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Au service du public. Le « bon travail » ouvrier dans la restauration du CROUS

CROUS: a “good job” for workers on the fringes of public services
Al servicio del público. El “buen trabajo” obrero en la restauración del CROUS
Ludivine Balland, Marie David et Fanny Vincent

Résumés

Appuyé sur une enquête par observation directe et entretiens auprès des agents de restauration d’un CROUS (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires), cet article montre comment ils en viennent à déployer des stratégies collectives pour que le travail puisse être réalisé dans de bonnes conditions et malgré les contraintes fortes qui pèsent sur lui.
Les agents s’appuient sur une éthique du service public et déploient un certain ethos du travail ouvrier : malgré une détérioration, selon eux, du travail et des produits qu’ils utilisent depuis une dizaine d’années, faire du bon, faire du beau et faire ensemble constituent le cœur de leurs préoccupations. L’enquête met en évidence la pénibilité du travail, le poids des hiérarchies et un sentiment de dégradation des conditions de travail. Pour autant, l’article souligne la complexité de cette position dominée, qui se conjugue avec une réévaluation symbolique du travail réalisé et le maintien d’une autonomie.

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Texte intégral

6 h 50. Dans les vestiaires pour femmes, les salariées arrivent et se saluent amicalement, échangeant quelques anecdotes de la veille sur le ton de la plaisanterie. La responsable de la lingerie, avisée de notre présence, nous sourit, se présente et nous tend des tenues de travail, composées d’un pantalon en toile, d’une polaire, d’une blouse estampillée CROUS, de surchaussures, d’une surblouse en papier, d’une charlotte et de gants. Quelques jours auparavant, une agente de service nous avait conseillé de nous habiller « chaudement », nous confiant que « c’est à 9 h que le froid s’installe dans les os ».
La responsable nous explique les consignes d’hygiène et de sécurité tout en nous incitant à la suivre dans les méandres des couloirs
Le bruit augmente à mesure qu’on se déplace. Les agents découpent, portent d’imposantes caisses de légumes, poussent des « échelles » (des chariots d’une hauteur de 2 mètres, à l’équilibre parfois instable, permettant d’entreposer et de déplacer les assiettes ou les plats), consultent des listes de quantités. Aucun agent n’est immobile ou inoccupé. Tous s’activent à la tâche. Le bruit des machines et des instruments augmente encore à mesure que l’on s’approche du cœur des restaurants, c’est-à-dire les cuisines et les « bulles » (les chambres froides où l’on prépare les entrées et les desserts). Le brouhaha mécanique devient intense.
À 7 h, d’immenses cuves font déjà rissoler des oignons, des morceaux de poulet, pendant que des casseroles d’eau pouvant accueillir une dizaine de kilos de pâtes frémissent. À la manœuvre, des cuisiniers remuent, retournent, versent, à l’aide de divers ustensiles. De la fumée s’élève des plans de travail, la chaleur humide vient remplacer la fraîcheur des couloirs. L’odeur des plats circule partout et s’impose, celle des oignons se mêlant à celles des viandes et des féculents. Le chef cuisinier donne des informations avec une voix forte qui doit couvrir le bruit des machines.
La « plonge » jouxte les cuisines. Un agent porte et déplace de lourds et très grands plats, tantôt propres, qu’il entrepose pour les cuisines, tantôt sales, qu’il se met alors à récurer énergiquement en utilisant les grattoirs, les jets d’eau et les produits nettoyants. Les nombreuses éclaboussures sont immédiatement nettoyées « pour protéger les collègues » d’une éventuelle chute. Sur le côté, une grande porte battante dessert les « bulles » où les températures avoisinent les 2 degrés. Les agentes travaillent ici de manière coordonnée sur les préparations froides et discutent tout en maintenant un rythme soutenu de travail. L’humidité est encore présente, mais dans sa forme froide, celle qui vient en effet « s’installer dans les os ». Les gants en plastique ne protègent pas du froid et les mains rougies continuent de disposer les tomates (coupées au préalable par les légumiers), les œufs durs ou les tranches de jambon dans les ramequins, dans des gestes précis et coordonnés. En quelques dizaines de minutes, plusieurs centaines d’entrées et de desserts sont réalisées, auxquels viennent s’ajouter une heure plus tard les plats de viandes, de poissons, de légumes. En tout, ce sont entre 1 800 et 2 200 repas qui sont prêts à 11 h 30 pour l’ouverture des restaurants.
[Extrait du carnet de terrain, avril 2019]

1Cet article porte sur le travail au quotidien des agents de la restauration d’un CROUS (Centre régional des œuvres universitaires et scolaires) et la manière dont ils déploient des stratégies collectives pour qu’il puisse être réalisé dans de bonnes conditions et malgré les contraintes fortes qui pèsent sur lui. Les CROUS sont des établissements publics administratifs, sous la tutelle du ministère de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, dont l’une des caractéristiques est de se situer à la marge des services publics. Ils emploient des travailleurs et travailleuses subalternes, dont les personnels ouvriers de la restauration universitaires, qui sont peu connus et peu étudiés. Leur mission de service public concerne les aides financières aux étudiants (dont les bourses), le logement étudiant, la restauration universitaire, la culture et le soutien aux initiatives étudiantes. Si les CROUS ont fait l’objet d’analyses de leur modèle économique (Tahar, 2018), de leur organisation administrative (Hypolite, 2019 ; Quinio, 2009) ou de leur place dans les politiques publiques (Ducray, 2013), le travail en leur sein n’a pas, jusqu’ici, été étudié, hormis par Kocadost (2014). Dans cet article, nous nous intéressons spécifiquement à la mission de restauration, que les transformations des dernières années ont assimilée progressivement à une « cuisine d’assemblage », où les activités de transformation des aliments sont fortement concurrencées par des produits en partie déjà préparés qu’il s’agit d’associer (Poulain, 1992).

2Dans le prolongement du travail de Sylvie-Anne Mériot (2002), Sylvie Monchatre (2010) ou de Christèle Dondeyne (2016) sur les métiers de l’hôtellerie et de la restauration, nous montrons que l’organisation du travail en cuisine est rationalisée par des procédures et des savoir-faire en partie standardisés, qui ne s’accompagnent pas pour autant d’une « rationalisation des interactions » (Combes, 2002), ni d’une évaluation des prestations réalisées. Les restaurants universitaires rassemblent des profils « transitionnels » d’agents précaires (Monchatre, 2010 ; Paugam, 2000), composés d’intérimaires et de personnel en CDD de courte durée aux côtés de travailleurs plus stables – personnels en CDI et fonctionnaires de la fonction publique d’État.

3Comme dans les métiers de la restauration et plus généralement de services, la question de la gestion des flux (des marchandises, des clients) y est centrale, tout comme celle des imprévus (Monchatre, 2010). Notre enquête montre en revanche que dans les CROUS, elle n’est pas seulement associée à une logique de rentabilité ni portée par le souci de « tenir la marque » (Ughetto, 2006, 209-220). Elle confirme aussi les résultats des travaux sur la restauration collective dans le secteur privé qui soulignent la rationalisation de l’activité et la recherche de coûts de production les plus bas conduisant le secteur à délaisser les activités de fabrication des repas et à les déléguer à l’industrie agroalimentaire (Dondeyne, 2016). Toutefois, ce processus ne s’accompagne pas toujours d’une dégradation des relations entre travailleurs et clients ou usagers. Au contraire, nos observations montrent que cette dimension reste centrale dans l’activité des ouvriers et ouvrières du CROUS qui tendent à considérer que cette relation (gratifiante) aux usagers est le cœur de leur métier. Tout en valorisant une logique d’efficacité (réussir à faire manger 2 300 étudiants sur le temps du déjeuner), les agents s’appuient sur une éthique du travail ouvrier qui est aussi une éthique de service public. Individuellement, ils font de nombreux efforts pour réaliser la performance collective d’accueillir les étudiants et le personnel à 11 h 30, et de les faire manger le mieux possible. Ce mode d’engagement dans le travail s’apparente à un « travail d’organisation » au sens de De Terssac, c’est-à-dire « la manière dont se fabrique la structuration des actions engagées pour réaliser un travail » (2011, 97), reposant sur la création de règles permettant d’ordonner ces actions ainsi que « les interactions de tous ceux qui contribuent à la production de biens ou de services » (104), ici à produire un « lever de rideau » réussi et à l’heure.

4À la suite des travaux montrant que la domination au travail peut s’articuler à des formes de réappropriation symbolique de l’activité, notre enquête souligne que le travail ouvrier dans les restaurants du CROUS fait l’objet d’une requalification par les ouvriers et ouvrières. Ceux et celles-ci s’engagent dans le travail et y donnent un sens (ce que Philippe Bernoux appelle une appropriation [2015]), supposant un processus d’accommodation ou de réinterprétation des cadres du travail (Gaillard, de Terssac, Sarfati& Waser, 2013, 4-5). En cela, « travailler suppose de (re)définir régulièrement les cadres normatifs dans lesquels on agit […]. Le sens du travail n’est ainsi réductible ni à ce qu’il permet d’obtenir (salaire, loisir) ni à l’application d’un plan ou d’une forme sur une matière » (Bidet & Rot, 2014, 209). Dans les restaurants du CROUS, les enquêtés s’affranchissent de certaines règles formelles pour réaliser un « bon travail », c’est-à-dire ce qu’ils estiment être un travail de qualité (Clot, 2010). La réévaluation symbolique de leur activité se conjugue alors avec le maintien d’une relative autonomie professionnelle sur les savoir-faire mis en œuvre. Celle-ci s’apparente à l’Eigensinn (Lüdtke, 1991), à un « sens de soi », permettant aussi d’asseoir sa dignité professionnelle (Weber, 2009). Nous montrons que cette réappropriation est spécifique en ce qu’elle se réalise au service du public.

5Plus largement, nous interrogeons les conditions sociales de possibilité de cette réappropriation et de ce que les enquêtés requalifient en termes de performance collective. L’organisation du travail est certes industrialisée, mais elle fonctionne selon une logique de travail en chantier (Rot, 2021), avec une prestation unique à assurer chaque jour, où l’imprévisibilité est forte et nécessite des ajustements au cours de l’action (nombre de repas à assurer, personnel absent ce jour, panne éventuelle du matériel, etc.). Autrement dit, la métaphore du « lever de rideau » est à prendre au sérieux. Aussi, l’article montre que ce travail en chantier requiert un collectif soudé pour pouvoir être réalisé. L’entraide valorisée par une partie des enquêtés repose ainsi sur des conditions sociales et notamment une organisation du travail tenue par les titulaires (et particulièrement les plus anciens) qui parviennent à imposer leurs représentations du « bon travail ». Si le collectif de travail reste hétérogène, c’est bien l’organisation du travail marquée par des rapports de force selon la place occupée dans la division du travail qui permet de le transformer en collectif organisé.

L’enquête au CROUS

L’enquête s’inscrit dans le cadre d’un projet de recherche collectif sur les transformations du travail dans les services publics initié par la Fondation Copernic et les branches fonction publique de la CGT. Aux marges du service public, le travail au CROUS nous semblait être un objet à la fois riche et peu investigué, propice à l’analyse des recompositions du travail dans les services publics ces dernières années. L’entrée sur le terrain s’est faite en contactant dans un premier temps la CGT, syndicat majoritaire, puis la direction du CROUS dans lequel nous souhaitions enquêter. Le syndicat comme la direction ont d’emblée répondu favorablement à notre projet d’enquête et la direction nous a mis en contact avec les responsables des restaurants universitaires. Ceux-ci nous ont à leur tour ouvert largement leurs portes en nous présentant sur un moment de pause aux personnels, comme « des universitaires » qui « écrivent un livre sur le service public et sur les CROUS » et qui « vont rester avec nous un certain temps ». Suscitant préalablement de la méfiance chez quelques ouvrières, notre présence répétée et notre participation au travail ont permis progressivement de gagner leur confiance. Faisant le constat que « personne ne s’intéresse à [eux et elles] », ils et elles nous ont souvent vues comme des confidentes ou des relais pour témoigner de la difficulté ou de la dégradation de leurs conditions de travail. Ce sont toutefois les ouvrières et les ouvriers les plus stables qui ont concentré la plupart des échanges, les personnels les plus précaires de la plonge tendant, à quelques exceptions près, à garder leur distance.

Nous avons fait le choix de ne pas catégoriser en amont ce travail dans les cuisines du CROUS, et de l’envisager comme une réalité dynamique et contextualisée (Avril, Cartier & Serre, 2010). Le choix initial était d’envisager les travailleurs et travailleuses comme le produit de situations de travail et de trajectoires sociales, cependant l’arrêt de notre terraina ne nous a pas permis d’insérer les ouvriers et les ouvrières dans des logiques biographiques. À travers trois entretiens avec deux ouvrières et un ouvrier du CROUS, nous avons néanmoins pu saisir les contours de la mobilisation dont les agents ont fait preuve pour les étudiants au début de la crise sanitaire. Leurs discours sont venus confirmer notre analyse du travail en termes d’éthique du service public.

Le CROUS enquêté fait partie du réseau national des 28 CROUS, créé en 1955 et chapeauté par le Centre national des œuvres universitaires et scolaires. Si les CROUS ont leur propre conseil d’administration et votent leur budget, ils sont fortement dépendants des décisions gouvernementales concernant l’enseignement supérieurbc.

Les personnels de restauration ont différents statuts. Hormis les personnels de direction, présents dans les bureaux, les plus qualifiés sont les responsables de cuisine (chef et seconds de cuisine), puis les cuisiniers, ensuite les agents de maîtrise (dont les deux responsables de plonge), les serveuses-caissières et les responsables de brasserie-cafétéria, puis les agents de service-restauration. S’ajoutent à cela, hors organigramme, les personnels intérimaires, qui occupent des emplois d’agents de service, à la cuisine ou à la plonge. Les métiers plus qualifiés nécessitent des diplômes (cuisiniers), tandis que les moins qualifiés peuvent s’obtenir sans aucun diplôme ni formation préalable à l’embauche. Des formations et concours internes permettent alors aux agents de service d’accéder aux postes de serveuses-caissières ou de responsable de cafétéria.

En 2019-2020, le CROUS enquêté emploie 650 agents : les agents administratifs (123), dont les cadres, qui travaillent dans tous les services, et les personnels ouvriers (397), concentrés dans les services de restauration et d’hébergement. Ces effectifs comprennent les personnels titulaires, fonctionnaires ou en CDI, et les contractuels en CDD (104 en 2019-2020). Les femmes représentent 36 % des effectifs totaux, mais leur part varie très fortement selon l’emploi : les chefs cuisiniers sont toujours des hommes, il y a très peu de cuisinières, en revanche la grande majorité des agents de service et la totalité des serveuses-caissières sont des femmesd.

La partie restauration de l’enquête regroupe sept restaurants universitaires (RU), 16 cafétérias et deux camions de restauration (« Crous trucks »). En 2019-2020, près de deux millions de repas ont été servis au CROUS de cette villee ; ce nombre augmente depuis le milieu des années 2010, avec la démographie étudiante.

Depuis les années 2000, l’offre de produits a aussi fortement évolué pour s’adapter aux transformations des modes de consommation et de l’organisation des études. Les repas traditionnels servis au RU (entrée-plat-dessert à consommer sur place) sont concurrencés par de nombreuses autres offres de restauration rapide et de repas déstructurés : sandwichs, pizzas, salades, etc. Néanmoins, les RU continuent de fournir la plus grande partie des prestations : en 2019, 62 % des repas servis (en euros) l’ont été dans les RU du CROUS (le reste a été servi dans les cafétérias et autres structures). Le renouvellement de l’offre passe aussi par le type de produits, comme les plats végétariens.

La restauration du CROUS est financée par la vente des repas et produits ainsi que par des subventions publiques : au niveau national, le taux de couverture des dépenses de restauration par les ressources propres n’est que de 56 % environ.

Cet article s’appuie sur une douzaine de journées d’observation, soit 150 heures, dans plusieurs RU et cafétérias du CROUS enquêté, auprès des préparatrices, des serveuses, des agents de caisse, des cuisiniers et des « plongeurs », ainsi que sur des entretiens auprès d’agents du CROUS, de la CGT, des managers, et l’analyse de documents internes (rapports d’activité, organigrammes, documents syndicaux, relevés d’activité quantifiés, procédures, fiches recettes, etc.).

Nos observations se sont déroulées principalement dans les cuisines et les salles de restauration du plus grand RU de la ville, employant 65 salariés, ainsi que 8 intérimaires le midi pour la plonge. De façon complémentaire, nous avons observé les cuisines d’un autre RU et deux cafétérias, l’une très grande, centrale sur le campus, et l’autre nettement plus petite et située dans un bâtiment excentré. L’objectif était de faire varier la taille et les types de structure pour faire apparaître des régularités, mais aussi des variations dans l’activité et ses logiques. Les résultats présentés se retrouvent dans tous les établissements observés. Nous précisons quand des éléments sont spécifiques à une structure.

Les observations ont débuté dès l’embauche du matin (vers 6 h 30) et jusqu’à la fin de la journée de travail (vers 16 h). Nous nous sommes réparties entre les différents espaces du RU ou des cafétérias, où nous avons d’abord cherché à observer toutes les activités réalisées et à discuter avec tous les salariés présents. Puis, au fil des jours, nous avons pu prendre part à certaines tâches, à commencer par le ménage, puis la fabrication des entrées et desserts et enfin le service.

a. La situation sanitaire nous a brutalement privées de l’accès au terrain, même si la restauration a continué de fonctionner pendant les confinements, et nous avons alors perdu le lien avec nos enquêtés, qui ensuite ne nous ont plus répondu. Certaines données restent donc manquantes. Surtout, nous n’avons pas pu mettre en place l’ensemble des entretiens enregistrés que nous avions programmés pour comprendre les parcours des enquêtés.
b. Ainsi, la loi relative à l’orientation et la réussite étudiante du 8 mars 2018
c. a directement concerné les CROUS en mettant en place une Contribution de vie étudiante et de campus (CVEC), puisque cette contribution est collectée par les CROUS auprès des étudiants inscrits en formation initiale dans un établissement d’enseignement supérieur, avant de la redistribuer.
d. Selon le rapport d’activité 2019 du CROUS, les organigrammes et nos observations.
e. 2019-2020 : 3 762 083 dans la région, dont 1 949 451 repas dans la ville.

1. Un espace de travail hiérarchisé et contraint

1.1. Les hiérarchies du travail ouvrier dans les CROUS

6Les espaces de travail, les activités et les métiers dans les restaurants du CROUS sont hiérarchisés et s’accompagnent de valeurs symboliques différenciées, fondées à la fois sur la classe, le genre et en partie la race. Les cuisines se composent de différents espaces dont les ouvriers et ouvrières franchissent en permanence les frontières : la plonge, la cuisine, les « bulles », la salle du réfectoire, la réserve, l’approvisionnement, l’ascenseur ne délimitent pas que des lieux fonctionnellement distincts, mais marquent des oppositions sensibles dans l’expérience du travail. Division spatiale et division temporelle se conjuguent. À chaque période de la matinée, les espaces s’opposent, tant dans la verticalité de leur spatialisation (du rez-de-chaussée jusqu’au troisième étage) que dans l’expérience auditive, visuelle, olfactive, thermique qu’en font les ouvriers et les ouvrières. Au moment du repas, ces oppositions s’agrègent au troisième étage où les allées et venues se concentrent entre la salle de restauration où a lieu le service, la cuisine d’où les cuisiniers apportent les plats, et la plonge où les ouvrières vont chercher couverts et assiettes propres pour disposer de stocks au service. Chacun se déplace régulièrement entre ces espaces au cours de leur journée de travail (à l’exception des intérimaires qui arrivent seulement à l’heure du service).

7Les usages et les expériences de ces espaces recoupent une division sexuelle qui rappelle le schéma synoptique des oppositions permanentes que dresse Pierre Bourdieu dans La domination masculine (1998). En haut, les hommes, la forte lumière, le chaud, le sec, les odeurs marquées (rôties, épicées, gratinées), les ustensiles de cuisine géants, les couteaux, les machines (fours, hottes, fouets, batteurs), la force requise pour mélanger les aliments pour plusieurs centaines de personnes, la qualification. En bas, les femmes, la moindre luminosité, le froid, l’humidité, les odeurs fades et crues, les ramequins individuels, les petites poignées d’aliments, l’esthétique de la présentation, l’absence d’ustensiles de cuisine et de qualification. Alors qu’en haut, la cuisine est une salle rectangulaire et ouverte où les cuisiniers travaillent tous autour de marmites disposées au centre de la pièce, en bas, les bulles sont relativement fermées et compartimentées, des cloisons viennent séparer les espaces où les femmes préparent les entrées, les salades, les plateaux-repas, ainsi que la légumerie. Cette dernière, en revanche, où sont épluchés et découpés les légumes, est occupée par deux hommes et renvoie à des attributs typiquement masculins : celui des couteaux et objets tranchants, ainsi que du poids des aliments manipulés et découpés (30 kg d’oignons, etc.). Ils travaillent dans un espace ouvert, vaste, vide, dans lequel on voit même la lumière de l’extérieur.

8La plonge est quant à elle l’espace de la précarité, tant d’un point de vue statutaire – ce sont en grande majorité des intérimaires qui y travaillent, seulement trois heures par jour – que du point de vue de la pénibilité physique et auditive. Posté, le travail se fait à la chaîne. Le rythme, certes irrégulier, est imposé par le convoyeur sur lequel les étudiants viennent déposer leurs plateaux et leur vaisselle sale à la fin de leur repas. Les gestes sont répétitifs, les intérimaires ne bougent pas ou peu de leur poste, et malgré les bouchons d’oreille, le bruit (de 90 décibels, soit le volume sonore d’une tondeuse à gazon) couplé à l’humidité et la chaleur de la pièce amplifie la pénibilité par une sensation d’étouffement.

9La hiérarchie symbolique des espaces est homologique avec la hiérarchie des positions sociales de celles et ceux qui les occupent. Ainsi les femmes ne font que traverser la cuisine chaude et travaillent dans les bulles froides. Il existe aussi des hiérarchies internes, par exemple à la plonge où les responsables sont surtout des hommes, aux emplois stables, et les agents d’exécution sont plutôt des femmes, aux emplois précaires. C’est aussi le cas au service des repas, où travaillent les femmes : les postes ont des valeurs différentes. Les caisses sont des espaces de relations aux publics qui tendent à être valorisés par les agents. Être à la caisse (que ce soit au RU, au restaurant administratif ou à la cafétéria) est source de prestige, et n’est pas accessible à tout le monde, car elle suppose l’obtention d’un concours interne. Globalement, les hommes occupent les postes plus prestigieux et plus qualifiés : directeur, responsable de l’approvisionnement, de la plonge, chef de cuisine, second de cuisine, cuisinier, légumier. Les autres métiers ne sont quasiment occupés que par des femmes. Les cuisiniers sont a minima titulaires d’un CAP cuisine ou d’un bac professionnel hôtellerie-restauration, alors que les agentes de service sont souvent titulaires d’un CAP agent polyvalent ou n’ont aucun diplôme.

  • 6 Ils « pèsent » aussi au sens propre : il arrive que la quantité de nourriture dans chaque assiette (...)

10Cependant, si des hiérarchies formelles verticales existent, elles sont aussi travaillées par des négociations entre les personnels en fonction de leurs contraintes de travail (Strauss, 1992) (par exemple, les agentes en charge des entrées négocient davantage de salade avec le légumier sans passer par les cuisiniers), et en situation, sans pour autant renégocier les objectifs du travail. Il s’agit de petites marges de manœuvre, et non d’une subversion globale des hiérarchies, qui peuvent être réalisées dans tous les postes, y compris les plus dominés, comme à la plonge. Les négociations sont permanentes et généralisées, mais les contrôles fréquents limitent ces marges de négociation : comme lorsque les cuisiniers, mécontents que les agentes de production récupèrent plus de salade, viennent vérifier ce qui est préparé et pèsent ainsi sur leur travail6. La tension négociation/contrôle recoupe alors les hiérarchies verticales.

2.2. Les évolutions du travail ouvrier : intensification et baisse de la qualité

11Comme dans nombre de services publics (Gervais, Lemercier & Pelletier, 2021), le travail dans les cuisines du CROUS est soumis à des transformations que les enquêtés décrivent en termes de dégradation. Celle-ci se rapporte à la fois aux moyens et à l’objet du travail : à la fois les machines utilisées pour chauffer, découper, laver, transporter (les fours, les lave-vaisselle, les chariots), et les produits pour cuisiner (les légumes, les viandes, les conserves, les surgelés, les préparations). Cette préoccupation concerne d’abord les ouvriers les plus stables qui à plusieurs reprises, répètent que la qualité du matériel s’est érodée ces dernières années à la faveur du développement d’une logique comptable et d’impératifs de rentabilisation de la restauration des CROUS via la diversification de l’offre aux étudiants. Ce tournant commercial date du début des années 2010 et aurait conduit, selon les agents, à privilégier des aliments de moindre qualité et de moindre coût qui altèrent autant la saveur des plats qu’ils produisent, que la satisfaction qu’ils éprouvent à réaliser leur travail. Cette dégradation se double parfois d’une difficulté supplémentaire pour travailler, comme le souligne Clarisse, en charge des salades à emporter, qui déplore la qualité des tranches de jambon cru bon marché plus difficiles à séparer les unes des autres, ou des boules de mozzarella qui s’écrasent plus facilement lorsqu’elle les prend pour les disposer sur les salades.

12Le recours croissant à des produits préconditionnés favorise aussi la rationalisation des tâches et des procédés de fabrication (Monchatre, 2010). Au CROUS, celle-ci se traduit par un usage moins régulier de produits bruts au profit de produits surgelés et prédécoupés, le recours à des marchés nationaux de distribution des produits, la rationalisation de l’activité de préparation, le recours systématique aux « fiches techniques » (les recettes) qui appauvrissent les activités réalisées (Dondeyne, 2016). Le cas des desserts en est exemplaire. Auparavant préparés chaque jour, les desserts sont désormais réalisés par les cuisiniers un jour seulement par semaine et ce sont des gâteaux et des tartes surgelés qui les remplacent les quatre autres jours. Signe de la noblesse et de la valeur que les cuisiniers attribuaient à cette tâche, le « jour de la pâtisserie » occupe désormais un statut particulier. Ce qui pourrait être considéré comme une évolution positive (diversification des produits proposés, homogénéisation des conditions de préparation entre les différents CROUS) est surtout perçu comme une dévaluation de l’activité des cuisiniers et un appauvrissement de leurs savoir-faire professionnels. Ces transformations s’accompagnent le plus souvent de ce que les agents et les cadres considèrent comme une intensification du travail : les tartes surgelées sont prédécoupées, il « suffit » de séparer les parts et de les placer sur des assiettes individuelles, mais à la différence de la pâtisserie maison préparée en quantités limitées, les tartes sont plus nombreuses et variées et impliquent un travail supplémentaire peu valorisé (le « dressage », c’est-à-dire la présentation et la disposition des produits dans l’assiette) dans un temps qui reste le même.

13Les cafétérias incarnent tout particulièrement cette évolution de l’activité des CROUS : au lieu d’une offre standard de plateaux repas dans les restaurants universitaires (entrée, plat, dessert, pain), elles proposent une variété de plats à emporter, sucrés et salés, de snacking et de « formules ». Dans les cafétérias, les plats ne sont pas préparés sur place, mais sont souvent réchauffés ou cuits (comme les pizzas ou les paninis), assemblés (comme les salades à composer) ou dressés sur les présentoirs (comme les muffins, les viennoiseries). L’hétérogénéité de l’offre de restauration des cafétérias et la simultanéité de la vente (les étudiants peuvent vouloir acheter en même temps une salade, une bière et un panini) accroissent fortement les cadences. À la cafétéria, nous avons observé des agentes qui travaillent de façon continue, sans s’asseoir ni prendre de pauses de leur journée, souvent obligées de naviguer d’une tâche à l’autre dans un espace exigu pour servir un flux quasi incessant d’étudiants de 8 à 21 h Les effets de ces évolutions ne sont pas homogènes pour autant. L’emploi croissant des produits surgelés peut aussi avoir des conséquences différenciées, comme à la légumerie où Jean-Marc et Tristan ont vu leur activité se transformer radicalement en supprimant l’épluchage des 50 kg de carottes ou de pommes de terre fraîches, et se « désintensifier ». Leur travail se limite désormais au lavage et au découpage des produits, ce qui les conduit à occuper d’autres postes au cours de la journée (ils sont responsables de la plonge).

2. Reformulations et ajustements au travail

2.1. « Faire beau et bon » malgré tout

14Face à ces contraintes, les ouvriers et ouvrières de la restauration du CROUS tendent à valoriser le « bon travail », cette requalification permettant d’établir leur dignité professionnelle. Le travail « bien fait » est celui dont on peut être fier, qui est gratifiant, et qui est « bon pour soi » (du point de vue des conditions de travail et d’emploi). Tout en occupant des positions socialement dominées, ils et elles valorisent les dimensions qui donnent du sens à leur travail. Le mandat généralisé de l’institution CROUS (Strauss, 1992) permet aux agents de travailler collectivement autour d’un même objectif : permettre aux étudiants de bien manger, dans les temps et en quantité suffisante, sans gaspillage et sans que personne ne soit ni malade ni blessé. Le travail bien fait consiste alors à faire vite, à faire bon et aussi à faire ensemble, ce que Christophe Dejours (2000) désigne comme le « jugement de beauté » élaboré et stabilisé par les travailleurs eux-mêmes autour d’accords sur les manières de faire et sur l’éthique professionnelle.

15La définition du bon travail repose en partie sur un fonctionnement organisationnel et des savoir-faire standardisés. Il faut ainsi trois demi-œufs par salade, dix tranches de fromage pour une pizza, répartis de manière homogène. À la plonge, les récipients, les fourchettes ou les couteaux seront disposés dans un certain sens dans les bacs afin d’en faciliter le lavage puis la saisie. Interrogées sur les raisons de ces pratiques, des agentes des bulles froides en appellent au bon sens, à l’équité de traitement entre les étudiants, ou à la nécessaire coordination du travail collectif : « […] trois tranches de tomates, c’est joli comme présentation… et il faut s’assurer que les étudiants aient les mêmes choses dans leur assiette, sinon ce n’est pas juste pour celui qui se retrouve avec une tomate ou une mozza en moins », dit une agente de production. De la même manière, un cuisinier explique que « mettre les couteaux dans le même sens, ça permet d’aller plus vite et aussi, d’éviter qu’un collègue se blesse ».

16Ces savoir-faire standardisés sont communs à l’ensemble des agents d’un site académique, car ils permettent d’éviter la variation des prestations et d’optimiser la gestion comptable des produits. Cette conception du travail est intégrée par les agents non comme une obligation comptable ou une contrainte qui viendrait « d’en haut », « dans les bureaux », mais comme une nécessité, synonyme d’efficacité et d’équité.

  • 7 Cette dimension de l’activité visant à rendre les assiettes appétissantes dans un temps contraint (...)

17Loin d’être anecdotique, le souci du « beau » est très présent dans les cuisines du CROUS, bien qu’en marge des attendus organisationnels. Le bon travail est inséparable du beau travail, engageant des savoir-faire permettant de « sublimer » les plats : ne pas faire de coulures, soigner la pose de la mayonnaise sur les œufs durs, varier la présentation des entrées et des desserts sur les étals pour que « ça donne envie » et qu’il « n’y ait pas de trous », sont des exemples de cette dimension du travail tournée vers le public, qui continue de donner de la satisfaction aux agents dans la réalisation de leur activité7. Ces critères du bon travail sont notamment valorisés par les titulaires ou les « anciens » qui en contrôlent la mise en œuvre au quotidien par des rappels informels ou lorsqu’ils participent à la formation des intérimaires ou des nouveaux arrivants.

18Si les agents s’accordent ainsi sur les éléments constitutifs du travail bien fait, le tournant comptable des années 2010 a conduit à déconnecter le « jugement de beauté » du « jugement d’utilité » délivré par la hiérarchie à partir des objectifs à atteindre (Molinier, 2008), ce que regrettent tout particulièrement les « anciens » :

Avant, on nous disait qu’il fallait améliorer la vie des étudiants… il fallait que ce soit joli, que « ça donne envie »… [...] On faisait beaucoup de choses par nous-mêmes, les pâtisseries, les plats… il fallait qu’on fasse de jolies décorations […] avec une salade de carottes, on ajoutait un peu de citron, ou des tomates pour que ce soit meilleur et que ce soit joli, pour qu’on ait envie de la manger… ou bien les pamplemousses, on ajoutait un petit peu de salade ou un bigarreau. Maintenant, t’as une assiette et ton pamplemousse, c’est fini tout ça. Il faut aller vite, avec rien. C’est fric fric fric.
[Estelle, responsable d’une cafétéria]

19Le déplacement de l’identité du CROUS vers des offres de restauration plus diversifiées et compétitives a eu des effets sur la définition collective du bon travail, désormais plus marquée par des contraintes temporelles : le « faire vite », qui était déjà une part intrinsèque du travail pour les anciens est désormais prioritaire par rapport aux autres dimensions. Bien faire son travail consiste d’abord à tenir les cadences accrues qui permettent au rideau de se lever à 11 h 30 (au RU), quels que soient les conditions et les imprévus. Le « faire bon » est la dimension du travail qui a été le plus affectée. Dès lors, continuer à cuisiner des plats savoureux et qui « donnent envie » avec des produits jugés de moindre qualité implique d’ajuster les savoir-faire, comme s’émanciper des fiches techniques pour les cuisiniers. Tous ne le font pas, mais ceux qui parviennent à « faire avec » les contraintes imposées auraient la réputation d’être de « très bons cuistots ».

20Si beaucoup d’agents ont conscience de la faible qualité des produits avec lesquels ils doivent travailler pour proposer des repas à 3,30 euros, ils considèrent néanmoins qu’ils disposent d’une marge de manœuvre pour faire « le mieux possible » et offrir une certaine qualité. Ce sont surtout les titulaires qui engagent ces représentations du travail, qui visent avant tout à « prendre soin des étudiants » voire à les « materner » (Kocadost, 2014, 12). Mais la centralité de ces agents dans la mise en œuvre des activités contribue à en faire des représentations dominantes.

2.2. Les normes du bon travail à l’épreuve des délais et de la variation des flux

21L’autre contrainte qui pèse sur la réalisation du « bon travail » et d’une ouverture de rideau réussie (Goffman, 1956) est la variation des flux. La gestion des flux fait l’objet de prévisions chiffrées, basées sur l’année précédente et réajustées en permanence au cours de la journée. Elle concerne tant les denrées, le matériel, les usagers (variables selon la période de l’année, le jour de la semaine, la météo, les mobilisations sociales), que le personnel (fluctuant au cours de l’année et de la journée, et dépendant des arrêts de travail).

22Maintenir les exigences d’un travail bien fait suppose alors d’abord d’anticiper : en réalisant à l’avance des tâches, en mettant à profit les temps morts, le temps dégagé quand on a travaillé plus vite, etc. L’anticipation permet au personnel des cuisines de ne pas être désœuvré par moments ni submergé lorsque les cadences s’accélèrent. Il s’agit de lisser dans le temps la charge de travail (les pics d’activité) et ainsi soulager le poids de la variabilité sur le travail. Les agents travaillent ainsi à la fois pour le jour même et pour le lendemain. Les cuisiniers préparent un peu plus de desserts ou d’entrées en début de semaine : les pics de repas les jours suivants permettront de les écouler. Ils observent aussi l’afflux d’étudiants en début de service, de façon à préparer en avance des plats supplémentaires si les flux sont supérieurs aux prévisions ; l’enjeu est d’éviter que les étudiants attendent. S’avancer suppose une bonne connaissance des règles et des dates de péremption. Les agentes de restauration savent combien de temps une boîte ouverte pourra être utilisée, combien de fois un dessert pourra être resservi. L’anticipation est donc la projection sur le futur d’une expérience acquise dans la pratique quotidienne. Elle est aussi, dans certains cas, un gage de qualité :

Quand on peut, parce que s’il y a vraiment trop, on n’a pas le temps de tout faire. Du coup, on essaie de travailler au maximum avec une journée d’avance. Comme ça, quand il y a des concombres, moi j’essaie de les faire dégorger d’avance. Je les mets à dégorger la nuit. Comme ça, le lendemain matin, ils sont dégorgés et ça ne renvoie pas de la flotte. Les concombres détrempés, c’est pas [bon].
[Tristan, à la légumerie]

23Tous les postes ne se prêtent pas de façon égale à l’anticipation. Elle est une dimension centrale du travail d’approvisionnement, alors que celui de la plonge en est dépourvu : il faut attendre que les plats ou plateaux aient été utilisés pour les laver. Si certaines tâches peuvent être réalisées à tout moment (comme préparer des plateaux), d’autres se déroulent dans des temps spécifiques, qui se trouvent parfois pris par d’autres contraintes. Ainsi, Estelle, en cafétéria, prévoit de passer ses commandes du lendemain (qui doivent être faites avant 12 h) dans les moments de la matinée où il y a moins de monde, mais souvent, le flux continu d’étudiants lui impose de réaliser ce travail d’anticipation simultanément à ses activités de cuisson, de préparation, de dressage, de service et d’encaissement. Il faut donc gérer en même temps le double flux productif et relationnel (Bernard, 2005). Pour continuer à réaliser du bon travail malgré l’absence de possibilités d’anticipation, les agents compensent alors avec leur corps, au prix d’efforts individuels.

24La variabilité des flux suppose ensuite que les personnels s’ajustent en permanence. L’ajustement est ce qui permet de maintenir les standards du travail face aux imprévus : quand les personnels ou les produits manquent, que les repas à servir sont beaucoup plus nombreux que prévu, que le matériel tombe en panne, etc. Ces événements, plus ou moins prévisibles, se produisent de façon récurrente, mais sans qu’on puisse savoir avec exactitude quand ni dans quelle mesure. Par exemple pendant le service, l’enjeu est de servir assez et bien, mais pas trop pour éviter le gâchis : en cafétéria, il faut cuire beaucoup de paninis et très vite pour que les étudiants n’attendent pas, mais ne pas trop en cuire, car ils devraient être jetés. Les personnels s’ajustent également aux produits disponibles : si un produit manque ou est défectueux, il faut improviser une nouvelle recette.

Jean, cuisinier, dit qu’il ne regarde pas les fiches techniques, qui sont fournies avec la liste des plats à préparer chaque jour. Il s’adresse à Caroline, cuisinière, récemment arrivée au CROUS : « Tu t’en fous, tu ne regardes pas. Si tu n’as que 3  itres d’œufs, tant pis tu fais avec ».
[Extrait du carnet de terrain]

25La nécessité de s’ajuster au quotidien provient également des absences des collègues qui, contrairement aux autres variations, sont peu anticipables : arrêts maladie, de travail, absences inopinées. Dès lors, soit la direction embauche un remplaçant (en CDD ou en intérim), soit elle réorganise les plannings des salariés permanents, soit elle ajuste le planning des tâches de la semaine (par des rotations de postes ou des élargissements de tâches), ou soit les agents gèrent directement les tâches supplémentaires.

Au RU, nous remarquons qu’Évelyne (agente de service) s’occupe du linge. En discutant avec elle, nous comprenons que ce n’est pas son travail, mais que la lingère est absente, et qu’il n’y a donc personne pour nettoyer les vêtements de travail. Évelyne nous dit qu’elle la remplace de sa propre initiative, sans que personne ne le lui ait demandé : il faut bien que ce travail soit fait.
[Extrait du carnet de terrain]

26L’ajustement permanent à l’imprévu repose ainsi sur la flexibilité interne et la polyvalence (Beffa, Boyer & Touffut, 1999), aussi visible dans les grandes structures de restauration (Monchatre, 2010). Dans les RU observés, la polyvalence obéit globalement aux hiérarchies de statut, de qualification et de genre : plus on monte dans les hiérarchies, moins il y a de polyvalence. Mais, s’il existe une faible polyvalence par le haut, il y a aussi une faible polyvalence par le bas : les postes les plus pénibles comme les intérimaires, à la plonge, ne sont pas polyvalents, ils restent statiques, affectés à une seule tâche.

3. Mécanique collective et éthique du travail

  • 8 La présence syndicale contribue également au maintien d’une forme de cohésion en donnant un débouc (...)

27Dans un contexte de travail marqué par des contraintes fortes, l’entraide entre les agents constitue à la fois le cœur de la mécanique collective permettant au travail de se faire et une éthique du travail8.

3.1. Conditions de réalisation du travail et préservation de soi

28L’entraide généralisée est une dimension cruciale du travail ouvrier dans les restaurants du CROUS, donnant à voir la façon dont le collectif affronte la difficulté. Nous observons que de nombreux agents s’entraident constamment en effectuant des tâches qui simplifient le travail des autres ou leur font gagner du temps. Il s’agit d’une caractéristique partagée avec d’autres emplois ouvriers, qui mettent en œuvre des « facultés adaptatives collectives », comme le montre Séverin Muller (2005) pour le travail dans les abattoirs.

29L’entraide comme mécanique collective est cependant à distinguer du simple caractère collectif du travail. La réalisation de l’activité suppose que les agents aillent au-delà des tâches prescrites, prennent en charge en partie celles des autres. L’entraide est un élément de réponse à la division du travail au CROUS : « C’est le travail de qui ? ». Il y a entraide quand une tâche n’est le travail de personne, ou quand elle est le travail de quelqu’un qui ne peut pas le réaliser faute de temps ou à cause d’un problème de santé. Par exemple, personne n’est explicitement désigné pour s’occuper du ravitaillement pendant le service (le fait de veiller à ce que les présentoirs d’entrées et desserts soient toujours bien garnis). Or le service des repas s’arrête rapidement si personne ne s’en charge (les usagers ne peuvent plus se servir), ce qui pèse surtout sur le travail des agentes de service ou la caisse. Tous les agents réalisent donc ce ravitaillement dans leurs temps morts, y compris le cuisinier ou le plongeur dont le travail n’est pourtant nullement affecté par le ravitaillement. Même les postes individuels sont fortement liés au travail des autres et supposent cette entraide. À la plonge batterie (lavage des ustensiles de cuisine et des gamelles), Nicolas est seul, mais les autres lui facilitent aussi le travail en lui apportant des plats (alors qu’il est supposé venir les chercher lui-même) et en les vidant soigneusement de leurs déchets.

  • 9 Les contractuels représentent 15 % des effectifs du CROUS au moment de l’enquête.

30L’entraide est aussi une condition nécessaire au bon travail parce qu’elle permet de tenir les délais. Cela conduit par exemple à interrompre ponctuellement son activité pour participer à celle d’un collègue afin que collectivement, tout soit terminé à temps. Elle consiste aussi parfois à suspendre son activité pour attendre ses collègues lors de certaines tâches collectives. Faire sa part et la faire bien, c’est aussi être un bon collègue et permettre aux collègues de faire leur part, sans augmenter leur charge de travail. L’entraide recouvre de fait un ensemble de valeurs liées à la collégialité permettant de préserver le collectif de travail, malgré les difficultés individuelles ou collectives qui peuvent se présenter (accidents, arrêts, imprévus, etc.). La compétition et la performance individuelle ne font pas partie des représentations du travail valorisées : il est frappant de constater qu’aucun agent ne se targue de faire ses chiffres ou d’aller plus vite que les autres. Si la performance de réussir à « ouvrir » dans les temps et malgré les contraintes fortes est valorisée au quotidien, c’est dans sa dimension collective. Toutes les activités sont pensées dans leur articulation les unes par rapport aux autres et reposent sur la polyvalence des agents. Le caractère collectif du travail et des valeurs qui lui sont associées constitue une caractéristique forte du travail au CROUS et est valorisée comme telle par les agents qui s’en revendiquent. Certains, surtout parmi les plus anciens, sont fiers de cette dimension de leur travail et la présentent comme « naturelle », comme un « réflexe », « machinal ». Il ne faut pas pour autant essentialiser cette entraide et considérer qu’elle serait naturellement présente dans les organisations. Les enquêtés racontent qu’elle leur a été inculquée dès leurs débuts par les « anciens » qui les ont formés et qu’elle fait partie de leur apprentissage du métier. Celles et ceux qui la mobilisent explicitement sont toutes et tous titulaires de leur poste et ont une ancienneté de plus de cinq ans. Il est alors intéressant de constater que la présence de contractuels, pas ou peu expérimentés, contribue de manière paradoxale au maintien de la définition du bon travail et à l’entraide. Tout d’abord, parce que ce recours est contenu9. Il est notamment une réponse à l’absentéisme des titulaires, selon le directeur du RU, qui explique qu’il ne fait pas revenir les gens pendant leurs congés pour remplacer les absences : « On est civilisé quand même, on n’est pas à l’hôpital. » Mais selon les enquêtés, ce sont les anciens qui doivent former les nouvelles recrues. Bien que ce temps de tuilage ne soit pas prévu dans les fiches de poste, il est pris en charge par les « anciens », souvent au détriment de leur propre travail. Cette dimension coûteuse de leur activité est perçue différemment par les titulaires, qui l’envisagent comme une nécessité pratique, comme une dimension essentielle du travail bien fait, ou comme une activité peu valorisée et vaine, qui vient s’ajouter au reste. Estelle (cheffe de cafétéria) nous dira ainsi son « ras-le-bol » de former continuellement des intérimaires qui finissent par s’en aller ou dont le contrat n’est pas renouvelé, expliquant qu’elle en vient à ne pas former certains contractuels par manque de temps ou par lassitude. Il arrive aussi que des « anciens » se plaignent des « jeunes » jugés trop individualistes parce qu’ils n’ont pas encore intégré la conception dominante du travail. Ou que certains ou certaines passent à travers les mailles du tuilage ou y résistent.

31Justin (30 ans), cuisinier intérimaire qui a obtenu un contrat de 2 mois au CROUS et dont le parcours de précarité le fait alterner entre chômage et petits boulots, partage avec les cuisiniers titulaires l’idée d’un travail bien fait. Toutefois, une partie des agentes refuse de faire équipe avec lui, jugeant qu’« il travaille mal », notamment parce qu’il ne respecte pas les règles d’hygiène dans les cuisines (il ne change pas ses gants de la matinée) et parce qu’« il est perso ». Malgré les relances d’une agente, les cuisiniers ne rappellent pas à l’ordre Justin, considérant qu’« il n’y a pas de problème avec lui » (Jean, un cuisinier). Ainsi, la socialisation à l’entraide, inégale selon les statuts, les postes occupés et les lieux de travail, ne rend pas le collectif de travail homogène.

3.2. L’entraide comme moyen de ménager collectivement les corps

  • 10 Interrogés sur leurs conditions de travail, les agents réfutent la pénibilité, qu’ils mobilisent p (...)
  • 11 Une manière d’objectiver la pénibilité est le nombre d’arrêts de travail. En 2019, le CROUS région (...)

32Nombreux sont les travaux à avoir mis en évidence la pénibilité propre aux métiers où le corps est fortement sollicité (Monchatre, 2010 ; Crasset, 2017 ; Volkoff, 2006). Si les enquêtés réfutent le terme de pénibilité à propos de leur travail10, ils décrivent celui-ci comme difficile11. Les contraintes de l’espace (lieux exigus, machines imposantes) et du travail (délais à tenir, outils) imposent des contraintes aux corps à la fois matérielles et relatives à la sécurité : déplacer rapidement un bac avec un couteau de cuisine dans la main ; sortir des plats de 10 kg du four lorsque des collègues déplacent en même temps de lourdes casseroles derrière ; sortir des plaques de pizza brûlantes de 15 kg pour les entreposer sur le comptoir, etc. La manipulation des instruments et des charges lourdes, les cadences et les déplacements dans ces espaces souvent glissants supposent une vigilance constante de protection de son corps, via des équipements pour le travail pénible (bouchons, semelles, doudounes) et des manières de se tenir, marcher, porter, déplacer. Engageant fortement le corps, le travail dans les cuisines du CROUS suppose des savoir-faire spécifiques et un « apprentissage par corps » (Faure, 2000). La scène que nous observons dans les cuisines montre une dextérité discrète et des usages techniques du corps (Crasset, 2017) s’apparentant à un ballet. Les corps bougent les uns par rapport aux autres, le plus souvent sans explicitation, la coordination au travail se réfractant à travers eux. Les ouvriers et ouvrières utilisent leur « conscience périphérique », c’est-à-dire leur attention à « ce qu’il se passe dans leur environnement immédiat de travail grâce à l’œil qui traîne, l’écoute flottante et les perceptions kinesthésiques » des uns et des autres (Cahour & Pentimalli, 2005), pour coordonner collectivement le travail et se ménager : communiquer rapidement, éviter les collisions dans les espaces partagés.

Remplir 400 ramequins de macédoine suppose d’associer rapidité et précision du geste : les ramequins doivent contenir la même quantité et être présentés « joliment », « donner envie », sans bavure. En s’essayant à la préparation des entrées, nous observons que les agentes savent d’expérience quel poids doit saisir la cuillère ou à la main pour remplir une assiette du premier coup, sans devoir compléter ou enlever. La « bonne quantité » est directement évaluée grâce à la connaissance des produits, de leur texture, de leur caractère visqueux ou glissant. Les gestes sont coordonnés à plusieurs : sans se heurter ou se gêner, les préparatrices doivent piocher à 4 ou à 6 autour des mêmes bacs réfrigérés, remplir des grilles de manière ordonnée puis les déplacer sans rien faire tomber.
[Extrait du carnet de terrain]

33Les risques professionnels ne sont pas niés par les enquêtés, mais la perception du travail s’accompagne de la valorisation d’une « virilité professionnelle » (Schepens, 2013 ; Avril, 2014), s’exerçant habituellement plutôt dans les métiers masculins populaires qui s’appuient sur une exigence de rendement. Si les restaurants universitaires se caractérisent par la mixité des personnels et une offre de service public, les objectifs quotidiens fixés (faire manger entre 1 500 et 2 300 personnes à partir de 11 h 30 chaque jour) avec un nombre limité d’agents contribuent à valoriser chez elles et eux le fait de travailler intensément et de ne pas trop « s’écouter » (Crasset, 2017), c’est-à-dire ne pas être « douillet », « chochote », ou « tire-au-flanc ». Malgré le poids des plats à nettoyer et la cadence de travail particulièrement intense, Nicolas de la « plonge » valorise ainsi la difficulté liée à son poste : « C’est dur, hein ? À la fin de la journée, je dors bien ! ». Dans ses mots, la dureté est connotée positivement (Schepens, 2013).

34Lorsqu’ils sont interrogés sur d’éventuels problèmes de santé, la majorité des agents considèrent ne pas en avoir, phénomène classique et socialement situé d’occultation ou de minimisation de la pénibilité et des risques du travail (Gollac & Volkoff, 2006 ; Boltanski, 1971). Le corps semble faire l’objet d’une sorte d’oubli, tendance plus présente dans les métiers populaires. En cela, « ils ne “sont” pas leur corps, ils “ont” un corps, corps à soumettre pour réaliser leur métier » (Schepens, 2013, 25). En revanche, lorsque leur est posée la question des douleurs physiques, ils et elles décrivent toutes et tous un catalogue de maux relativement handicapants, tout en les présentant de manière anecdotique : maux de dos, douleurs articulaires, sciatiques, relevant des troubles musculo-squelettiques plus fréquents dans les métiers de la restauration (Darbus& Legrand, 2021).

35Si leurs différents maux peuvent astreindre fortement le travail (par l’impossibilité de porter des charges lourdes, de se baisser, etc.), ils ne l’empêchent pas nécessairement. Soumis à ce que Nicolas Dodier (1986, 609) nomme la logique des « contraintes relatives du corps », les agents tendent à composer avec la douleur. Lors des discussions à la pause, ils échangent ainsi des techniques pour ne pas « être arrêté », ou pour « tenir ». En complément, des cuisiniers parlent d’activité physique régulière (course à pied, musculation), ce qui n’est pas le cas des agentes. La pratique la plus répandue semble être celle de l’automédication, avec l’usage d’antalgiques (paracétamol, codéine, voire morphine) qui permettent de surmonter la douleur.

36Les contraintes imposées aux corps sont en partie diminuées par l’organisation formelle du travail (via un système de rotation des postes tous les quinze jours pour les tâches les plus répétitives et par des équipements de protection individuelle). Elles sont également prises en charge de façon informelle par le collectif. Ainsi, « l’appro » (tenu par deux femmes – ce qui est nouveau dans l’histoire du CROUS) demande aux « salades » de les entreposer dans des bacs plus petits afin de pouvoir les porter. En raison du délai trop long d’une commande de matériel, qui ralentit le déplacement d’ustensiles de cuisine sales tout en le rendant dangereux, un cuisinier fabrique lui-même un chariot à roulettes de petite taille afin d’éviter les risques de chutes dans le passage d’une pièce à l’autre. Une partie des pratiques collectives de travail visent ainsi à préserver les collègues fragiles en échangeant ponctuellement de poste avec eux, ou plus fréquemment en venant donner « un coup de main ». Par exemple, lors du service, un cuisinier qui vient de finir une activité de découpe va remplacer une agente au poste des grillades (marqué par l’intensité et la répétition des gestes) en raison d’une tendinite non soignée ; des agentes déplacent des échelles à la place d’une de leurs collègues, car elle souffre d’une sciatique, etc. Les agents insistent sur l’importance « d’épauler », de « préserver », « d’aider » les collègues au quotidien et en particulier celles et ceux qui se trouvent fragilisés à un moment donné. Nicolas à « la plonge » est particulièrement attentif à sécuriser son poste de travail pour ses collègues, en nettoyant toutes les traces d’eau ou les gouttes d’huile qui tombent fréquemment sur le sol : « On a des collègues qui sont plus anciens, il faut les protéger, j’ai une responsabilité… il faut faire attention aux collègues qui passent par la plonge, si c’est glissant, c’est dangereux pour eux. » S’entraider et être attentif aux autres fait donc partie de l’éthique du travail.

  • 12 Nous n’avons pu en savoir plus sur ses raisons, mais on pourrait s’interroger sur le fait que cet (...)

37Si la préservation des corps relève du collectif, elle est aussi individuelle, par exemple lorsque les salariés sont absents de leur travail. Par l’observation des plannings hebdomadaires, nous avons constaté que près d’un tiers des salariés prévus était systématiquement absent. Ce fort absentéisme est confirmé par la CGT et le directeur du RU12. Les personnels du CROUS ne se plaignent pas devant nous des absences de leurs collègues, mais elles pèsent objectivement sur leur charge de travail.

Conclusion : Une coopération parfaite ? Comprendre les dissonances

38Pour les ouvrières et ouvriers de la restauration au CROUS, le lever du rideau à 11 h 30 constitue une mise à l’épreuve par le public de ce qui a été préparé et organisé en coulisses en amont. En cela, faire du bon travail est à la fois « travailler avec » (les collègues, leur présence, leur absence, leurs problèmes de santé, mais aussi les produits, leur qualité, les machines, leurs pannes) et « travailler pour » (les étudiants, le personnel universitaire, les invités). « Travailler pour » est ce qui permet de se valoriser et de donner du sens à son travail. Contrairement à certains secteurs, comme l’hôpital par exemple, où la relation aux usagers est centrale dans le sens donné au travail mais particulièrement affectée par la dégradation des conditions de travail (Ridel, 2021), chez les agents des restaurants du CROUS les discours sur la détérioration relative de leurs conditions de travail ne s’accompagnent pas du sentiment d’une dégradation des relations aux usagers. Les étudiants, et dans une moindre mesure les universitaires, restent considérés comme de « bons clients ». De ce point de vue, les bricolages, ajustements et adaptations que déploient les ouvriers et ouvrières au quotidien, ne doivent pas seulement être considérés comme une résistance ou une contestation aux transformations de leur travail imposées « d’en haut » (tournant commercial, augmentation des cadences, etc.). Ils doivent aussi être compris comme une résistance pour (Thompson, 2004) maintenir la qualité de leur travail, constitutive, selon nous, d’une certaine éthique du travail ouvrier au service du public.

39C’est en cela que la dimension collective du travail est centrale dans les cuisines du CROUS. Valorisée par les agents, attendue des autres, présentée comme une évidence et parfois analysée comme « spontanée » (Cahour & Pentimalli, 2005), l’entraide n’apparaît pourtant pas toujours dans les discours comme « naturelle ». Elle est l’objet d’un processus d’apprentissage et est aussi un enjeu de clivage. Elle est ainsi portée par les titulaires qui restent dominants dans l’organisation du travail et qui participent à sa mise en œuvre, et qui dépeignent les plus jeunes comme individualistes et « plus perso ». S’il est difficile, à partir de nos observations, de confirmer ce jugement, il peut néanmoins être mis en regard de la précarisation des conditions d’emploi. Le recours aux CDD et à l’intérim tend à réduire le temps de formation des « nouveaux » et à la faire porter sur les agents eux-mêmes, ce qui peut à la fois rendre l’inculcation de ces valeurs moins systématique et homogène et compliquer l’intégration à un collectif de travail ancien et soudé. Cette difficulté des nouveaux venus et des plus précaires à acquérir les techniques, les savoir-faire et les règles collectives et partagées, mais implicites, de l’organisation du travail pèse alors négativement sur la perception de leur engagement dans le travail par les plus anciens, plus stables. Le statut (que ce soit le statut d’emploi ou le statut social) semble conditionner la manière de s’engager au service du public et la perception que les autres en ont. Au-delà des observations, il serait utile de pouvoir saisir comment ces dissonances s’inscrivent dans des trajectoires biographiques. Nos données laissent entrevoir le poids du parcours professionnel (le degré de précarité, mais aussi le fait d’avoir travaillé dans le privé), ainsi que de la situation familiale dans des conceptions du travail différenciées, venant travailler en retour l’organisation du travail et la manière de travailler collectivement au service du public.

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Notes

6 Ils « pèsent » aussi au sens propre : il arrive que la quantité de nourriture dans chaque assiette d’entrée soit vérifiée par les cuisiniers.

7 Cette dimension de l’activité visant à rendre les assiettes appétissantes dans un temps contraint a déjà été mise en évidence (Dondeyne, 2002).

8 La présence syndicale contribue également au maintien d’une forme de cohésion en donnant un débouché aux plaintes des personnels. Bien que le taux de syndicalisation soit faible au CROUS selon la CGT, celle-ci revendique des adhésions correspondant à plus de 10 % des effectifs. Elle est majoritaire, avec 50 % des voix, suivie de la CFDT à 25 %, puis le FO et de l’UNSA. Les personnels des RU sont les agents du CROUS les plus syndiqués. Selon les militants CGT rencontrés, cela s’explique par leur ancienneté (peu de turn-overs) et le fait que les RU sont de grosses unités. La CGT fait régulièrement des tournées dans les RU pour informer les personnels et a été à l’initiative de plusieurs grèves nationales ces dernières années. Localement, le syndicat a même pallié l’absence d’un comité des œuvres sociales en créant une amicale des personnels pour donner accès à des services comme la carte Cezam.

9 Les contractuels représentent 15 % des effectifs du CROUS au moment de l’enquête.

10 Interrogés sur leurs conditions de travail, les agents réfutent la pénibilité, qu’ils mobilisent pour décrire les « autres » métiers où les conditions de travail sont jugées plus exigeantes physiquement : le travail sur les chantiers, en extérieur, le travail à la chaîne ou les métiers sous-qualifiés précaires.

11 Une manière d’objectiver la pénibilité est le nombre d’arrêts de travail. En 2019, le CROUS régional a recensé 93 accidents du travail, occasionnant 797 jours d’arrêt de travail, et 11 maladies professionnelles.

12 Nous n’avons pu en savoir plus sur ses raisons, mais on pourrait s’interroger sur le fait que cet absentéisme participe ou non à un mode de régulation collectif de la pénibilité.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Ludivine Balland, Marie David et Fanny Vincent, « Au service du public. Le « bon travail » ouvrier dans la restauration du CROUS »La nouvelle revue du travail [En ligne], 23 | 2023, mis en ligne le 26 octobre 2023, consulté le 23 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/14533 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.14533

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Auteurs

Ludivine Balland

Centre nantais de sociologie, Université de Nantes

Marie David

Centre nantais de sociologie, Université de Nantes

Fanny Vincent

TRIANGLE, Université Jean-Monnet de Saint-Étienne

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Droits d’auteur

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