Le jugement esthétique, fondement transcendantal de la démocratie
Texte intégral
1La toute première phrase du préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme contient un postulat, et chacun sait qu’un postulat est une hypothèse mais une hypothèse indémontrable et néanmoins légitime, une hypothèse dont on décide qu’elle n’a pas à être vérifiée soit parce qu’elle va de soi soit parce qu’elle est nécessaire à tout ce qu’on va construire sur cette base.
Considérant que la reconnaissance de la dignité inhérente à tous les membres de la famille humaine et de leurs droits égaux et inaliénables constitue le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde…
- 1 Déclaration universelle des droits de l’homme, Folio-Gallimard, Paris, 1988, p. 18.
- 2 Ibid., p. 12.
2Cette phrase postule qu’être homme, c’est être membre de la famille humaine1. Voilà un postulat qui parle spontanément à l’intuition et qu’il paraît précisément inhumain de remettre en cause, mais qui n’en est pas moins un postulat. On peut craindre à ce titre — mais faut-il le craindre ? — que le fondement de la liberté, de la justice et de la paix dans le monde, le fondement, donc, de l’idéal démocratique, demeure lui-même infondé. Dans sa préface à l’édition publiée pour les quarante ans de la Déclaration, Franca Sciuto, alors présidente d’Amnesty International, réitère ce postulat, et là encore à la toute première phrase : « Nous appartenons tous à une seule et même famille : le genre humain2 ». Cela n’est pas nécessairement rassurant. Il suffit de penser aux parents pédophiles, au « Famille, je vous hais » d’André Gide, aux surdéterminations traumatiques de l’inconscient par le roman familial, aux guerres ethniques ou au destin sanglant des Atrides, pour que l’assertion de Franca Sciuto se charge de résonances sinistres qu’il n’était certainement pas dans les intentions des auteurs de la Déclaration d’évoquer. Sous sa plume, le mot famille est visiblement métaphorique car il désigne le genre humain, concept politique, et non l’espèce humaine, concept biologique. Les liens du sang, en effet, n’unissent tous les membres de l’humanité qu’à condition de remonter le cours de l’évolution jusqu’à l’ancêtre commun, ce à quoi nul ne songe quand il s’agit de reconnaître la dignité inhérente à tous les êtres humains.
3Le postulat familialiste de la Déclaration des droits de l’homme en cache donc un autre, qui est que le bien, le souverain bien qui doit guider l’humanité vers l’idéal démocratique, réside potentiellement dans l’appartenance à la famille humaine universelle — ou qu’il doit y résider. Que dans cette famille on s’entend et on s’aime par principe — ou par pétition de principe. Que les familles sont bonnes — ou qu’elles doivent l’être. L’hésitation que par trois fois j’ai mise entre l’être et le devoir être laisse l’esprit profondément insatisfait. À s’en tenir au postulat tel quel, on risque de verser dans l’angélisme. À se précipiter dans la raillerie anti-humaniste, on risque de se priver de tout recours aux droits humains dans le combat politique. Comment sortir du dilemme ? Mon hésitation ne résulte pas de mon scepticisme pourtant bien réel à l’égard de la bonté naturelle des familles comme résidence potentielle du souverain bien. Elle résulte de l’hétérogénéité du politique et du biologique que manifeste l’interdiction de réduire, en compréhension, le genre humain à l’espèce humaine, avec laquelle il coïncide pourtant, en extension. En l’absence de cette réduction, en présence de cette interdiction, c’est le sentiment de l’appartenance à l’humanité qui justifierait qu’on parle d’elle comme d’une famille dont on exige à bon droit la bonté, et c’est bien ce à quoi, dans sa manière de s’adresser spontanément à l’intuition, le préambule de la Déclaration fait appel, sans jamais le dire. Les liens familiaux sont en effet les seuls à être naturellement affectifs tout en formant institution sociale. Qu’il arrive que les familles s’entre-déchirent, et qu’elles le fassent autant par amour que par haine, confirme le ciment affectif de l’institution familiale bien plus qu’il ne le dément. Le sentiment d’appartenir à la famille humaine — appelons-le avec une touche d’humour « le sens de la famille », un sens de la famille élargi aux dimensions de l’humanité — ferait donc la médiation ou le pontage entre le genre humain comme concept politique et l’espèce humaine comme concept biologique, autrement dit, entre les droits de l’homme et les lois de la nature. C’est, je pense, un tel sentiment que Kant avait en vue sous le nom de sensus communis, notion qui, comme on sait, ne lui est venue sous la plume que lorsqu’il s’est attelé à la critique du jugement de goût, pas avant, et qu’il identifie à la faculté de juger esthétique elle-même. Entre les jugements éthiques et politiques, d’une part, les jugements scientifiques et épistémologiques, de l’autre, le jugement esthétique ferait le pontage. Permettez-moi donc de vous proposer, nourri de réflexions sur le pessimisme empirique et l’optimisme transcendantal de Kant, un petit commentaire à la Critique de la faculté de juger, qui sera aussi une manière de m’interroger sur la place de l’art par rapport à l’idéal démocratique.
- 3 Ferdinand Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure (1922), P (...)
4Je vais tout droit à ce qui, à mon sens, relie pour Kant la place de l’art — ou du moins du beau naturel, et de l’art par l’intermédiaire des Beaux-arts — à l’idéal démocratique. C’est ceci : si l’esprit humain s’interrogeant sur ce qui constitue sa propre humanité avait accès à la chose en soi, die Menschheit an sich, si le supra-sensible pouvait s’incarner dans le sensible, si l’on avait la certitude absolue que le sensus communis existe — autrement dit, que le sens de la famille universelle est lui-même universellement partagé —, eh bien, le jugement esthétique serait le fondement de la démocratie. Le fondement empirique d’une démocratie parfaite court-circuitant les aléas et les distorsions qu’induit dans nos démocraties imparfaites le recours aux institutions et à leur représentativité. D’une démocratie directe, par empathie. Les humains éliraient pour les diriger des êtres beaux, et ceux-ci seraient beaux de l’intérieur, beaux moralement. La communauté des hommes reposerait sur le sentiment partagé de l’harmonie entre eux. La distinction suspecte que fait Tönnies entre communauté-Gemeinschaft et collectivité-Gesellschaft n’aurait plus lieu d’être, ou bien ne serait plus suspecte3. La famille humaine serait fondée à la fois en nature et en droit via le sentiment d’en faire partie. La société universelle des humains aurait des bases esthétiques, c’est-à-dire affectives, sentimentales. Le seul art véritable serait l’art de vivre. Le beau et le bien ne feraient qu’un.
5Kant, bien sûr, n’y croit pas. Rien ne prouve que le sensus communis est une réalité naturelle, instinctive, biologique ; le supra-sensible ne s’incarne pas unmittelbar dans le sensible ; et l’esprit humain s’interrogeant sur sa propre humanité n’a pas accès à la chose en soi, die Menschheit an sich. Observateur sceptique du monde, et profondément pessimiste quant à la nature humaine et ses perspectives de progrès moral, Kant s’est aussi acharné, en philosophe critique, à séparer le domaine de la causalité fondé en nature et le domaine du droit éthique fondé en liberté. Cette séparation, les deux premières Critiques s’en seront chargées. La troisième, la Critique de la faculté de juger, aura fait le pont par-dessus l’abîme entre les deux premières, sans le combler. Au centre de la troisième Critique, l’idée du sensus communis. Qu’est ce que le sensus communis pour Kant ? Rien à voir avec le sens commun, que Descartes estimait la chose la mieux partagée au monde, le sens commun au sens du bon sens, au sens qu’entend, justement, le sens ou l’entendement commun. Le sensus communis est un sentiment commun. Mieux, c’est une communauté de sentiments ou, mieux encore, une aptitude à la mise en commun des sentiments, au partage des affects, à leur Mitteilbarkeit – ce qu’on traduit d’ordinaire par communicabilité mais qui signifie littéralement partageabilité. C’est la faculté d’éprouver du sentiment en commun, de con-sentir, de se donner le consentement mutuel, de s’entendre, de vivre en paix, de s’aimer. Tous. C’est le sens de la famille universelle et le sens universel de la famille.
- 4 « Je dis que l’on pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût qu’au bon (...)
6Comment Kant sait-il que le sensus communis existe ? Il ne le sait pas. Pourquoi dès lors croit-il qu’il existe ? Kant ne le croit pas. Il doit exister, ce qui est tout autre chose. On doit supposer qu’il est ancré dans la nature de l’homme, sans quoi il n’y aurait aucun espoir que les humains s’entendent jamais ; ni aucune raison de vouloir qu’ils puissent s’entendre un jour ; ni même aucune nécessité de penser qu’ils le doivent. Le sensus communis, c’est l’idée que les humains peuvent et doivent s’entendre et que telle est leur destination. Et ce n’est qu’une idée, sans plus. Chez Kant, le statut de ce qui n’est qu’une idée sans plus et ne devient jamais un concept, mais reste une idée dont on ne peut se passer, s’appelle transcendantal. Le sensus communis est une idée transcendantale, dont la teneur, formulée dans le vocabulaire de la Déclaration des droits de l’homme, est que l’humanité forme une famille. Le fait qu’il soit inhérent à cette famille d’hésiter entre l’être et le devoir être est inclus dans l’idée en question. Puisque cette idée transcendantale ne dispose d’aucune preuve empirique décisive de son incarnation dans la réalité, à quel signe Kant reconnaît-il du moins son existence, comme idée ? Au fait que nous jugeons esthétiquement. Kant fait plus que le suggérer : l’aptitude au partage affectif partagée par tous qu’il nomme sensus communis n’est autre que le goût, la faculté de juger esthétique, qui juge non pas rationnellement mais affectivement4. Comment Kant sait-il qu’elle est partagée par tous ? Il ne le sait pas. Pourquoi y croit-il, dès lors ? Il n’y croit pas. Cela fait belle lurette qu’il a été réveillé de son sommeil dogmatique par Hume le sceptique, et qu’il se méfie comme de la peste de toute croyance. Mais de tous les philosophes ayant réfléchi sur l’art et sur le beau, pas un n’a su s’étonner avec plus de fraîcheur que lui — et cet étonnement est l’étonnant — du fait que les gens emploient à tout bout de champ des phrases comme « ceci est beau » pour exprimer leur sentiment de plaisir devant ce qu’ils trouvent beau à titre personnel, comme si la beauté était, à la manière de la couleur, par exemple, une propriété de l’objet qui occasionne ce plaisir. Et pas un n’a su mieux que lui saisir ce qu’il en est du jugement esthétique dans son rapport nécessaire à la liberté, et donc, à l’idéal démocratique.
7Je juge belle cette chose, là devant moi. J’exprime ainsi le plaisir que la perception de cette chose suscite en moi. En quoi suis-je justifié de la dire belle, objectivement, alors que mon plaisir n’est qu’un sentiment ? Personne ? Malgré les apparences, répond Kant, je n’ai pas prétendu à la beauté objective de la chose, mais bien à l’accord universel des subjectivités quant au sentiment que la chose suscite. Autrement dit, j’ai prétendu que cette chose est belle pour tout le monde. L’accent n’est plus sur « cette chose est belle », il est sur « j’ai prétendu ». Cela me justifie-t-il davantage ? Pas le moins du monde. Mon voisin est libre de juger laide la chose que je juge belle. Rien ne prouve que le sentiment de la beauté, quant à cette chose, soit universellement partagé. Dans l’empirique, le désaccord d’un seul suffirait même à prouver le contraire. Si je suis justifié, ce ne saurait être que dans le transcendantal, au niveau des conditions a priori qui fondent mon expérience esthétique au même titre que celle de n’importe qui, et concernant n’importe quelle chose au même titre que celle que j’ai devant les yeux. Il faut donc — il le faut — que je suppose mon voisin doté de la même faculté de juger que celle dont mon propre plaisir me signale l’existence en moi. Même et surtout s’il en use différemment, le fait qu’il en use librement me signale la possibilité qu’a son sentiment de s’accorder avec le mien sans y être contraint. Mon voisin est de la famille, il doit en être. Je n’ai pas le loisir de penser autrement, car lui dénier le goût serait lui dénier l’humanité. À bien y songer, il en va de la famille humaine universelle comme il en va de la famille restreinte : quand on se dispute en famille, il vient presque toujours un moment où l’objet de la querelle est la querelle elle-même, chacun s’épuisant à faire entendre aux autres qu’on ne devrait pas se disputer entre consanguins. Non au nom de la parenté comme telle, mais bien de la solidarité affective que chacun juge contre-nature de ne pas présupposer entre membres de la même famille. Ainsi de la famille des humains, unie, non pas empiriquement par les liens du sang mais transcendentalement par le sensus communis : à l’occasion du moindre dissentiment esthétique, chacun éprouve que le sens de la famille universel est ébranlé dans son existence, et chacun s’évertue à maintenir qu’il faut qu’il existe. L’accent est maintenant sur « il faut ». C’est lui qui fait le pont entre la famille naturelle (l’espèce humaine) et la famille instituée politiquement et juridiquement (le genre humain), sans pourtant les fonder ni en nature ni en droit.
- 5 Ibid., § 38, Déduction des jugements de goût — Remarque, p. 124.
- 6 La formule canonique de l’impératif catégorique kantien est : « Agis de telle sorte que la maxime (...)
- 7 La formule de Kant est : « Demande-toi si l’action que tu projettes, au cas où elle devrait arrive (...)
8Le plus surprenant, chez Kant, est que le « il faut » est en même temps un « il suffit » et un « tu dois ». Le jugement de goût, dit-il, « affirme seulement que nous sommes autorisés à présupposer d’une manière universelle en tout homme les mêmes conditions de la faculté de juger que nous trouvons en nous5. » La condition théorique nécessaire et suffisante de l’universalité du goût, le jugement de goût la trouve dans sa propre prétention à l’universalité — et non l’inverse, comme on s’y attendrait. C’est parce que je ressens en moi la présence de la faculté du goût que je suis autorisé à supposer qu’il en est ainsi naturellement pour mon voisin, et pour tout homme. Mais c’est parce qu’il faut qu’il en soit ainsi pour tout homme que je suis moralement obligé de présupposer que mon voisin a du goût, comme je pense en avoir moi-même. Rien n’est démontré si je n’assume pas ce « il faut » théorique comme un « je dois » pratique. Ou comme un « tu dois » qui me tombe dessus et dont je me sens obligé de faire ma maxime. Quelque chose qui commence à ressembler furieusement à un impératif catégorique. Par exemple — mais notez bien que ce n’est nulle part dans Kant : « Ne prononce jamais de jugement esthétique dont tu ne puisses en même temps vouloir qu’il ait valeur universelle6. » Autrement dit : « Ne nomme beau — ou art — que ce qui suscite chez toi le désir de voir le genre humain au grand complet partager ton sentiment. » Kant a de bonnes raisons pour ne jamais rien dire de tel, parmi lesquelles il y a le fait que que le jugement esthétique est affectif et involontaire. On ne peut pas plus s’empêcher de prononcer des jugements esthétiques à prétention universelle (on peut les garder pour soi, mais c’est autre chose) qu’on ne peut s’empêcher d’éprouver le sentiment avec lequel ils coïncident. On ne gouverne donc pas ses jugements de goût par des maximes de la volonté. Soit. Adaptons donc notre quasi-impératif catégorique à cette objection, en le phrasant à la manière de son autre formulation dans la deuxième Critique : « Demande-toi si le sentiment que tu éprouves dans ton jugement esthétique, au cas où il relèverait d’une loi universelle de la nature valant donc pour tous tes semblables, tu le revendiquerais toujours7. » Autrement dit : « S’il était établi que la nature avait doté les hommes d’un sens inné de la famille humaine dont ton sentiment est l’expression, demande-toi s’il serait toujours désirable de nommer beau — ou art — ce qui l’occasionne. » Cette formulation-là, je pense que Kant y souscrirait certainement, bien que je sois sûr, en revanche, qu’il n’estimerait pas nécessaire d’en passer par là.
9Ce qui rend nécessaire d’en passer par là, c’est la question de savoir s’il y a lieu de craindre que le fondement de l’idéal démocratique demeure infondé du fait qu’il repose sur un postulat — celui que contient le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme quand il postule que l’humanité forme une famille et que cette famille est bonne par essence, ou qu’elle doit l’être. Un postulat n’étant pas une hypothèse empiriquement vérifiable, ce n’est pas en lui opposant le spectacle du mal dans le monde que nous déciderons si nos éventuelles craintes sont elles-mêmes fondées ou non. Le pessimisme et le sarcasme anti-humaniste ne sont ni plus ni moins probants que l’optimisme et l’angélisme quand il s’agit d’examiner en quel sens le postulat est légitime, s’il l’est. Il faut le mettre à l’épreuve autrement, et cette épreuve, c’est la perspective du postulat inversé consistant à affirmer : le sens du beau n’est pas dans la nature humaine. Il n’est pas vrai que l’humanité soit douée de la faculté de juger esthétique. Le sensus communis n’existe pas. Nous n’avons pas en nous de sentiment commun ou d’aptitude naturelle à la mise en commun de nos sentiments. Les sentiments sont radicalement incommunicables : pas d’Einfühlung, pas d’empathie, de sympathie ou de télépathie. Il n’y a pas à espérer que les humains en société ne s’unissent jamais en une communauté affective, fût-elle à l’état potentiel et perpétuellement différé. Nous sommes une fois pour toutes dénués de la faculté de nous entendre. L’humanité n’est pas une famille, ou si elle l’est, ce sont les Atrides. L’amour est une chimère.
10Je ne force pas la note, tout cela, réinversé, bien sûr, redressé, repositivé, est bel et bien postulé par le sensus communis, qui est très explicitement un postulat, en un sens assez particulier et bien kantien, celui d’une idée de la raison. Contrairement au postulat du préambule, le postulat inversé ne parle pas spontanément à l’intuition ; il la heurte de front et paraît inhumain parce que contre-nature. Que l’amour universel soit une chimère, le réalisme impose de s’y résoudre. Mais qu’il n’existe pas du tout, que les sentiments soient radicalement non partageables, qu’il n’y ait aucune base instinctive, pulsionnelle, somatique, génétique, bref, aucune base biologique, c’est-à-dire naturelle, à ce qui nous agglutine les uns aux autres, cela non ! Le postulat inversé n’est qu’un postulat, comme l’autre. Pourquoi l’envisager ? Parce qu’il met le pontage des jugements politiques et des jugements scientifiques par le jugement esthétique à l’épreuve en le privant de sa tête de pont dans la nature pour mieux mettre en évidence sa tête de pont dans l’éthique. Ce qui est bien utile pour comprendre avec Kant en quoi le sensus communis — non la réalité mais l’idée du sensus communis — fait effectivement le pontage entre les domaines de juridiction des deux premières Critiques, à savoir le politique et le biologique, les droits de l’homme et les lois de la nature. Et en quoi la place de l’art par rapport à l’idéal démocratique en dépend.
- 8 Hans Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1911.
11Le « il faut » de tout à l’heure est cette fois résolument éthique et plus du tout théorique : malgré l’absence d’ancrage universel dans le sens de la famille, je dois postuler l’existence d’une communauté humaine universalisable. Autrement dit, le sentiment que j’ai d’être humain n’implique pas le moins du monde que les autres le soient, mais je dois faire comme si. Faire comme si ne veut pas dire faire semblant, ni considérer que les idées de la raison sont des fictions théoriques — l’erreur de Vaihinger dans sa Philosophie du comme si8. Cela veut dire se comporter comme si la paix perpétuelle était possible alors même que la guerre perpétuelle est une certitude absolue. Nous voici franchement sur le terrain de la moralité politique. En quoi le jugement esthétique est-il concerné ? Reprenons à nouveaux frais. Je juge que cette chose est belle, en vertu du sentiment de plaisir que je ressens. Mon voisin est libre de la juger laide, et il la juge laide. La guerre du goût est déclarée. Mais en réclamant que mon voisin juge comme moi, je lui prête mon sentiment, je le lui communique, non en faisant effectivement qu’il sente comme moi — comment y arriverais-je, puisque toute empathie est exclue ? — mais en lui supposant la même capacité à éprouver du plaisir que celle dont mon propre plaisir me fait éprouver l’existence en moi. Ma prétention à juger universellement est un appel à l’assentiment de l’autre mais aussi un défi. Je lui déclare la guerre à mon tour en le sommant de faire la paix. Comment se fait-il que j’en éprouve du plaisir ? Le plaisir que j’ai pris à cette chose que je juge belle, et qui n’est autre que le plaisir que me procure le fait, pour moi indéniable, d’être doté de la faculté de juger esthétique, il s’avère alors qu’il est en même temps le plaisir que j’ai à l’idée, à la simple idée, que mon voisin en est doté comme moi et qu’il est donc doué pour la paix. Je me suis comporté moralement à l’égard de mon voisin en postulant que la paix est possible en matière de goût — et partant, en toute matière — alors même qu’il m’avait déclaré la guerre sur ce terrain et que moi-même je ne pactise pas. Qui plus est, en constatant qu’il réclame de moi le même assentiment que moi de lui, cette fois sur la laideur de la chose que pour ma part je juge belle, je constate qu’il a les mêmes prérogatives et qu’il se comporte avec la même éthique que moi. Et ceci sans avoir posé un acte moral ni l’un ni l’autre. Uniquement en nous laissant aller à notre sentiment personnel, à nos passions respectives. Je sais que le sensus communis est une fable pour enfants de chœur, pourtant j’ai fait comme si. Et lui de même.
- 9 Sur le désintéressement, voir le § 2 de la troisième Critique, et sur la question de savoir si le (...)
12J’espère vous avoir fait sentir, en durcissant Kant, en lui faisant adopter le postulat inversé, que si on pouvait prouver l’absence d’universel dans le sentiment, se comporter comme s’il y en avait serait une obligation uniquement éthique. En chaque jugement esthétique se logerait un impératif catégorique mais d’une nature étrange et imprévue, puisqu’il nous serait loisible de nous en acquitter involontairement, passivement, même, en tout cas sans en faire une maxime consciente. Kant ne va jamais jusqu’à penser une telle chose, qui serait une hérésie pour son système. Elle n’en serait pas moins une interprétation sensée du § 59, où il dit que le beau est le symbole du bien moral — et, soit dit en passant, l’amorce d’une relecture de la troisième Critique qui ne passe pas par l’Analytique du sublime, où Kant s’approche fort d’une telle pensée. De mon propre plaisir éprouvé — comment dire ? — somatiquement, proprioceptivement, « pathologiquement », dirait Kant (quoi qu’il en ait sur le désintéressement et sur la question de savoir si le plaisir précède le jugement ou le jugement le plaisir, on peut se demander ce que pourrait bien être un plaisir qui ne serait pas vécu de cette manière9), de mon propre plaisir, donc, mais du fait même que je ne peux m’empêcher de le supposer en mon voisin en dépit de son désaccord, je procède en supposant à tous mes semblables la capacité de l’éprouver. Et de là je suppose l’existence en chaque être humain d’une aptitude au vivre-ensemble que justifierait, s’il existait, le partage universel des sentiments. Cette aptitude supposée, je l’appelle sensus communis, sens universel de la famille universelle. Bien qu’il soit nécessaire et obligatoire, cet échafaudage de suppositions reste de part en part de l’ordre de la pure supposition. Sur le sensus communis, Kant est radicalement agnostique. Ce qui signifie en définitive ceci : que le fondement de l’idéal démocratique reste infondé pour Kant, et que c’est en tant qu’il est infondé que la démocratie a transcendantalement partie liée avec le beau et l’art (via les Beaux-arts).
- 10 Cf. Eric Michaud, Un art de l’éternité, L’image et le temps du national-socialisme, Gallimard, Par (...)
13Revenons à la famille humaine postulée par la Déclaration universelle des droits de l’homme et à ce qui à mon sens relie pour Kant la place du beau — ou de l’art — à l’idéal démocratique. Si l’on avait la certitude que le sens universel de la famille universelle existe, disais-je, le jugement esthétique serait le fondement de la démocratie. Les humains éliraient pour les diriger des êtres beaux, et ceux-ci seraient beaux de l’intérieur, beaux moralement. La communauté des hommes reposerait sur le sentiment partagé. Le beau et le bien ne feraient qu’un. Eh bien, c’est parce que le beau et le bien ne font pas qu’un, qu’ils ne sauraient faire un, et qu’il est bon et juste qu’ils ne fassent pas un, que l’art est nécessaire et vital à la démocratie. Ni comme son fondement réel ni comme son fondement utopique mais comme le témoin empirique de son fondement transcendantal. Rien n’est plus dangereux pour la démocratie que de vouloir fonder réellement la Gesellschaft sur la Gemeinschaft, la société sur la communauté, la citoyenneté sur le sens de la famille, car on tombe là dans la confusion de l’empirique et du transcendantal. Chaque fois que cela a été tenté, on a vu aux résultats que le cercle familial des humains se resserrait sur la tribu, l’ethnie, la race des purs, le Blut und Boden, les « vrais hommes », la filiation biologique avérée, et excluait les autres de la famille humaine. Et plus d’une de ces tentatives, celle du nazisme avant tout, ont confondu sciemment le politique avec l’esthétique et l’esthétique avec le biologique. Le peuple aryen comme œuvre d’art modelée par un Führer-artiste, c’est le résultat d’une confusion monstrueuse entre l’empirique et le transcendantal10. Kant, qui n’a pas de pire adversaire que cette confusion, maintient les registres du politique et de l’esthétique strictement séparés. Il maintient même, pessimiste et sceptique qu’il est, le politique séparé de l’éthique. L’éthique est du ressort des maximes de la volonté. L’esthétique relève du sentiment. Et la politique, c’est-à-dire l’art de gouverner, ressortit en définitive au registre de ce qu’il appelle les techniques de la nature. Mais Kant articule les trois registres, le politique à l’éthique par la doctrine du droit, l’éthique à l’art par la théorie du beau comme symbole de la moralité, l’esthétique aux techniques de la nature par le jugement de goût comme modèle du jugement téléologique. L’horizon d’une communauté des êtres raisonnables — l’expression kantienne est très peu romantique pour la famille humaine — ne serait pas pensable sans cette triple articulation, ni celle-ci sans que le sentiment d’appartenir à l’humanité n’intervienne dans le pontage. Le préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme, quant à lui, ne dit jamais que c’est le pontage de l’espèce humaine, concept biologique, et du genre humain, concept politique, par l’idée du sentiment d’appartenance à l’humanité qui rend légitime que l’on parle d’elle comme d’une famille. Il semble prendre ce sentiment pour argent comptant, malgré les Atrides, les guerres ethniques, les parents pédophiles ou le « Famille, je vous hais » de Gide. Le préambule ne dit pas davantage que le signe que nous avons en nous cette idée se repère au fait que les gens emploient à tout bout de champ des phrases comme « ceci est beau » — ou « ceci est de l’art » — pour exprimer leur sentiment personnel tout en réclamant qu’il soit partageable par tous. Mais la Déclaration elle-même le reconnaît lorsqu’elle dit à l’article 27 que toute personne a le droit de jouir des arts.
Notes
1 Déclaration universelle des droits de l’homme, Folio-Gallimard, Paris, 1988, p. 18.
2 Ibid., p. 12.
3 Ferdinand Tönnies, Communauté et société. Catégories fondamentales de la sociologie pure (1922), PUF, Paris, 1977.
4 « Je dis que l’on pourrait donner avec plus de raison le nom de sensus communis au goût qu’au bon sens et que la faculté esthétique de juger, plutôt que celle qui est intellectuelle, mériterait le nom de sens commun à tous, si l’on veut bien appeler sens un effet de la simple réflexion sur l’esprit ; on entend alors en effet par sens le sentiment de plaisir. On pourrait même définir le goût par la faculté de juger ce qui rend notre sentiment […] universellement communicable sans la médiation d’un concept. » Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, Vrin, Paris, 1979, § 40, « Du goût comme d’une sorte de sensus communis », p. 128-129.
5 Ibid., § 38, Déduction des jugements de goût — Remarque, p. 124.
6 La formule canonique de l’impératif catégorique kantien est : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse en même temps toujours valoir comme principe d’une législation universelle. », Critique de la raison pratique, Vrin, Paris, 1974, p. 44.
7 La formule de Kant est : « Demande-toi si l’action que tu projettes, au cas où elle devrait arriver d’après une loi de la nature dont tu ferais toi-même partie, tu pourrais encore la regarder comme possible pour ta volonté. » Ibid., p. 82.
8 Hans Vaihinger, Die Philosophie des Als Ob, Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1911.
9 Sur le désintéressement, voir le § 2 de la troisième Critique, et sur la question de savoir si le plaisir précède le jugement ou le jugement le plaisir, le § 9.
10 Cf. Eric Michaud, Un art de l’éternité, L’image et le temps du national-socialisme, Gallimard, Paris, 1996.
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Référence papier
Thierry de Duve, « Le jugement esthétique, fondement transcendantal de la démocratie », Noesis, 11 | 2007, 117-127.
Référence électronique
Thierry de Duve, « Le jugement esthétique, fondement transcendantal de la démocratie », Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/853 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.853
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