- 1 Cette forêt fait l’objet de nombreuses protections ou distinction comme c’est le cas avec la forêt (...)
1Les archipels de la Macaronésie dans l’océan Atlantique nord forment une région de végétation spécifique en Europe. Elle se caractérise par la présence d’une laurisilve1. La vigne ne fait pas partie des espèces caractéristiques de cette forêt de laurier et pourtant on la retrouve sous des formes variées des pentes du volcan Fogo au Cap-Vert aux enclos de pierres de l’île de Pico ou aux terrasses aériennes de l’île de Madère. Ce sont elles qui donnent naissance à l’un des plus fameux vins portugais, le vin de Madère.
2Dans l’archipel des Açores, le plus septentrional de l’ensemble, la vigne est présente dans les neufs îles et ceci depuis les prémices du peuplement de ces terres portugaises au début du xve siècle par des colons européens partis de Lisbonne (Marrou, 2001). Pourtant, les conditions climatiques ne sont pas optimales partout pour la vigne mais l’isolement, la culture, la tradition, la ténacité des habitants ont permis son maintien jusqu’à l’orée du xxie siècle. La part de la viticulture est infime dans la surface agricole açorienne où règne en maître depuis le dernier quart du xxe siècle une « monoculture de la vache » avec son cortège de pâturages et de champs de maïs. La vigne est une activité marginale, périphérique et en déclin.
- 2 Article dans la revue VISÃO du 15/1/ 2019 de João Gago da Câmara : « Vinhos Açorianos, grandes enó (...)
3Pourtant, il y a des signes qui ne trompent pas : le prix du kilo de raisin le plus élevé pour faire du vin au Portugal est celui de l’île de Pico2, les plantations reprennent et l’on trouve des vins açoriens sur des sites de vente en ligne et sur certaines belles tables européennes. Mode éphémère, brouillard statistique, bulle spéculative ? Notre propos n’est pas tant de faire une géohistoire du vignoble açorien que de s’interroger sur les facteurs et acteurs d’une renaissance. Il s’agit de montrer, dans le cadre particulier d’un petit archipel, les modalités d’adaptation d’un milieu social et économique aux multiples changements en cours dans « la planète des vins ». Le petit monde de la viticulture açorienne bruisse. Ouvrons les papilles, tendons les narines car aux Açores le vin est aussi une question d’odeur…
4Du vent, des embruns, de la pluie, de l’humidité. Un cocktail que l’on n’associe pas forcément à la conduite d’une viticulture florissante. Pourtant à voir les lianes foisonnantes de vitis vinifera que l’on peut retrouver grimpant sauvagement dans les arbres à proximité de parcelles jadis cultivées, on se dit que le climat contemporain des Açores convient bien à la plante : des feuilles à foison, des sarments de dizaines de mètres de long.
5La pluie est bien présente dans l’archipel. Les îles de l’ouest sont les plus arrosées. L’île de Flores4, en zone littorale, reçoit 1 716 mm de pluie par an en moyenne pour 1 560 heures d’ensoleillement et un taux d’humidité moyen de 78 % à 15 heures. Dans les îles du groupe central, la situation est un peu plus sèche et lumineuse. Horta, en face de l’île de Pico, reçoit 974 mm de précipitation et 1 795 heures de soleil. Sur l’île de São Miguel, les données sont peu différentes : 1 027 mm de précipitations et 1 737 heures de soleil avec une humidité moyenne de 74 % à 15 heures. Dès que l’on s’élève un peu en altitude, les pluviomètres débordent : plus de 2 m à Flores, 1,5 m dans les autres îles. Cette particularité est bien prise en compte par la profession. Dans les décrets de mise en place des « Dénominations d’origine protégée » pour les vins açoriens, les délimitations de zones se font sur la base de l’altitude. Sur l’île de Pico et dans la zone de Biscoitos sur l’île de Terceira, les limites vont du littoral à la courbe des 100 m d’altitude. Sur l’île de Graciosa, la limite monte jusqu’à 150 m. La proximité du bord de mer assure une moindre pluviométrie mais, associée au vent, elle favorise les embruns. Comme partout, les pluies fréquentes et l’humidité sont propices au développement de certaines maladies.
6Au cours des siècles, la réponse de la société açorienne n’a pas beaucoup varié : adaptation, sélection et énorme travail humain. La viticulture insulaire est une merveille de micro-géographie. Dans la plupart des îles, des lieux bien particuliers ont été aménagés, bien souvent dès les premiers lustres de l’occupation. Produire du vin a toujours fait partie des objectifs des habitants qui se sont « accrochés » dans ces îles. Il en résulte des paysages saisissants. À Pico, leur étendue a valu une reconnaissance planétaire à travers l’inscription sur la liste du patrimoine mondial de l’Unesco. Ailleurs, des paysages époustouflants. C’est le cas sur l’île de Santa Maria où la production de vin est exsangue mais où la baie de São Lourenço est d’une beauté à couper le souffle avec ses escaliers de terrasses viticoles. Partout la particularité première a été de s’adapter à un milieu volcanique. Certes, l’eau, même en abondance, ne stagne pas et percole directement mais les sols sont souvent peu évolués. Les agriculteurs ont cassé du caillou, de la lave, pour implanter des ceps de vignes. Les blocs dégagés ont permis l’élévation de murets qui, dupliqués par centaines ou milliers, donnent un paysage minéral fait d’enclos dans lequel poussent quelques ceps. Ces haies minérales, basses, protègent des embruns, stockent la chaleur et rendent difficiles les voies classiques de la modernisation agricole. Les paysages de la vigne sont aujourd’hui pour beaucoup fossiles aux Açores où la saignée migratoire de la seconde moitié du xxe siècle a réduit considérablement la disponibilité en main-d’œuvre.
7L’histoire et le peuplement de l’archipel des Açores font de ces îles le creuset de pratiques dont beaucoup sont issues de la péninsule ibérique et du monde méditerranéen. C’est le cas dans le domaine de la viticulture et c’est particulièrement vrai en ce qui concerne l’encépagement (Eiras-Dias et al., 2006). Si les premiers colons sont arrivés avec des tonneaux de vin pleins, ils ont aussi emmené avec eux nombre de ceps ou de boutures. Les filiations sont nombreuses avec les espèces du continent mais aussi des Canaries et de Madère. Les plantes, à l’instar des hommes, circulent. On retrouve aux Açores un grand nombre de variétés que chacun a essayé d’adapter à son île, à sa parcelle, en fonction des opportunités et des possibilités. Cette variété s’explique notamment par le fait qu’au-delà de la tentative de mettre sur le marché national ou international des vins de qualité (Pico, Biscoitos sur l’île de Terceira, Graciosa), la vigne est avant tout une production locale pour une consommation dans l’île. Ainsi, il n’y a pas moins de 33 cépages autorisés pour la production du vin régional « Açores » au début du xxie siècle : 15 en rouge et 18 en blanc. Dans les appellations d’origine géographiques, on ne retrouve qu’un petit nombre d’entre eux. Ce sont les cépages traditionnels des Açores. Trois sont communs aux trois zones délimitées de Pico, Biscoitos et Graciosa : le verdelho, le cépage sans doute le plus ancien, l’arinto, le cépage le plus répandu et le terrantez du Pico. Ce sont eux qui font la notoriété des vins blancs açoriens. Au xviiie siècle, les vins de Pico sont présents sur la table des tsars de Russie et sur celles des élites anglaises.
8Nulle trace dans les décrets « viticoles » açoriens de l’autre star incontournable de la viticulture de l’archipel, le cépage Isabela, d’où est tiré le vin traditionnel des fêtes açoriennes, en particulier celles de l’Espirito Divino Santo, le vinho de cheiro, littéralement le « vin d’odeur ». C’est pourtant un poids lourd puisqu’en 2004, la production à partir des cépages européens (arinto, verdelho et consorts) représentait 700 000 litres là où celle issue des cépages américains (essentiellement Isabela) arrivait à 500 000 litres. Perdu de vue dans le brouillard açorien ? Deux poids, deux levures qu’il faut analyser dans une perspective historique pour comprendre les choix fait dans ce premier quart de xxie siècle.
9Il est difficile de comprendre le renouveau qui point dans la viticulture açorienne si l’on ne prend pas en compte une histoire complexe où la géographie occupe une place digne d’intérêt. Et cette géographie a un impact sérieux sur le marché et les choix des exploitants, comme ceux des consommateurs quand ceux-ci ne sont pas confondus. L’archipel des Açores a connu dans la seconde moitié du xixe siècle, comme de nombreuses autres régions viticoles européennes, de profonds bouleversements.
10Situé au cœur de l’océan Atlantique, entre Europe et États-Unis, le vignoble açorien va se retrouver au cœur des circulations viticoles de la crise qui frappe le vignoble mondial au milieu du xixe siècle. Entre 1850 et 1890, l’archipel est atteint par différentes vagues de maladies qui vont porter un rude coup à la viticulture insulaire. La plus précoce et la plus dévastatrice est l’attaque d’oïdium qui trouve dans l’humidité de l’archipel des conditions de développement propices. Il est difficile de suivre la diffusion de l’oïdium, de l’anthracnose ou du phylloxera dans l’archipel mais il en résulte un grand chambardement. Parmi les îles où la tradition viticole est importante (celles du groupe central), c’est le vignoble de l’île de São Jorge qui subit les pertes les plus importantes. La vigne n’y retrouvera jamais son extension ancienne. Au prix de gros efforts, la culture de la vigne se maintient à Pico et à Graciosa (Silveira e Sousa, 2015), fruit d’un énorme labeur de renouvellement des cépages et avec des modifications importantes des fondements fonciers. La viticulture prend une expression forte à São Miguel et Terceira. Partout, les cépages américains prennent le dessus. Le vin devient une production avant tout régionale pour le marché insulaire. Les crises sanitaires provoquent donc une modification profonde de la production. Le vignoble açorien sort de la compétition et du marché international.
11Le cépage Isabela est le plus célèbre des cépages américains qui ont transformé le visage de la viticulture açorienne. Il produit en abondance un vin, adapté aux conditions locales, résistant et qui a été rapidement adopté par la population insulaire. C’est le « vinho de cheiro », ce vin d’odeur qui pour beaucoup de palais non açoriens est surtout « un vin qui pue ». Pour les œnologues, il est foxé. Il sent le renard. L’arôme est, il est vrai, parfois écœurant mais on peut y trouver une dose de musc et des souvenirs de fruits rouges (cassis, framboises) souvent appréciés par ailleurs. Il est la boisson que l’on partage à l’occasion des « soupes » des fêtes de l’Esprit Saint, l’un des moments forts de la convivialité açorienne5.
12Les travaux manquent pour étudier la période qui court de 1850 à 1950 et il est difficile de connaître finement la géographie viticole des Açores à cette époque. Les données les plus fréquentes sont des données de production qui connaissent de fortes variations d’une année sur l’autre. Elles prennent avant tout en compte des produits commercialisés, laissant de côté l’autoconsommation pourtant importante dans un milieu où l’autarcie n’est pas un vain mot jusqu’à la fin des années 1960 pour la plus grande partie de la population. Les données présentées dans le tableau 1 ne sont qu’un pis-aller, reposant sur des sources reconnues et proposant aussi bien des productions que des surfaces.
Tableau 1 : Production et surface en vignes aux Acores (xviiie-xxe siècle). Source : Adapté de Medeiros (1994), Silveira e Sousa (2005) / Production and surface area of wineyards in the Azores (18th-20th centuries).
- 6 Source : Medeiros, 1994 (p. 211) provenant de Arquivos dos Açores.
- 7 Source : P. Silveira e Sousa (2005)
- 8 Source : Medeiros, 1994 (p. 224) basée sur une estimation du Secrétariat régional de l’Agriculture (...)
- 9 Distinction entre les surfaces dédiées aux cépages européens et américains.
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Début xviiie siècle6 (en pipas)
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18737 (en hl)
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19758 (en hectares)
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Cépage européen9
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Cépage américain
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Santa Maria
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100 (0,3 %)
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65 (0,5 %)
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100 (3,3 %)
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São Miguel
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1 000 (3 %)
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667 (5,1 %)
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900 (30,2 %)
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Terceira
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1 000 (3 %)
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182 (1,4 %)
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24
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500 (17,6 %)
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Graciosa
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2 000 (5,8 %)
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9 600 (74,3 %)
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26
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400 (14,3 %)
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São Jorge
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10 000 (29,3 %)
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944 (7,3 %)
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2
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70 (2,4 %)
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Pico
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20 000 (58,6 %)
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1 315 (10,2 %)
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150
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811 (32,2 %)
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Faial
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Données inconnues
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160 (1,2 %)
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Données inconnues
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34 100 (100 %)
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12 933 (100 %)
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202
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2 781 (100 %)
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13Néanmoins, elles ont le mérite de permettre de mieux comprendre les mutations dans la viticulture açorienne tant en ce qui concerne sa géographie, par le poids relatif des différentes îles que les types de production. Au début du xviiie siècle, l’ensemble de la production provient de cépages européens alors qu’à partir de 1873, il s’agit d’une production mixte, alliant cépages européens et américains. En 1975, on constate que 4 (Pico, São Miguel, Terceira et Graciosa) des 9 îles de l’archipel concentrent ¾ des superficies en vigne.
14La vigne est encore présente à basse altitude dans toutes les îles de l’archipel. Elle est par contre quasi absente dès que l’on dépasse 150 ou 200 m d’altitude en raison de l’humidité et du manque d’ensoleillement. Les deux îles les plus occidentales de Corvo et Flores n’ont jamais eu de véritables vignobles en raison de la fréquence des pluies, qui rend difficile le mûrissement du raisin dans de bonnes conditions sanitaires. La vigne y a été cultivée sous forme de pergola que l’on rencontre encore dans les villages de ces îles. En dépit de conditions météorologiques adverses, les hommes y ont maintenu sur plus de cinq siècles une culture exigeante. C’est dire l’importance de celle-ci. Flores et Corvo sont les deux îles les plus isolées, à plus de 200 km des îles du groupe central. Elles sont aussi les moins peuplées. On comprend alors qu’elles n’ont jamais constitué un marché important. Lorsque la base historique de la production est autarcique, la réponse des sociétés est souvent une polyculture qui permet de répondre à l’essentiel des besoins et aux défis de l’accessibilité. La vigne est ainsi aussi chez elle dans les îles du groupe occidental.
15Dans les sept autres îles de l’archipel, on retrouve au début du xxie siècle, comme tout au long de l’histoire, des paysages viticoles (figure 1). Il y a les îles bastions, avec des appellations protégées. C’est le cas de l’île de Pico qui recèle l’un des deux vignobles portugais10 dont les paysages sont reconnus par le label du patrimoine mondial de l’Unesco. Les paysages viticoles de l’île de Pico sur la bordure occidentale de l’île, autour de la ville de Madalena et sur les basses pentes du volcan Pico offrent un paysage épatant de minuscules parcelles de vignes entourées de murets constitués des pierres volcaniques dégagées pour trouver un peu de sol. On peut faire rentrer dans cette catégorie la moitié de l’île de Graciosa, même si plus de 60 % de la zone est constituée de parcelles à l’abandon. Enfin sur l’île de Terceira, la côte septentrionale accueille le petit vignoble de Biscoitos. Si l’on a déjà évoqué la baie de São Lourenço sur l’île de Santa Maria, on peut rajouter sur la même île, la baie de Maia qui ne dépareille pas dans ces paysages sensationnels.
Figure 1 : Part des paysages viticoles dans l’archipel des Açores en 2018 / Share of wineyards landscapes in the Azores archipelago (2018)
16Plus discrets sont les vignobles de São Jorge et de São Miguel. Si le dernier a conservé son importance, le vignoble de São Jorge a surtout une valeur historique (Marques, 2015). Il a connu des développements importants sur la côte sud, face à la côte nord de l’île de Pico, entre le village de Queimada (Ribeira do Almeida) et la fajã das Almas à l’est de Manados. À São Miguel, le vignoble a connu une expansion conséquente et fait partie des multiples cultures dont regorge l’île la plus peuplée des Açores. Au début du xxie siècle la région de Vila Nova da Franca offre les dernières étendues viticoles conséquentes même si les progrès de l’urbanisation viennent de porter en 20 ans un coup quasi fatal à ce mode d’occupation du sol. Il y a donc de la vigne partout aux Açores car longtemps les îles étaient isolées et ont vécu sur un modèle où l’autarcie n’était pas veine. Le vin de table, boisson quotidienne, était une production locale.
Tableau 2 : Évolution de la superficie en vigne (1975-1989-2018) / Evolution of wineyard area in each islands (1975-1989-2018)
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Superficie en hectares (1975)
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Superficie en hectares (1989)
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Superficie en hectares (2018)
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Santa Maria
São Miguel
Terceira
Graciosa
São Jorge
Pico
Faial
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100
900
524
426
72
961
Données inconnues
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132
471
380
259
81
953
21
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29
115
120
69
75
971
8
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Total Açores
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2 983
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2 297
|
1 387
|
17La production est dominée par un vin considéré comme étant de médiocre qualité (vinho de cheiro). L’emprise spatiale du vignoble ne cesse de diminuer (tableau 2). Cette baisse peut être mise en relation avec la saignée migratoire des années 1960-1990, et la stagnation de la population depuis, et la spécialisation dans la production animale de l’agriculture açorienne avec l’arrimage de l’archipel à la politique agricole européenne. Pico et São Jorge, avec des vignobles de tailles très différentes, sont les deux seules îles où la vigne se maintient. La chute est particulièrement sévère à São Miguel où la superficie est divisée par 8 en l’espace de moins de 50 ans. Elle s’explique en partie dans la grande île açorienne par les entraves européennes à la commercialisation des produits issus du cépage Isabela11.
18Une page d’un siècle et demi semble se tourner, elle qui avait vu le triomphe des cépages américains et d’un vin avant tout prisé par les autochtones. Le renouveau qui s’esquisse doit beaucoup à des éléments extérieurs (entrepreneurs, touristes) et s’appuie sur l’exploitation raisonnée de la position périphérique de l’archipel.
- 12 La flore açorienne est une parfaite illustration d’une flore insulaire au carrefour de différents (...)
19En passe de devenir un paysage relictuel à l’orée du xxie siècle, le vignoble açorien connaît depuis une quinzaine d’années un sursaut étonnant. Cela s’apparente à un instinct de survie comme si cinq siècles de labeur insensé ne pouvaient disparaître dans les friches d’incensos12 et de canaroca (Dias, 2007). La superficie des vignes augmente, les prix des bouteilles s’envolent et les soupçons de fraudes pointent le bout de leur nez.
20Deux éléments structurants fournissent les bases de l’explication de ce qui apparaît comme un changement de paradigme et un retour aux fondamentaux : les meilleurs terroirs pour les « meilleurs cépages ». Les vecteurs en sont un programme agricole européen et la reconnaissance par l’Unesco du caractère exceptionnel du paysage viticole de l’île de Pico (figure 2).
Figure 2 : La vigne sur l’île de Pico (Açores) / Wineyards presence on Pico Island (Azores)
21Ce classement du paysage viticole de l’île de Pico au patrimoine mondial de l’humanité par l’Unesco remonte à l’année 200413. Le site englobe une surface de 987 hectares, enchâssée dans une zone tampon de 1 924 hectares sur la côte occidentale de l’île de Pico au pied du volcan éponyme. L’arrêté de classement fait référence à « un exemple remarquable de l’adaptation de pratiques agricoles au contexte difficile d’une région isolée ». Le critère esthétique (figure 3) a été éminent dans le choix des experts de l’Unesco : « La beauté extraordinaire du paysage de petits champs ceints de murs de pierre, façonné par l’homme, témoigne du travail de générations de petits paysans qui, dans un milieu hostile, sont parvenus à créer des conditions de vie durables et un vin très apprécié. »
Figure 3 : Les enclos de vigne (currais) de l’île de Pico / Wineyards fields (currais) on Pico Island
Auteur : L. Marrou (2009)
- 14 Enquête de l’auteur à la Coopérative en 2005.
22Vivement célébré au Portugal, le classement avait suscité un engouement des plus réservé sur l’île de Pico et en particulier de la part du maire de Madalena, la principale commune concernée par le classement. Il y voyait, à l’époque, un frein possible au développement des activités de production par une obligation d’économie dans la transformation de l’usage du sol à intégrer dans les documents d’urbanisme. Les experts insistaient sur l’importance du maintien d’une activité économique agricole en appelant de leurs vœux un renouveau viticole pour assurer la survie du site. En pleine déprise, les conseils avaient fait sourire du côté de la Cave Coopérative qui n’attendait pas grand-chose du classement, en dehors de l’arrivée d’une insolite commande de nouveaux clients japonais en lien avec l’attribution du label14.
23L’autre élément structurant tient aux effets de la Politique Agricole Commune européenne sur les paysages açoriens. L’effet principal a été l’extension des surfaces dévolues à l’élevage bovin (prairie ; cultures fourragères) mais on ne peut passer sous silence l’intérêt qu’a toujours marqué l’Europe pour la spécificité viticole de l’Union. Les programmes se succèdent depuis les prémices de la construction commune. Aux Açores, c’est le programme VITIS qui concentre les attentions. Il semble avoir été pensé pour la situation viticole de l’archipel. Les aides sont en effet proposées pour des opérations de restructuration et de conversion de vignobles dans un contexte d’amélioration de la qualité et de la valorisation des vignes dans des régions délimitées par des indications géographiques. Dans sa forme actuelle, le programme VITIS est lancé en 2009 aux Açores et il connaît un succès étonnant15. Depuis 2014 avec l’augmentation des volumes d’aides, ce sont chaque année entre 120 et 150 hectares qui sont concernés. Il s’agit le plus souvent de parcelles en friche qui sont totalement réhabilitées16. Les aides européennes peuvent atteindre jusqu’à 75 % des dépenses. La plupart des demandes (80 %) proviennent de l’île de Pico, ou plus de 250 viticulteurs sont concernés17. Le succès est tel que la cellule de pilotage du programme cherche à limiter pour la campagne 2019-2020 les demandes en provenance de la grande île volcan afin de favoriser les demandes en provenance des autres îles (Terceira, Graciosa, São Jorge, São Miguel et Santa Maria18).
24Les Açores sont un lieu de destination à la mode. C’est l’une des destinations « découverte » mondiales les plus en vue entre deux des gros marchés émetteurs de touristes : les États-Unis d’Amérique et l’Europe. Avec la baisse du coût des transports aériens et l’efficacité des réseaux de communication, le tourisme connaît dans l’archipel un succès grandissant. L’arrivée des compagnies aériennes à bas prix sur les îles de São Miguel et de Terceira a ouvert une nouvelle ère. Les visiteurs découvrent un archipel proche de chez eux mais différent car préservé de bien des formes modernes de la fabrique des paysages à l’œuvre dans les grandes villes du monde. Il y a du pittoresque, du patrimoine, de la tradition dans les paysages açoriens et une grande mansuétude de la part des insulaires vis-à-vis des migrants, même temporaires, comme le sont les touristes à la petite semaine.
25En moins de dix ans, Internet et les réseaux sociaux ont offert une incroyable caisse de résonance à des caractéristiques (éloignement, insularité, faible densité) qui, longtemps vues comme des handicaps, sont devenues autant d’atouts. L’archipel se retrouve au sommet des classements des circuits « Nature » ou « Vert19 ». Dans le domaine de la viticulture, l’association tourisme/réseau/patrimoine fonctionne à merveille. Les vins de Pico trustent les meilleures notes dans les classements nationaux et internationaux20. Trois d’entre eux obtiennent fin 2016 des notes égales ou supérieures à 90 sur 100 dans la revue Wine Advocate de Robert Parker21. La même année, le Cella Bar, installé dans une ancienne cave viticole en bordure de la zone patrimoniale « Paysages de la vigne de l’île de Pico » de l’Unesco à Madalena, est le lauréat du « Building of the year » décerné par le site ArchDaily22, dans la catégorie « Hospitality Architecture ». L’originalité et l’unicité des lieux et des produits sont systématiquement mis en avant. Venir aux Açores goûter des vins « uniques » devient une aventure en soi, une expérience de retour aux sources. Azores Wine Compagny commercialise ainsi des produits rares et chers issus de micros-parcelles : 710 bouteilles de « Sabor(z)inho » (2015) à 100 euros l’unité ou le « Centenaria23 » (2016), issus de vignes séculaires, 720 exemplaires à 75 euros pièce. On est loin du prix de la bouteille d’un litre de vinho de cheiro, autour de 1,80 euro (figure 4) !
Figure 4 : Rayon de vin açoriens dans un supermarché de l’île de Flores / Shelf of Azorean wines in a supermarket of Flores Island
Auteur : L. Marrou (2019)
- 24 Il commercialise, avec son associé, un « vinho de cheiro » remis au goût du jour au nom évocateur (...)
26Ce renouveau est le fruit de plusieurs dizaines d’agriculteurs éparpillés dans les différentes îles de l’archipel. Certaines figures sont emblématiques du mouvement en cours. La variété de leurs profils est l’une des clés probables du succès et de sa possible pérennité. Parmi les pionniers, il faut citer Paulo Machado sur l’île de Pico qui représente la quatrième génération de viticulteurs sur l’île. Dès 2006, il fonde Insula Vinus, sur les bases de la propriété familiale, et développe une gamme de vins de qualité qu’il s’efforce de faire connaître au-delà des îles de Pico et de Faial. Il est un ardent défenseur de la vigne dans l’archipel24. Il a présidé de 2010 à fin 2016 la Commission Vitivinicole Régionale des Açores.
Figure 5 : Quinta do Jardinete / Quinta do Jardinete
Auteur : L. Marrou (2009)
27Sur l’île de São Miguel, la Quinta do Jardinete à Fenais da Luz sur la côte septentrionale est un bel exemple de ténacité et de passion, avec un zeste d’exotisme25 (figure 5). Au départ, un autrichien qui s’amourache de l’île et qui acquiert un petit domaine agricole de 5 hectares avec les restes d’un vignoble planté d’Isabela. Il y fait des expériences à partir de l’importation de cépages de son pays d’origine. Le domaine est désormais entre les mains de son gendre Mario Rebelo. De 600 litres en 1993, la production est désormais passée à 10 000 bouteilles, sur 3 hectares, essentiellement des vins rouges commercialisés en grande partie sur l’île. Là aussi, le programme VITIS est mis à contribution26. Un hectare et demi supplémentaire est en passe de produire un vin d’un vignoble pionnier à São Miguel.
28À Graciosa ou à Terceira, il faudrait faire une place spéciale aux dizaines de viticulteurs membres des caves coopératives de ces deux régions à appellation d’origine géographique. À Biscoitos, sur la côte nord de Terceira, la cave coopérative, fondée en 1999, regroupe une soixantaine d’adhérents. La situation y est difficile27. Sur les 20 hectares de la zone délimitée, à peine la moitié est exploitée et les cabanes de vignes se transforment en résidences secondaires. Le gouvernement régional tente d’enrayer le processus et la cave fait appel à Anselmo Mendes, œnologue réputé, pour l’aider à retrouver quelques couleurs28. Sur l’île de Graciosa, les agriculteurs sont plus combatifs dans la mise en valeur de leur terroir. On trouve de l’ail, bientôt certifié, à côté des bouteilles de vin dont les destinées sont entre les mains d’un autre œnologue fameux aux Açores…
29Antonio Maçanita est le protagoniste emblématique de la renaissance du vin de qualité dans l’archipel des Açores29. Originaire de la région par son père, il plante en 1996, à l’âge de 17 ans, une première vigne, par jeu, par goût, sur l’île de Pico. Dix-huit ans plus tard, il fonde avec Filipe Rocha et Paulo Machado l’entreprise Azores Wine Company qui est, en 2019, le plus important opérateur du monde vitivinicole aux Açores30. Entre-temps, il est devenu œnologue, conseiller viticole et homme d’affaires avec des vignes en Alentejo et dans le Douro. Il s’est pris de passion pour les cépages açoriens et a décidé de les réhabiliter et d’en faire la promotion. Azores Wine Company est installée sur l’île de Pico où elle contrôle plus d’une centaine d’hectares. Trente-trois sont issus de la récupération de friches viticoles grâce au programme VITIS, une grosse dizaine correspond aux parcelles de P. Machado. Surtout, AWC a signé des baux longs avec certains agriculteurs qui lui assurent une production importante de raisins. L’entreprise est en passe de finir l’installation de sa nouvelle « Adega » près de Cais do Mourato associant étroitement production, vente, expertise et tourisme31. A. Maçanita est au cœur de la transformation du vignoble açorien et du retour en grâce des cépages arinto, verdelho ou terrantez. Dans son sillage c’est toute une filière qui profite de son aura et de son carnet d’adresses.
30La vigne aux Açores représente à peine plus d’un 0,5 % du paysage de l’archipel. Pourtant la réhabilitation de quelques centaines d’hectares au cours des vingt premières années du xxie siècle a eu un retentissement important. Elle s’apparente à la reprise en main de son avenir pour un groupe d’îles marqué par les migrations, les conditions naturelles et la politique agricole européenne. La vigne est aux Açores plus qu’une simple culture. Elle est la culture, partie intégrante d’une histoire d’un demi-millénaire, un indéfectible lien avec le Portugal continental.
- 32 Parcelle d’exploitation délimitée par des murs de pierre.
- 33 Coulée de lave.
31Pour le géographe ou l’historien, l’hectare de vigne réhabilité est une ode à un peuple et à des siècles de labeur insensé dans des îles où l’insularité a été subie par la majorité de la population au cours des siècles. Il fallait coûte que coûte tirer parti de ces terrains où rien d’autre que la vigne ne saurait pousser. Les currais32 sont partis à l’assaut des mistérios33.
32Pour le touriste qui débarque pour une semaine aux Açores, les paysages de la vigne et du vin sont une source d’émerveillement et d’étonnement. Il y a comme un caractère irréel dans ce paysage de labyrinthe quasi lunaire. Dans le bateau menant à Pico, j’ai vu un matin une famille anglo-saxonne en train de regarder une vidéo de présentation du site patrimonial de l’Unesco sur la vigne de l’île. Il y avait là deux adolescents qui ont immédiatement fait le rapprochement avec les paysages que l’on peut construire dans le jeu digital « Minecraft ». Ils semblaient y trouver une nouvelle source d’inspiration inespérée. Je suis resté bouche bée.
33Pour les acteurs économiques, le renouveau du vignoble offre une incroyable opportunité. La très forte augmentation du prix d’achat du kilo de raisin a permis de retrouver une logique de rentabilité qui autorise une juste valorisation d’un travail entièrement fait à la main. La conséquence majeure est le changement radical de clientèle et de consommateurs. Ces nouveaux vins nécessitent un pouvoir d’achat et un niveau de vie élevés qui ne concernent que fort peu d’Açoriens. Ils sont bus au loin ou sur place par des touristes de passage.
34Pour l’amateur de vin, chaque bouteille, chaque gorgée est une découverte et une invitation à venir parcourir ces îles telluriques. Les visites organisées par certains producteurs sont l’occasion de rappeler que les quelques pieds que l’on trouve dans les currais les plus étroits ne permettent même pas de produire l’équivalent d’une bouteille. Les vins des Açores ont traversé les siècles. Ils sont l’expression d’un terroir exceptionnel qui nous invite à prendre le temps, celui de cette œuvre de géants.