenait pas qu’il y avait lieu de créer une association comme ça. Dans le monde agricole, l’échec n’existe pas. Si tu ne réussis pas c’est que tu n’es pas bon… Si tu ne réussis pas c’est que tu l’as mérité. Il y avait Luc Guyau à l’époque, qui a été président de la FNSEA mais qui était aussi un responsable local, qui a un regard plus bienveillant maintenant mais qui à l’époque n’était pas tendre avec Solidarité paysans. (Entretien avec un bénévole, membre fondateur d’une association locale dans l’Ouest de la France, juin 2019)
- 3 C’est en particulier le cas de l’avocat Jean Danet, longtemps collaborateur régulier de SOS Paysan (...)
- 4 En 1992, le législateur a étendu l’accès au RMI de plein droit aux non-salariés agricoles les plus (...)
8Au cours des années 1980, ce répertoire d’action s’enrichit d’un recours de plus en plus systématique à l’« arme du droit » (Israël, 2020), à travers des collaborations durables avec certains juristes et avocats3. Les militants engagés dans la défense des agriculteurs obtiennent ainsi, en 1988, l’extension aux exploitants agricoles des procédures de liquidation judiciaire conçues pour limiter les pertes des artisans et des commerçants en faillite et restreindre à la mise en vente des actifs de leur société, le remboursement des dettes, protégeant ainsi leurs biens personnels. Au cours des années 1990, ils investissent le thème de l’accès des exploitants aux aides sociales (revenu minimum d’insertion puis revenu de solidarité active4). Ce recours au droit induit des échanges parfois tendus avec les caisses de la Mutualité sociale agricole, l’organisme de sécurité sociale des exploitants agricoles. Sans être une organisation ouvertement politique, la MSA n’en est en effet pas moins fortement adossée au syndicat agricole majoritaire (Manderscheid, 1991). À l’échelle régionale comme nationale, ses conseils d’administration sont pour la plupart dominés par les élus de la FNSEA. Par ailleurs, la MSA a historiquement fait partie des cibles de Solidarité paysans, en tant que créancier réputé insensible aux difficultés des exploitants en retard sur le paiement de leurs cotisations. Symétriquement, les responsables de la MSA ne voient pas toujours d’un bon œil le développement du réseau Solidarité paysans, perçu comme trop critique et constituant une forme de concurrence sur ses actions sociales.
9Au début des années 1990, la mise en réseau de ces associations au niveau national permet de stabiliser un modus operandi de l’accompagnement des agriculteurs en difficulté. Ce dernier repose sur l’engagement de bénévoles venus du monde agricole, qui sont bien souvent des exploitants ou d’anciens exploitants ayant eux-mêmes par le passé bénéficié de l’appui de Solidarité paysans. Par leur proximité professionnelle et personnelle avec les agriculteurs en difficulté, ces bénévoles sont supposés être les plus à même de capter des signaux de détresse financière, exprimés par les exploitants eux-mêmes ou par leur entourage. Ils prennent alors contact avec ces derniers, et se rendent sur les exploitations, accompagnés d’un salarié de Solidarité paysans doté d’une expertise légale, afin de faire le point sur la situation financière des agriculteurs concernés et de les aider à obtenir un nouvel échelonnement de leurs créances et, le cas échéant, à recourir à la liquidation judiciaire de leur ferme pour sauver ce qui peut l’être.
10Au fil des années, l’accompagnement proposé par Solidarité paysans aux agriculteurs en difficulté acquiert une dimension de plus en plus affective et morale, en surplus de l’aspect légal et technique de l’aide fournie. Les situations rencontrées dans les exploitations sont en effet souvent très complexes et parfois psychologiquement lourdes. Face à ce constat, les militants de Solidarité paysans nourrissent une importante réflexion sur la prise en compte de la souffrance psychique dans l’accompagnement des agriculteurs en détresse financière. Dès 1993, la première assemblée générale de l’association organise des échanges autour de la « psychologie de la dette », durant lesquels un psychosociologue intervient et où il est avant tout question de « permettre aux agriculteurs en difficulté de déculpabiliser par rapport à leurs dettes ». Au cours des années 1990 et 2000, les assemblées générales mais aussi des articles de Terres de lien, la revue du réseau, abordent d’autres dimensions « psychologiques » de l’action de l’association : les souffrances psychiques des agriculteurs liées aux difficultés économiques, qui dépassent le simple enjeu de la culpabilité ; la souffrance psychologique des accompagnants bénévoles ou salariés ; les facteurs psychologiques qui participent, en même temps que le contexte institutionnel et économique, à la fragilisation financière des fermes. Au-delà de cette mise en avant d’une dimension « psychosociale » très protéiforme, l’association invite régulièrement des « psy » (et dans une moindre mesure des sociologues) pour intervenir dans ses réunions nationales. Lors de son assemblée générale de 1998, le réseau invite ainsi la psychologue sociale Michèle Salmona, qui travaille depuis les années 1970 sur les effets de la modernisation agricole, et s’intéresse notamment aux souffrances psychiques et aux suicides des exploitants (Salmona, 1994).
- 5 Citation extraite de la présentation de l’association dans le mémoire de recherche de Philippe Ber (...)
11Certaines associations locales poussent plus loin cet investissement dans le thème de la dimension psychologique de l’accompagnement des agriculteurs en difficulté. C’est en particulier le cas dans une des associations du Nord de la France, qui propose à ses adhérents dès le milieu des années 1990, en plus de journées de formation sur des sujets techniques (redressement judiciaire, droit bancaire, etc.) des journées de travail organisées avec une psychosociologue pour « permettre une approche différente des difficultés (défier le réflexe d’isolement, de repli sur soi, déculpabiliser, discerner l’erreur individuelle de la responsabilité collective, dans le processus de précarisation)5 ». Philippe Bernard, éleveur et salarié à mi-temps de l’association, dont il est un des fondateurs, porte ce souci de l’aspect psychologique des difficultés économiques rencontrées par les agriculteurs. Il rédige en 1997 un mémoire de recherche en vue de l’obtention d’un diplôme des hautes études des pratiques sociales intitulé : Agriculteurs en difficulté. La reconnaissance des facteurs psychosociologiques. Nourri de références théoriques très hétérogènes, mêlant sociologie, psychanalyse et même une mention aux travaux de Freudenberg sur le burn-out (alors beaucoup moins popularisé en France comme concept qu’aujourd’hui), le mémoire pose l’hypothèse que « l’exploitation agricole en crise peut parfois être conduite par un individu lui-même en crise ». Il cherche à caractériser d’une part les effets « psychosociologiques » des difficultés économiques d’agriculteurs et, d’autre part, à caractériser les ressources « psychosociologiques » qui déterminent la capacité des agriculteurs à faire face à leurs difficultés économiques. Les initiatives locales (formations, groupes d’échange, etc.) qui abordent ces deux thèmes se multiplient au sein du réseau. Elles sont généralement bien perçues par les militants, initialement souvent démunis par rapport à la souffrance des personnes qu’ils accompagnent :
Moi globalement depuis que je suis rentré à Solidarité paysans j’ai eu de la chance, j’ai beaucoup reçu de par les formations, notamment les formations à l’écoute. Le premier dossier que j’ai eu […] je me suis fait tout petit, je me disais « qu’est-ce que je fais là ? Comment on parle aux gens ? », aujourd’hui je me sens plus à l’aise… Je me souviens de dossiers, la dame en face de moi elle pleurait, c’est dur. Il faut savoir être là, parler calmement, entendre cette douleur… (Entretien avec un bénévole d’une association locale dans l’Ouest de la France, juin 2019)
12Au cours des années 2000, une réflexion s’engage au sein de Solidarité paysans afin d’harmoniser au niveau national un ensemble de « bonnes pratiques » en matière d’accompagnement psychologique des agriculteurs en difficulté. En 2006, à l’occasion de son assemblée générale annuelle, le réseau rédige une charte éthique afin de formaliser des principes d’action communs à toutes les associations locales. Le thème de la souffrance psychique des agriculteurs accompagnés y est évoqué à deux reprises pour mettre en avant le risque d’épuisement psychique des accompagnants, puis pour souligner l’utilité des dispositifs d’« analyse de pratique » et de « supervision » par des professionnels compétents sollicités en externe. Cet investissement progressif de Solidarité paysans dans les dimensions psychologiques de l’accompagnement se produit dans un contexte où la souffrance psychique des agriculteurs n’est pas encore un enjeu de santé publique. Dès la fin de la première décennie du xxie siècle, ce contexte change radicalement, par l’intermédiaire de la montée dans l’espace public des préoccupations relatives aux suicides des exploitants.
- 6 En septembre 2009, des milliers d’éleveurs français, pour protester contre la chute des prix du la (...)
13À partir de la « grève du lait » en 20096, le thème des souffrances psychiques des agriculteurs connaît en effet une mise à l’agenda spectaculaire à travers une attention portée à la question de leurs suicides. Cette visibilité soudaine permet à Solidarité paysans de valoriser l’expertise acquise dans le champ de l’accompagnement psychologique des agriculteurs en difficulté. Cependant, elle induit également des tensions internes, dans la mesure où elle questionne les fondements politiques de la constitution du réseau.
- 7 Récemment, l’action de Solidarité paysans a été médiatisée grâce au film d’Édouard Bergeron Au nom (...)
- 8 « Mobilisation des ressources dans l'agriculture et dans l’accompagnement des agriculteurs. Module (...)
14La médiatisation des suicides des agriculteurs conduit les institutions agricoles (ministère, syndicats, organismes de développement, etc.) à se saisir très rapidement du problème (Deffontaines, 2021a). Dans le cadre de cette mise à l’agenda politique du suicide, Solidarité paysans constitue un relais potentiel des politiques publiques engagées et est identifiée par les pouvoirs publics comme par un public plus large7 comme un interlocuteur incontournable. Cette position lui donne accès à des ressources nouvelles. Au niveau national, le réseau reçoit des financements qui lui permettent de contribuer à l’amélioration de la connaissance et de la prise en charge de la souffrance psychique des agriculteurs, qui est une des priorités affichées du ministère de l’Agriculture. À partir de 2015, une salariée est engagée à mi-temps sur la question de la souffrance grâce à des financements ministériels et européens. Recrutée en tant que chargée d’études en santé publique, elle va mener deux types d’actions principales au sein du réseau. D’un côté, elle s’appuie sur des psychologues et des psychiatres pour formaliser un ensemble d’outils à destination des salariés et bénévoles du réseau afin de les aider dans la prise en charge des enjeux « psy » qui affectent des bénéficiaires de leur action. En 2019, elle contribue ainsi à la publication d’un ouvrage méthodologique de formation à la méthode de la « mobilisation des ressources » orientée vers l’accompagnement des agriculteurs8. D’un autre côté, elle met sur pied une étude qualitative (par entretiens) et quantitative (par questionnaire) auprès des bénéficiaires du réseau, dans le but d’objectiver leurs souffrances psychiques et ses causes.
- 9 La MSA est historiquement constituée par un réseau de caisses régionalisées. Ce dernier compte auj (...)
- 10 Plan national d’actions contre le suicide 2011-2014, Caisse centrale de la MSA, p. 9.
- 11 Il s’agit de la formation « RUD », pour « risque, urgence, danger », mise au point par le psychiat (...)
- 12 Pour reprendre les termes du conseiller en prévention en charge du Plan de prévention du suicide a (...)
- 13 Ce chiffre peut être mis en perspective avec les données démographiques de la population active ag (...)
15Au niveau local surtout, les associations du réseau deviennent des partenaires privilégiés des caisses de la MSA avec lesquelles elles ont souvent été en conflit par le passé. Dès 2011, à la demande du ministère de l’Agriculture, la MSA, organisme paritaire en charge du régime agricole de protection sociale, met en effet en place un Plan national d’action contre le suicide en agriculture. Celui-ci repose en particulier sur la constitution de cellules pluridisciplinaires de prévention (CPP) transversales aux services de santé au travail et aux services sociaux dans chacune des caisses locales de la MSA9. Ces cellules ont pour mission première de « repérer les ressortissants fragiles et de prendre contact avec eux pour prévenir toute tentative de suicide10 ». Or, cette surveillance se heurte à une série de difficultés relatives à la défaillance du suivi médical des exploitants agricoles. En effet, contrairement aux salariés agricoles, ces derniers ne sont pas soumis à un examen obligatoire de la part des médecins du travail. En l’absence d’une surveillance de routine, les cellules manquent de moyens pour repérer ceux qui sont susceptibles de passer à l’acte suicidaire. Pour cette raison, elles cherchent des relais de terrain capables de les mettre sur la piste des agriculteurs à risque. Elles mobilisent d’abord à cette fin les élus de la MSA (représentés à tous les niveaux des caisses) qui, bien que n’ayant généralement pas de compétence particulière en matière de santé au travail, peuvent être en contact régulier avec les exploitants, soit parce qu’ils sont exploitants eux-mêmes, soit parce que leur activité professionnelle les conduit à se rendre sur des exploitations : agents du Crédit Agricole ou de Groupama, conseillers techniques de coopérative ou de chambre d’agriculture… Les caisses de MSA proposent localement à ces élus de recevoir une formation de deux jours à la détection de la crise suicidaire11 afin de les enrôler comme « sentinelles » à même de prévenir les membres des CPP de l’existence de situations à risque chez les exploitants de la région. Reposant sur le volontariat des élus, ce dispositif ne permet toutefois qu’une couverture « très disparate12 » du territoire, et le nombre d’exploitants ayant fait l’objet d’un repérage et d’un suivi par ce biais plafonne rapidement autour d’un millier par an13. Ce contexte conduit certaines cellules de prévention du suicide des caisses régionales à multiplier les partenariats avec d’autres organisations. Elles se tournent en particulier vers les associations du réseau Solidarité paysans, qui peut faire valoir à la fois son antériorité sur le sujet et ses liens étroits avec certains travailleurs agricoles.
16Les formes que revêtent ces partenariats varient localement. Dans certaines régions, il s’agit d’une simple liaison régulière entre CPP et salariés de Solidarité paysans. Dans d’autres cas, le partenariat est nettement plus structuré. C’est le cas par exemple dans une région du Sud de la France, où se développe un projet dont la description permet d’illustrer l’intérêt que les deux organisations voient dans ce type de collaboration. Dès 2009, dans cette région, la caisse de la MSA et l’association locale du réseau Solidarité paysans organisent en effet chaque année des journées destinées à améliorer la prise en charge médicale et psychologique de leurs adhérents les plus fragiles :
On s’est aperçu que… ce n’était pas la seule difficulté économique qu’on avait à traiter, que si on se trouvait face à des problèmes d’alcoolisme liés à un mal-être, si on se trouvait face à des… alors… de la déprime, je ne sais pas, mais en tout cas des gens qui n’arrivaient plus à se lever, qui n’étaient plus motivés, économiquement, pour arriver à redresser la situation, ça devenait très compliqué. Et donc c’est un peu ce qui nous a conduits en 2009 à commencer un travail avec la MSA, qui partait du constat qu’on était avec des personnes en mal-être sur des exploitations qui étaient en difficulté, quoi. Et que… penser redresser une exploitation en difficulté dès lors que la personne allait mal, c’était plus envisageable quoi. (Entretien avec un salarié responsable de l’association locale, août 2019)
17Concrètement, une fois par an, Solidarité paysans fait venir une petite dizaine de ses adhérents, jugés en situation de mal-être, à son siège, où ils sont reçus par des salariés de l’association et par des travailleurs sociaux de la MSA, puis, pour une consultation d’une à deux heures, par deux médecins du travail agricole formés à la prévention de la crise suicidaire. Cette consultation est construite autour d’un questionnaire conçu conjointement par les agents de la MSA et les membres de Solidarité paysans. Les personnes reçues peuvent ensuite être orientées vers des psychologues extérieurs à la MSA, et se voir proposer par les travailleurs sociaux l’accès à des dispositifs d’aide. Du point de vue de la caisse locale de la MSA, ce partenariat constitue un dispositif efficace pour repérer et entrer en contact avec la population ciblée par le plan national de prévention du suicide des agriculteurs. Du point de vue des militants de Solidarité paysans, ces journées facilitent l’accès des personnes accompagnées à des prestations sociales et médicales auxquelles elles n’auraient pas spontanément recouru, le partenariat avec la MSA permettant de stabiliser des guichets. L’association n’hésite ainsi pas à recruter, pour ces journées médico-socio-professionnelles, des exploitants qui, bien qu’en difficulté psychologique, n’apparaissent pas particulièrement en situation de risque suicidaire, de manière à les faire bénéficier d’une prise en charge psychologique.
18Au niveau national comme au niveau local, Solidarité paysans voit donc dans la mise à l’agenda public et médiatique du suicide agricole l’occasion de valoriser son expertise et d’obtenir de nouvelles ressources, qui permettent en retour à ses membres d’améliorer leurs compétences en matière de prévention du mal-être agricole. En entretien, nombre d’entre eux soulignent l’intérêt par exemple d’avoir pu recevoir une formation à la détection du « risque suicidaire » par le biais de la MSA :
Moi j’ai été un des premiers à faire des formations MSA au risque suicidaire et je n’avais rien compris avant. Pour moi ça a été un déclic dans la compréhension du processus suicidaire. Pour moi le suicide c’était un moment de lose, […] un coup de blues, je n’avais pas compris le processus, et depuis j’ai eu à gérer […] une personne au téléphone, en janvier, en pleine crise suicidaire et qui m’a décrit le scénario de son suicide au téléphone dans tous les détails… Je l’ai fait parler. […] Sans la formation, je lui raccrochais au nez et c’était fini. (Entretien avec un bénévole d’une association locale dans l’Ouest de la France, juin 2020)
19Cependant, l’engagement du réseau sur cette thématique n’est pas sans susciter des débats internes sur l’opportunité politique des alliances qu’il implique. Les salariés et bénévoles de Solidarité paysans restent en effet critiques sur les modalités de prise en charge du risque suicidaire que déploient les organisations agricoles les plus centrales. Ils s’inquiètent en particulier du caractère superficiel des mesures annoncées dans le premier plan de prévention du suicide agricole, qui sont focalisées sur la seule question du repérage des agriculteurs en difficulté au détriment d’un traitement attentif aux causes structurelles de leurs souffrances psychiques. En 2018, par exemple, plusieurs organisations de la coopération agricole proches de la FNSEA reçoivent un financement du ministère de l’Agriculture pour lancer le réseau Agri-sentinelles, un « réseau multi-partenarial qui vise à sensibiliser, former, outiller les femmes et hommes volontaires qui travaillent au contact des agriculteurs pour s’impliquer dans la prévention du suicide ». Les porteurs de ce projet se rapprochent de Solidarité paysans pour l’enrôler dans cette initiative. Comme l’évoque l’un d’entre eux, la réponse de l’association à cette invitation n’est pas enthousiaste, les responsables de Solidarité paysans craignant de légitimer une problématisation de la souffrance psychique trop peu attentive aux causes économiques profondes de la souffrance :
Solidarité paysans […] nous a fait un très gentil mot en disant « vous pourrez cartographier les appuis locaux que nous avons. On sera acteur de solutions avec vous, mais on ne veut pas s’afficher avec un de vos logos ». Je sais bien pourquoi ils ne veulent pas s’afficher, parce qu’ils considèrent peut-être que ça nuirait à leur neutralité entre guillemets, à la distance, et notamment au schéma économique que d’aucuns pensent la cause de tous ces maux. C’est une cause, ce n’est pas toute la cause, ça c’est sûr. Ça c’est sûr. […] Maintenant, ils [Solidarité paysans] sont cools, ils sont remarquables sur le terrain. On respecte leurs positions. (Entretien avec un responsable d’Agri-sentinelle, février 2019)
- 14 Entretien avec les membres de la cellule de prévention du suicide de la MSA Provence Azur, août 20 (...)
20Symétriquement, les organisations syndicales majoritaires conservent une défiance vis-à-vis de Solidarité paysans. Souvent dominants au sein des conseils d’administration des caisses de MSA, les élus de la FNSEA font parfois obstacle aux alliances nouées localement entre les cellules pluridisciplinaires de prévention du suicide et le réseau. C’est le cas par exemple dans la région du sud déjà évoquée. Les élus FNSEA parviennent à mettre un terme en 2013 à la participation des membres de Solidarité paysans aux journées médico-socio-professionnelles mises en place depuis 2009 et se proposent de les remplacer comme relais de la MSA auprès des exploitants de la région. Ce changement, qui marginalise l’association la plus proche des agriculteurs en détresse psychologique, se paie au prix d’un tarissement certain du nombre d’exploitants participant aux journées : d’une douzaine par an, leur nombre chute à « 3 ou 414 » pour l’année 2018, à l’issue de laquelle le dispositif est interrompu.
21Au-delà des alliances problématiques que la mobilisation sur la dimension psychologique de la détresse des agriculteurs peut entraîner pour Solidarité paysans, cet enjeu soulève également des questionnements au sein du réseau sur la part des ressources militantes devant y être consacrée. Pour nombre de bénévoles et de salariés, il apparaît tout à fait normal que l’association s’engage aussi bien dans l’aide morale et affective aux paysans en détresse que dans leur défense économique et politique. C’est ce que souligne par exemple ce membre du Conseil d’administration national de l’association :
C’est toujours le débat de l’accompagnement ou la défense. […] C’est vrai qu’au niveau national, on discute beaucoup de ça. […] Mais je pense que c’est… c’est un binôme, hein : on ne peut pas… on ne peut pas dire « on ne fait que de l’accompagnement ». À la limite, on défend… on défend les paysans en les accompagnant. Ce n’est pas contradictoire. Enfin, pour moi. (Entretien avec un ancien membre du conseil d’administration de Solidarité paysans national, juin 2021)
22D’autres, notamment parmi les militants les plus anciens, ne voient pas toujours d’un bon œil la montée des préoccupations pour la santé mentale des adhérents. Attachés au cœur de métier du réseau autour de la « défense » par le recours au droit des exploitants en difficulté économique, ils craignent que l’investissement sur la « souffrance psychique » entraîne un affaiblissement des ressources matérielles et humaines consacrées à ces enjeux à l’origine de la création de Solidarité paysans. Localement, l’expression de cette ligne de tension est très dépendante des trajectoires des associations locales qui composent le réseau Solidarité paysans. Au niveau, national, elle traduit par des débats sur le montant des moyens à allouer à l’engagement du réseau sur le thème des souffrances psychiques.
23Certaines difficultés rencontrées par la chargée d’étude en santé publique recrutée au siège en 2015 illustrent ces tensions et la manière dont elles limitent la capacité du réseau à investir la cause des souffrances psychiques des agriculteurs. Comme nous l’avons évoqué plus haut, elle entreprend en 2018 de réaliser une étude visant à objectiver les souffrances des adhérents et leurs causes. Afin de produire des « résultats publiables », cette étude est supervisée par un comité de pilotage composé de spécialistes de la souffrance au travail et s’appuie sur un questionnaire qui fait référence à des outils de mesure validés pour les approches statistiques de la souffrance au travail. Le protocole prévoit que ce dernier soit administré dans un premier temps dans trois régions pilotes, avant d’être diffusé plus largement. L’entreprise se solde pourtant par un échec : certaines antennes locales de Solidarité paysans refusent de participer à la diffusion du questionnaire et, là où il est diffusé, le nombre de réponses reçues est faible et le protocole rarement respecté. Cet échec tient en partie aux perturbations qu’entraîne la diffusion du questionnaire dans la relation d’aide avec les adhérents. En effet, des militants et salariés concernés signalent que le questionnaire complique le processus d’établissement de la confiance avec des personnes qui peuvent être très fragiles, ou très suspicieuses de tout ce qui représente de l’écrit, et estiment qu’il est délicat d’aborder trop frontalement la question de la souffrance psychique ou du risque suicidaire avec les personnes accompagnées. Plus simplement, certains estiment que c’est un travail « en plus » dont ils ne voient pas forcément l’utilité et qu’ils ne considèrent en tout cas pas comme prioritaire par rapport au travail d’accompagnement légal et politique des adhérents. Sur les trois régions pilotes prévues, seules deux renvoient des questionnaires, avec un succès limité, ce qui rend les données recueillies difficilement interprétables et valorisables. Au niveau national, la fin de l’étude marque aussi la réorientation des ressources financières de l’association sur d’autres thématiques que la dimension psychosociale et conduit à la diminution du temps de travail de la chargée d’études consacrée à cette thématique, au profit d’autres jugées plus prioritaires par le conseil d’administration et qui abordent plus frontalement la question du modèle agricole et des inégalités qui le traverse, comme la formation juridique des membres du réseau ou l’accompagnement du changement des pratiques agricoles.
- 15 « Pour un plan opérationnel de lutte contre les difficultés en agriculture et le suicide. Contribu (...)
24L’histoire de l’engagement de Solidarité paysans dans la dénonciation des effets psychiques délétères de la modernisation agricole est loin d’être achevée. Récemment, le réseau s’est fait le porte-parole d’une revendication d’inscription des risques psychosociaux dans les tableaux de maladies professionnelles du régime agricole de la Sécurité sociale15. Pour autant, l’analyse que nous venons de proposer permet d’ores et déjà de comprendre ce que cette histoire a de heurté, et comme ce thème s’avère difficile à politiser pour le réseau. Si la « psychologie de la dette » a très tôt intégré le répertoire militant du réseau, permettant d’objectiver les liens entre difficultés économiques et souffrances psychiques, le contexte actuel de montée des préoccupations autour du suicide des exploitants complique, paradoxalement, la mise à l’agenda de cette notion. Il place en effet Solidarité paysans dans une situation inédite d’allié potentiel de structures qui, comme la MSA, incarnaient pourtant à l’origine du réseau une forme d’adversité, parce qu’elles émargent dans les rangs des créanciers des exploitants en difficulté et parce qu’elles sont historiquement liées au syndicalisme majoritaire qui a promu le tournant productiviste de l’agriculture. Il en résulte des réticences internes à aller trop loin dans l’accompagnement psychologique des agriculteurs en difficulté au risque de perdre de vue l’objectif de leur défense par l’arme du droit. En somme, le thème de la souffrance psychique des agriculteurs devient de plus en plus problématique et générateur de tensions au sein de Solidarité paysans à mesure qu’il est médiatisé et publicisé sur fond de consensus croissant entre les organisations militantes et institutionnelles du monde agricole.
25Outre qu’il montre la difficulté d’accompagner des personnes en difficulté, l’article souligne l’importance d’appréhender les obstacles à la politisation des risques psychosociaux au travail en général – et des suicides des agriculteurs en particulier – dans une perspective attentive aux interactions entre les organisations syndicales et politiques. Les appropriations militantes de ces catégories dans le champ des luttes sociales dénonçant les conditions de travail sont dépendantes des appropriations concurrentes dont elles font l’objet de la part des acteurs économiques et institutionnels du secteur concerné, qui peuvent activer des lignes de clivage internes restées latentes tant que le problème n’était pas publicisé.