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La rhétorique politique des œuvres d’art

Jean Robelin
p. 145-164

Texte intégral

1On se représente habituellement les rapports de l’art et de la politique comme ceux d’une forme esthétique porteuse d’un message ou d’un contenu politiques. Certaines œuvres soutiendraient des thèses, voire les argumenteraient. Elles manifesteraient ainsi leur engagement. On a pourtant depuis longtemps noté qu’une telle approche risquait d’être illusoire. Les effets politiques de telle ou telle œuvre ne sont en rien réductibles aux thèses défendues explicitement par l’auteur : si la situation était si simple, pourquoi le monarchisme légitimiste et le catholicisme déclaré de Balzac auraient-ils fait les beaux soirs de Marx et de l’historiographie marxiste ? On ne comprendrait pas non plus pourquoi des œuvres apparemment parfaitement en accord avec les thèses d’un pouvoir auraient été censurées par celui-ci. Pensons aux ennuis d’Eisenstein avec la censure stalinienne. On ne comprendrait enfin pas non plus pourquoi les grandes tyrannies du vingtième siècle ont tenté d’imposer non seulement des systèmes de pensée, mais une forme artistique officielle aux œuvres. Le réalisme socialiste, les vagues successives dans lesquelles le régime stalinien a tenté d’imposer ce réalisme bien-pensant supposé servir les intérêts de la classe ouvrière et de l’ensemble du peuple soviétique, en sont l’exemple. Invoquer le caractère paranoïaque du pouvoir est une abdication : les idéologues officiels du régime se sont donné le mal de justifier leur pratique et il faut bien s’interroger sur la rationalité politique, même perverse, que suppose cette justification.

2Si en revanche une œuvre d’art est de nature rhétorique, comme le soutient dans ce même recueil madame Talon-Hugon, alors il est peut-être possible de saisir comment sa structure même peut produire des effets politiques, comment le caractère proprement esthétique de l’œuvre loin d’être une simple forme collée sur un message possède une dynamique propre qui détermine son interprétation. Il ne s’agit certes pas de réduire l’art à un type de discours politique, encore moins d’invoquer un « tout politique » réducteur des spécificités des activités sociales. Il s’agit de saisir comment telle œuvre prise dans la singularité de ses caractères esthétiques peut, en tant que telle, provoquer des effets politiques échappant à la volonté même de son auteur, par la construction d’un espace et la production de symboles.

3Ces quelques réflexions trop partielles visent à montrer qu’une œuvre d’art provoque cette charge politique en offrant une scénographie qui organise une action, au sens rhétorique du terme, principalement une gestuelle inséparablement signifiante et émotive. La scénographie sera la construction d’un espace symbolique liant de façon dynamique des lieux où se déploie une symbolique des corps. Une telle définition semble immédiatement contre-intuitive car ne s’appliquant qu’aux arts de la représentation. Peut-on parler d’une action oratoire, d’une gestuelle en architecture ? J’espère pouvoir montrer qu’alors c’est l’œuvre même qui se fait geste, qui se fait action, en particulier pour incarner la rhétorique du pouvoir. L’arc de triomphe parisien en serait l’exemple type, fixant et pérennisant la grandeur du pouvoir napoléonien. Le monument est à lui seul une action oratoire, même si par surcroît il structure une action déployée dans ses sculptures, dont bien sûr la Marseillaise. Il se fait corps du pouvoir dans sa capacité à organiser l’espace1.

4 Il suivra de cette analyse qu’une œuvre dans cette production symbolique se contextualise, se détachant d’une part du contexte qui la fait naître, et se recontextualisant aussi dans son rapport à son public. Je tenterai enfin de mettre à jour les dimensions, les directions de cette production d’effets politiques. Ces thèses ne sauraient avoir le statut d’une théorie générale et systématique : elles n’entendent proposer qu’une problématique ouvrant un champ de réflexion sur la singularité des exemples que je citerai.

Scénographies du pouvoir

Le pouvoir ostensif

5S’il appartient au pouvoir d’être ostensif, l’art apparaît comme un aspect de cette ostensivité. La commande, princière ou d’Etat, tend à le réduire à cette fonction. Toutefois la scénographie du pouvoir dans une œuvre n’est pas identifiable à la scénographie propre du pouvoir : les sculptures ou les tableaux de Louis XIV ne sont pas comparables à une revue militaire, démonstration dont le roi-soleil fut un des initiateurs. Même quand elle répond aux intentions du pouvoir, il n’y a d’œuvre que dans ce décalage entre sa rhétorique propre et celle du pouvoir. Le portrait de Louis XIV par Rigault2 en est la preuve. Le roi pose la jambe gauche en avant, ce qui le détache du décor du tableau, de son ordre monumental représenté par la colonne, le trône et l’immense manteau à fleur de lys et le place devant les insignes mêmes de la royauté. Sa main droite tient le sceptre renversé appuyé sur un coussin sur lequel la couronne est posée, et qui est ainsi en arrière du corps du Roi. Le fauteuil qui est derrière lui et le coussin sont de la même couleur bleue à fleurs de lys que le manteau d’apparat du monarque. Celui-ci est projeté vers l’avant, en même temps que sa pose structure l’horizontalité du tableau : le bras droit et la jambe gauche du roi sont tournés vers sa droite, donc vers la gauche du tableau, tandis que son regard se dirige vers sa gauche, donc vers la droite de l’espace pictural. L’organisation de l’espace par le corps du roi qui prime sur les insignes de la royauté montre l’identité personnelle de l’Etat et du souverain : l’Etat, c’est lui parce que l’espace pictural, c’est lui. L’ostension se fait par le geste organisateur de la picturalité.

6L’œuvre se fait elle-même geste quand son espace interne, l’espace esthétique, se fait organisateur de l’espace social où elle s’inscrit. La sculpture monumentale transforme le corps même sculpté en organisation de l’espace extérieur. La plus imposante statue de Garibaldi n’est certes pas à Nice, sa ville natale. Parmi celles que je connais, la plus monumentale se trouve à Naples, la ville des vaincus, même si aujourd’hui elle est quelque peu perdue sur la chaotique et immense place de la gare. Juchée sur un énorme piédestal, elle marque la prise des vainqueurs sur la ville, la subordination de l’ancienne capitale à la modernité incarnée par la Savoie.

7En architecture, c’est le monument même qui se fait corps, incarnation du pouvoir. On pourrait certes analyser Versailles de ce point de vue, mais il convient de souligner que notre contemporanéité est totalement marquée par ce type de scénographie, qui n’est en rien le propre de la monarchie absolue. A son accession au pouvoir, François Mitterrand s’est fait photographier tenant un livre (les Essais de Montaigne) ouvert dans ses mains. Et l’homme-livre de la photo s’est fait monument-livre dans la construction de la nouvelle bibliothèque nationale. Les tours qui symbolisent des livres ouverts deviennent l’incarnation du pouvoir et la marque de son orientation politique invoquée : le pouvoir mitterrandien est de gauche parce que c’est le pouvoir de la culture et de sa diffusion. L’espace social est supposé s’organiser autour de la culture comme les tours structurent le paysage du front oriental de la Seine. La distance même entre le caractère ostensif du pouvoir et la rhétorique esthétique semble ici s’abolir.

8Mais c’est peut-être justement la marque de l’échec esthétique de l’entreprise. Mitterrand lui-même, quand il faisait référence à ce qui survivrait de son règne, citait « les grands travaux ». Et c’est sous cette dénomination que les diverses refontes de l’espace parisien dues à son pouvoir sont reçues. Moins donc dans leur dimension esthétique que pour leur fonctionnalité urbanistique. L’architecture ne peut simplement exprimer des besoins sociaux dans une réponse fonctionnelle. Elle symbolise en même temps un possible, un horizon de vie et la tentative mitterrandienne de donner le pouvoir républicain comme un horizon culturel de vie se transforme en un art officiel insistant sur des masses reprises de formes traditionnelles réduites à des abstractions simples (les tours en équerre, la pyramide). La critique hégélienne de l’art égyptien dans la Phénoménologie de l’Esprit, fausse quant à son objet historique, s’applique admirablement aux grands travaux du précédent septennat.

9Le maintien d’un caractère esthétique à une œuvre suppose donc un décalage entre le geste esthétique et sa fonctionnalité politique, même quand le premier se présente comme la répétition d’une scénographie proprement politique. C’est ce qu’on voit dans un exemple peu recommandable : le rapport de Leni Riefenstahl avec la scénographie politique du troisième Reich3. Un des traits visibles de cette scénographie consiste à mes yeux dans l’opposition entre le traitement du travail et le traitement du pouvoir. Les affiches nazies sur le travail sont d’une platitude totale : sans espace ni profondeur. Une symbolique simpliste généralement techniciste est déployée sur le plan de l’affiche de façon à couper le travail de son milieu social et à l’ériger en abstraction, celle d’un service social comparé en fait au service militaire. La profondeur picturale est l’apanage du pouvoir et de sa représentation. Elle permet de présenter le peuple comme un esprit unique dont les membres communient dans la ferveur pour leurs chefs. Mais les images du pouvoir nazi superposent à cette profondeur la verticalité : Hitler à la tribune, les mains des assistants tendues vers lui, présentation de la transcendance du pouvoir comme puissance mystique et mystérieuse qui absorbe le peuple. Celui-ci n’existe que pour et par le pouvoir. Or c’est ce pouvoir démiurgique que Riefenstahl répète dans la création d’un espace cinématographique qui dynamise profondeur et verticalité par la multiplication des points de vue (elle a tourné le Triomphe de la volonté avec plusieurs caméras filmant simultanément) et par des mouvements d’appareil verticaux qui font émerger la fusion du peuple et du pouvoir, dans une mise en scène de la co-présence des corps et de l’unité du geste. La démiurgie du pouvoir se répète dans celle de la cinéaste, mais celle-ci, par l’érection du pouvoir propre de l’art, se détache de la première, alors même qu’elle y adhère totalement. Elle cesse d’être un instrument de mise en scène politique pour faire de cette dernière l’occasion de la mise en scène du pouvoir démiurgique du cinéma. C’est pourquoi probablement son œuvre présente encore un intérêt proprement cinématographique qui tranche sur les films de la période que j’ai pu voir et qui sont généralement d’une médiocrité navrante.

Scénographie du pouvoir modeste

10Un pouvoir émergent qui se coule dans les anciennes formes de l’Etat évite le faste ostensif. L’habileté politique de Cosme l’ancien nous a privés d’un palais magnifique que Brunelleschi voulait lui construire. Cosme ne voulait pas apparaître comme un prince. Il infiltre le pouvoir existant par ses hommes de paille et donc si sa demeure doit refléter sa puissance sociale, elle doit le donner comme un membre parmi d’autres de l’aristocratie. Michelozzo nous a donné la mise en scène de ce pouvoir modeste dans ce qui est encore aujourd’hui le palais Médicis à Florence. De l’extérieur, ce n’est pas un palais princier. Opposant l’étage inférieur et ses pierres taillées en grosses pointes de diamant, aux deux étages supérieurs rythmés par les fenêtres, l’architecte souligne simplement que le pouvoir dans sa réalité est organisation fonctionnelle, et non apparat. Il identifie pouvoir et structure. Il suffit, il est vrai, de pénétrer dans la chapelle que Gozzoli a peinte pour Cosme l’ancien dans le palais même, pour découvrir la vision dynastique et princière que l’homme se faisait de sa famille.

L’œuvre et sa contextualisation

11Le pouvoir politique n’existe jamais comme une simple machinerie portée par une division du travail, comme un rapport social purement impersonnel et transindividuel. Il se donne nécessairement une dimension interpersonnelle qui permet l’identification des citoyens à sa loi. C’est cette dimension que l’architecture lourdement abstraite de la période mitterrandienne échoue à porter. C’est cette dimension qui semble porter la contextualisation de l’œuvre d’art. C’est ce que montre un exemple quasi caricatural. On sait que le portrait de Staline par Picasso, publié dans Les Lettres françaises à la mort du grand homme a été attaqué à l’époque par la direction du P.C.F, mais aussi par des militants4. La transformation de cette publication en affaire politique de premier plan est incompréhensible tant que l’on ne se réfère pas à la façon dont le pouvoir stalinien a joué de la personne même de son dirigeant pour se déployer dans un type d’inter-individualité. La jovialité apparente du personnage est la clé des identifications à « l’homme du monde que nous aimons le plus », au « petit père des peuples ». Et c’est l’ensemble de cette mise en scène que le portrait de Picasso, au trait acéré et buriné, renverse. Comme l’ont dit à l’époque des militants déroutés, Staline y a l’air méchant… L’œuvre casse le contexte politique dans lequel elle est censée s’insérer. Et ce qui est décisif, c’est qu’elle le fait par des moyens purement graphiques, sans développer dans son sujet d’intentions critiques. Elle est critique hors de tout message critique.

12Il est clair que cette contextualisation change. On ne comprend guère aujourd’hui la hargne suscitée par le portrait de Picasso, à moins d’être prévenu du contexte, de même qu’on ne comprend pas la charge politique de l’appel à la crédulité des hommes par les médecins dans L’Amour médecin de Molière si on ne la réfère pas à la querelle du Tartuffe5, qui ne nous est plus présente. Pourtant cette critique de la superstition continue à jouer hors de son contexte initial, et ce qu’on appelle l’universalité de l’œuvre, c’est sa capacité à renouveler ses significations en se détachant de son contexte, sa puissance de recontextualisation.

Scénographies du peuple et de la liberté

Enthousiasme et dénonciation

13On peut opposer directement l’usage de la profondeur et de la verticalité fait par David dans l’exaltation du moment initial de la révolution française avec ce que nous avons dit des scénographies du pouvoir. Le Serment du jeu de paume6 marque le triomphe de l’horizontalité : la scène du serment occupe une petite moitié inférieure du tableau. Bailly qui lit le serment, dépasse de la tête seulement la droite horizontale qui définirait l’espace des personnages du premier plan, et il est au même niveau que les personnages latéraux participant au serment. Il est placé à la pointe d’un triangle inversé, qui renvoie aux fenêtres de la salle et à l’extérieur de la scène : des spectateurs regardent. L’acte fondateur de la liberté est ainsi rendu dans une mise en scène de l’égalité qui renvoie les représentants aux Etats généraux à leurs représentés. La profondeur même de la salle organise ce plan d’égalité au lieu d’être la marque de l’absorption du peuple dans le pouvoir. L’effet de foule lié à la profondeur renvoie au premier plan où se met en scène l’unité du peuple à travers celle de ses représentants : sous le geste du serment, les trois ordres s’étreignent. L’individualisation dans la présentation même de la foule représentant le peuple suppose un primat du premier plan, et de fait son caractère quasi plat en opposition à la profondeur.

14Il me semble que cette mise en scène de la liberté ne va faire que s’épurer. La Liberté guidant le peuple, de Delacroix7, replace les acteurs principaux du drame révolutionnaire (de 1830) au même niveau, et les oppose dans un premier plan organisé en horizontal à la profondeur de l’arrière-plan, qui se perd dans le fond. Le premier plan lui-même est coupé en deux : les morts de la barricade, tournés vers le haut s’opposent à la montée des vivants guidés par la Liberté. Le plan du peuple et l’horizontalité, la frontalité de la présentation de celui-ci exposent son unité et son égalité civile. Le ciel qui reprend les couleurs du drapeau forme l’aura de cette frontalité.

15L’effet de frise que l’on trouve dans les deux œuvres précédentes a son aboutissement dans le Guernica de Picasso8, où cet espace plan totalement symbolique, sans valeur représentative d’un espace perspectif interne, définit la totalité de l’espace pictural. Les personnages souffrant sont tournés vers le haut, comme les morts de Delacroix, et vers les symboles du peuple espagnol que sont le taureau et le cheval. Ce dernier symbolise le peuple qui souffre, le premier le peuple triomphant. L’anéantissement de la vie et de la culture par le fascisme se trouve ainsi renvoyé à l’au-delà de lumière qu’on peut identifier à la liberté. Une disposition semblable se retrouve dans le Charnier9 de 1944-1945, toile sur les camps de concentration, où les morts sont encore tournés vers le haut et vers la lumière, la toile montant du noir du sol vers un blanc qui ne figure même pas un ciel, mais qui symbolise l’au-delà de l’horreur, qui ne saurait être le dernier mot de l’histoire.

16Ces scénographies déploient ainsi les trois dimensions du peuple, qui forment un sensible propre à la politique : la liberté bien sûr, mais aussi l’égalité et la fraternité, directement représentées chez David, symbolisées chez Delacroix et Picasso par la communion des morts et des vivants dans une force du peuple que rien ne saurait dompter, et qui déborde ainsi tout pouvoir. La source du pouvoir ne peut être absorbée par ce dernier. Goya l’avait montré dans le Tres de Mayo10, en opposant la personnalité des martyrs à l’impersonnalité des forces de répression : les premiers sont montrés de trois quarts face, on voit leurs visages, les seconds sont vus de dos.

La synecdoque est contre-révolutionnaire

17On peut lire la doctrine du « réalisme socialiste » telle qu’elle a été pratiquée par le pouvoir stalinien11 comme une tentative de neutraliser cette rhétorique du peuple et de la liberté, de bloquer les possibles esthétiques dans lesquels le peuple déborde le pouvoir. Tel qu’il se présente dans sa théorisation achevée, le réalisme socialiste est la « méthode fondamentale de la littérature et de l’art soviétique »12. Cette méthode apparaît comme le milieu entre les deux tendances d’un art bourgeois dont l’absence d’idée « trouve son expression dans le formalisme (cubisme, futurisme, etc.) ou dans la représentation naturaliste de la réalité »13. Ce qui lui permet d’éviter Charybde comme Scylla, c’est la « typisation », « non point une description empirique des faits et phénomènes de la vie, mais la sélection de ce qui est essentiel, de ce qui exprime la tendance du développement avec toutes ses contradictions »14. Les « images d’évocation concrète et d’esthétique impressive » y sont finalisées par l’idéologie soviétique : « les artistes soviétiques doivent lutter activement dans leurs œuvres contre les survivances du capitalisme dans la conscience humaine, apprendre aux soviétiques les principes de la morale socialiste »15. Le singulier devient ainsi une illustration d’un universel politiquement fixé. La neutralisation de la rhétorique des œuvres nécessaire à la réduction de l’art à l’idéologie se fera par la tradition, censée rendre les œuvres accessibles au peuple. Ainsi est exigée « une musique pleine de vérité et de réalisme, organiquement liée au peuple et à son art folklorique, à une haute maîtrise professionnelle, alliée à la simplicité et à l’accessibilité de l’œuvre »16. Ce renvoi à la tradition populaire est censé rendre l’œuvre « populaire par sa forme »17.

18Il est tentant de voir dans ces quelques citations un simple prétexte à la mise au pas de l’art ou un délire d’une police politique élevée au rang d’esthète. Ce serait manquer le sens de la démarche qui vise à juguler les possibilités d’autonomie populaire que l’art pouvait offrir. Ce que censure une police de l’art, ce sont les possibles qu’il ouvre, pas simplement les messages explicites qu’il contient. La typisation, qui ramène la singularité et l’individualité à une simple mise en exemple du mouvement de la société tel que l’analyse la ligne officielle, s’oppose en effet à la présentation dynamique de ce mouvement dans ce qu’Eisenstein appelait des types, c’est-à-dire de véritables individualités jouant le rôle de figures rhétoriques de cette présentation. Dès Le uirassé Potemkine, Eisenstein construit en effet une sorte de va-et-vient entre la foule et les individus, porté par l’opposition des plans généraux et des plans rapprochés. Le peuple se trouve ainsi individualisé dans des figures qui sont les véritables acteurs de son action, et le film oppose ainsi l’individualité du peuple à l’impersonnalité du pouvoir tsariste, personnalisé par les soldats jamais individualisés, et souvent pris dans des plans qui parcellisent leur corps. La partie (l’individu) vaut pour le tout, dont elle n’est pas seulement l’illustration, mais l’élément dynamique. La synecdoque permet au cinéaste de présenter le tout, le peuple, comme étant aussi un pôle individualisant ; un véritable « nous qui est un je » pour le dire en hégélien.

19Or, le malheureux persévère dans cette rhétorique du peuple dans ses films suivants. Octobre continue à identifier le nous du peuple, sa puissance sociale à la vie, en l’opposant à la mort du pouvoir, symbolisée par les interminables escaliers vides que Kerenski monte en se prenant pour Napoléon. Alexandre Newsky et Ivan le Terrible, présentent comme métaphores du « Prince moderne » (le parti)18, des princes populaires du passé, dont le pouvoir s’enracine dans l’humeur de liberté du peuple contre les grands, dans une interprétation de l’histoire qui me semble relever d’un machiavélisme somme toute d’assez bonne facture. Cette humeur de liberté du peuple se trouve portée dans ces films par des héros qui l’individualisent et lui donnent figure subjective (les deux soldats rivaux de Newsky, Basmanov dans Ivan). Eisenstein persiste ainsi à faire du peuple ce nous qui est un je, cette puissance autonome et source de liberté, au moment où le pouvoir stalinien tente de réduire le peuple à l’identification au pouvoir et à la nation par la tradition19, dont la continuité s’identifie à celle du pouvoir. Le « formalisme » d’Eisenstein s’identifie à cette exaltation épique d’un grand « nous » du communisme débordant toute réduction au pouvoir.

20Détail troublant, la typisation officielle la réduction de l’individualité à une simple illustration de l’universel, a été imposée au Cuirassé Potemkine même, qui n’a jamais été censuré, car l’ordre des plans de la séquence des escaliers d’Odessa a été modifié sur un point précis : au lieu d’aller du général (le plan d’ensemble) au particulier (le plan rapproché fixé sur un individu), le montage d’origine partait d’un gros plan, pour remonter ensuite au plan général, donc allant de l’effet à la cause et de l’individu à la foule. Dans la version courante, l’ordre « logique » des deux plans a été rétabli, l’individualité corsetée dans sa fonction d’exemple de l’universel, preuve, s’il en était besoin, que la synecdoque est bien contre-révolutionnaire.

Métapolitique et fonction critique de l’art

21Si la doctrine du réalisme socialiste, en réduisant la singularité à une exemplification d’un type universel, présente un condensé de tout ce qu’il ne faut pas faire pour produire une œuvre d’art, elle explicite de son point de vue policier un aspect essentiel de l’art : celui-ci à la fois présente le rapport du tout social avec lui-même, et instaure en lui une distance avec ce rapport. Dès lors il présente le rapport du tout social avec lui-même dans la façon dont il construit son propre rapport avec la société. L’irréductibilité de l’art à un message signifie toutefois que les effets politiques de cette double mise en rapport ne sauraient réduire l’art à une expression politique. C’est pourquoi nous le dirons métapolitique. Ce que tente la doctrine, c’est précisément de juguler ce rapport que l’art instaure entre la société et elle-même. Car loin de l’illustrer, il le produit, et c’est cette production que le pouvoir stalinien entendait dominer dans une police de l’esprit.

22C’est cette possibilité de présenter le rapport de la société avec elle-même dans la distance que l’art instaure avec elle qui fait qu’il n’est jamais une représentation de l’universel ou une typisation. C’est tout le sens du portrait du « gros Bertin » d’Ingres20. Le mélange de monumentalité du corps et d’instantanéité de la pose transforme Bertin en synthèse vivante de la puissance sociale. Bertin occupe l’espace du tableau qui s’organise autour de son corps Les mains posées sur les genoux sont de véritables serres de rapace. La fille du personnage s’insurgea contre le tableau, accusant Ingres de transformer « un grand seigneur en gros fermier »21. Le jugement est juste par antiphrase : ce n’est pas le pouvoir d’un aristocrate qu’Ingres capte dans ce refus de la pose. C’est le caractère direct de son pouvoir, son assurance. Ce n’est pas Bertin qui symbolise le pouvoir social, c’est le pouvoir social qui est un simple prédicat de Bertin, qui résume en lui la nature de la société qui est la sienne.

23On connaît le jugement de Siegfried Kracauer faisant de l’expressionnisme cinématographique allemand une procession de tyrans. Sa lecture était certainement trop systématique, quand il faisait de la soumission du professeur Unrat à la femme fatale (Lola-Lola) de L’Ange bleu le symbole de la soumission des Allemands d’après–guerre au pouvoir totalitaire qui devait les subjuguer. Cette lecture rétrospective avait le tort de réduire le cinéma à un message. Bien plus intéressante est la figuration du lieu du pouvoir dans l’expressionnisme comme étant à la fois l’inconscient et le corps des individus, à travers les ombres qui en découpant la lumière nous montrent que le corps vivant n’existe que par un pouvoir qui le domine, et qui est inséparable de sa chair, autre moi qui donne une unité à mon corps en le projetant. Ou encore, Metropolis construit architecturalement la dépendance du corps devant le pouvoir. Le corps masse est intégré à cette architecture jusque dans ses déplacements, sans contact physique entre ces corps sans chair jusqu’à la poignée de main finale qui marque la réconciliation des classes. Le corps-masse est sans âme, car sans chair, sans autre qualité que sa masse. A l’inverse la reconnaissance finale est symbolique dans son caractère physique. C’est bien dans sa rhétorique même que l’expressionnisme cinématographique instaure simultanément son rapport à la société comme angoisse du pouvoir, -angoisse car sans objet donné, sinon l’ombre, la déformation de l’espace, ou sa construction, et sa description du tout social comme pouvoir infini défini par sa puissance d’unification et de marquage des corps.

24Les structures esthétiques fonctionnent comme matrices de production de sens. Le caractère politique de cette production consiste dans la façon dont l’œuvre contextualise le rapport de la vie sociale à elle-même et se contextualise elle-même dans celui-ci, sans que les deux contextualisations puissent se recouvrir. Quand l’œuvre se contente en effet de répéter le rapport que la société entretient avec elle-même, elle tombe dans l’échec de la banalité et de la vulgarité. La redondance, censée être critique, n’est que complaisante. Deux exemples éloignés peuvent en témoigner : Offenbach, dont les opérettes singent le goût musical de l’époque sans pouvoir s’en démarquer, et tombent trop souvent dans la vulgarité qu’elles parodient, ou Andy Warhol, dont la dénonciation redondante de la consommation n’atteint guère autre chose que le kitch. Quand tout devient parodique, la parodie n’a plus de cible.

25Cette mise à distance du rapport de la société à soi dans l’œuvre, ne vient pas du message politique. C’est elle au contraire qui provoque des effets politiques. La plupart des films de la « nouvelle vague » française n’avaient aucun caractère politique direct, aucun message articulé. C’est leur liberté de facture et de ton qui en faisait la critique d’un ordre moral pesant dans la France de la fin des années 50 et du gaullisme, de même que l’amoralisme de beaucoup de ces films était bien plus subversif que les dénonciations d’un Cayatte, bonne conscience de la société de ces années.

26Les films, même de la nouvelle vague, porteurs de critiques politiques, n’ont pas dû leur puissance à leur message, d’ailleurs souvent vague, mais ici encore à leur facture. C’est la liberté des Carabiniers de Godard, qui donne sa charge politique à une parabole assez convenue du fascisme22. Un exemple : le faux raccord pendant la scène montrant l’exécution d’une jeune fille militante d’opposition. Ses cheveux dégringolent deux fois de suite sur ses épaules. A travers l’opposante politique, c’est l’humanité et la beauté que l’on tue. La dénonciation de l’exécution devient soudain une grande parabole identifiant le fascisme à la mort.

27Ces matrices de sens trient ainsi les modes de représentation qu’une société a de soi, instituant la distance entre le rapport que l’art instaure avec la société, et le rapport immédiat que la société entretient avec soi dans d’autres langages sociaux. Et ces matrices peuvent définir une manière, un courant esthétique déterminant. L’apparition du cinéma parlant correspond à un changement dans la façon dont le cinéma produisait son rapport avec la société. Il existe dans le muet tout un courant épique, déterminant dans la formation de l’art cinématographique, fondé sur la toute puissance du montage et sur l’exploitation de la profondeur de champ. Outre Eisenstein, pensons au Père fondateur, Griffith ou à Abel Gance. La profondeur de champ n’est pas seulement un effet spectaculaire, celui des vues prises en ballon captif dans Intolérance, c’est l’insertion des individus dans une action collective, dans les mouvements de foule. L’exposition de la bataille de Gettysburg dans la Naissance d’une nation me semble exemplaire. Un cache cerne une famille désolée victime de la guerre avant de se déplacer en panoramique vers la vallée où les troupes font mouvement ; et la suite alterne les plans d’ensemble avec les plans rapprochés symboliques (la poêle qui distribue les dernières réserves sudistes). Et le montage au tempo fortement marqué emporte les personnages dans une tourmente historique qui, à défaut de faire parler les Dieux, met en scène un espace sacré : la refondation des Etats-Unis dans La Naissance d’une nation, le triomphe de la tolérance et du christianisme réunis dans Intolérance, La France éternelle dans J’accuse23, la révolution française dans le Napoléon, avec le fameux effet de vague qui soulève la Convention.

28Il est bien certain que ce cinéma épique n’est qu’un courant du muet, face à des courants intimistes (le kammerspiel en Allemagne, ou le cinéma de Borzage). Mais ce qui est frappant, c’est que ce courant n’est plus qu’une survivance dans le parlant, en particulier dans le Western, que dès la fin du muet, le cinéma se resserre autour des rapports interindividuels, que l’espace se rétrécit et que le montage devient beaucoup plus fluide, tendant à se faire oublier. On a souvent vu dans ce changement une évolution technique, liée justement à l’avènement de la parole, et au changement de pellicule qui l’a accompagné, les pellicules utilisées donnant une photographie beaucoup plus plate. Cette interprétation technique est irrecevable. D’abord parce que le changement est amorcé dès la fin du muet, ensuite parce qu’il ne faudra pas longtemps aux techniciens du parlant pour retrouver la profondeur de champ quand le besoin s’en fera sentir : qu’on pense à l’admirable photographie de Citizen Kane. En réalité le cinéma instaure alors un espace social différent, une mise en scène de la société qui délaisse l’Histoire pour privilégier les histoires individuelles, la psychologie et les communautés restreintes. Le cinéma politique parlant, en premier lieu les films que l’on peut étiqueter d’esprit « front popu » de Renoir, se couleront dans cette mise en scène de la société, de Toni au Crime de Monsieur Lange.

29La fonction critique de l’art a souvent été interprétée en termes romantiques comme rupture de l’œuvre avec son public. Mais c’est là la position particulière des artistes du XIXème siècle, à l’instar de Flaubert appelant bourgeois tout ce qui pense bas. En réalité l’œuvre est bien plutôt une mise à distance du spectateur avec lui-même, dans laquelle elle modifie les modes de représentation de soi de la société. Telle est sa dimension métapolitique. Les Constructeurs24 de Léger opposent une architecture de fer et les travailleurs, libres, aériens, équilibristes, donc un motif proprement plastique, l’homme lui-même dans son travail, à un motif architectural et technicisé, la structure métallique. A l’impersonnalité de la structure, s’oppose le travail devenu un acte de liberté, et ainsi délivré de tout caractère socialement subalterne. En identifiant ainsi ce qui est pour lui la force sociale d’avenir, Léger transforme le rapport de la société à soi. Mais bien évidemment le tableau refuse toute identification immédiate avec ses travailleurs, de par son irréalisme, et d’ailleurs, exposé chez Renault juste après son achèvement, il n’y recueillit guère que des sarcasmes à cause justement de cet irréalisme. Telle est la mise à l’écart du spectateur à soi, qui échoua dans le public auquel Léger lui-même destinait sa toile.

30On pourra voir dans cette fonction une rupture avec l’agréable immédiat, si on identifie celui-ci avec un universel culturel qui fait mode, et dans lequel le spectateur s’identifie de façon narcissique. C’est de cette rupture avec les codes proprement esthétiques, mais aussi avec la codification sociale de l’art que naît le scandale. Le scandale du Sacre du printemps n’est pas tant celui de Stravinsky, dont Monteux imposera très rapidement la musique, que celui de Nijinski et de ses pas de danse qui en congédiant pointes et entrechats, cassaient la danse miroir de la bonne bourgeoisie d’avant 1914. A contrario l’art échoue de ce point de vue quand il renvoie le spectateur à son narcissisme en identifiant sa satisfaction avec les symboliques sociales, car il clôt lui-même les possibles qui recontextualisent les œuvres.

L’impolitique de l’art

31Une objection écrasante guette nos réflexions précédentes. Elles peuvent bien caractériser certains aspects ou courants esthétiques, certaines œuvres, pas l’essence de l’art. Il faut une bien grande complaisance d’esprit pour trouver un rapport même métapolitique dans une composition abstraite de Kandinsky ou dans Le Marteau sans maître de Pierre Boulez. Ce que l’on a appelé l’art pur ou l’art pour l’art ne consiste-t-il pas à neutraliser justement tous ces effets, donc à montrer a contrario que ceux-ci, même liés à la structure de certaines oeuvres appartiennent finalement bien à un type de message porté par des œuvres particulières ? Pour faire face à l’objection, il nous faut introduire un dernier rapport, et refaire le parcours déjà fait du point de vue d’un impolitique de l’art, c’est-à-dire d’un au-delà de la politique, d’une dimension transcendante à celle-ci et pourtant présente en elle et susceptible d’en inverser les signes.

32Partons d’un exemple obvie, l’allégorie du Bon Gouvernement, de Lorenzetti au palais communal de Sienne. Ce qui définit celui-ci, c’est qu’il est soumis à la religion par l’intermédiaire de la justice. Les scènes de prospérité des champs et des villes se trouvent intégrées à une présentation allégorique du bien commun, lui-même subordonné aux vertus théologales et au visage du Christ, dans une grande montée verticale qui décrit un ordre universel dans lequel la politique n’a de sens que dirigée et légitimée par son au-delà religieux. La fresque ne se réduit pas à une légitimation indirecte du pouvoir existant, elle est d’abord la présentation des conditions de légitimité de celui-ci, dans son opposition au mauvais gouvernement qui lui fait face.

33A l’inverse, les fresques de Gozzoli dans la chapelle privée des Médicis à laquelle j’ai fait allusion plus haut, sont directement une légitimation de la famille, à ce point que le plus jeune des rois mages ne serait autre que Laurent, alors fort jeune (11 ou 12 ans) et que les autres membres de la famille sont représentés dans le cortège. Les Médicis apparaissent ainsi directement comme des intermédiaires avec le Ciel. La mise en scène n’est pas unique : Ghirlandaio à Santa Maria Novella représente l’histoire de la Vierge et celle de saint Jean en pleine ville de Florence, au milieu du profane directement sanctifié par la vue directe de la scène, puisqu’on voit l’aristocratie florentine sur le pied des personnages sacrés. La mise en scène même place le sacré du côté de la puissance sociale.

34A cette peinture caution, on opposera l’inversion des signes de la puissance politique par l’impolitique du sacré25. Si l’impolitique de légitimation fonde le pouvoir comme loi symbolique, il n’en fait pas moins de celle-ci un au-delà et un envers du pouvoir. Cet au-delà est maintenant vu dans son autonomie d’espace fondateur, d’acte initial de la politique qui la limite. Il ne s’agit surtout pas d’une critique politique de tel ou tel pouvoir, ni même de la politique comme telle, mais bien d’un renvoi de la politique à ce qui lui donne sens et qui lui est transcendant. On peut opposer directement à Gozzoli ou à Ghirlandaio le triptyque Portinari de Van der Goes26. Les donateurs sont à genoux sur les côtés, sans faste. Les rois mages ne sont pas non plus au cœur du tableau, occupé par les personnages sacrés, l’Enfant, la Vierge, et les anges, mais aussi par les bergers. Ceux-ci, caractérisés comme gueux en même temps que par leur ferveur intérieure, sont situés en pendant diagonal des anges en blanc, à la même échelle que la Vierge et plus grands que les anges qui sont situés au-dessous d’eux. Cette irruption des gueux rappelle brutalement que la puissance divine, l’initium de tout lien social, est du côté des petits et des faibles.

35On peut trouver un deuxième type de renvoi de la politique à son au-delà, dans le renvoi de ce monde à son néant et à la mort. Telle est la présentation des Ambassadeurs27 d’Holbein. Dans l’antithèse d’abord des deux amis : l’un est ambassadeur mais l’autre est évêque. En haut, à gauche, au bord du tableau, un crucifix renvoie la profanité à son extérieur, en renvoyant aussi l’espace du tableau à son extérieur. Au centre du tableau, les objets profanes, qui rappellent la navigation et l’astronomie, donc l’expansion de l’horizon européen de l’époque, s’opposent à un livre de cantiques, et en bas, l’anamorphose présente un crâne (memento mori).

36 Il est possible de suivre la sécularisation de cet impolitique religieux. Les Pestiférés de Jaffa28 représentent une telle transposition de la transcendance religieuse à celle du pouvoir. Bonaparte au centre du tableau touche un pestiféré dans un geste christique qui reprend aussi les pouvoirs thaumaturgiques des rois de France, mais au-dessus de lui on voit le drapeau français. Le caractère religieux du pouvoir se trouve reporté sur la Nation qu’incarne le grand homme. La Jeanne d’Arc d’Ingres29 télescope le religieux et la politique dans la refondation de la monarchie. La monumentalité de l’armure s’oppose au visage de jeune fille en extase, les yeux au ciel. Détachée des autres personnages qui se perdent dans le fond du tableau, elle est à la fois l’élue de Dieu et la conscience de la France. L’impolitique fait dans ces œuvres irruption dans l’histoire.

37L’Hommage à Louis David de Léger30 présente au contraire un impolitique comme au-delà de l’histoire et met ainsi en scène la fonction impolitique de l’art même. Un impolitique de second degré. Si David est en effet par excellence le peintre d’histoire, dans tous les sens du terme, Léger reprend la netteté de son trait pour nous présenter une apologie de l’au-delà de l’histoire et du conflit, où les femmes se fondent avec les fleurs. L’impolitique est vu comme réconciliation. Dans cette apologie du loisir, l’art se montre comme la possibilité même de cet au-delà. Cette façon de transcender la vie quotidienne dans un au-delà de l’histoire se retrouverait à mon avis massivement chez Matisse, et ce n’est pas un hasard si ces deux artistes a-religieux dans leurs options personnelles ont porté le renouvellement de l’art religieux en France dans l’après-guerre31.

38Cette ouverture de possibles est alors l’enjeu de la rhétorique dans laquelle l’art décentre le rapport de la société à soi et place le public de l’art à distance d’avec soi-même. Le recyclage de l’objet banal, de la selle et du guidon pour nous présenter une épure de tête de taureau (Picasso, bien sûr), replace la vie quotidienne sur ce fond de possibles qui la renouvelle. Et c’est ce décentrage qui produit sans ses exemples le rapport métapolitique de la société à soi. L’œuvre se fait geste et se donne comme le corps agissant d’un monde possible, d’une alternative au nôtre, comme un corps porteur de signification.

39L’abstraction dynamique elle-même nous présente un univers où les tensions entre formes et couleurs trouvent leur résolution, un peu comme deux accords dissonants peuvent être réduits à la consonance par un troisième. Ainsi se forme la possibilité d’un univers réconcilié jusque dans le maintien des tensions.

40Il sera tentant d’objecter que le XXe siècle nous a aussi offert un art où le conflit loin d’être renvoyé à son au-delà, loin d’être soumis à catharsis par la symbolisation esthétique, est renvoyé à sa brutalité immédiate. Un art qui se veut transgressif par son appel à la cruauté, et auquel le fameux plan de « l’œil crevé » du Chien andalou pourrait servir de drapeau. L’objection n’en est pas une. Ce qu’elle montre, c’est seulement que l’art n’est pas, dans sa fonction impolitique, simplement réconciliation par résolution de la tension. Il met encore en scène ici sa fonction impolitique en se présentant comme ce qui peut réinsérer dans la culture l’objet de l’interdit fondateur de la vie sociale et de la politique, ce qui peut présenter sans transgression l’objet même et l’acte de la transgression. Il est ce qui peut tenir en lui l’inconciliable.

41L’œuvre apparaît alors comme éloignée de toute attitude de transgression politique. Non qu’elle ne puisse avoir des effets politiques. Mais elle les produit en changeant le terrain de la politique, elle la déconstruit en la renvoyant à son dehors. Que dans l’art le plus contemporain des œuvres aient développé une rhétorique de la transgression, en jouant sur le dégoût du spectateur, n’est une fois de plus pas une objection ; elles miment indéfiniment la mort de l’art, la résorption de celui-ci dans sa mutilation même. Mais si la mort de l’art peut avoir un sens politique, elle n’a de sens esthétique que si l’art se rétablit en mettant en scène sa mort, donc retrouve sa dimension impolitique.

42Les effets politiques des œuvres d’art ne sont donc pas quelque chose qu’elles portent, et qui leur serait antécédent. C’est quelque chose qu’elles produisent dans le déploiement de ces dimensions, qui sont autant de modes de déploiement de l’autonomie de la fonction esthétique, par lesquels une œuvre se place à distance de ses conditions sociales de production.

43Nous avons en fait soutenu à ce propos deux thèses qui peuvent sembler contradictoires. D’une part l’art ne peut procéder par identification narcissique du spectateur à l’œuvre, il instaure une distance à la fois entre lui et la société, d’autre part entre l’œuvre et le spectateur. Et pourtant il n’est pas rupture avec son public. L’attitude romantique n’est qu’un moment historique particulier. La rupture avec le public a conduit au XXe siècle à un véritable divorce et à un art parfois étroitement élitiste. Les cours de récréation de ma jeunesse n’avaient pas d’injure plus sérieuse pour désigner une forme d’expression qu’on ne saurait comprendre que : « c’est du Picasso ». Et la musique contemporaine, sans lien avec la mémoire, ne sort pas d’un petit cercle d’initiés. A l’inverse, les arts plastiques contemporains peuvent étaler toutes les couleurs de la provocation, ils sont réduits à un médium parmi d’autres, objet de distraction pour le public réjoui qui déambule dans Beaubourg. A un art qui a tourné le dos à son public succède un art médiatique qui ne s’oppose plus à celui-ci parce qu’il ne s’oppose plus à rien, et se contente de renvoyer à un public indéfini et atomisé, à un ensemble d’individus à qui on propose une petite aventure individuelle.

44Il me semble à l’inverse que la véritable puissance de l’œuvre est politique en ce sens qu’elle se donne son public, et qu’elle le façonne, au lieu de s’y identifier en lui tendant le miroir qu’il en attend. La puissance de l’art consiste alors à changer le rapport de la société à soi en changeant les modes de perception du public. L’œuvre se donne un public, mais pas dans des conditions choisies par les artistes. L’art n’est pas la concentration des tendances esthétiques diffuses dans la société, sinon l’attitude romantique de rupture n’aurait aucun sens. Mais cet impact politique de l’art ne dépend pas de lui ; sa conjonction avec des mouvements sociaux relève de la contingence historique. Dans la conjoncture très particulière du risorgimento l’opéra italien a été un art national et populaire, surmontant la coupure des clercs et des simples, joué par les orchestres de villages, chanté encore après la deuxième guerre mondiale par les maçons qui poussaient « Donna è mobile » ou « una furtiva lacrima » pas forcément mal. Le cinéma français, à la montée du front populaire ou la fin des années 50, l’a été aussi. Et Picasso a trouvé un public suffisamment large pour être ravalé au rang de publicité pour une automobile. L’ambiguïté même de ces phénomènes montre que le pire esthétique n’est pas toujours politiquement sûr.

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Notes

1 L’action pour Cicéron, n’est jamais une imitation, un mime des idées ou sentiments qu’elle porte. C’est une expression symbolique d’une idée dans sa totalité : « non ce geste de scène imitant les paroles, mais exprimant la totalité de l’idée et du sens, sans la montrer mais en la signifiant » De oratore, III, 69, 220.
2 Au musée du Louvre.
3 Ici encore moins qu’ailleurs, je n’ai la prétention d’une analyse exhaustive pouvant aboutir à une théorie générale. Les documents accessibles sur la période sont trop partiels, et on comprend pourquoi. Si Kolberg ou la Ville d’or de Veit Arlan ont été remontrés ces dernières années, le Juif Suss, dont la dernière séquence, qui figure dans divers documentaires, suffit à donner la nausée, n’est pas projeté en France. Je pense toutefois que la récente exposition sur la musique et le troisième Reich, à Paris, montre qu’une présentation bien documentée et solide loin de prêter le flanc à la complaisance, place le spectateur à une distance suffisante pour nourrir son esprit critique. Ce type de présentation avait été mise en œuvre pour Kolberg.
4 L’affaire fut certainement complexe. Elle fut l’occasion du déchaînement en France d’une querelle sur le réalisme socialiste. Mais celle-ci était bien évidemment politique. Ce n’est d’ailleurs pas à Picasso qu’on demanda une autocritique, mais à Aragon, directeur du journal, pour avoir publié le dessin. Les militants reçurent le dessin comme une insulte au mort sur lequel ils pleuraient. C’est cet aspect qui est de loin le plus intéressant.
5 Acte III, scène 1 : « Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine… Les alchimistes tâchent à profiter de la passion que l’on a pour les richesses, en promettant des montagnes d’or à ceux qui les écoutent ; et les diseurs d’horoscopes, par leurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l’ambition des crédules d’esprit… ».
6 Musée de Versailles.
7 Musée du Louvre.
8 Musée du Prado.
9 M.O.M.A., New York.
10 Musée du Prado.
11 Rappelons-le, l’expression ne vient pas de staliniens. Elle semble être proposée en 1934 au congrès de l’Union des écrivains soviétiques par Boukharine, Radek et Gorki. Les deux premiers, dirigeants politiques, seront liquidés, et de fortes présomptions d’empoisonnement du dernier par les sbires du pouvoir existent, corroborées d’ailleurs par Aragon. Le pouvoir semble avoir fait son œuf dans un nid qui n’était pas le sien. Si le réalisme socialiste avancé par ces trois personnalités vise à combler l’abîme creusé entre les innovations avant-gardistes des années 20 et un public qui y était imperméable, je ne saurais dire, faute d’étude précise, s’il s’agissait pour eux d’une tentative de compromis visant à sauver ce qui pouvait l’être après les premières vagues de mise au pas de l’art, et que le pouvoir stalinien aurait retournée contre ses auteurs pour en faire une chape de plomb. Dès 1918, certains documents du parti appelaient à un art réaliste censé prendre en compte la situation réelle des masses. Mais au long des années 20, pendant la N.E.P., il n’y a pas eu de répression esthétique et un relatif pluralisme culturel s’est développé, puisque des listes non bolcheviques ou apparentées (en particulier S-R) ont pu se présenter dans les élections professionnelles à l’Université. En tous cas, l’expression est vite intronisée par Jdanov et elle devient le mot d’ordre de la mise au pas des artistes commencée déjà auparavant.
12 Petit dictionnaire philosophique, sous la direction de Rosentahl et Ioudine, Editions de Moscou, 1955, p.522.
13 Ibid. p.26.
14 Ibid. p. 523.
15 Ibid..
16 Ibid. Il s’agit d’une citation d’une décision du comité central PC de l’URSS sur un opéra de Mouradéli, La grande Amitié, mais qui visait par-delà aussi Prokofiev et son ouvrage La Guerre et la paix.
17 Ibid.
18 Rappelons que l’expression dans ce sens est de Gramsci et qu’Eisenstein ne pouvait connaître les cahiers écrits en prison par ce dernier.
19 Chez Eisenstein, le peuple n’a pas à s’identifier à la nation, il est la nation.
20 du musée du Louvre.
21 cité par Ettore Camesasca, dans Tout l’œuvre peint d’Ingres, Paris, Flammarion, 1971, p.106.
22 A l’instar de G. Sadoul, les critiques de l’époque ont souvent vu dans le film un brouillon, alors que son refus des codes de narration et d’enchaînement des plans était délibéré.
23 Film où, rappelons-le, Vercingétorix emmène les poilus de 1914 à la victoire…
24 Musée national Fernand Léger à Biot.
25 « Car le fils de l’homme n’est pas venu pour être servi mais pour servir et donner sa vie en rançon pour une multitude » (Matthieu 20-28), « Car tout homme qui s’élève sera abaissé et celui qui s’abaisse sera élevé » (Luc, 14-11).
26 Musée des Offices.
27 National gallery.
28 Musée du Louvre.
29 Musée du Louvre
30 Musée national d’art moderne, centre Georges Pompidou.
31 Si la chapelle de Vence de Matisse est universellement connue, rappelons que Léger a conçu la mosaïque de façade de l’église du Plateau d’Assy et surtout les vitraux de l’église d’Audincourt, dans le Doubs, cycle dans lequel l’éclat de la couleur fait jaillir l’espoir au fond même de la passion du Christ.
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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Robelin, « La rhétorique politique des œuvres d’art »Noesis, 11 | 2007, 145-164.

Référence électronique

Jean Robelin, « La rhétorique politique des œuvres d’art »Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/883 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.883

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Auteur

Jean Robelin

Professeur à l’Université de Nice, a publié notamment Esthétique d’une politique de l’esprit (éditions Kimé, 2000) et Pour une Rhétorique de la raison (Kimé, 2006). Il est aussi co-auteur avec Cécile Robelin d’un livre d’initiation à la philosophie pour enfants : Qu’est-ce qu’un Homme ? (Gallimard, 2006).

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