Un « livre blanc » sur la géographie
André Humbert, Le géographe et le tapis volant, Madrid, La Casa de Velázquez, « Coll. de la Casa de Velázquez ; 5 », ISBN 9788496820869, 206 p.
Texte intégral
1Un « livre blanc » sur la géographie. Ce qualificatif ne serait sans doute pas exagéré pour désigner l’ouvrage, dans la mesure où celui-ci revient, indirectement il est vrai, sur la nature véritable de la géographie, comme si l’auteur voulait mettre en garde contre les errances dans lesquelles l’ont entrainé certains géographes de la nouvelle génération. Le livre n’est certes pas « un exercice académique » (p. xiii), mais c’est précisément « cette réflexion libre » (p. xi) qui lui a permis d’apporter beaucoup d’éléments objectifs et factuels. Le livre, qui est l’aboutissement de 40 années d’une aventure peu commune parmi les corporations des géographes, est organisé en deux parties : l’une aéronautique et l’autre géographique.
2Durant toute la partie aéronautique, l’auteur embarque avec lui le lecteur en lui faisant vivre toutes les sensations du vol artificiel tantôt marqué par des moments de stress et d’angoisses, d’où une « inquiétude permanente » (p. 15) et la hantise de la chute, et tantôt par des moments d’exaltation marqués par un « sentiment de délivrance […], de jubilation […et] de béatitude » (p. 3). C’est aussi durant ces moments que l’auteur bénéficie d’un recul altimétrique sans précédent et que le métier du géographe qu’il est prend le dessus sur la passion du pilote qui l’anime. En même temps il observe, décrit – dans un style parfois lyrique – analyse et immortalise les paysages qui s’offrent à lui. Rien, ou presque, ne lui échappe à tel point qu’il est difficile de savoir si l’auteur volait pour être géographe ou s’il était géographe pour voler. Ce qui est sûr, en revanche, c’est qu’il a réussi à associer « le plaisir du vol à [son] métier de géographe » (p. 7).
3Avec des exemples concrets pris au Maroc, en France et dans la péninsule ibérique, l’auteur, avec son talent de géographe, laisse libre cours à toute son imagination. Il illustre les tableaux paysagers qu’il découvre : vues d’avion les montagnes et les côtes marines prennent d’autres dimensions, et les paysages façonnés par l’homme deviennent des œuvres d’art qui témoignent indéniablement de son degré de civilisation. En un mot emprunté à Antoine de Saint-Exupéry (Terre des Hommes), l’auteur n’ « admire [plus les paysages] mais [il] les médite ».
4Après avoir rappelé l’utilité de l’étude des paysages en insistant sur cet « handicap majeur » (p. 57) dont souffre le géographe qui n’a pas la possibilité de regarder son objet d’étude dans son ensemble, l’auteur se livre à une véritable leçon de géographie générale à laquelle il consacre toute la deuxième partie (deux tiers de l’ouvrage). Et c’est par ce véritable laboratoire de géographie rurale – ou musée vivant - qu’est l’Anti Atlas marocain et certaines de ses bordures qu’il a inauguré cette partie géographique. Il a d’abord décrit et essayé d’expliquer comment les habitants de cette « terre des hommes » (p. 65) ont su s’accrocher, « le mot n’est pas trop fort » (p. 65) appose t-il, à un milieu aussi difficile, voire parfois inhospitalier.
5L’auteur analyse le fonctionnement, dans le temps et dans l’espace, des stratégies d’adaptation des populations de ces contrées largement défavorisées par la nature et passe en revue les techniques – ingénieuses - de gestion d’une économie de rareté, tout en rappelant le savoir-faire d’une communauté solidaire et stoïque, mais privée de plus en plus de la main d’œuvre mâle et jeune que lui a soustraite l’émigration. Les systèmes d’irrigation et ceux des cultures sont soigneusement décortiqués. L’organisation des territoires montagneux n’en demeurent pas moins analysés. L’habitat de la collectivité traditionnelle de l’Anti Atlas et ses techniques ancestrales d’emmagasinage (les Agadir-s ou les Igoudar) sont clairement décrits et expliqués. Afin de mieux faire ressortir les particularités de cette montagne, l’auteur la compare dans un premier temps avec la puissante chaine du Haut Atlas et ensuite avec le désert – si proche – où la vie en ilots est permise grâce à la stratégie (technique) de captage et de drainage des eaux souterraines (les Khetteras). Mais les impacts de la concurrence sur l’eau, nous dit l’auteur, livrée essentiellement par une agriculture ultra moderne des plaines et l’effritement de la communauté, commencent à se faire sentir sur ces installations collectives plus que millénaires.
6Ce sous chapitre consacré à l’Anti Atlas est riche en vocabulaire géographique local dont l’auteur maitrise parfaitement le sens. Il en donne même, parfois, des équivalents en espagnol ou en français. Il ne manque pas non plus de s’interroger sur certains concepts et d’en proposer d’autres, faute de terme générique, souligne t-il.
7Les milliers de kilomètres de côtes survolées entre Dunkerque et Sidi Ifni ou encore entre l’Italie et Gibraltar ont fait l’objet d’une longue synthèse « comparative » de paysages littoraux très divers et différemment occupés. Le relief, les marais, les salins, les rizières, les ports de pêche, les ports industriels et les installations touristiques ont fait l’objet d’une véritable étude de géographie des littoraux.
8Une attention particulière est également accordée à « la polygénie urbaine maghrébine » (p. 108-117) notamment aux médinas mais aussi à un « exemple […] de la ville marocaine moderne, sans histoire » (p. 116). Le recul altitudinal que lui a offert son tapis volant lui a permis à la fois de reposer le problème de l’orientation des édifices religieux ô combien important dans les pays musulmans et de rappeler indirectement le caractère « tronqué » des études microscopiques de géographie urbaine actuelle.
9Il n’y a peut-être pas une ligne de ce livre qui ne se ressent des circonstances dans lesquelles il a été rédigé. Loin du style des ouvrages académiques, l’ouvrage est rédigé dans un style ciselé qui allie un langage très soutenu et un discours géographique (et aéronautique) pertinent. C’est un ouvrage qui fait redécouvrir la Géographie sous un angle peu connu, voire inédit, pour les géographes. Les champs disciplinaires auxquels l’auteur a fait appel sont aussi nombreux que variés, comme pour rappeler que la géographie est (encore et toujours) généraliste et que le géographe doit effectivement être « pilote », autrement dit, mettre les phénomènes étudiés dans leur contexte global.
Pour citer cet article
Référence papier
Abdelkader Mohaine, « Un « livre blanc » sur la géographie », Norois, 235 | 2015, 154-156.
Référence électronique
Abdelkader Mohaine, « Un « livre blanc » sur la géographie », Norois [En ligne], 235 | 2015, mis en ligne le 15 novembre 2015, consulté le 14 décembre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/norois/5661 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/norois.5661
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