Sophie Beroud, Thibaut Martin, En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation
Sophie Beroud, Thibaut Martin, En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation, Paris, Raisons d’agir, 2021.
Texte intégral
- 1 Voir les nombreuses références présentes dans Sociologie politique du syndicalisme, Baptiste Girau (...)
1Le paysage syndical français se caractérise par un émiettement particulièrement fort. Ce fait est bien connu : pas moins de huit organisations syndicales principales se partagent l’essentiel des quelques trois millions d’adhérents, soit un taux de syndicalisation autour de 11 %, l’un des plus faibles des pays développés. Parmi ces huit organisations, les confédérations « historiques », en particulier la CGT et la CFDT, ont été largement analysées, tant sur le plan de leurs histoires et idéologies respectives que de leurs pratiques militantes et organisationnelles1. En revanche, les travaux en sociologie et sciences politiques manquent encore pour affiner les connaissances sur les organisations issues des recompositions les plus récentes du champ syndical. Ce petit livre accessible, d’environ 200 pages, vient donc combler un manque relatif sur l’Union sSyndicale Solidaires (USS), qui regroupe notamment les syndicats SUD.
- 2 Le lecteur davantage intéressé par une « sociologie des militants » de Solidaires pourra ainsi se (...)
2À partir d’une enquête multi-située au long cours, les deux auteurs entendent explorer, sur un ton volontairement engagé, le rôle que peut jouer cette organisation particulière dans les recompositions d’un pôle contestataire au sein du champ syndical. L’ouvrage ne se donne alors pas tant pour objectif de détailler l’histoire de cette organisation, les particularités de son fonctionnement ou d’en présenter, de façon détaillée, les caractéristiques. Il s’agit davantage de la prendre comme entrée, afin d’interroger la manière dont « une organisation qui s’institutionnalise peut […] préserver la radicalité de son positionnement » (p. 118). Démarrée en 2008 à la demande du bureau national de Solidaires, l’enquête questionne ce point à trois niveaux différents : l’ensemble du champ syndical ; l’USS et ses fédérations ; les militants de terrain. Si l’enquête comportait un volet quantitatif – notamment par la passation de questionnaires lors de congrès fédéraux –, les résultats n’en sont pas détaillés dans cet ouvrage2 qui s’appuie davantage sur les matériaux qualitatifs recueillis dans différents secteurs professionnels : entretiens répétés et espacés dans le temps avec des militants, suivi ethnographique d’équipes syndicales, observation participante d’assemblées générales ou de mouvements.
- 3 Voir Sophie Béroud, Séverine Misset, « Par-delà la crise : dissidences et fidélités paradoxales à (...)
- 4 Voir Jean-Michel Denis, Le Groupe des dix, un modèle syndical alternatif ?, Paris, La Documentatio (...)
- 5 Voir sur ce point, par exemple, l’article de Michèle Tallard, Catherine Vincent, « L’action syndic (...)
3Le premier chapitre revient sur l’histoire, déjà relativement bien connue, de l’émergence progressive de l’USS, entre la fin des années 1980 et celles des années 1990. Les premiers syndicats SUD se constituent sous l’impulsion de dissidents de la CFDT, issus de la « gauche CFDT » et ayant souvent entamé leur militantisme dans le sillage des « années 68 », en passant par des comités d’action lycéens et des groupes de gauches alternatives, avant de rejoindre une CFDT alors dans sa période radicale3. À partir du tournant dit « du recentrage », à la fin des années 1970, ces militants oppositionnels vont se heurter à des formes de reprises en main et de marginalisation, sur fond de tensions importantes avec la direction confédérale autour, notamment, des modes d’actions et du rapport à la politique. Dans un intervalle d’une dizaine d’années, des militants exclus ou partants volontairement de la CFDT font le choix de fonder de nouvelles organisations, appelées SUD (pour « Solidaires, Unitaires, Démocratiques »), dans les secteurs des postes et télécommunications, de la santé et du transport ferroviaire. La démarche est rapidement crédibilisée par des succès électoraux et ces nouvelles organisations se rapprochent des syndicats autonomes du « groupe des 104 », pour se transformer, en 1998, en Union syndicale Solidaires. Cette nouvelle organisation se singularise doublement : par l’adoption de principes visant à se protéger de l’imposition d’une ligne confédérale dont ces anciens « minoritaires » ont souffert ; et par la volonté d’occuper une « position interstitielle » (p. 22), entre mouvements sociaux et syndicalisme. Au fil des années et de son élargissement, l’USS, initialement pensée par ces militants comme un « outil » transitoire devant permettre une recomposition du champ syndical, se pérennise et se lance – ou se voit contrainte de se lancer – dans des batailles judiciaires pour la reconnaissance de sa représentativité. Un aspect de cette histoire aurait mérité d’être davantage évoqué dans ce premier chapitre : celui concernant le lien entre l’implantation du new public management et l’émergence des syndicats SUD, les zones de force de l’USS étant précisément situées dans des secteurs où cette doctrine managériale s’est fortement implantée. En effet, dans ces administrations et organisations récemment privatisées ou en voie de privatisation, les agents et salariés se heurtent à des logiques managériales particulières, que les syndicats de Solidaires semblent particulièrement en mesure de contester5.
4Le deuxième chapitre étudie plus spécifiquement les conditions et conséquences de cette installation dans la durée. En cela, il explore les « difficultés à faire exister un outil syndical qui se voulait différent » (p. 13). Alors que l’organisation émerge dans une période d’effervescence des mouvements altermondialistes et était pensée comme un instrument de recomposition d’un pôle de syndicalisme de luttes, capable de faire face à une CFDT au réformisme assumé, l’USS se heurte : a) à des formes de marginalisation ; b) à son faible poids électoral qui lui interdit longtemps d’influer sur les orientations à l’échelon interprofessionnel ; c) à des implantations très variables : très faible dans le privé, hormis dans quelques bastions particuliers, plus forte dans la fonction publique, mais, là encore, de façon très inégale. Ce deuxième chapitre dessine ainsi les contours d’une organisation aux prises avec des logiques d’institutionnalisation, qui font des élections professionnelles, notamment dans les TPE, des enjeux centraux pour la « consolidation d’une force syndicale capable de compter » (p. 90). Par ailleurs, malgré l’ambition initiale des fondateurs de l’organisation, les nouveaux militants qui arrivent ne sont pas davantage multi-positionnés et politisés que dans d’autres organisations syndicales. La spécificité de Solidaires visant à se situer à l’intersection de différents champs de lutte se retrouve ainsi mise à mal par les logiques de fonctionnement propres au champ syndical.
- 6 Sachant que Solidaires se caractérise par un recrutement social sensiblement plus élevé que la CGT
5Le troisième chapitre aborde les conditions de reproduction d’un syndicalisme contestataire, à partir de l’étude des trajectoires militantes de jeunes syndiqués de Sud Rail. En suivant trois d’entre eux sur plusieurs années, le chapitre explore les difficultés à intéresser les militants aux questions interprofessionnelles ou extraprofessionnelles et à surmonter les contradictions entre les différents niveaux d’engagement, alors même que c’était précisément l’objectif de cette organisation. Le plus politisé – et surdiplômé6 – des militants finit par reprendre ses études et démissionner. Pour le deuxième, peu prédisposé à s’engager au départ, la socialisation politique semble avoir fonctionné. Enfin, le troisième protagoniste étudié est pris dans une usure militante et une trajectoire de désengagement qui paraissaient pourtant peu envisageables quelques années auparavant. Tenté par l’extrême droite, il reconvertit alors ses dispositions militantes dans le mouvement des Gilets Jaunes, en pointant précisément sa distance avec les syndicats. Malgré la relative jeunesse de l’organisation, la problématique du renouvellement des générations militantes est donc patente à Solidaires, comme chez les autres organisations syndicales, l’enjeu central n’étant pas forcément de recruter des nouveaux militants, mais bien davantage de leur transmettre une culture commune et distinctive dans l’univers syndical.
6Le quatrième et dernier chapitre étudie la manière dont les mouvements de contestation récents, en premier lieu celui des Gilets Jaunes, amènent à s’interroger sur la place et le rôle de Solidaires dans l’espace de la contestation sociale. À l’instar des autres syndicats, cette organisation s’est trouvée mise en difficulté par la survenue de ce mouvement, imprévisible, composite, aux revendications diverses et dont les membres s’affichaient souvent en opposants aux organisations syndicales. Ceci n’a pas empêché des militants de Solidaires de s’investir dans les différents « actes » ou dans l’occupation des ronds-points. Le chapitre détaille en particulier deux exemples de Gilets jaunes syndicalistes : il s’agit de militants par intermittence, peu politisés, peu socialisés à l’univers syndical, qui se situent à sa marge et dans une posture critique, ce qui les a rendus à la fois plus perméables et plus ouverts à ce mouvement. Les auteurs défendent alors l’idée que cet épisode contestataire, comme d’autres avant lui (Nuit debout en 2016) ou après lui (le mouvement contre la réforme des retraites en 2019-2020), bouscule les lignes syndicales et invite à réfléchir aux possibilités de développement d’un syndicalisme de contestation sociale – comme le suggère encore l’appel commun « plus jamais ça » lors de la crise sanitaire –. Mais les auteurs montrent également les limites du raisonnement par pôle – réformiste contre contestataire – dans un paysage syndical dont les lignes de fragmentation diffèrent fortement d’une échelle à l’autre.
7À l’issue de la lecture de ce petit livre stimulant, on est conduit à formuler trois remarques, l’une plutôt formelle, les deux autres invitant davantage à des approfondissements. On peut tout d’abord interroger le choix fait par les auteurs d’employer l’expression de « syndicalisme de contestation » : elle cohabite dans les discours indigènes avec la notion de « syndicalisme de transformation sociale », apparue pour remplacer celle, devenue presque taboue, de « syndicalisme révolutionnaire ». Pour autant, le terme de « contestation » peut aussi s’opposer à la posture « réformiste », qui peut être présentée comme une posture « constructive » ou de négociation, de proposition, d’accompagnement, etc. Dans cette perspective, l’étiquette de « syndicalisme de contestation » est aussi employée de façon péjorative par ses adversaires. La reprise de cette étiquette aurait mérité un développement tant son emploi n’a finalement rien d’évident.
8Les deux autres remarques renvoient à une interrogation transversale autour de la question de l’autonomie à l’intérieur d’un champ que les matériaux invitent à réinterroger, les auteurs situant leurs travaux au sein de la théorie bourdieusienne des champs.
9On l’a souligné, l’enquête met clairement en lumière le paradoxe de cette organisation : construite autour d’une posture alternative et d’une volonté de transformer les pratiques syndicales, elle se retrouve finalement happée par les logiques propres du champ. Les problématiques auxquelles elle fait face sont donc tout à faire similaires à celles qu’affrontent les autres organisations syndicales : logiques d’institutionnalisation, renouvellement générationnel, professionnalisation des militants, difficulté d’articulation entre niveau professionnel et interprofessionnel… Dès lors, l’enquête aurait pu alimenter une réflexion plus générale autour du modèle théorique du « champ social », des apports et des limites posées par son application à l’univers du syndicalisme. Jusqu’à quel point peut-on s’insérer dans un champ en se donnant des règles différentes de celles qui prévalaient jusque-là ? Quel degré d’hétéronomie un champ permet-il ?
10Sur un autre plan, le livre suggère à plusieurs reprises que la volonté de jouer un rôle dans la structuration d’un pôle contestataire a, de fait, placé Solidaires dans une situation de dépendance vis-à-vis des prises de position d’une CGT nettement plus puissante et mieux implantée. Les auteurs semblent relier le développement de l’Union syndicale Solidaires à une période d’effervescence en matière de mobilisations sociales. Mais l’« espace critique face à l’hégémonie de la pensée libérale » ne préexistait-il pas à la naissance de ces syndicats ? La faiblesse relative des syndicats SUD en matière d’audiences électorales – indicateur discutable, mais dont les auteurs montrent précisément la force structurante dans le champ syndical –, ne s’explique-t-elle que par une marginalisation dont ils auraient été victimes, du fait de la stratégie de la CGT consistant à favoriser un syndicalisme « rassemblé » avec la CFDT ? L’organisation Solidaires ne dispose-t-elle pas de marges d’autonomie dans ses prises de positions et dans son fonctionnement qui pourraient s’expliquer autrement que par des facteurs externes à l’organisation ?
Notes
1 Voir les nombreuses références présentes dans Sociologie politique du syndicalisme, Baptiste Giraud, Karel Yon, Sophie Béroud, Paris, Armand Colin, 2018.
2 Le lecteur davantage intéressé par une « sociologie des militants » de Solidaires pourra ainsi se reporter à Sophie Béroud, Jean-Michel Denis, Guillaume Desage, Martin Thibault, L’Union syndicale Solidaires : une organisation au miroir de ses militants : profils, pratiques, valeurs, Rapport de recherche, Laboratoire Triangle, Université Lyon 2, 2011, 167 p. hal-00585462.
3 Voir Sophie Béroud, Séverine Misset, « Par-delà la crise : dissidences et fidélités paradoxales à la CFDT », in Olivier Fillieule et al. (dir.), Changer le monde, changer sa vie : enquête sur les militantes et militants des années 1968 en France, Arles, Actes Sud, 2018, 289-318.
4 Voir Jean-Michel Denis, Le Groupe des dix, un modèle syndical alternatif ?, Paris, La Documentation française, 2001.
5 Voir sur ce point, par exemple, l’article de Michèle Tallard, Catherine Vincent, « L’action syndicale au défi de la gestion locale des personnels. Tensions à l’administration fiscale », Sociologies pratiques, 2009/2 (no 19), 55-68.
6 Sachant que Solidaires se caractérise par un recrutement social sensiblement plus élevé que la CGT.
Haut de pagePour citer cet article
Référence électronique
Séverine Misset, « Sophie Beroud, Thibaut Martin, En luttes ! Les possibles d’un syndicalisme de contestation », La nouvelle revue du travail [En ligne], 20 | 2022, mis en ligne le 12 avril 2022, consulté le 19 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/nrt/10979 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/nrt.10979
Haut de pageDroits d’auteur
Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Haut de page