1Le festival Filmer le travail a été créé en 2009 par l’Université de Poitiers, l’Espace Mendès France, un important centre de diffusion de la culture scientifique et technique, et l’ARACT Poitou-Charentes, l’antenne régionale d’une agence nationale visant à aider les entreprises à améliorer les conditions de travail. Ce partenariat original inscrit d’emblée Filmer le travail dans des préoccupations à la fois scientifiques, culturelles et pragmatiques.
2L’objectif affiché est triple :
- 1 Il s’agit du texte de présentation du festival Filmer le travail, extrait du catalogue (2009, p. 2)
1 – Dynamiser le débat public et citoyen sur l’évolution du travail contemporain. Dès son origine, Filmer le travail met l’accent sur une question sociale considérée comme déterminante et la nécessité d’organiser et d’animer une réflexion sur ce thème : « Même s’il reste au cœur du lien social, le travail humain connaît des mutations d’ampleur, des transformations profondes : il s’intellectualise, s’intensifie, se complexifie, se précarise, se dilue dans d’autres espaces-temps comme ceux des loisirs, de la vie familiale, de la formation. Surtout, il tend à devenir moins visible, moins lisible, quittant la place publique pour des espaces privés au sein d’institutions de plus en plus soucieuses de leur image. Il y a urgence à étudier et à montrer le travail, tel qu’il est et qu’il est en train de devenir, pour analyser, comprendre et orienter ces transformations. »1
2 – Participer à la réflexion collective sur l’usage des images dans la démarche de recherche des différentes disciplines des sciences sociales analysant le travail. Cette démarche délibérément pluridisciplinaire permet de confronter les points de vue, débats et acquis des différentes approches scientifiques : sociologie, ethnologie, histoire, géographie, sciences de la gestion, sciences de l’information et de la communication, arts du spectacle et arts plastiques... Elle vise à ne pas cloisonner, a priori, images fixes et animées, et à penser l’ensemble des usages de la photographie et de l’audiovisuel dans la recherche, y compris les aspects de médiation culturelle des apports et acquis des sciences sociales du travail. Cette volonté a débouché sur l’organisation de deux colloques pluridisciplinaires en novembre 2009 et en février 2013 et à la publication d’un ouvrage (Géhin, & Stevens [dir.], 2012) et d’un numéro de revue (ethnographiques.org, 2012).
3 – Diffuser les productions cinématographiques abordant le travail. Pour dynamiser le débat citoyen, Filmer le travail ne se contente pas de mobiliser les approches scientifiques, mais convoque aussi les pratiques artistiques dans le champ (principalement, cinéma documentaire et de fiction, mais aussi, de manière plus ponctuelle, photographie, bande dessinée, littérature, théâtre, etc.) et donc des démarches plus sensibles, subjectives et portant sur des cas singuliers. Ce faisant, il s’inscrit dans une histoire déjà longue puisque cinéma et travail industriel sont nés en même temps, à la fin du xixe siècle ; c’est l’histoire d’une rencontre complexe et mouvementée, qui semble connaître une intensification depuis une décennie.
3Quatre ans après, Filmer le travail est devenu un espace reconnu de rencontre entre chercheurs, réalisateurs, professionnels de l’image et acteurs du monde du travail : syndicalistes, militants associatifs, consultants, salariés, étudiants, universitaires, citoyens, etc. Cette manifestation est identifiée tant comme lieu de réflexion scientifique sur les images du travail, que comme festival de films abordant les questions du travail et faisant le point sur la production cinématographique dans ce domaine. C’est tout à la fois :
– Un colloque scientifique pluridisciplinaire sur l’usage des images fixes ou animées dans les sciences sociales du travail, poursuivant un double pari : penser ensemble photo et cinéma ; confronter approches scientifiques et artistiques.
– Une sélection internationale de films sur le travail, reflétant la production cinématographique récente sur ce thème (environ 250 films reçus et une vingtaine de sélectionnés), en se centrant essentiellement sur les documentaires, mais en laissant une ouverture à des films qui explorent les frontières, perméables et mouvantes, entre documentaire et fiction. Cette compétition dotée de plusieurs prix est devenue un espace de rencontre des réalisateurs travaillant sur cette question.
– Un concours grand public (Filme ton travail !) qui vise à faire remonter des images du travail réalisées par ceux qui l’exécutent... Ceci sous la forme de films très courts, mobilisant les nouveaux outils numériques.
– Des journées de rencontres qui, sur un thème donné, rassemblent des partenaires sociaux, des experts et des intervenants en matière de prévention des risques et d’amélioration des conditions de travail.
– Un ensemble de manifestations prenant la forme de rétrospectives, d’hommages, de ciné-concerts, d’expositions, de lecture de textes, d’éducation à l’image... visant un public plus large et une ouverture vers d’autres pratiques artistiques.
4Dans un contexte marqué par l’omniprésence des images dans nos sociétés contemporaines et la frilosité des sciences sociales censées en rendre compte (Terrenoire, 1985), Filmer le travail reformule en partie la question des capacités heuristiques de l’audiovisuel dans la démarche de recherche. Ces dernières sont orientées par deux tendances contradictoires : d’un côté, l’attraction que la photographie et surtout le cinéma opèrent dès le début du xxe siècle sur les sciences de la nature et de la matière comme celles de l’homme et de la société ; de l’autre, la défiance par rapport aux images renvoyant à des logiques endogènes aux sciences sociales, qui ont pris l’habitude de privilégier les sources écrites, tant dans leurs démarches d’investigation et d’analyse que de publication des résultats.
5Dès leur constitution en disciplines, les sciences sociales du travail vont tenter de mobiliser photographie et cinématographie pour analyser et comprendre les activités de travail dans leurs différentes dimensions gestuelles, subjectives et sociales (Alaluf, 2012). Pourtant, c’est aux fondateurs de l’école française de sociologie du travail, Naville et Friedmann, que l’on doit une réflexion approfondie sur ce que l’on nomme à l’époque l’instrumentation audiovisuelle. Plus d’un demi-siècle plus tard, force est de constater que l’usage de l’image reste marginal en sociologie du travail et que sa prise en compte dans la démarche sociologique est toujours l’objet de nombreuses précautions et polémiques. Des pistes d’explication ont été avancées pour rendre compte de cet état de fait : polysémie des images et défiance de la démarche scientifique par rapport aux apparences ; tension entre rigueur scientifique et nécessité de narration qu’impose la production documentaire ; rhétorique professionnelle tendant à opposer sociologues et documentaristes ; faiblesse de l’éducation à l’image à l’école en général et en particulier dans les départements de sociologie...
6Cet article vise à mieux comprendre les modalités d’articulation entre la sociologie du travail et les démarches audiovisuelles en proposant quelques éléments pour une sociohistoire de leurs relations. Disposant aujourd’hui de données permettant de situer Filmer le travail dans un ensemble d’expérimentations et de réflexions, il est effet possible, avec les précautions qu’implique ma position d’observateur (très) participant, de dégager les racines de cette idée et son originalité dans un domaine en évolution.
Encadré méthodologique
Afin d’avancer sur cette question, on analysera ici un ensemble de textes à vocation principalement méthodologique, portant sur les images du travail et le travail qu’effectuent des professionnels (sociologues, chercheurs en sciences sociales, cinéastes, etc.) pour fabriquer et utiliser ces images. Dans ce corpus assez large (cf. bibliographie) même s’il n’a pas vocation à être exhaustif, figurent entre autres quatre articles fondateurs (Girod, 1954 ; Morin, 1962 ; Naville, 1966 ; Terrenoire, 1985) et des ouvrages collectifs ou numéros spéciaux de revue plus récents : cinq portent directement et explicitement sur cette question (collectif, 1996 ; collectif 1997 ; Eyraud & Lambert, 2009 ; Géhin & Stevens, 2012 ; Géhin & Giglio-Jacquemot, 2012), deux autres lui consacrant une partie essentielle même s’ils portent sur une thématique plus large ou sécante (collectif, 2004 ; Friedmann, 2006).
L’analyse porte tant sur les ouvrages dans leur ensemble que sur chacune des contributions. Elle permet d’aborder les points suivants :
– Les auteurs : origines disciplinaires et professionnelles des contributeurs et du ou des directeurs (ou coordinateurs). ;
– L’organisation générale de l’ouvrage : plan ; nature des contributions ; place des images fixes et/ou animées ;
– Les modalités d’usage des images, privilégiées : méthodes d’investigation/problématisation/publication des résultats ; recherche sur les images/recherche avec les images ;
– Les courants théoriques et les références bibliographiques et filmographiques. ;
– Les problèmes soulevés, les acquis mis en avant.
7Une analyse aussi systématique permet de proposer une géographie de la réflexion collective sur l’usage des images fixes et animées en sciences sociales du travail et de dégager, au-delà des permanences et des récurrences, quelques tendances d’évolution des pratiques en la matière. Trois temps dans la réflexion peuvent être mentionnés et qu’il convient de situer dans leurs contextes à la fois socio-économique, scientifique et cinématographique.
8Concernant l’usage de l’image en sociologie du travail, on note deux éléments importants et très peu articulés : d’un côté une réflexion épistémologique poussée sur l’instrumentation audiovisuelle, qui débouche de fait sur peu de mise en œuvre ; de l’autre, une œuvre majeure et pluridisciplinaire, s’inscrivant dans l’histoire du documentaire de création, mais faiblement connectée aux réflexions précédentes.
- 2 Roxane Hamery note que beaucoup de ces films sont conçus de la façon suivante : « images de travail (...)
9La période est marquée par la reconstruction, la forte croissance économique, le plein emploi et le taylorisme. Le travail ouvrier, la figure du peuple et la montée de l’industrie sont des thématiques récurrentes tant dans le cinéma grand public que dans le documentaire de création. Les courts métrages dits documentaires ou d’information, placés avant l’entracte vont également accorder une place importante au travail. Ce sont souvent des films de commande, de la grande industrie ou des ministères, qui exaltent le développement de la société industrielle, du progrès technologique et de la modernité2. Cette production intensive présente un intérêt certain, non seulement historique, mais aussi parce qu’elle a permis à de jeunes cinéastes comme Yannick Bellon (Goémons,1948), Georges Franju (Le sang des bêtes, 1949) ou Jacques Demy (Le sabotier du Val de Loire, 1955) de s’engouffrer dans la brèche et de réaliser leurs premiers films sur ce thème, en portant un regard à la fois critique et créatif sur le travail (Hamery, 2009).
10La période est aussi marquée par une grande vitalité du cinéma militant, stimulée par le mouvement de mai 1968 et les progrès des équipements et des techniques autorisant la caméra à l’épaule et le son synchrone. Du point de vue scientifique, on assiste à l’institutionnalisation de la sociologie du travail qui occupe une position dominante dans la discipline et met en avant la figure de l’ouvrier qualifié de la grande industrie.
11Dans ce contexte, dès le début des années 1960, et avec la création de la revue Épistémologie sociologique, sont posées des questions clefs sur l’usage de l’image en sociologie, notamment leurs modalités de production, le rôle de la commande et, sous l’influence de Barthes (1964), la place des récepteurs. Naville (1966) constate la place faible de l’image dans la recherche en sociologie et propose tout un programme méthodologique devant permettre de transformer la recherche « aujourd’hui tributaire du langage écrit et parlé au point d’y être exagérément soumise et même de s’y réduire tout à fait… » (Naville, 1966, p. 160). Il distingue quatre formes d’emploi de l’image visuelle et sonore qu’il présente de manière hiérarchisée :
– l’illustration, c’est-à-dire l’image comme complément au service de la démonstration écrite ; ce n’est pas pour lui une instrumentation spécifique ;
– la fonction pédagogique, que l’on pourrait qualifier aujourd’hui de médiation scientifique, permettant de diffuser vers des publics larges, les résultats de la recherche ;
– l’image comme objet d’études permettant d’explorer de nouveaux champs du social : il donne l’exemple d’une séance de cinéma ou d’une émission de télévision ;
– l’image comme instrument permettant de nouvelles formes d’investigation, mais aussi de problématisation de la recherche ; il constate que ces pratiques sont développées en ethnologie et en géographie et quasi inexistantes en sociologie : « la caméra comme un instrument de découverte, un révélateur, une machine à détecter ce que le stylo, même animé par une bonne cervelle, ne détectera jamais » (Naville, 1966, p. 164)
- 3 Se référant à l’analyse de Mac Luhan, il souhaite voir passer la sociologie de la galaxie Gutenberg (...)
12Même si Naville appelle de ses vœux cet usage actif de l’image fixe et animée, pouvant permettre une transformation en profondeur de la recherche sociologique3, force est de constater que les pratiques restent marginales. L’innovation viendra d’ailleurs, de Jean Rouch et Edgar Morin, qui, dans Chroniques d’un été (1960), rompent avec la tradition du documentaire scientifique et sa voix off omniprésente qui dit ce qu’il faut voir. Cette œuvre de référence est centrée sur la question du réel et sur les modalités de son enregistrement et donc de sa construction à travers l’observation, la prise de vue et le montage : « Il y a deux façons de concevoir le cinéma du réel : la première est de prétendre donner à voir le réel ; la seconde est de se poser le problème du réel » (Morin, 1962)
13Ce film expérimente une nouvelle manière de concevoir la réalité sociale et de conduire un travail de recherche. Le travail est très présent : celui du chercheur tant à travers Marceline qui réalise une sorte d’enquête de terrain, que dans les débats qu’il nous donne à voir entre les deux réalisateurs, notamment au niveau de l’activité de montage et d’écriture ; mais aussi le travail industriel en plein développement, avec son lot d’ennui, de souffrances, de revendications, de refus… Comme le propose Marc Henry Piault (2012), le film anticipe un nouveau rapport des salariés et notamment de la jeunesse au travail. C’est un véritable renversement de perspectives, non seulement parce que, s’inscrivant dans le cinéma direct, il inaugure une nouvelle conception du cinéma scientifique, mais aussi parce qu’il repose sur des visions renouvelées du social, mettant l’accent d’une part sur la subjectivité de l’acteur, d’autre part sur le quotidien, ce que George Pérec nommait « l’infra-ordinaire » (1973).
14Les réflexions épistémologiques de Naville comme le cinéma expérimental de Rouch et Morin n’ont pas entraîné un développement significatif de l’usage de l’audiovisuel dans la recherche ni une remise en cause de la défiance de la communauté scientifique par rapport à l’image. Cependant, certains travaux ont été réalisés, mais n’ont pas joui d’une forte visibilité. Il serait intéressant aujourd’hui d’en faire un recensement et d’engager un travail d’analyse, car nombreux ceux qui dorment voire meurent dans des tiroirs.
15Durant les années 1980-1990, on assiste à un effacement du travail dans tous les genres cinématographiques et un relatif repli de la réflexion sur ces questions dans des logiques disciplinaires. Il suffit pour s’en convaincre de constater que sont publiés, quasiment au même moment, deux numéros spéciaux de revue portant le même titre : « Filmer le travail ». Ces numéros thématiques partagent un objectif commun (proposer un bilan des productions durant les années 1980) et posent une question a priori étonnante : est-il possible de filmer le travail ? Au-delà de ces points communs, ces deux réflexions collectives apparaissent très différenciées : l’une émane de critiques de cinéma et s’interroge sur l’invisibilité du travail au cinéma (Images documentaires, 24, 1996) ; l’autre rend compte de toute une série de pratiques d’utilisation de l’image en sciences sociales (Champs visuels. Revue interdisciplinaire de recherches sur l’image, 6, 1997).
16À l’occasion des crises économiques et sociales, de la montée structurelle du chômage, de la transformation des activités et de la structure des emplois, un fort débat à la fois scientifique, médiatique et politique se développe sur la centralité du travail. L’idée de la fin du travail ou plutôt de la perte de centralité du travail dans le lien social, gagne de nombreux secteurs de l’opinion au fur et à mesure que se développeraient les classes moyennes, la gestion des ressources humaines dans le champ des entreprises, l’affirmation d’un individu stratège et la société des loisirs.
17S’appuyant sur ce débat, le numéro spécial de la revue Images documentaires s’organise autour d’une idée simple, la faible représentation du travail dans le cinéma documentaire et de fiction, en particulier depuis deux décennies. À partir d’une approche esthétique des films, l’accent est mis d’abord sur la parenté entre cinéma et travail industriel : ils sont nés ensemble à la fin du xixe siècle et dans bien des cas, on peut noter avec François Niney « La sagacité documentaire de la caméra, que celle-ci contribue à glorifier le progrès mécanique, à améliorer le rendement ou à dénoncer l’exploitation » (Images documentaires, 24, p. 21). En effet, le cinéma ne se contente pas de montrer le monde, il a été de tout temps utilisé comme un outil d’éducation de la classe ouvrière, avec des frontières perméables entre éducation et propagande.
18La faible représentation du travail au cinéma dans les années 1980 est présentée comme liée à la montée de l’opposition produite par la société industrielle entre travail et loisirs, dont le cinéma et la télévision sont les meilleurs représentants. Se construirait donc un refus du travail dans le monde du non-travail. Cette séparation serait déjà en germe dans les deux traditions cinématographiques engagées (film d’entreprise, cinéma militant) qui s’opposent, mais s’entendent sur un point. Elles donnent une image du travail comme une pratique sociale, isolée des autres. Reste qu’un des enjeux essentiels du cinéma qui veut filmer le travail, c’est dépasser la simple gestuelle du travail et montrer le temps qui passe, les activités intellectuelles, le travail de bureau… C’est montrer comment le travail est vécu par ceux qui l’accomplissent.
19Bien qu’assez éloigné des questionnements esthétiques que nous venons de résumer, l’autre numéro thématique de revue, intitulé « Filmer le travail », part d’une interrogation proche sur la difficulté de filmer le travail, qui renvoie ici à la définition et à la nature même du travail contemporain : « Si le travail n’est ni un geste, ni une geste, on en vient, assez vite, au constat inverse : les images du ou sur le travail abondent, mais rares sont celles où le travail est pris pour l’objet même du film. Tabou ? Indécence ? Ennui ? » (Borzeix, 1997, p.5). Ce qui s’avère difficile à saisir et à filmer, c’est le travail en lui même, dans sa complexité, comme activité située, à la fois physique et mentale ; individuelle, interactionnelle et collective.
20Issu d’un groupement de recherche du CNRS, le réseau « langage et travail », les communications réunies dans le numéro spécial de la revue Champs visuels forment deux ensembles bien distincts, que reflète bien le sous-titre de ce numéro thématique (qualifié d’ailleurs de biface) : « Filmer le travail : recherche et réalisation ». D’un côté, les chercheurs, qui voient dans la vidéo un outil de connaissance, un moyen d’accroître la qualité et la fiabilité de leurs données ; de l’autre les intervenants et/ou les réalisateurs qui y voient la possibilité d’un produit fini et une ressource inédite pour l’action. Même si l’introduction s’empresse de remettre en question cette opposition considérée comme trop commode et artificielle, force est de constater qu’il n’y a guère de ponts et d’interactions entre les deux parties. On peut cependant souligner un point commun renvoyant au type de travail étudié, en priorité les activités des ouvriers de la grande industrie. C’est le statut même de l’image et son usage qui divergent entre les chercheurs qui y voient d’abord « un dispositif technique de plus, récent, encore mal maîtrisé », et les réalisateurs pour qui l’image est « l’essentiel, à la fois matière première, gagne-pain et raison d’être » Borzeix, 1997, p. 6)
21La première partie, intitulée « Images du travail : filmer, fixer, analyser. Le chercheur et sa caméra », comprend des communications rédigées par des chercheurs, pour la plupart issus de deux disciplines, la sociologie et l’ergonomie. Compte tenu du long travail en commun et l’habitude d’échange et de débat, les différences disciplinaires sont peu perceptibles et l’impression d’ensemble est celle d’une grande homogénéité. Ce qui permet de dégager quelques points forts de la recherche avec les images durant cette période : accent sur le travail de terrain, portant sur l’analyse de l’activité en situation ; usage de la caméra comme outil d’exploration plus précise et fiable que l’œil et la prise de notes ; centralité des préoccupations méthodologiques, car l’introduction de la caméra, souvent symbole de contrôle et de surveillance, déforme la relation observateur/observé ; utilisation des techniques d’autoconfrontation ou de confrontation croisée ; importance accordée à la parole au travail, car l’usage de la vidéo permet aussi de recueillir la parole et comprendre ainsi l’interaction entre gestes et paroles au travail.
22La seconde partie de l’ouvrage est intitulée « Le travail de l’image : mixer, monter, montrer. La caméra et ses associés ». Elle comprend dix articles écrits par des réalisateurs, des intervenants, professionnels du travail ou de l’image, mais aussi quelques chercheurs. Ils visent à rendre compte le plus précisément possible des modalités de fabrication de films sur le travail, qui sont tous plus ou moins directement issus d’un travail de recherche. La réflexion sur les films documentaires montrant que le travail se fait en général à deux voix, en croisant le point de vue d’un spécialiste du travail (chercheur, consultant, représentant du commanditaire) et celui d’un professionnel de l’image (réalisateur, cadreur ou monteur). L’accent est mis sur les nombreuses difficultés rencontrées : collaboration entre réalisateurs et chercheurs, entrée de la caméra dans les entreprises, invisibilité de certaines conséquences du travail sur les individus… Une préoccupation centrale ressort : le statut même de la caméra qui n’est pas simple instrument d’enregistrement, mais doit être considérée comme un outil d’investigation à part entière visant à « sociologiser par et avec l’image », pour reprendre l’expression de Bernard Ganne (2012).
23Pour résumer, les années 1980 sont marquées par deux tendances lourdes : d’un côté, l’effacement progressif des activités de travail et de la figure du travailleur au cinéma ; de l’autre, la difficulté ressentie par les acteurs dans le champ à filmer le travail, produisant des tensions entre les différentes formes audiovisuelles notamment entre documentaire de création et film scientifique.
24Dans un contexte de mondialisation des échanges, de désindustrialisation des pays riches, de crises financières et de diffusion de nouvelles formes de management dit participatif, le débat sur la supposée fin du travail débouche sur le retour de la question sociale. Les sciences sociales et en particulier la sociologie contribuent à revaloriser le travail comme vecteur d’intégration sociale (Castell, 1995) et à souligner la pertinence et l’actualité des analyses en termes de conflit et de classes sociales (Beaud, Pialoux, 1999). Qu’il manque (chômage) ou qu’il soit trop envahissant (stress), le travail se retrouve au cœur du calendrier politico-médiatique, objet de toutes les attentions politiques, scientifiques et même, de plus en plus, artistiques. On assiste au déplacement progressif des contraintes, du physique vers le psychologique, conduisant à mettre l’accent sur la souffrance au travail et les risques dits psychosociaux. Dans le domaine audiovisuel, la période est marquée par la montée du numérique, facilitant l’accès du plus grand nombre aux matériels et aux techniques. En parallèle, on assiste à une diversification des formes et à une redéfinition des frontières entre fiction et documentaire.
25Deux colloques (Aix-en-Provence, 2007 ; Poitiers, 2009) et la publication de leurs actes (Eyraud & Lambert, 2009 ; Géhin & Stevens, 2012 ; Géhin & Giglio-Jacquemot, 2012) permettent de dresser un premier bilan des années 2000. Apparaissent d’abord de nombreux éléments de rupture avec les contenus et les réflexions menées une décennie auparavant.
- 4 Avec un intérêt croissant pour des genres nouveaux ou traditionnellement peu étudiés comme les séri (...)
- 5 C’est un mouvement qui conjugue une grande diversification des figures du travail au cinéma (notamm (...)
26La question de l’invisibilité du travail au cinéma et à la télévision est évacuée. Au contraire, de nombreuses communications sont consacrées aux différentes représentations du travail dans l’audiovisuel et aux divers genres cinématographiques s’intéressant au travail4. Le constat général est celui de la montée de la figure du travail et du travailleur dans le cinéma contemporain5. Ces réflexions ne sont plus le monopole des spécialistes des études cinématographiques ou de l’histoire de l’art, mais émanent aussi de chercheurs en sciences sociales (sociologues, anthropologues, historiens), qui mobilisent leur paradigme disciplinaire pour analyser les images du travail dans leur variété.
27La question de la difficulté à filmer le travail n’est plus centrale. Un consensus semble s’être établi entre les intervenants qu’ils soient chercheurs ou professionnels de l’image : d’une part, pour s’entendre sur la définition de l’activité de travail et les enjeux qu’elle recouvre, impliquant la nécessité de saisir le travail dans sa triple dimension gestuelle, de relations sociales et de subjectivité de l’acteur : « Filmer le travail des relations sociales consiste ainsi à rendre compte de la praxis (du sens pratique) par laquelle les interactants s’autorisent quelques libertés avec les prescriptions des normes interactionnelles » (Lallier, 2009, p. 97) ; d’autre part, pour dégager une méthodologie rendant possible la production cinématographique : réflexivité, subjectivité assumée, prise en compte du rapport filmeur/filmé.
28Peut alors se mettre en place et se dérouler le processus complexe, à la fois filmique et scientifique, visant la production et la diffusion de connaissances sur le travail humain. Les deux colloques mettent l’accent sur la diversification des pratiques et les échanges entre chercheurs et professionnels de l’image. Le dialogue entre cinéastes, photographes et scientifiques a sans doute été facilité par le développement des formations de documentariste (documentaire de création, documentaire sociologique, cinéma anthropologique) à l’université (DESS puis Master), ceux-ci étant souvent accueillis dans les départements de sciences sociales : anthropologie, sociologie, histoire.
- 6 On notera les réflexions originales concernant l’usage du film par les juristes spécialistes du dro (...)
29Dans les colloques, la pluridisciplinarité apparaît forte et presque toutes les disciplines des sciences sociales sont représentées : sociologie, ergonomie, ethnologie et histoire forment le noyau dur, mais l’on retrouve aussi géographie, économie, droit6, linguistique, psychologie, sciences de l’information et de la communication, gestion, sciences de l’éducation, etc. Sans oublier, dans un autre registre, histoire de l’art, esthétique, études cinématographiques, littérature, etc. Ainsi, travail sur l’image et travail avec l’image, qui semblaient assez séparés dans les années 1980, tendent à se rapprocher, induisant des échanges fructueux entre sciences sociales et approches plus littéraires.
30Une autre diversification repérable est celle des types de travail analysés. On est loin de la concentration des travaux sur les ouvriers de la grande industrie, encore sensible dans les années 1980. Le travail étudié et représenté aujourd’hui reflète beaucoup mieux la répartition des emplois dans la France des années 2000 : employés, cadres, chercheurs, managers, enseignants, conseillers et opérateurs de plateformes téléphoniques, caissières, équipiers de fast food, employés et cadres de la banque et de la finance… Le travail intellectuel, le secteur tertiaire et la grande diversité des activités de services aux personnes sont aujourd’hui de plus en plus étudiés et filmés.
31Une dernière diversification renvoie aux genres cinématographiques : documentaire scientifique, cinéma de fiction, court métrage, film militant, film d’entreprise, documentaire de création, reportage, série télé, web documentaire, film amateur, pocket film, etc. On constate également une volonté d’ouverture vers la photographie permettant d’interroger, dans leur proximité et leur différence, images fixes et animées. Quelque soit le genre, la question centrale est celle du réel (ou plutôt de l’effet de réalité) qui est une croyance du spectateur, mais aussi une tendance du réalisateur à produire des effets de réel au tournage et au montage. Au cœur de la démarche des chercheurs comme des documentaristes se trouve la question de la production sociale du travail filmé.
32En quelques décennies, d’une question pensée principalement comme technique et méthodologique (intérêts et limites de l’image dans la démarche scientifique ; pourquoi et comment filmer le travail ?), on tend à passer à l’analyse d’une relation… Ou plus précisément l’étude des conditions sociales et historiques de possibilité de la mise en relation entre audiovisuel et sciences sociales. Ce qui conduit à s’interroger sur d’autres relations ; celles entre le champ de la culture et celui du travail, souvent pensés comme peu perméables dans une logique d’opposition entre travail et loisirs ; et plus largement encore entre approches artistiques et démarches scientifiques. En organisant le dialogue entre chercheurs et professionnels de l’image, et en articulant le plus possible conférences scientifiques, projections cinématographiques et témoignages d’acteurs, Filmer le travail s’inscrit dans cette dynamique.
33Traditionnellement, les recherches sur le travail font deux usages différenciés des images fixes ou animées. Le premier considère les outils audiovisuels comme des modalités d’investigation du terrain, de problématisation de la recherche voire de diffusion et de transmission des résultats. Le second tend à utiliser les produits audiovisuels, quels qu’ils soient (fiction, documentaire, émission de télévision, film institutionnel), comme matériau d’analyse du travail et de ses évolutions ; il s’agit d’appréhender ce que les images font aux individus et en particulier d’analyser les représentations sociales et collectives du travail et des métiers.
- 7 Comme le note Leveratto (2012), la frilosité de la sociologie française par rapport aux images est (...)
34Ces deux modes d’usage du film tendent aujourd’hui à s’articuler, se confronter et s’enrichir. Il s’agit de prendre en compte, dans l’analyse sociologique, les multiples images qui s’imposent dans notre quotidien et de dépasser ainsi les limites de la sociologie académique française : défiance par rapport aux nouveaux moyens d’investigation sociologique qu’offre la multiplication des images et des médias ; faible intérêt pour les nouvelles technologies de l’information et de la communication comme vecteur de transmission du savoir sociologique7.
35Là encore, en visant à ce que les débats portent tant sur les thématiques abordées par le film que sur sa forme, Filmer le travail s’inscrit dans ce mouvement qui conduit simultanément à mobiliser les nombreuses images que nous donnent du travail le secteur audiovisuel en plein développement et à interroger les modalités précises et concrètes de production de ces images.
- 8 Pour reprendre le qualificatif de filmique utilisé par Joyce Sebag (2012) dans le processus en cour (...)
36Ne plus dissocier le processus de recherche de la démarche filmique8 augure un déplacement sensible des enjeux et des pratiques. Il s’agit d’abord d’affirmer la spécificité du film sociologique par rapport au reportage journalistique ou au documentaire de création, qui sont comme nous le montre Becker (2009) autant de manière de parler de la société. Il s’agit ensuite de dégager une (ou des) méthodologie(s) de mobilisation des outils audiovisuels au cœur de la démarche de recherche. Pour nombre de chercheurs (Ganne, 2012 ; Giglio-Jacquemot, 2012 ; Sebag, 2012), le film est coproduit entre chercheurs et acteurs ; il est au cœur de la démarche scientifique, structure la méthodologie, pousse à la réflexivité et implique que soit intégrée à la démarche d’investigation et de compréhension, la question de la diffusion… Ce qui rend nécessaire l’écriture « Pour échapper à l’anecdote et fonder, enraciner le geste et la posture dans une dynamique qui dépasse le cadre restreint – quoique nécessaire – de l’expérience individuelle » (Arbus 2009, p. 105).
37L’une des variables essentielles devient alors la narration, comme c’est d’ailleurs déjà le cas pour la production écrite en sciences sociales (Laplantine, 1996), même si cette dimension est rarement abordée dans les réflexions épistémologiques. Elle passe soit par la fiction, soit par le temps long de l’observation participante comme l’illustrent brillamment les très nombreux documentaires sur les institutions américaines réalisés par Frederick Wiseman (Pilard, 2006). L’écriture documentaire peut reconstituer le réel, au même titre qu’un rapport de recherche ou un article. Mais il faut trouver des personnages, à la différence de la sociologie par l’écrit où traditionnellement on se dispense de ce rapport au réel concret par crainte de l’anecdotique.
38Dans ce cas de figure, qui reste une hypothèse ambitieuse pour le développement de la sociologie visuelle en France, le sociologue ne doit pas se contenter d’être simplement un cinéphile, il lui est nécessaire d’intégrer les savoirs et compétences du cinéaste. La question est de savoir jusqu’à quel point et les risques encourus.