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1Pierre Fournier, sociologue, et Pascal Cesaro, chercheur en cinéma, font émerger dans leurs travaux une parole non-construite à l’avance, une parole « vraie », à distance des abstractions que semble parfois attendre l’intervieweur. Pascal Cesaro l’a fait longtemps dans les prisons, à l’aide du cinéma, pour faire surgir les personnalités des détenus. Pierre Fournier souhaitait échapper, par le recours à l’observation en situation, au risque d’imposer aux enquêtés un questionnement qui leur soit étranger1, jusqu’à ce qu’il interroge la parole empêchée des salariés du nucléaire sur leur travail et sur leur environnement. La rencontre du cinéaste et du sociologue les a fait converger vers un projet commun d’utiliser le cinéma pour conduire autrement les entretiens. De réflexions partagées en tâtonnements, ils sont passés de l’auto-confrontation chère aux ergonomes ou aux psychologues du travail à la photo-élicitation2 utilisée en sociologie visuelle, avant d’en venir à pratiquer la vidéo-élicitation : ils ont ainsi mis au point une démarche socio-cinématographique pour faire parler des réalités de leur métier les femmes et les hommes du nucléaire en s’appuyant sur des archives filmées qu’ils leur proposent de visionner. Ils ont réalisé la restitution de cette démarche sous deux formes audiovisuelles3 : le film de recherche Sur les traces des atomistes. Un pas de côté pour un sociologue de terrain (2016, 85’) qui raconte pas à pas la recherche conduite pour en donner à voir la fécondité4, et le documentaire interactif De la fiction faire science. Une expérience de vidéo-élicitation pour sortir d’une situation de parole empêchée (2019, de 45 à 80’) qui, avec une partie d’images en commun, déplace le regard pour proposer une explicitation du dispositif, détaillant la mobilisation d’archives de fiction dans l’enquête et favorisant sa réplication5.
Pour visionner le travail complet des auteurs
Pour des questions de droits d’auteur sur les images de fiction qui ont été utilisées durant l’enquête, le film de recherche Sur les traces des atomistes. Un pas de côté pour un sociologue de terrain (2016) et le documentaire interactif De la fiction faire science. Une expérience de vidéo-élicitation pour sortir d’une situation de parole empêchée (2019), qui rendent compte de cette recherche sous deux angles distincts, ne sont pas disponibles à tout public.
L’accès au documentaire interactif De la fiction faire science [fifas.huma-num.fr] est réservé aux publics de l’enseignement supérieur et de la recherche en France et à l’étranger. Que l’on soit chercheur, enseignant-chercheur ou étudiant, il est proposé après l’introduction de s’identifier par son établissement de rattachement pour le visionner. Quant au film de recherche Sur les traces des atomistes, il est rangé dans les « compléments » du documentaire interactif (onglet en bas à gauche) et réclame donc lui aussi authentification.
Parmi les compléments au documentaire interactif, on trouve aussi le film d’élicitation (20’) qui a été adapté du feuilleton Les Atomistes pour être utilisé dans la recherche et un épisode du feuilleton Les Atomistes (13’) au format et au rythme d’origine (la télévision des années 1960) avec une sélection d’images du feuilleton qui ont été écartées au moment de construire le film d’élicitation (6’). Les lecteurs et lectrices qui éprouveraient des difficultés à se connecter sont invité·es à prendre contact avec Pascal Cesaro [pascal.cesaro(at)univ-amu.fr] ou Pierre Fournier [pierre.fournier(at)univ-amu.fr].
2Ce sont les coulisses de ce travail qu’ils nous font découvrir dans l’entretien ci-dessous, conduit par Joyce Sebag et Jean-Pierre Durand. C’est l’occasion de revenir sur les difficultés d’enquête pour la sociologie du travail face à des situations où la parole des acteurs sociaux n’est pas aisée, où elle semble entravée par des cadres de censure et d’auto-censure, où l’attention soutenue du chercheur ne suffit pas toujours à la libérer. L’entretien interroge de nouvelles pistes pour la sociologie filmique en soulignant ce que l’art cinématographique peut apporter à la recherche ethnographique (Cesaro & Fournier, 2023) et en donnant à voir les ressources que recèle la coopération interdisciplinaire entre professionnels du cinéma et sociologues. En effet, il faut souligner la difficulté à restituer la mise en œuvre de la vidéo-élicitation, à montrer à l’image les interviewés commentant leur propre pratique, sans rendre rébarbatif le film. Ce qu’ont réussi Pascal Cesaro et Pierre Fournier.
3Pascal Cesaro est maître de conférences en cinéma à l’université d’Aix-Marseille et réalisateur de films. Il enseigne la théorie et la pratique de la réalisation documentaire. Chercheur au laboratoire Perception, Représentations, Image, Son, Musique (PRISM), il interroge l’usage du film comme outil de recherche en sciences humaines et sociales et ses activités se développent à travers des projets de recherche-création sur les pratiques cinématographiques qu’on peut qualifier de collaboratives et sur les manières de filmer le travail, notamment dans l’univers de la santé.
4Pierre Fournier est professeur de sociologie à l’université d’Aix-Marseille. Il enseigne la sociologie du travail et forme les étudiants à la pratique de l’enquête de terrain en sociologie. Au Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d’histoire (MESOPOLHIS), il mène des recherches sur les industries à risques (énergie, pharmacie, chimie) et leurs territoires et, au-delà, sur les enjeux des mots d’ordre de défense de l’environnement sur la stratification sociale. Il a récemment publié Les territoires des transitions énergétiques. Nucléaire et énergies renouvelables en Italie et en France (2023, dirigé avec Cesare Mattina, Elisabetta Bini, Barbara Curli). Ses recherches se caractérisent par l’articulation des savoirs de la sociologie, de l’histoire, de l’économie et de l’ethnologie, ainsi que par l’usage combiné de méthodes variées : observation directe, entretiens, dépouillement d’archives, traitement de données quantifiées.
Jean-Pierre Durand : Pouvez-vous définir le projet ou le pourquoi de votre documentaire Sur les traces des atomistes ?
Pierre Fournier : La genèse de la recherche est aisée à reconstituer, celle du film un peu moins. Le point de départ est le projet d’un chercheur qui est embarrassé par une parole empêchée chez ses enquêtés quand il veut évoquer la question du travail dans le nucléaire. J’avais déjà enquêté sur des travailleurs de ce secteur en ethnographe pour ma thèse dans les années 1990, en observation participante par moments. Dans ce nouveau projet, je voulais parler de situations qui concernent le travail et le hors travail. Et ce n’est guère possible de pratiquer l’observation directe en dehors du travail. Du coup, il faut s’en remettre à la parole des acteurs mais je me trouve vite embêté parce que, au moment de me parler, ils ne savent pas trop à qui ils s’adressent, ils sont embarrassés par des inquiétudes. « Est-ce qu’on peut lui raconter les choses ? Est-ce qu’il ne va pas les déformer ? Comment ne pas encourir de jugement à partir de ce que l’on aura dit ? » Je sens une situation d’entraves dans les relations que je peux nouer avec eux. Je ne vois pas trop comment dépasser cette situation jusqu’à ce que je trouve, au hasard d’une visite à la BnF, la trace d’un feuilleton dont on m’avait parlé dès les années 1990 mais que je n’avais jamais vu : « Vous avez prévu de consulter des ouvrages de notre fonds mais est-ce que vous n’auriez pas aussi besoin de quelque chose à l’Inathèque, là où l’on conserve les archives de la télévision ? – Non merci. À moins que… J’ai connaissance d’un feuilleton dont je pense avoir le titre, Les atomistes, pour l’avoir repéré dans un dictionnaire papier des feuilletons de la télévision mais je ne l’ai jamais vu. » Mon interlocuteur me répond qu’il le trouve dans sa base de données. Chance. Mais qu’il ne peut être visionné car il est en bétacam. Malchance. On peut le faire numériser. Espoir. Mais c’est coûteux. Désespoir d’universitaire. Ce coût peut être pris en charge par l’INA si c’est pour un usage de recherche et que j’en fais la demande. Comment savoir sans l’avoir vu ? Je fais la demande et je reviens le mois suivant avec le sentiment que le film va s’autodétruire dans les minutes qui viennent. Je regarde les 5 heures d’images d’affilée sur une journée entière ! 26 épisodes de 13 minutes.
Joyce Sebag : On ne te donne pas le fichier ?
- 6 Ce colloque a servi d’appui à l’ouvrage d’Anne-Marie Arborio et al., Observer le travail. Paris, L (...)
P. F. : Ah non ! On me laisse juste la possibilité de voir les épisodes sur un ordinateur de l’Inathèque avec un casque. Mais je ne suis pas déçu : le film est vraiment étonnant. Je suis incroyablement surpris de la vérité des images, dont je peux juger à partir de mon expérience directe du travail dans le secteur puisqu’au moment de ma thèse, j’avais été embauché comme ouvrier intérimaire dans une boîte de sous-traitance du nucléaire (Fournier, 1996). Il y a dans le feuilleton des images extrêmement justes du travail, en même temps que des images complètement farfelues : pour la trame romanesque, le réalisateur a procédé à des ajouts totalement irréalistes par rapport au secteur nucléaire. Donc je ne vois pas trop comment répondre à la fameuse question « est-ce que je peux m’en servir ? ». Parallèlement, je rencontre Pascal Cesaro à l’occasion d’un colloque dans mon université sur Film et travail, filmer le travail (2006). C’est un moment où j’organise moi-même, avec des collègues, un colloque sur les démarches de recherche combinant l’ethnographie et l’histoire pour analyser le travail6. Curieux des proximités d’objet par-delà les appartenances disciplinaires, les organisateurs s’invitent mutuellement à venir discuter quelques présentations dans le colloque voisin. À cette occasion, je parle à Pascal de mon histoire de feuilleton : j’aimerais bien voir comment des travailleurs du nucléaire réagiraient à certaines images mais elles n’ont pas un format immédiatement adapté pour les leur montrer. Il me répond qu’on pourrait sans doute faire des extractions dans cette matière filmique et qu’on pourrait commencer par un essai confié à deux étudiants sur cet objet. Et l’on charge de ce test Thomas Meynier et Laure Dieudonné : fabriquer un petit film d’élicitation à partir des images du feuilleton que Pascal pouvait demander à l’INA de lui confier, à condition que ce soit pour un projet de formation.
Pascal Cesaro : C’est ça : comme chercheur en études cinématographiques, tu peux avoir accès à une plateforme qui s’appelle Inamediapro et qui permet de créer des corpus. C’est assez impressionnant : tu peux aller fouiller dans presque tout, y compris des émissions de radio, l’INA assurant le dépôt légal de l’ORTF et des chaînes publiques.
J. S. : C’est ouvert aux étudiants ou seulement aux chercheurs ?
P. C. : Aux enseignants comme aux étudiants dès lors qu’ils font une demande dans le cadre de leur recherche. À cette époque, je faisais travailler les étudiants en cinéma sur la base de données de l’INA afin qu’ils constituent des corpus pour leurs projets de film de fin d’études et nous pouvions ensuite utiliser certaines de ces images pour leur faire faire des exercices de montage. L’obligation que l’on avait était de ne pas montrer les résultats en dehors de l’enceinte universitaire. Mais c’était plutôt intéressant parce que l’on arrivait à travailler ainsi sur des fonds d’archives qui étaient classés suivant des logiques d’emploi télévisuel et qu’on pouvait réutiliser avec d’autres intentions.
P.F. :On démarre ainsi le travail sur le feuilleton : les étudiants en binôme font une extraction et utilisent ce montage comme film d’élicitation en le montrant à des gens et en filmant les entretiens, à la fois pour construire un film de fin d’études et pour nous permettre de juger du dispositif.
J.-P. D. :À qui s’adressent-ils ? À des gens du nucléaire ?
P. F. : Oui, à des travailleurs du secteur ou à des personnes vivant à proximité du site filmé dans le feuilleton. En tout cas jusqu’en mars 2011 où, après l’accident de Fukushima, du jour au lendemain, plus personne n’accepte de parler : le nucléaire est devenu tabou. J’utilise mes réseaux et je réussis à leur décrocher encore un entretien avec un salarié du nucléaire. Mais ce dernier ne leur dit rien : il est totalement fermé, stressé, comme au défi de devoir parler sans ne rien dire. De là, on comprend que la situation de parole structurellement empêchée est bien une réalité dans ce secteur et que, quand la tension n’est pas trop forte autour et à la condition de proposer un bon support de parole, on peut trouver des moyens pour s’en affranchir.
J.-P. D. : Pierre, avant d’aller plus loin sur votre film, peux-tu nous parler un peu plus de ta thèse et de l’ouvrage publié ensuite ?
P. F. : Oui, cette thèse est réalisée dans les années 1990 et une partie a été reprise dans l’ouvrage Travailler dans le nucléaire (Fournier, 2012). Mon expérience de chercheur est marquée par l’École de Chicago : l’observation directe des interactions, l’investigation au plus près des situations. Comme fils d’ouvrier du nucléaire, j’avais travaillé pendant l’été sur un site du secteur comme intérimaire pour me faire un peu d’argent pendant mes études. Quand j’ai avancé en sociologie, je me rappelle que Stéphane Beaud nous avait dit : « le monde social est compliqué : commencez donc à investiguer des mondes que vous connaissez déjà un peu et travaillez à vous en dé-familiariser ». J’ai commencé à étudier ce domaine avec Denis Duclos qui connaissait bien le secteur (Duclos, 1990). Puis j’ai rencontré Jean Peneff qui venait à cette époque de finir une enquête comme brancardier (Peneff, 1992) et qui m’encouragea à travailler par observation participante. Voilà ce qui fait que je connaissais bien le travail dans le nucléaire et que j’étais capable sans trop me tromper de dire que certaines images du feuilleton rendaient bien compte du secteur tandis que d’autres étaient fantaisistes. Si je reviens rapidement sur la thèse, elle portait sur des générations de travailleurs que je voyais au travail et dans la ville autour du site nucléaire : je me demandais comment on avait « créé » une main-d’œuvre pour cette industrie à l’écart des grandes villes à partir de profils variés, comment cette main-d’œuvre devait faire face à des situations de risques au travail en mobilisant diverses compétences, comment les prestiges sociaux se jouaient au travail, notamment dans la distance à la radioactivité, et se rejouaient dans l’espace résidentiel plusieurs fois recomposé au gré des vagues de recrutement, etc. Puis j’ai suivi le conseil que m’avait donné Denis Duclos : quitter le nucléaire « parce que si tu continues, soit tu es vampirisé par les antis, soit tu es vampirisé par les pros, et tu ne t’en sors jamais ».
J.-P. D. : Et comment y reviens-tu ?
P. F. : C’est en travaillant sur l’industrie du médicament et sur la chimie lourde que je recroise le nucléaire en tentant une comparaison entre situations de risque industriel sur des territoires marqués par des mono-activités très dominantes, apportant beaucoup de ressources économiques mais aussi pesant sur la définition et la distribution des prestiges sociaux dans l’espace local (Fournier, 2014). Quand je me tourne vers le feuillleton Les Atomistes, c’est pour enquêter sur les territoires du nucléaire : comment les ouvriers, techniciens, ingénieurs sont-ils venus là et ont-ils accepté de s’engager dans cette activité ? Certainement pas toujours par choix : les femmes – parce que c’est d’abord un monde d’hommes – se sont ainsi retrouvées entraînées par leur mari à vivre avec le nucléaire. Selon moi, cela valait le coup de trouver le moyen de revenir sur toutes ces questions que j’avais entrevues durant ma thèse mais dont je sentais à l’époque que je n’avais pas les moyens de les traiter sans courir le risque d’une présentation trop vite rabattue sur l’exceptionnalité apparente du secteur nucléaire. Mon sentiment était que la parole était difficile sur ce sujet marqué par un débat public très clivé. Ainsi émerge l’idée du film prétexte, du document d’élicitation que l’on pourrait extraire des cinq heures du feuilleton. Bien sûr, il fallait éviter les images fantaisistes qui pourraient perturber le projet : si on montre à des gens des scènes qui n’ont aucun rapport avec la réalité de leur travail, ils vont rire et se détourner. Mais si l’on écarte ces images, il faut maintenir une trame narrative. Il faut se débrouiller pour que cela reste un feuilleton qui parle de « vraies gens » de façon à ce qu’en le montrant à des personnes concernées, le chercheur puisse dire : « c’est une fiction, c’est peut-être des bêtises. Vous, vous savez mieux. Racontez-moi ce qu’il en est de ces images : là où elles vous rappellent des choses et là où elles sont foutraques ». Voilà où j’en étais quand je présente l’idée à Pascal qui me dit banco et qui se réjouit de me voir me dépatouiller avec mon affaire.
P. C. : En fait, quand Pierre me présente son idée, elle fait écho à une action à laquelle je participe à ce moment-là à la prison des Baumettes à Marseille avec un collectif d’artistes animé par l’association Lieux Fictifs où nous utilisons des archives de la télévision française pour faire collaborer des étudiants et des détenus sur le thème des frontières avec pour objectif la réalisation de courts-métrages vidéo en duo. Je me rends compte dans ce cadre que l’archive peut être un support intéressant pour mettre des gens autour d’une table, les faire travailler ensemble, les faire réfléchir et finalement établir les conditions d’une dynamique de la parole. Parce que ces détenus, quand on leur pose des questions, ils ont du mal à expliquer les choses en dehors du contexte de la prison alors que, quand ils utilisent des images, ils deviennent subitement très créatifs et arrivent à exprimer beaucoup de choses avec une grande sensibilité. Il y avait donc un certain écho entre le projet de Pierre et ce que je faisais à l’époque. La proposition de Pierre est aussi connectée à un autre point de ma pratique de chercheur sur le travail en soins palliatifs : j’utilise la vidéo non seulement comme un moyen d’exploration et d’enregistrement mais également comme un moyen de restitution sur le terrain aux gens que je filme, dans une logique d’auto-confrontation, les confrontant à eux-mêmes, appelant leur commentaire sur ce qu’ils m’ont donné à voir, qu’ils reconnaissent comme leur pratique ordinaire ou qu’ils me précisent comme étant une action exceptionnelle pour telle ou telle raison (Cesaro, 2012). Dans le feuilleton repéré par Pierre, il y a énormément de situations qui sont très proches des situations vécues dans ces lieux très particuliers. Finalement, c’est aussi ce questionnement autour de l’auto-confrontation qui nous réunit. Se précise alors l’idée d’aller montrer aux travailleurs leur situation telle qu’elle transparaît dans le feuilleton, tout en les filmant quand ils en parlent : c’est un aller et retour entre les questions qu’on se pose et les questions qu’eux se posent aussi.
P. F. : Lors du séminaire préparatoire au colloque Film et travail, filmer le travail, je découvrais l’auto-confrontation filmique à partir des films de Bernard Ganne (2005) et de René Baratta (1991). Jusque-là, j’utilisais l’image comme enseignant qui veut former ses étudiants à l’enquête de terrain et qui utilise de temps en temps le film comme substitut du réel à observer ou comme occasion de réfléchir au regard d’observateur, à ceux de cinéaste et de journaliste, comparés à celui d’ethnographe. C’est tout ce que j’avais idée de faire.
P. C. : Quand Pierre me propose de m’impliquer avec lui dans cette recherche, me vient aussi l’idée que ce peut être l’occasion de rendre compte du travail de la sociologie en action, saisi dans un process d’invention, de découverte. C’est un peu ma filiation rouchienne, là où Jean Rouch fait participer les populations étudiées au processus filmique jusqu’à ce qu’ils trouvent une manière de se raconter qui leur convienne au cours de la fabrication du film. Cette intention m’est venue en discutant avec lui. Au départ, je voulais simplement l’aider dans son projet de remontage des archives et de présentation de ces archives à des enquêtés. Mais en faisant ce travail avec lui, je me suis rendu compte qu’il y avait la possibilité pour moi d’être au plus près de l’invention sociologique, c’est-à-dire du chercheur qui essaie d’inventer parce qu’il rencontre des complications sur son terrain et qu’il doit expérimenter de nouvelles manières de l’approcher…
P. F. : Pour moi, il s’agit plus d’une invention méthodologique autour du fait que j’ai besoin de nouveaux répertoires d’action : je sens bien que je suis bloqué et j’accepte de tâtonner…
P. C. : En l’aidant, je suis au plus près de cette coopération qu’il essaie de mettre en place entre des images, des enquêtés et le questionnement qu’il a : la caméra a une place légitime dans ce processus de recherche qui s’invente au fil des interactions. Parce que l’idée générale ne suffit pas : il faut faire des choix pour amener le dispositif, entraîner des personnes à s’y exposer, ordonner les moments de visionnage côte à côte et de parole face à face. On fait des tests. Sans réellement être sur le modèle du portrait, je pense pouvoir faire une sorte de récit du sociologue au travail : c’est cela qui m’intéresse.
P. F. : Et par là, moi, je solde ma dette ! Il va m’aider et, en échange, je deviens un personnage de son film, pourquoi pas ?
J. S. : Il y a quelque chose qui me préoccupe dans ce que vous dites, parce que Pascal parle d’invention sociologique et toi, tu le reprends en disant invention méthodologique. Or une des choses que je conteste un peu, c’est que l’utilisation de l’image et du son soit seulement une méthodologie. Quand on parle de « sociologie filmique », pour moi, c’est un processus de production de connaissances. Donc c’est quelque chose qui modifie complètement le rapport à la connaissance.
P. F. : Tout à fait, je partage aujourd’hui ce point de vue.
J. S. : Donc, ce n’est pas seulement un problème de méthodologie.
P. F. : Je viens de restituer, je crois, l’état d’esprit du moment : à cette époque, j’ai une question et, avec le film d’élicitation, j’ai peut-être une solution que l’on pourrait qualifier de technique. Je ne sais pas faire, je n’ai pas beaucoup réfléchi et Pascal doit se dire : « ok, il voit ça comme une affaire technique. Je vais le laisser faire, le suivre et on verra bien ce qui se passe ». Et effectivement, il se passe des choses : ma compréhension change. De sociologue ethnographe, attaché à la saisie des acteurs sociaux en situation, au plus près de leurs interactions avec d’autres, avec des cadres de contraintes et d’opportunités, je m’apprête de mauvais gré à un pas de côté, à jouer le sociologue travaillant par entretien avec des personnes s’imposant un devoir de représentativité, d’abstraction à distance des pratiques, fût-ce avec l’aide d’un adjuvant me permettant de convoquer ces sujets. Je ne m’aperçois pas tout de suite que j’ai là un dispositif qui me ramène vers des pratiques de recherche plus ethnographiques, où le chercheur s’associe à l’enquêté pour explorer les replis de sa condition.
P. C. : Il faut dire aussi que nous avons des références cinématographiques communes, ce qui a sans doute facilité notre travail ensemble. Lorsque nous échangeons autour de ce projet, vient évidemment l’occasion de parler de films que nous connaissons, des films sur lesquels nous nous appuyons dans nos enseignements avec nos étudiants. Je me rends compte que Pierre a une grande cinéphilie. C’est-à-dire qu’il ne vient pas au cinéma juste parce qu’il a l’occasion, avec ce projet, d’utiliser des images ; il vient aussi parce qu’il a confiance dans ce que le cinéma peut apporter en termes de fabrication de discours, de pensées. Comme référence commune, nous avons par exemple Reprise d’Hervé Le Roux (1997, 3 h 12), où le réemploi de la séquence du film de l’IDHEC La reprise du travail aux usines Wonder (1968, 10’) est au service de l’exploration filmique sur le terrain.
P. F. : Effectivement, c’est un peu un modèle qu’on a là. On a même écrit ensemble sur le caractère de fiction du plan séquence qui sert de document d’élicitation à Le Roux (Cesaro & Fournier, 2021).
P. C. : Il y a aussi Chronique d’un été (Rouch, Morin, 1961)…
P. F. : Là, c’est encore une autre expérience. Après le premier visionnage, j’ai dit : « mais qu’est-ce que c’est que cette affaire ? Ce n’est pas possible : quelle image totalement datée de la sociologie ! ». Mais en même temps, cela oblige évidemment à se poser un certain nombre de questions. Et comme un de tes collègues du département cinéma me propose d’être discutant d’une projection pour la réédition du film en 2012, on en parle davantage et je comprends sa place dans l’histoire du cinéma ethnographique.
P. C. : Il y a encore Les Gens des baraques (1995), un film sur les bidonvilles de la région parisienne. Roberto Bozzi est un cinéaste qui, au début des années 1970, a fait un reportage pour la télévision sur les Portugais des faubourgs de Saint-Denis. Il y revient en 1994, quand ces bidonvilles ont disparu, pour montrer aux gens qu’il avait filmés, les images de son reportage. Là aussi, l’image est un support de remémoration et de réflexivité.
P. F. : Et nous avons le travail en partage, avec des films documentaires sur le travail comme Humain, trop humain (Malle, 1974), 300 jours de colère (Trillat, 2002) ou J’ai (très) mal au travail (Carré & Agostini, 2007), et des films de fiction comme Ressources humaines (Cantet, 1999), Rien de personnel (Gokalp, 2008) ou Corporate (Silhol, 2017). Ma rencontre avec le documentaire, c’est aussi le documentaire politique avec Michael Moore, Pierre Carles, Jean-Pierre Thorn…
J.-P. D. : Pour revenir à votre travail, pourquoi avoir décidé de proposer aux travailleurs de l’atome une narration romanesque en 20 minutes, identique pour tous, plutôt qu’une succession de séquences mettant en avant le travail qui seraient ajustées par vous à chaque personne interviewée ?
P. F. : Je crois pouvoir répondre que c’est très précisément avec l’intention que le film proposé n’aille pas à la personne ! On pouvait chercher à l’adapter à chacune mais moi, je voulais qu’elle puisse dire : « ce film ne me va pas » et qu’en me disant qu’il ne lui va pas, elle soit conduite à dire pourquoi, ce qu’il lui manque. Ainsi, elle est obligée de se raconter. Par exemple, nous avons choisi une séquence, au début du documentaire interactif, pour illustrer l’intérêt du dispositif.
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Christian, chercheur dans le nucléaire [lien : https://amupod.univ-amu.fr/video/3184-entretien-de-video-elicitation-avec-christian/], y déclare : « C’est marrant : c’est un mélange de trucs vrais et de trucs faux » puis « Ça, c’est des conneries » à propos d’une histoire de cristal. Mais aussi : « cette phrase-là, moi, je suis désolé mais je l’ai dite cette phrase-là » à propos des travailleurs du nucléaire assimilés par une voix off à des aventuriers ! Donc cela me plaisait bien que ce soit par définition un récit fictionnel que la personne ne soit pas obligée d’approuver par un « ah oui, c’est bien ça », ou de nuancer tout au plus par un « peut-être que c’est par ignorance de ma part que certaines images me paraissent bizarres », comme elle aurait dû le faire face à un documentaire techno-scientifique.
J. S. : En fait, tu n’excluais pas de heurter la personne interrogée ?
P. F. : Un peu. Heurter mais avec des choses toutefois pas trop irréalistes. On avait laissé deux éléments, de mon point de vue, très clairement irréalistes : une histoire de pardessus porté par un personnage dans un lieu où l’on ne pénètre pas en civil d’ordinaire et je ne sais plus quoi d’autre. De façon à pouvoir les mentionner à l’enquêté et lui signifier par là qu’on a déjà un peu de discernement sur ce qui est fantaisiste. Pour donner du crédit à notre demande d’aide complémentaire.
J. S. : Par exemple l’homme qui entre dans la salle blindée avec masque et bouteilles ?
P. F. : Ah non, celles-là sont justes précisément. Même si Christian dit « c’est des conneries » à propos de ces images. C’est lui qui se trompe. Sans doute parce qu’il n’a jamais travaillé dans ce secteur précis : il était ingénieur et ignorait ces réalités. J’y ai travaillé comme ouvrier intérimaire, avec le masque et tout cet équipement ; je suis rentré dans des salles blindées comme celle-ci.
P. C. : Ce qui intéresse Jean-Pierre, c’est de savoir pourquoi nous n’avons pas fait un catalogue d’images qui nous permette de cibler une série de thèmes avec chaque personne interrogée pour, en fin de compte, caractériser les professions et les situations.
P. F. : Je tenais à la fiction pour qu’elle mette en activité le spectateur enquêté qui allait me répondre. Il fallait qu’il réponde lui aussi sur le répertoire de l’action et qu’il puisse me dire « cette conduite-là, c’est la mienne » ou « je l’ai déjà rencontrée », et « cette conduite-ci, je ne l’ai jamais vue ». De sorte qu’on soit bien dans un ordre de la pratique et pas seulement dans un ordre du commentaire sur la pratique. Dans la même intention, il m’arrivait de convoquer en entretien ma propre expérience d’intérimaire dans le nucléaire. Ainsi, la personne qui, au fond, avait accepté de me rencontrer par curiosité pour le petit film portant sur son univers de travail s’ouvrait un peu plus encore parce que je racontais ce que j’avais déjà vécu dans le secteur. Je lui laissais penser par là qu’elle pouvait rentrer dans l’ordre du détail sans craindre de me perdre. Et cela a fonctionné.
P. Cesaro et P. Fournier au banc de montage pour préparer le film d’élicitation
Photogramme tiré du documentaire interactif De la fiction faire science, 2019
P. C. : Ce qui est intéressant dans cette phase de montage du film d’élicitation à partir du feuilleton, c’est qu’elle a été le moment où l’on a mieux compris ensemble ce que l’on voulait faire… C’est sur la table de montage, en essayant d’associer des actions à des thèmes, que finalement Pierre arrive le mieux à exprimer ce qu’il veut soumettre à la réaction des enquêtés et à l’associer à des images. Ce que Pierre essaie de faire avec le petit film devient concret pour moi. À savoir aller vers un épisode plausible de 20 minutes (qui aurait pu être un des épisodes de la série) dans lequel Pierre me dit : « il faut qu’il y ait tel type de situation, tel autre ».
P. F. : Et tout cela sans craindre de contraindre l’enquêté par les choix faits pour le film d’élicitation, de lui imposer de ne parler que de cela. En effet, le dispositif utilisant la fiction permettait des questions du type « c’est mis dans le feuilleton par le réalisateur mais est-ce pertinent ? » et des questions du type « ce n’est pas dans le film et c’est peut-être dommage » (Cesaro & Fournier, 2016, § 10).
J.-P. D. : En fin de compte, en utilisant un mot fort, c’est de la provocation ?
P. F. : Oui, élicitation dans le sens de provoquer une réaction.
P. C. : C’est exactement ça.
P. F. : Éventuellement une provocation par procuration, confiant aux personnages du feuilleton de justifier une interrogation iconoclaste de la part du chercheur. En tout cas, la fiction sert d’argument pour laisser attendre une réponse sur le même niveau de pratique que l’image servant d’appui à la question, et non par une abstraction ou une déclaration trop vite généralisante.
P. C. : Parce que la feintise ludique partagée dont parle Schaeffer (1999) et qui est le registre d’écriture de la fiction réaliste, où le spectateur feint de prendre pour réelles les situations que les comédiens feignent de vivre devant lui, nous intéresse dans le sens où elle recèle une grande puissance de mobilisation du spectateur pour l’obliger à interroger certaines actions dans d’éventuelles ressemblances avec sa propre expérience. En même temps, la fiction autorise l’enquêté à présenter son expérience dans une certaine distance par rapport à ce qu’on lui montre puisque la fiction livre par définition une expérience singulière. Autant de supports pour l’expression libérée des enquêtés, ce qui était, répétons-le, l’objectif de notre dispositif.
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P. F. : C’est comme cela que Caroline, infirmière [lien : https://amupod.univ-amu.fr/video/4688-entretien-de-video-elicitation-avec-caroline/], nous dit « ah non mais là, c’est gentillé. C’est gentillé par rapport à ce qu’on a pu connaître ! » pour nous signifier que les relations dures entre les personnages du feuilleton sont encore en dessous de la réalité à laquelle elle a été confrontée.
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De même, Louis, dessinateur industriel [lien : https://amupod.univ-amu.fr/video/4690-entretien-de-video-elicitation-avec-louis/], dit du feuilleton : « c’est vraiment du cinéma » par rapport aux chefs qu’il a côtoyés et qui ont fait son admiration. Mais ce qu’il nous raconte immédiatement après est exactement ce qu’on voit dans le film d’élicitation en termes de rapports sociaux. Par son récit circonstancié, il nous donne à voir des chefs impressionnants et exigeants autant que suffisants et méprisants. C’est déterminant pour moi en même temps que difficile à dire, sans doute, pour lui et peut-être difficile à suivre pour nous compte tenu de la longueur de ses interventions.
J. S. : Ah non ! J’ai trouvé que c’était génial parce que, précisément, tu vois bien là le passage de l’ancienne organisation – avec le sacerdoce – à tout ce que l’on dit aujourd’hui de la rationalisation de l’organisation du travail et de la production.
P. F. : Ainsi le dispositif est un magnifique outil pour sentir des petites choses, des failles, des hésitations, des réussites, des plaisirs. Sur les dangers de la radioactivité, Françoise Zonabend, une anthropologue, dit qu’avec le monde nucléaire, on est dans le déni du risque (Zonabend, 1989). Or quand on fait des efforts, on arrive à en parler avec ces gens et je comprends leurs réticences à le faire parce que j’ai travaillé avec eux et que je les ai vus définir leur catégorie de protection, inventer leur prévention de risques, ajuster les recommandations de l’employeur. Tout cela se verbalisait, mais pas auprès de personnes extérieures. Tout particulièrement pour les acteurs sociaux qui ne sont pas dans des positions dominantes. Le médecin, le chercheur, le prof et l’ingénieur qui sont dans notre film auraient sans doute trouvé quelque chose à dire à n’importe qui dans n’importe quelle circonstance et, pour eux, notre dispositif ne sert peut-être à rien. En revanche, il sert pour Louis, il sert pour l’infirmière, il sert à leur faire raconter des choses qu’ils n’auraient peut-être pas exprimées.
J.-P. D. : Sur ce point-là, j’ai l’impression que, finalement, c’est le même objectif que vous poursuivez dans les prisons ou dans le nucléaire.
P. C. : Le point commun est qu’aux Baumettes, les détenus se sentent légitimes devant les images d’archives qu’on leur apporte pour raconter leur histoire.
P. F. : Qu’est-ce que tu leur apportais comme images ?
P. C. : Ce sont les artistes associés à Lieux Fictifs qui ont fait les sélections d’archives en fonction des programmes qu’ils développaient et qui leur permettaient d’accéder à des fonds d’images de la télévision, d’images d’amateurs et même d’images de cinéma. Le principal soutien était l’INA Méditerranée et sa directrice Mireille Maurice.
P. F. : Précise-nous comment ça marchait. Sachant que les détenus n’ont pas le droit de se filmer en prison, ils racontaient leur histoire avec les images des autres : à partir de corpus proposés, ils triaient, assemblaient des images et les re-montaient avec l’aide d’étudiants en cinéma.
P. C. : C’était plus que cela : les artistes qui portaient ces projets cherchaient à fabriquer, à partir de la prison, des récits qui sortent des récits habituels où chacun répète son affaire, dont il est devenu, petit à petit, un professionnel du récit. Ce qui nous intéressait, c’était plutôt d’entraîner les détenus dans l’imaginaire. Ce que j’avais remarqué, c’est qu’au sein de l’atelier, ils ne se voyaient plus comme des gens enfermés mais comme des créateurs. Ils pouvaient se projeter hors de la prison, dire ce qu’ils aimeraient faire…
J. S. : Donne-nous des exemples s’il te plaît.
P. C. : Dans le premier projet auquel j’ai participé, Images en mémoires, images en miroir, dirigé par Clément Dorival, on leur avait présenté un corpus d’images de la lune, toutes les images de la télévision sur la conquête de la lune, Armstrong, etc. et des images scientifiques de plantes et d’animaux filmés en macro… Cela a duré plusieurs années. L’idée était à chaque fois de leur dire : « vous allez vous saisir de cette matière pour raconter une histoire ensemble avec un étudiant ». En fait, ils racontaient à chaque fois leur histoire et c’était grâce aux images qu’ils parvenaient à le faire, avec la collaboration de l’étudiant qui était aussi dans un récit personnel.
J.-P. D. : Que filmiez-vous ?
P. C. : On ne filmait rien : on enregistrait des paroles et quelques sons pour accompagner les images.
P. F. : Puis la parole enregistrée était posée sur le montage d’images.
J. S. : Où peut-on voir ces travaux ?
P. C. : Dans le cadre du projet intitulé In living Memory, on a cet exemple : https://vimeo.com/showcase/3554765/video/171565490
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Les courts métrages faisaient entre 5 et 10 minutes. Aujourd’hui, les questions de droit sur les images en limitent l’accès mais ils ont été projetés sous forme d’installations dans des lieux d’exposition comme Marseille-Provence 2013, capitale européenne de la culture. À cette époque, je questionnais les processus de création dans mes recherches et j’essayais de comprendre quelles étaient les conditions pour qu’une création partagée soit possible, comment deux personnes peuvent réussir à entrer dans un même projet et partager un point de vue, organiser un récit à deux.
J. S. : Puis vous leur projetiez ces travaux ?
P. C. : Oui, nous organisions des projections collectives en prison en fin d’atelier pour valider le travail.
J.-P. D. : Et du point de vue de vos rapports avec l’institution pénitentiaire ?
P. C. : Petit à petit, le laboratoire s’est transformé en lieu de professionnalisation : aujourd’hui, les détenus qui participent à cet atelier sont rémunérés comme stagiaires en formation professionnelle et, quand ils sortent, ils peuvent prétendre savoir utiliser une caméra, un micro, faire du montage. Au-delà du processus de réinsertion, ces ateliers permettent aux détenus de se ré-envisager au sein de la société.
J.-P. D. : On perçoit bien la convergence de vos préoccupations et de votre questionnement original sur ce que vous dénommez la parole empêchée. Si l’on revient à votre film Sur les traces des atomistes et à son projet originel où il s’agissait de traiter essentiellement des questions de sécurité et du silence autour de celles-ci, considérez-vous que votre démarche puisse s’appliquer à d’autres objets ?
P. F. : Oui. Comme je l’ai déjà dit, j’avais un débat avec Françoise Zonabend à propos du déni du risque qu’elle pense avoir débusqué chez les salariés du nucléaire. De mon côté, je pense que les raisons qu’ils ont de ne pas parler des risques ne relèvent pas que d’un rapport particulier au risque. Il peut y avoir du déni, je veux bien l’entendre, mais il peut y avoir d’autres choses, par exemple autour de relations sociales tendues. Ainsi, avec le nucléaire, une population de salariés très qualifiés s’est installée dans une zone rurale où les gens du cru ne l’étaient pas. Quand la femme d’un chercheur, elle-même professeur de sciences de la vie et de la terre au lycée, se rappelle les premiers temps de sa vie dans la région, qu’on lui disait qu’ils étaient riches, qu’ils ne travaillaient pas beaucoup, elle décrit une confrontation sociale qui conduit aussi les travailleurs du nucléaire au silence. La difficulté de la parole sur le travail dans le nucléaire tient ainsi à bien d’autres choses qu’au facteur psychologique du déni du risque.
J. S. : C’est un silence social, un conflit de classe rentré.
J.-P. D. : C’est important de s’arrêter sur ce point parce qu’à partir de votre démarche, vous pouvez affirmer que ce n’est pas seulement un silence lié au déni du risque. Ainsi les raisons des silences peuvent être élargies à d’autres situations…
P. F. : C’est peut-être là qu’on en vient au film que nous avons réalisé ensemble sur cette expérience de recherche avec l’image d’élicitation.
P. C. : Ce que j’essaie de montrer dans le film, c’est que Pierre n’est pas exactement le même quand il discute avec Christian et quand il discute avec Louis. C’est-à-dire qu’avec Louis, il ne se permet pas d’interagir de la même façon. Il ne parle pratiquement pas et, quand il parle, c’est pour souligner ce que vient de dire Louis. J’ai conservé quelques moments où Pierre dit : « oui oui, c’est bien de ça dont on parle », ou bien où il reformule le propos pour faire percevoir à Louis qu’il comprend tout à fait ce dont il s’agit. Quand il est avec Christian, il est beaucoup plus dans une interaction d’égal à égal finalement.
P. F. : Nous avions travaillé ensemble comme chercheurs avec Christian.
P. C. : Donc là, il se permet de le contredire, plutôt fortement même parfois, en lui disant « mais non, moi, je n’ai pas cette connaissance-là de ce qui est en train de se passer, dis-moi pourquoi toi tu dis ça ». Et il l’oblige quelque part à aller beaucoup plus loin dans l’interaction. Et c’est vrai que ça peut sembler très directif : il y a une dimension de contradiction forte et assumée dans certains entretiens, selon les personnes.
P. F. : Oui, de provocation ! Dans le cas de Christian, je profite d’une connivence que nous avons pour avoir travaillé ensemble sur un projet de recherche interdisciplinaire un an auparavant. Je peux me permettre de le chahuter pour le pousser à sortir de formules toutes faites. Mais, si l’on y réfléchit, c’est aussi d’entrer dans une certaine connivence avec Louis que me permet le visionnage, à ses côtés, des images du feuilleton : c’est un peu comme si nous avions travaillé ensemble, au côté des personnages du film.
J.-P. D. : Vous parlez de la recherche d’une nécessaire connivence entre interviewé et sociologue. Cela m’étonne parce que cette connivence, c’est justement ce qui pourrait conduire aux formules contraintes et aux problématiques imposées quand on sent un accord avec l’enquêté et que la discussion n’apporte plus rien. On pourrait avoir imposé cet accord sans s’en rendre compte.
P. C. : La connivence dont on parle là porte sur les images.
P. F. : Le mot connivence n’est peut-être pas très clair. Pour moi, cela signifie qu’on peut se parler, qu’on est en accord sur ce dont on est en train de parler, qu’on échappe au risque que chacun mette des sens différents sur les mots. On réduit ce risque de flou, donc on est en connivence sur ce que l’on veut mettre derrière tel mot. C’est ce que je veux dire.
P. C. : Pour moi, la représentation que j’ai, c’est qu’on va dans une salle de cinéma ensemble, on voit un film, on a une connivence sur ce qu’on a vu. L’image garantit un partage de compréhension. Je vais donner un exemple très concret : quand il y a l’accident du travail dans le film, c’est-à-dire quand le gars renverse malencontreusement un liquide sur le sol : c’est risible, ça ne paraît pas du tout crédible et on en rigole ensemble avec l’interviewé·e. Mais cette image permet de parler de l’accident.
P. F. : Il se crée une connivence par le fait d’en sourire ensemble et maintenant qu’on est en connivence, on peut peut-être se parler du vrai sur d’autres sujets.
J. S. : Alors, ne peut-on pas parler de co-présence ? Puisque la connivence suppose qu’il y ait des savoirs communs. On peut dire qu’il s’est construit une sorte de complicité ?
P. F. : J’aurais plutôt dit une co-expérience, comme si l’on avait expérimenté quelque chose ensemble. J’ai en tête des relations d’enquête que j’ai pu avoir avec des gens avec qui j’avais travaillé pendant longtemps. À partir du moment où j’avais « co-expérimenté » des situations avec eux, la parole changeait. On se dit les choses tout autrement. C’est ça le sens de connivence pour moi, que j’ai le sentiment de gagner avec le dispositif de vidéo-élicitation. Ce n’est pas forcément que l’on partage les mêmes idées, mais c’est que l’on accepte de parler des mêmes choses en prêtant une vraie attention à l’autre et en lui donnant les moyens de résister à des pressions inconscientes du chercheur pour lui imposer son questionnement peut-être mal pensé.
P. C. : On a une expérience commune grâce à l’image et elle crée cette ouverture à un questionnement partagé (Cesaro & Fournier, 2020).
J.-P. D. : Le dispositif que vous proposez apparaît comme assez complexe et peut-être lourd à mettre en œuvre. Pour conclure, pensez-vous qu’il pourrait exister des raccourcis pour une utilisation large de la méthode visant à faire sortir d’une situation de parole empêchée, à faire s’exprimer cette parole empêchée ?
P. F. : Oui le dispositif utilisé ici a été lourd à mettre au point parce qu’il fallait se poser beaucoup de questions que l’on a découvertes chemin faisant. C’est ce qui nous a déterminé à réaliser un film et un documentaire interactif sur cette expérience inhabituelle de coopération entre sociologie et cinéma. Mais il me semble aujourd’hui que la démarche est bien balisée et peut être reprise (et adaptée bien sûr) à peu de frais pour de nouvelles investigations.
P. C. : C’est en tout cas ce que j’ai proposé de faire en réponse à une commande d’un musée de société, le MUCEM, pour un film accompagnant une exposition consacrée au SIDA (Cesaro & al., 2022). Et cela a bien fonctionné. L’ère numérique apporte aujourd’hui des facilités considérables pour retrouver des images et en proposer le visionnage sur le terrain à des interlocuteurs qui en sont curieux, permettant d’en recueillir des commentaires précieux.
J.-P. D. : Oui, mais il reste que le documentaire fondé sur l’élicitation est un exercice difficile : il ne doit pas être trop complexe à suivre pour le spectateur ni ennuyeux dans la triple parole qu’il propose en un seul film : ici dans votre travail, la fiction Les Atomistes, vos questions sur le travail et les réponses des personnages…
P. C. : En tout cas, c’est un défi qui nous semble relevable, avec quelques précautions au moment du tournage (une seule caméra pour ne pas saturer la relation d’entretien, des jeux de focale et de cadrage qui changent au fil de l’entretien pour rendre les coupes moins brutales au montage…) et une réflexion sur les droits autour du film d’élicitation pour ne pas se trouver empêché… dans le réemploi de ses images ensuite !
P. F. : Quant à l’inquiétude éventuelle de réaliser un film qui pourrait être rébarbatif par moments, elle renvoie peut-être moins à la responsabilité des chercheurs-réalisateurs qu’à la culture du son et de l’image chez le spectateur des sciences sociales. Elle exige des efforts pour l’étendre comme Jean Rouch l’avait déjà repéré avec son Comité du film ethnographique. L’attention aux groupes sociaux les moins représentés dans les médias et les moins habiles dans la prise de parole publique est à ce prix : pour leur éviter la double peine de ne pas être souvent entendus et, quand leur parole n’est pas empêchée, d’être parlés par d’autres.