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Qu’a fait la contestation de l’exception artistique ?

Fabienne Brugère
p. 75-90

Texte intégral

1J’aimerais aborder les rapports de l’art à la politique par le biais d’une posture politiquement radicale, celle de la contestation et de son lien à la figure de l’exception. Si la contestation a pu apparaître, dans l’histoire de l’art, comme cet ethos propre à la modernité par lequel des pouvoirs (politiques, artistiques, etc.) sont dénoncés, c’est en vertu d’une clause d’exception qui a été assignée à l’art dans nos régimes démocratiques. Qu’est-ce à dire ? Nous sommes à ce point familiers des affaires de l’art que nous ne soupçonnons plus que la non-place qui est aujourd’hui celle de l’art dans la société lui tienne lieu précisément de place. Le régime de l’exceptionnel artistique provient directement de ce paradoxe du classement qui assigne comme place sociale à l’art l’ensemble des déplacements, y compris les plus extravagants, qui peuvent aller jusqu’à remettre en question toute idée de place au nom d’une contestation radicale, d’une transgression des normes. Par où l’on voit que la transgression, d’une part, se donne comme l’horizon ultime de la contestation et que la contestation est l’ethos contemporain de l’art. Peut-être faudrait-il être un ethnologue roué au savoir des sociétés traditionnelles pour suspecter l’étrangeté de l’expérience artistique dans nos sociétés. Je propose plutôt, à défaut d’ethnologie, de produire un exercice de philosophie cherchant à ressaisir, par divers biais, les conditions de possibilité de l’établissement de l’exception artistique dans les types de régimes politiques auxquels nous appartenons. Il va de soi que cette approche n’est nullement historique, qu’elle ne cherche pas à reconstituer des fragments d’archéologie pour une histoire de l’établissement de la valeur de l’exception dans l’art. Il s’agit plutôt d’une introduction au problème de l’exception tel qu’il est réfléchi dans l’art et en vient à signaler un régime esthétique propre aux sociétés démocratiques dans la mesure où la voix artistique, à défaut d’être nulle part, doit avoir cette qualité sociale de pouvoir se jouer des régimes profanes de classification et des pratiques ordinaires de subjectivation qui lui sont attachés, pour apparaître comme étrangère à tout lieu, solidaire de son seul surgissement, rompant dans l’acte même qui la fait jouer l’ensemble des règles qui préside à son effectuation. La référence de Foucault à Boulez peut précisément tenir lieu de vérité de l’exception artistique. Foucault note dans un texte consacré à Boulez que l’histoire de l’art au XXe siècle est traversée par une longue bataille pour imposer non seulement le « formel » mais plus encore « le travail réfléchi sur le système des formes »1. Ce travail a alors pu s’imposer comme une caractéristique démocratique majeure au point que l’artiste est désormais pensé comme celui qui précisément ne doit pas s’en remettre à un jeu de formes préexistant mais doit inventer des formes insolites au point d’être lui-même conçu comme un créateur insolite de formes, situé dans le champ social de l’exception professionnelle. C’est dans ce registre que l’énoncé conclusif de Foucault prend une signification si importante :

Boulez n’a jamais l’idée que toute pensée, dans la pratique de l’art, serait de trop si elle n’était la réflexion sur les règles d’une technique et sur leur jeu propre. Aussi n’aimait-il guère Valéry. De la pensée, il attendait justement qu’elle lui permettre sans cesse de faire autre chose que ce qu’il faisait. Il lui demandait d’ouvrir, dans le jeu si réglé, si réfléchi qu’il jouait, un nouvel espace libre. On entendait les uns le taxer de gratuité technique ; les autres, d’excès de théorie. Mais l’essentiel pour lui était là : penser la pratique au plus près de ses nécessités internes sans se plier, comme si elles étaient de souveraines exigences, à aucune d’elles. Quel est donc le rôle de la pensée dans ce qu’on fait si elle ne doit être ni simple savoir-faire ni pure théorie ? Boulez le montrait : donner la force de rompre les règles dans l’acte qui les fait jouer 2.

2 Il y aurait bien des commentaires à apporter à ce si remarquable texte. Je me contenterai d’une remarque. Foucault y dessine le portrait de l’artiste en homme d’exception. Ce régime de l’exception est clairement conçu par la brisure des règles que l’acte artistique, lorsqu’il est pensé par l’artiste, révèle sans les abolir toutefois mais en les faisant jouer, c’est-à-dire en les reconduisant jusque dans l’expérience de leur abolition. Ainsi l’artiste est-il celui qui a la capacité sociale inouïe d’être dans et hors des règles, à commencer par les règles de l’art qui, comme l’a bien montré Bourdieu, sont aussi des règles sociales de l’art.

3Dans cette idée de l’exception artistique, j’aimerais préciser une séquence particulière qui touche les rapports de la contestation à l’exception. La contestation peut-elle être pensée comme la figure ultime de l’exception artistique ou est-elle au contraire une tentative de remettre en question la figure de l’exception artistique ? Si, d’un côté, la contestation peut bien apparaître comme le fait de l’artiste transgressif, jouissant par son statut exceptionnel d’artiste, de la possibilité sociale de la transgression, d’un autre côté (et c’est dans cette deuxième direction moins attendue que je me situerai), il est remarquable que la contestation soit très souvent envisagée comme une remise en question, dans le champ de l’art, de la capacité de ce dernier à valoir comme exception. Cette remise en question du caractère exceptionnel de l’art par une posture qui est, en même temps une posture de l’exceptionnel artistique, est sans doute l’un des événements artistiques contemporains majeurs et pourtant les moins aperçus. Que l’art puisse contester la clause d’exceptionnalité qui lui assure ses prérogatives ne lui confère pas, pour autant, la restitution d’un langage ordinaire qu’il aurait perdu dans sa quête de modernité. Bien plus, c’est encore la même clause d’exceptionnalité qui continue à jouer jusque dans la remise en cause, dans la contestation, de la clause d’exceptionnalité. Pour élaborer cette argumentation, je procèderai en deux étapes. Je chercherai dans un premier temps à revenir sur les raisons de l’élaboration de l’exception artistique. Ensuite, je me demanderai ce que la contestation, entendue comme une certaine attitude de la modernité esthétique, a fait de l’exception artistique.

Comment s’est élaboré le régime de l’exception artistique ?

4L’exception artistique ou la désignation de l’art comme domaine d’exception, en dehors des règles communes, fonctionne comme un idéal type ou une norme explicative qu’il est possible de reconstruire moins en fonction d’une histoire (somme toute aléatoire) qu’à partir d’indicateurs théoriques particuliers dont la cohérence entre eux n’est pas avérée mais qui s’inscrivent tous cependant dans la construction du régime de l’exception.

5Le premier indicateur théorique tient dans l’invention progressive de la figure de l’artiste qui fait rentrer les pratiques artistiques dans un monde en voie d’autonomisation. Cet indicateur est lié bien sûr au moment où se conquiert une certaine liberté de l’artiste par rapport à l’artisan. Plus encore, il tient au moment de la différenciation entre arts mécaniques et beaux-arts qui se fait au nom d’une dépréciation des arts manuels. Sur ce point, les analyses de Nathalie Heinich, dans Du Peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique3, sont précieuses puisqu’elles tendent à penser l’élaboration de l’identité d’artiste grâce à un changement de statut à partir du moment où la peinture et la sculpture deviennent des arts libéraux (XVIIe et XVIIIe siècles). Alors que les peintres et les sculpteurs étaient des artisans, des travailleurs manuels, qui vendaient eux-mêmes leurs ouvrages (comme des vitriers, des potiers ou même des boulangers), la création d’« académies » (de peinture, de sculpture4) a induit la possibilité d’autonomisation de pratiques spécifiques avec leurs privilèges, accompagnées de la naissance d’une théorie reconnue dans l’institution (par exemple, les discours de l’académie de Le Brun). Dès lors, selon Nathalie Heinich, la peinture et la sculpture sont pourvues de nouveaux critères d’excellence : intellectualisation, dématérialisation, et dans une certaine mesure, individualisation, deviennent des qualités sacrées que ne sauraient revendiquer les arts de corporation5. On aboutit alors à une redéfinition de l’activité des peintres et des sculpteurs, laquelle quitte l’univers du métier pour rejoindre celui de la profession qui permet une plus grande autorité du praticien, une meilleure reconnaissance de ses compétences6. Si la liberté de l’artiste en son sens moderne n’existe pas (ne serait-ce qu’à cause des contraintes et restrictions imposées par les statuts de l’Académie), la libéralité qui apporte de la considération, une dignité statutairement reconnue, est établie. L’occupation libérale conférée aux artistes n’implique plus le simple exercice d’un métier et fait donc sortir l’art de la vie marchande ordinaire en conférant à l’artiste une place d’exception dans l’ordre du faire qui tient à ce qu’il se rapproche de l’esprit et s’éloigne du monde manuel. Ce mouvement décrit sociologiquement par Nathalie Heinich me conduit à penser que l’exceptionnel artistique se donne des bases solides qui surgissent dans la conjonction des trois qualités (intellectualisation, dématérialisation et individualisation) par lesquelles l’art devient une sphère particulière. Ces trois qualités sont des qualités sociales qui construisent la reconnaissance de l’artiste dans un système collectif qui est celui des académies. L’art est exceptionnel dans la mesure où il déploie des qualités que d’autres pratiques ne sauraient faire valoir. Le régime d’exception de l’art tient à une création sociale spécifique qui a désormais de plus en plus ses propres règles de fonctionnement.

6La conception de l’artiste comme génie est une autre étape importante dans l’élaboration de l’exception artistique. La notion de génie permet progressivement de différencier la création artistique de toute autre forme de talent et de poser sa spécificité. De ce point de vue, le passage de l’article « génie » de l’Encyclopédie à la Critique de la faculté de juger de Kant produit un symptôme intéressant dans l’évolution de la figure du génie. Dans l’Encyclopédie, le génie est une force complexe mêlant l’imagination, l’activité psychique et la vivacité des sensations. Il fait des synthèses hautement créatrices grâce à la dynamique en lui de l’enthousiasme qui conjoint la puissance des sentiments et un travail ordonné de l’imagination (qui associe vivement ou rapidement). Il est brillant, ce qui veut dire que son travail procède par éclats d’intelligence, combinaisons inédites de l’imagination ou sentiments extrêmement pénétrants dans le rapport au réel. D’où cette phrase fameuse de l’article :

 Il [le génie] imagine plus qu’il n’a vu ; il produit plus qu’il ne découvre ; il entraîne plus qu’il ne conduit.7

7Cependant, il n’est pas nécessairement artistique ; il peut tout aussi bien se développer dans le domaine philosophique, scientifique ou le monde des affaires. Il est certes un homme d’exception au sens où il est hors norme car voyant ou encore précurseur : il annonce un avenir qu’il est le seul à pressentir8. Avec Kant, le caractère exceptionnel de l’homme de génie est confirmé mais également infléchi dans la mesure où sa posture est désormais réservée au domaine artistique9. Cette limitation de la sphère du génie est d’abord fondée en nature : le génie est une disposition innée de l’esprit par laquelle la nature donne ses règles à l’art10. Cette disposition naturelle est ensuite spécifiée comme un jeu sur les règles de l’art : le génie est celui qui transgresse les règles de l’art déjà existantes et produit, sans le savoir, de nouvelles règles (que d’autres après lui –ses disciples- mettront à jour11). Si les beaux-arts sont les arts du génie, c’est parce qu’ils sont les seuls à faire apparaître le problème de la création en termes de transgressions des règles existantes et d’élaboration, dans une postérité soucieuse d’intégrer ce qui est talentueux et original, de nouvelles règles qui transfigurent alors la nouveauté inconsciente et naturelle du génie en exemplarité expressive. Plus généralement, la perspective du génie selon Kant permet de personnaliser la question de la création artistique comme transgression des règles déjà existantes et comme manifestation de la liberté de l’artiste puisqu’elle fait de ce dernier un être naturellement exceptionnel, producteur d’une expression artistique dont le talent et l’originalité serviront de norme aux générations futures d’artistes. L’artiste de génie n’est pas tant un être hors norme au moment où il crée qu’un être en vue de la future norme qu’il devance ; n’oublions pas qu’il est pour la postérité un créateur de règles. Le régime de l’exception artistique inventorié par Kant tient alors à cette figure complexe de l’art comme transgression des règles existantes au nom du génie qui renvoie, en dernier recours, la production artistique, au déploiement de la nature. En d’autres termes, l’exception n’est pas tant ce qui confirme une règle par la valeur particulière d’un écart que ce qui annonce une future norme et ouvre ainsi un régime de culture nouveau.

8Un troisième indicateur théorique de l’exception artistique peut être repéré dans la manière dont l’art conquiert son autonomie dans l’expression ou l’invention des formes. Il est intéressant de comprendre comment, durant la première moitié du XXe siècle, des artistes et des critiques d’art tentent de faire de l’art un monde en soi, autosuffisant. Ce qui se passe alors en peinture est particulièrement symptomatique de cette tentative. Je retiendrai deux moments célèbres.

9Premièrement, lorsque Malévitch peint son Carré noir sur fond blanc (1915), il a le projet de faire sortir définitivement la peinture de toute imitation de la nature et, même, de tout rapport référentiel à la réalité12 . La peinture veut se définir comme un monde en soi dont l’aboutissement sera la mort du tableau né avec la perspective géométrique, à la Renaissance. Si la peinture proclame son indépendance, c’est pour affirmer qu’elle ne doit plus rien au monde et tout à elle-même. Elle va travailler désormais à l’établissement de ses propres règles (ou lois) dont les artistes seront les maîtres et les proclamateurs.

10Deuxièmement, le mimétisme est remplacé par un certain type de réflexion interne à la peinture (par exemple, sur les moyens et les méthodes de la représentation, sur l’expression picturale). La conscience, chez les artistes et les critiques d’art, d’une plus grande réflexivité introduite dans l’art, renforce l’autonomisation de la sphère artistique qui passe désormais par un questionnement sur les conditions de possibilité de la peinture. La thématisation du paradigme américain de la peinture abstraite chez Clement Greenberg est à insérer dans ce mouvement de l’histoire de la peinture qu’il nomme modernisme, et  où, en se retournant sur elle-même, la peinture se comprend comme une critique : il ne s’agit pas tant, à travers cette nouvelle démarche des peintres selon Greenberg, de représenter l’apparence des choses que de savoir comment la peinture est possible13. Quelle est l’essence de la peinture ? Quelles sont les limites de la peinture ?  sont autant de questions qu’un peintre comme Pollock a tenté de résoudre14.

11Ainsi, la peinture conquiert-elle un nouveau rapport à elle (qui passe sans doute par l’appréhension de ce que Greenberg nomme une réflexion sur l’essence de cet art) qui lui fait quitter définitivement tout rapport référentiel à la réalité pour s’enfermer dans le monde de l’art, le souci exclusif des formes et de leurs conditions de visibilité. Elle sort définitivement du monde commun, de cet univers conventionnel hérité de la perspective, et qui réunissait dans une même culture le peintre et le spectateur, le tableau et la perception ordinaire. Si la peinture travaille à l’élaboration d’un monde pour elle, elle entreprend alors de penser ses propres règles en dehors des règles courantes qui sont celles de la perception ordinaire ou du spectateur anonyme. L’exception artistique se déploie grâce à une autonomie enfin conquise du langage pictural. L’art est définitivement en dehors des règles courantes. Il ne se rapporte qu’à lui-même. Il est dépouillé de tout engagement extérieur qui pourrait corrompre la « pureté » (c’est une expression de Greenberg au sujet du modernisme) de ce travail sur l’art.

12Plus encore, le régime d’exception de l’art franchit alors une étape supplémentaire ; les artistes ont le droit d’utiliser la citation c’est-à-dire de se réapproprier dans leur pratique d’autres pratiques déjà existantes, de les superposer aux leurs, de les faire sortir de leur contexte et de leur sens initial. Comment imaginer un autre domaine où l’appropriation du travail des autres (le recopiage en quelque sorte auquel peut conduire l’obsession du formel) ne serait pas puni et considéré comme un pillage ?

13Le régime de l’exception artistique tient à un quatrième indicateur théorique, sans doute le plus frappant quant à ce que peut l’art, l’idée d’une pensée artistique. Non seulement l’art n’a plus besoin de la réalité pour être lui-même mais il n’a plus besoin de la pensée des autres, et surtout de la philosophie avec ses outils conceptuels envahissants, pour exister. En effet, on peut dire que la caractéristique précédente est hantée par le discours philosophique15 : une peinture qui devient consciente d’elle-même par une plus grande réflexivité est une peinture qui déplace sa définition vers un modèle philosophique : celui du progrès de l’art par la réflexion sur les formes de l’art. De ce point de vue, l’analyse du Pop Art chez Arthur Danto, mouvement artistique fondateur de l’art contemporain selon le philosophe américain, est intéressante car elle tend à libérer définitivement l’art de toute béquille philosophique. Dans L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, Danto affirme que c’est un artiste et non un philosophe, Andy Warhol, qui a su, dans la deuxième moitié du XXe siècle, formaliser un nouveau rapport de l’art à la réalité, et plus encore, de l’art à la vie ordinaire. Plus précisément, Warhol aurait pensé ce que jamais les philosophies n’avaient su conquérir : que l’art puisse contenir des vérités sur la vie ordinaire en transfigurant cette dernière. En choisissant de célébrer la vie ordinaire (les produits manufacturés, la publicité, le monde des stars du cinéma, bref ce qui fait l’événement de la vie de tous les jours pour une société de masse et de consommation), l’art a non seulement modifié le contenu de celle-ci mais déplacé également son rapport à la pensée. Ce sont les artistes qui nous ont appris que la différence entre l’art et la vie ordinaire devait se concevoir d’une autre manière que selon des critères perceptifs. Avec Boîte Brillo qui est une reproduction parfaite d’une boîte de lessive vendue dans le commerce, la différence entre l’art et la réalité n’est plus, contrairement à ce que croyait la philosophie depuis Platon, de l’ordre de la perception. Warhol oblige la philosophie à une mise en question de son savoir sur les rapports entre l’art et la réalité, mais aussi, encore plus essentiellement, de son savoir sur l’art. Elle n’est plus une discipline surplombante reine de la pensée. Elle est amenée, par l’art, à mieux comprendre le mode d’accès de l’art à la vie ordinaire, et la vie ordinaire elle-même comme susceptible d’une célébration16. En prenant le parti de la vie réelle jusqu’à la rendre par le biais du travail artistique, transfigurée, « presque transcendantale », selon les termes de Danto, les artistes pop ont rendu la vie ordinaire sacrée et ont abandonné tout le discours métaphysique de la tradition continentale sur l’art. L’art a alors avancé des propositions sur la vie ordinaire que la philosophie de l’art n’avait pas encore pressenties et qui, en retour, ont fait bouger les frontières des discours sur l’art et la réalité. L’art est alors mis en situation d’exception par les philosophes contemporains eux-mêmes qui considèrent qu’il sait produire une pensée de lui-même toujours en avance sur les discours des philosophes. Si le Pop art a su mettre en œuvre dans ses recherches plastiques un véritable questionnement philosophique sur les rapports de l’art à la réalité, que la philosophie n’arrivait pas à produire, alors il y a une pensée de l’art, ou plutôt des schèmes productifs de la pensée propres à l’art, et qui passeraient par des séries d’expérimentations comme Boîte Brillo. L’injonction faite à l’art d’être exceptionnel prend alors la forme d’une pensée expérimentale qu’il serait le seul à pouvoir déployer et qui rejaillirait ensuite sur les domaines plus traditionnels de la pensée. L’art ne devient-il pas une totalité sous la forme d’une pratique théorique qui lui confère un prestige ultime, celui de l’invention dans le domaine de la pensée ? L’art oblige la philosophie à une subversion de ses pratiques de pensée. La qualité d’autonomie de l’art en fait même un acteur de la production philosophique.

14Finalement, ces quelques étapes, symptomatiques d’un idéal type que j’ai tenté d’élaborer, ne font pas de l’épreuve de l’exception une anomalie sauvage, une pure extériorité, un en dehors de toute chose, qui n’est jamais qu’une illusion ou une reconstruction. Il n’existe pas, du point de vue de l’exception artistique que je défends ici, d’altérité ontologique du régime artistique. Disons plutôt que l’exception est attachée en soi à la qualité de l’art. Cet attachement en soi n’est pas une qualité intrinsèque du régime de l’art mais une création sociale spécifique qui tient à ce que les sociétés ont fait de l’art pour qu’il puisse valoir comme exception. L’exception artistique est une création sociale par excellence (des artistes et des théoriciens). Même la revendication de l’autonomie est toujours liée à une place faite à l’art dans les sociétés. On peut d’ailleurs insister sur le fait que la mise en avant de la qualité d’autonomie dans l’art est surtout une tâche de la démocratie alors même que les régimes autoritaires préfèrent noyer la spécificité de l’art dans des pseudo-valeurs qui servent les fins politiques des dirigeants.

La contestation, figure politique de l’exception artistique

15La contestation est une attitude qui tend à faire de l’art un domaine dans lequel l’artiste devient un acteur exceptionnel dans l’histoire grâce à une confrontation avec le monde réel qui trouve aussi sa justification dans l’art qu’il pratique. Elle est même une figure ultime de l’exception artistique tant elle revient à une démarche radicale de transgression des règles et des pouvoirs. Mais, en même temps, elle est un exemple limite du rapport art/politique dans lequel, précisément, le rapport à l’exception est ambigu. D’un côté, l’artiste contestataire se rapporte au monde politique et social qu’il veut changer, rendre meilleur ; il ne se contente pas de son statut d’artiste et veut renouer avec un monde commun à tous les hommes, monde à venir et qui suppose la rupture avec l’ordre établi. De l’autre, le rôle politique de l’artiste conduit nécessairement l’art à une position d’exception ou d’étrangeté à cause de la distance formelle ou de la production à laquelle conduit l’acte artistique. Prenons acte de cette aporie : toute expression artistique, et plus particulièrement plastique, même lorsqu’elle se présente comme une pratique politique, sociale et historique au service d’un ordre meilleur, prend place dans une histoire de l’art qui lui reconnaît un pouvoir d’évocation plastique ou une place dans la guerre des formes ; d’où la place difficile de l’art en temps de détresse : l’acte de faire un tableau, aussi près de l’événement historique soit-il, peut-il constituer un engagement similaire à l’action politique17 ? L’art peut-il revendiquer un sens et une utilité dans le domaine des pratiques humaines, faire coïncider praxis et poiêsis aristotéliciennes, les règles de conduite dans l’action et les propositions artistiques ? Plus encore, si l’art revient à une action de dénonciation, de contestation (ce qui suppose un artiste-acteur pour communiquer un message neuf), il désigne en même temps une nouvelle manière de peindre, innovation et recherche formelle.

16Pour mieux comprendre la contestation et ne pas la réduire à la figure restrictive de l’engagement politique, pour mieux analyser aussi l’entreprise à la fois de rupture et de reconnaissance qu’elle implique, on peut dégager au moins trois types de contestation : l’avant-garde, la théorie et l’engagement.

17Tout d’abord, la contestation intervient de manière interne à l’histoire de l’art comme vœu d’un renouveau plastique, renversement de l’art académique par l’avant-garde, liberté vis-à-vis de l’histoire de l’art. Support(s)Surface(s) en France illustre bien encore cette démarche des avant-gardes par la tentative commune (qui a consolidé la réunion de ces artistes), de faire éclater le sens conventionnel de la peinture et, dans une moindre mesure, de la sculpture18. Ces plasticiens déconstruisent radicalement et matériellement l’objet tableau pour détruire les fondements ontologiques de la peinture de chevalet. Toile et châssis acquièrent la valeur d’un matériau spécifique ; ils deviennent un espace de travail réel. La matérialité des conditions de possibilité de la peinture est alors exhibée. En montrant ce qui, traditionnellement, ne se voit pas, les dessous matériels de la peinture qui font ses conventions (le châssis ou la toile brute), ces artistes opèrent une déconstruction des supports et des surfaces traditionnels qui revient à une contestation du modèle du tableau qui continue d’habiter notre culture comme le moment sacré de la peinture. Montrer que le tableau contient en lui une violence, celle des conventions qu’il faut respecter, désacralise ce qui est encore pour le grand public un idéal de l’art et rappelle combien les procédures de réalisation des tableaux ont été dématérialisées, idéalisées et tronquées dans un objet tableau fixé une fois pour toutes. Les artistes de Support(s) Surface(s) s’opposent à l’art tel qu’il semble représenté et figé dans une histoire de l’art pour révéler les forces jugées extérieures, sous-jacentes à l’histoire de l’art. Tout d’abord, ils font entrer ce qui, généralement, ne se voit pas dans une histoire des formes. Ensuite, ils font éclater toute « idéalisation » de l’art au nom de la matérialité sociale des œuvres. Dans ce cas, la contestation produit un travail sur l’art neuf mais inhabituel pour un regard habitué à la contemplation de l’art dominant, à la fréquentation des musées. La position d’avant-garde peut aboutir à l’impasse dans ses résultats, à l’absence de règles à venir ou encore à l’impossibilité de constituer un héritage. D’une certaine manière, peu importe. L’essentiel de sa démarche tient à la radicalité qui est exprimée, au modèle dominant de l’art qui est dénoncé, aux tromperies qui sont exhibées, faisant de l’artiste un maître en vérité, un acteur héroïque. Cette démarche porte aussi un regard sur l’avenir de l’art qui est un regard politique dans la mesure où elle dénonce un gouvernement de l’art par des conventions étouffantes qui se cachent. Elle a également une vocation d’éducation à un meilleur regard : il faut apprendre au public à faire fonctionner une vision critique sur la peinture alors même que le spectateur peut croire incarner un regard neutre, impersonnel qui est pourtant le fruit d’un habitus social de la peinture : tout regard n’est-il pas idéologique ?

18La contestation peut aussi engager une rupture avec la tradition artistique par une remise en cause de la pratique même qu’est l’art. Il s’agit d’évoquer une crise de l’art, une fin de l’art, un épuisement de ses formes existantes. La question n’est pas tant celle d’un déplacement des limites de la pratique que celle d’une quête de sens. Partant du constat que l’art ne produit plus de sens, il est nécessaire qu’il en produise à nouveau. Ceci suppose une contestation des pratiques telles qu’elles existent, éparpillées, sans théorie. Ainsi, pour les conceptuels, l’art doit être une linguistique ou une philosophie. L’art est langage et ne produit plus d’œuvres. La contestation de l’œuvre d’art est un refus du statut pratique et matériel de l’art au nom du discours, de la théorie qui fait de l’artiste un penseur. En 1965, Joseph Kosuth19 expose One and three chairs, une chaise pliante entre sa photographie grandeur nature et une définition du mot « chaise » reproduite d’un dictionnaire. La chaise est une œuvre possible, un sens sans effectivité qui appartient au ciel platonicien des idées. Le refus de l’objet réel est refus de l’objet que l’on communique, diffuse et consomme. Refuser l’art comme simple pratique qui produit des œuvres, c’est contester la collusion de l’art et du marché. C’est inventer une nouvelle posture de l’artiste où la transgression des règles de l’art est poussée à une limite derrière laquelle il n’y a plus grand chose à regarder.

19Enfin, la contestation se présente dans une expression plastique conçue aussi comme pratique sociale, politique ou historique. Les artistes se considèrent alors comme des acteurs véritables du réel. Leur idéologie est celle de l’engagement politique, de la réflexion sur le rôle de l’artiste dans la société. On peut évoquer les années 70 en France, par exemple, l’exposition tumultueuse de 1972 organisée à Paris au Grand Palais conformément à une volonté présidentielle. Certains parmi les exposants, je pense à la Coopérative des Malassis, n’hésitent pas à exposer d’immenses panneaux figuratifs qui représentent le pouvoir en place de manière acerbe : « Le grand Méchoui ou douze ans d’histoire contemporaine en France ». Lors du vernissage public, ils décident même de décrocher leurs panneaux pour aller rejoindre ceux qui manifestent dehors. L’artiste est alors celui qui conteste la table de l’expérience esthétique comme pure contemplation au nom d’un ordre meilleur, plus éclairé, qui mérite une nouvelle figuration pour dénoncer les violences d’un pouvoir censé représenter la France. L’acte du peintre est contestation de l’ordre établi au service d’une utopie politique revendiquée, d’une paix sociale rêvée. Les inventions formelles sont mises au service de l’engagement politique.

20Dans les trois cas, la contestation artistique (avant-garde, théorie et engagement, les trois pouvant être mêlés) met l’accent sur les rapports art/société, art/histoire, art/politique et sur la nécessité de transformer le regard du public face à l’art, pour déplacer les limites de l’art par une dénonciation des conventions masquées dans le premier cas, pour redonner du sens au concept d’art dans le second cas et afin d’incarner une utopie politique dans la troisième cas. À chaque fois, c’est la conception de l’esthétique comme discours unitaire et autonome sur l’art qui est mise en péril20. Plus encore, eu égard à l’injonction de la société quant à l’autonomie de l’art, dont nous avons tenté la genèse à travers l’attachement de l’art à l’exception, faut-il comprendre la contestation au XXe siècle, non plus comme la figure ultime de l’exception artistique, mais comme une tentative d’aller à l’encontre de l’attachement de l’art à l’exception ? La contestation n’est-elle pas une remise en cause du régime de l’exception ? Le rapport entre art et politique qui se dessine dans la radicalité de la contestation ne témoigne-t-il pas d’un regard particulier sur l’enfermement de l’art dans ses spécificités et dans un monde qui s’est totalement refermé sur lui-même ? Faire intervenir le rôle matériel des supports et des surfaces artistiques, contaminer l’art par le langage, mettre en avant la figure politique de l’artiste en faveur d’une société plus juste, sont autant de démarches qui font surgir des éléments étrangers, variables et hétérogènes dans le monde de l’art, qui sapent les fondements de l’autonomie et de la pureté du discours esthétique, qui servent souvent de justification à la figure de l’exception artistique. La contestation a le mérite de réintroduire tout ce que l’esthéticien et le public laissent généralement de côté, ce qu’ils classent à la périphérie de l’art et qui n’est pas considéré comme constitutif de l’essence de l’art. Elle remet alors en cause la capacité de l’art à valoir comme exception car elle brouille l’identité de l’art. Elle a le mérite de rendre les frontières de l’art mouvantes et de remettre en cause le dogme de l’exception artistique en contestant la clause d’exceptionnalité qui lui assure ses prérogatives. Elle intègre de la nouveauté dans l’art, une réflexion plus grande sur la destination et la définition de l’art. En ce sens, je crois qu’il faut bien comprendre ce rapport spécifique de l’art à la politique qui s’établit de manière très forte mais également très brouillonne parfois. Il tient à une tentative des artistes d’aller contre un mouvement de fond : l’injonction sociale de l’art à l’autonomie qui réside dans le développement d’une culture politique occidentale de plus en plus préoccupée, à partir du XVIIIe siècle, d’idéal républicain ou démocratique. Rendre l’art autonome c’est lui donner les moyens d’inventer ses propres règles, de réaliser l’idéal de la liberté de l’artiste. En même temps, c’est prendre le risque  de l’enfermement, du détachement à l’égard des règles communes d’une société, des tâches quotidiennes des hommes ordinaires. La contestation a sans doute eu la vocation suivante : faire sortir l’art du modèle de l’exception artistique lorsque celui-ci se fige dans des formes qui deviennent académiques. L’avant-garde risque de devenir académisme, un nouvel ordre remplace l’ancien. Elle court aussi le danger d’être rattrapée par le marché et le monde de l’art. Il en va de même pour la théorie : elle risque d’être intégrée malgré elle au domaine des œuvres puisqu’on l’expose. Ainsi, la chaise de Kosuth devient art incarné par la signature, métamorphosant l’art conceptuel en chair, le langage en matière plastique. De même, l’engagement risque de devenir art officiel, au service d’un État ou d’un parti qui semble incarner l’utopie immortalisée par l’artiste. Plus encore, il peut être regardé pour ce qu’il n’est pas, un art de musée soumis comme tous les autres au regard déréalisant de l’amateur d’art qui s’adonne au plaisir que procure le pur jeu des formes plastiques. On peut ainsi regarder la série des Constructeurs de Fernand Léger sans connaître le programme pédagogique d’un peintre qui veut établir un contact direct entre les arts plastiques et le public populaire, au nom de son militantisme communiste.

21Au bout du compte, la figure de la contestation fait surgir un rapport ambigu à la norme explicative de l’exception artistique. Il existe alors un double régime de l’exception avec, d’un côté, une liberté formelle toujours exceptionnelle, et, de l’autre, une place d’exception pour l’artiste dans la société.

22Alors, peut-on sortir du régime de l’exception artistique alors même que l’on reste dans le domaine de l’art et que l’on bénéficie des avantages de la position exceptionnelle de l’art et de l’artiste ? Comme il existe un nouvel esprit du capitalisme qui a triomphé grâce à la récupération de la « critique artiste » issue de mai 6821, il existe aussi un nouvel esprit de l’exception artistique qui a su récupérer la contestation. Je crois que l’on peut dire que la contestation a sous-estimé ce que la société avait déjà fortement consolidé, un modèle social de l’art qui tend toujours plus à le pousser à l’autonomie (au sens d’une injonction de la société à l’autonomie de l’art). La contestation n’a-t-elle pas été récupérée à l’intérieur de ce modèle qui la dépasse ?

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Notes

1 Michel Foucault, Dits et écrits, Paris, Gallimard, 1994, p. 220.
2 Dits et écrits, op. cit., p. 222.
3 Nathalie Heinich, Du Peintre à l’artiste. Artisans et académiciens à l’âge classique, Paris, Minuit, coll. « paradoxe », 1993.
4 En 1648, à Paris, création de l’Académie royale de peinture et de sculpture, à Londres, de la Royal Academy (un peu plus tard).
5 Cf. Du Peintre à l’artiste, op. cit., p. 11. Disons que l’intellectualisation tient au fait que la personne reconnue par l’Académie détient des connaissances dans son domaine, connaissances liées à sa personne et à ses qualités propres. La dématérialisation correspond au fait que les académiciens, dans leurs attitudes, sont censés démontrer un certain désintéressement face à l’argent. L’individualisation qualifie la reconnaissance des qualités propres de la personne : son talent, son travail, etc. L’exceptionnel surgit dans la conjonction des trois qualités qui font de l’art une sphère particulière. Ces trois qualités sont des qualités sociales qui construisent la reconnaissance de l’artiste. L’art est exceptionnel dans la mesure où il déploie des qualités que d’autres pratiques ne sauraient faire valoir. Le régime d’exception de l’art tient à une création sociale spécifique (par l’intermédiaire des académies). Ce sont les sociétés qui ont eu besoin, à certains moments de leur développement, de faire valoir l’art comme une exception.
6 Cf. N. Heinich, Etre artiste, Paris, Klincksieck, 1996, p. 24-25.
7 Encyclopédie ou dictionnaire raisonné des sciences, des arts et des métiers, Paris, GF-Flammarion, 1986, tome II, p. 146.
8 Encyclopédie, op. cit., p.147 : « Dans les arts, dans les sciences, dans les affaires, le génie semble changer la nature des choses ; son caractère se répand sur tout ce qu’il touche ; et ses lumières s’élançant au-delà du passé et du présent, éclairent l’avenir : il devance son siècle qui ne peut le suivre ; il laisse loin de lui l’esprit qui le critique avec raison, mais qui dans sa marche égale ne sort jamais de l’uniformité de la nature ».
9 Critique de la faculté de juger dans Œuvres philosophiques, Paris, « bibliothèque de la pléiade », Gallimard,1985, § 46 : « les beaux-arts doivent nécessairement être considérés comme arts du génie ».
10 Ibid.
11 Critique de la faculté de juger, op. cit.,p. 1092, sur l’héritage, cf. § 47 : « la règle doit être abstraite de l’acte même, c’est-à-dire du produit auquel d’autres aiment à mesurer leur talent pour s’en faire un modèle, non pour l’imiter, mais pour en assumer l’héritage ».
12 Cf. le début de Du Cubisme au suprématisme en art, au nouveau réalisme de la peinture en tant que création absolue, début du petit manifeste : « Toute la peinture passée et actuelle avant le suprématisme (sculpture, art verbal, musique) a été asservie par la forme de la nature et attend sa libération pour parler dans sa propre langue et ne pas dépendre de la raison, du sens, de la logique, de la philosophie, de la psychologie, des différentes lois de causalité et des changements techniques de la vie ». Cité par Laurent Wolf, Vie et mort du tableau, Paris, Klincksieck, tome 2, 2004, p. 121.
13 Cf. C. Greenberg, « Modernist Painting » in The Collected Essays and Crticism, vol. 4 : Modernism with a Vengeance, 1957-1969, J. O’Brian éd., University of Chicago Press, 1993, p. 85-93 : « L’essence du modernisme réside à mon avis dans la mise en œuvre des méthodes caractéristiques d’une discipline afin de la critiquer elle-même, cela non dans un but subversif, mais afin de l’asseoir plus solidement dans son propre domaine de compétence ».
14 C’est par un sentiment d’insatisfaction à l’égard de la technique de la peinture que Pollock est conduit au dripping : la toile est posée à plat, à même le sol ; quelques trous pratiqués sur le fond d’une boîte de couleurs industrielles permettent au peintre de réaliser son tableau en se déplaçant et en laissant la couleur tomber sur la toile. Le vœu de Pollock est exaucé : il est selon ses propres mots « littéralement dans la peinture » : le geste et son rythme vital est fondamental. Il est peinture. Tout sert à l’art. Le corps même de l’artiste est au service de la peinture.
15 Cf. d’ailleurs chez Greenberg la référence à Kant pour penser la cohérence du modernisme ; Kant servirait de modèle philosophique dans la défense de l’art pur, in « Modernist Painting », op. cit..
16 L’Art contemporain et la clôture de l’histoire, trad. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 2000, p. 195 : « C’était [l’expressionnisme abstrait] un mouvement pétri de métaphysique, alors que le pop art célébrait les objets les plus ordinaires des vies les plus ordinaires –les cornflakes, la soupe en conserve, les tampons à récurer, les vedettes de cinéma, les bandes dessinées. Par le biais des processus de transfiguration, il leur donnait un aspect presque transcendantal […]. Les expressionnistes abstraits méprisaient le monde dont les artistes pop célébraient l’apothéose » ; cf. aussi La Transfiguration du banal, trad. C. Hary-Schaeffer, Paris, Seuil, 1989, introduction.
17 Le problème de l’art en temps de détresse relève bien de cette difficulté : comment concevoir que les films tournés à Sarajevo pendant la guerre aient été l’enjeu de nombreuses discussions et polémiques. Ces films étaient-ils des dénonciations relatives à un engagement ou des esthétisations, des formes dégagées du réel ?
18 Sur Supports(s) Surfaces(s), cf. Supports/Surfaces, catalogue du Musée d’art moderne de Saint-Étienne, 1991.
19 Concernant, Joseph Kosuth, consulter Art after philoosphy and after, MIT Press, 1991 : l’art (comme concept) commence avec la disparition de l’œuvre d’art c’est-à-dire quand la matérialité ou l’aspect physique de l’art disparaît.
20 On peut considérer que la tentative de faire entrer l’art dans uns discipline de réflexion propre commence avec la parution du premier volume de l’Esthétique de Baumgarten en 1750. Baumgarten invente un nouveau rapport à l’art par l’invention de l’esthétique conçue comme formation d’une science et d’un discours autonomes reliant l’art, le beau et la sensibilité du sujet dans le but d’élucider la notion de connaissance sensible. Voir A. G. Baumgarten, Esthétique, trad. J. Y. Pranchère, L’Herne, 1988, §1, p. 121 : « L’ESTHÉTIQUE (ou théorie des arts libéraux, gnoséologie inférieure, art de la beauté du penser, art de l’analogon de la raison) est la science de la connaissance sensible ». Le monde sensible est pensé par analogie avec le monde de la raison : il existe en l’homme en tant qu’il ne saurait percevoir le monde autrement que sous les espèces de la sensibilité, un analogon rationis, qui est pour le monde sensible l’analogue de ce qu’est la raison pour le monde intelligible. Le projet d’une science du sensible dénommée esthétique devient possible.
21  Cf. les analyses de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Le nouvel Esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
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Pour citer cet article

Référence papier

Fabienne Brugère, « Qu’a fait la contestation de l’exception artistique ? »Noesis, 11 | 2007, 75-90.

Référence électronique

Fabienne Brugère, « Qu’a fait la contestation de l’exception artistique ? »Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/793 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.793

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Auteur

Fabienne Brugère

Est professeur de philosophie à l’Université Michel de Montaigne - Bordeaux III. Ses travaux portent sur l’esthétique et la philosophie morale, sur l’histoire de la philosophie de langue française au xviiie siècle, et sur le thème des Lumières. Elle a récemment publié : Théorie de l’art et philosophie de la sociabilité (Champion, 1999) ; Le Goût. Art, passions et société (PUF, 2000) ; L’Expérience de la beauté (Vrin, 2006).

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