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AccueilNuméros11Art et politique

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1Septembre 2004, New York est fébrile. On sent comme une provocation politique dans la tenue de la Convention républicaine au Madison square Garden. Quelques mouvements de foule, bien tenue par un quadrillage policier efficace et omni visible, mais plus globalement, des actions éclatées et individualisées. Un badge discret sur le revers d’une veste ou d’une robe, quelques affiches aux fenêtres, sur les trottoirs de Brooklyn, une table est posée où des jeunes gens inscrivent sur les listes électorales les passants volontaires. À Union square, des happenings contre le Président candidat et sa guerre d’Irak. Les vétérans côtoient la jeune génération. Des artistes de trottoir étendent des fresques dénonçant la guerre. Dans les galeries et ateliers le même fourmillement. Le New York Times du 27 août 2004, développe un long article sur les rapports des artistes et de la politique 1. Y sont présentées des séries d’initiatives d’artistes et de galeristes, notamment celle de la galerie Pierogi (Brooklyn) qui proposait à plus d’une centaine d’artistes de présenter des slogans ou propositions anti-Bush. Le résultat était une exposition de Tee-shirts ornementés de slogans ironiques ou virulents, ou de portraits détournés. L’artiste y apparaissait comme un simple citoyen utilisant son savoir-faire artistique pour énoncer ses propositions de citoyen. On voyait dans ce foisonnement quelque chose de l’ordre d’un « amateurisme » politique d’où n’émergeaient que les propositions de ceux qui habituellement s’exercent à l’art politique comme l’égérie de Fluxus et de John Lennon, Yoko Ono, dont le fameux imagine peace se retrouvait sur le mur de plusieurs galeries. L’impression laissée était celle d’un comme si ; tout se présentait en effet comme si les artistes cherchaient à dire leur positionnement politique, mais sans trouver dans leur art ou leur savoir-faire, le moyen de le dire. On en arriverait à un partage où l’art ne pourrait dire ce que l’artiste voudrait dire, un partage où l’art se couperait irrémédiablement de la politique, un partage où la politique est affaire de citoyen et l’art affaire d’artiste. Tout cela conduisant à la question de savoir si le citoyen et l’artiste peuvent se rencontrer dans une même personne. Peut-on imaginer un artiste citoyen et sur un autre versant un citoyen artiste ? La question semble sans fond tant la réponse serait évidente que tout artiste est citoyen et que tout citoyen peut prétendre à être artiste. Cependant ce qu’elle vise n’est pas le glissement à partir du socle citoyen à une qualité particulière (l’être artiste), sur laquelle tout le monde peut trouver accord, mais de savoir si ces deux appartenances relèvent encore de ce glissement. La thèse serait que là où l’être citoyen trouve sa limite, et peut-être son extinction, l’être artiste serait, peut-être, une issue. Dans cette perspective, il s’agirait de lire l’art de l’époque comme saisi dans une crise d’identité. Cette crise ne serait pas tant celle des formes que celle de l’appartenance. En cela ce que l’époque a décrit comme crise en tentant de dégager la nullité de l’art contemporain, qui aurait perdu ses repères, ne serait qu’un faux problème. Elle demande à l’artiste de mettre sens là où les maîtres du sens ne savent pas plus le faire que l’artiste. Elle demande à l’artiste de s’impliquer dans la citoyenneté quand l’art la porte ailleurs. En ce sens la tentative d’activer le rapport art et politique aujourd’hui, comme l’ont fait les artistes américains est pathétique. La très officielle revue Art Forum International, consacre son numéro de septembre 2004 à un dossier sur l’art politique. Le titre « La saison politique, réponses d’artistes », indique bien la nature du questionnement : comment les artistes se positionnent-ils dans le débat politique ? Or, bien évidemment, la question de la nature du débat est évincée. Il s’agit tout simplement d’opter dans le choix proposé aux citoyens américains. Certes l’enjeu déborde le simple territoire américain et engage le monde entier ; certes encore cet engagement déborde la simple politique politicienne, en ce qu’il peut décider de la poursuite d’une guerre. Cependant, et l’équipe républicaine l’a bien compris, l’enjeu n’en demeure cependant pas moins celui d’un choix jouant sur le sociétal et non pas sur le social.

2L’engagement requis se noue sur deux registres, voter ou ne pas voter, accepter ou non la vision sociétale portée par les candidats. D’un côté c’est la question de l’acte citoyen d’adhésion à la démocratie qui est posée ; de l’autre c’est l’image proposée de la société (elle même non remise en question) qui est interrogée. Dans une brochure du Philadelphie Independant, intitulée : « Voter ou ne pas voter » (to vote or not), parue en ce même mois de septembre, on lit ceci :

En fait, nous ne pouvons pas être détachés de nos gouvernants, aussi repoussante une telle idée soit-elle, leur échec est celui de leur pays, et donc le nôtre.

3Le radicalisme du Philadelphia Independant laisse cependant la question ouverte, et ne peut que constater que la chose politique trouve une canalisation simple, voter ou ne pas voter. Un effet entonnoir engouffre toutes les positions théoriques et politiques dans cette simple alternative. C’est face à cet engagement et cette simplification que l’artiste rappelé au rang de citoyen tente une position.

4La réponse adoptée consiste à mettre image sur le choix fait. Voter devient dans ce cas un geste obligé où l’artiste contraint désigne son choix, le met en image. Dans le NYT de septembre 2004, le choix de voter est de toute évidence un choix anti-Bush ; le vote Kerry est alors compris comme « Kerry plutôt que Bush », ou, plus positivement comme une adhésion habituelle au programme démocrate. L’artiste dans cette optique se contente de représenter la figure du pouvoir. Un portrait du président signifie l’opposition au président. On avait pu voir au Consortium de Dijon durant l’été le travail de Richard Phillips. Hors contexte, extirpé de NY, on ne pouvait voir qu’une série de portraits, traités sur le mode hyperréaliste, d’icônes de l’Amérique. Un gourou démultiplié, une star sur laquelle se superposait le dieu dollar, et un portrait de Bush. Ces trois figures étaient sans doute à lire comme des icônes maudites, les points repoussoirs sur lesquels se construit une société en perte d’elle-même. Dans ce sens, montrer équivaudrait à dénoncer. Toute représentation de la figure incarnant le pouvoir serait à lire comme une forme critique. Mais qu’en est-il quand, dans la même exposition, sont montrés un portrait (érotisé) de jeune femme et une représentation pornographique ? Ici montrer serait adhérer ! On penchait dans cette exposition à voir ce qu’on voulait voir, l’art y apparaissait comme une sélection d’images (laborieusement reproduites), où le spectateur projetait ses propres pensées, croyances ou positions. L’ambiguïté n’était pas levée quand le dossier de presse de l’exposition rappelait qu’invité à proposer son Top 10, l’artiste avait (certes un mois après l’épisode du WTCenter) proposé : « NYFD, NYRD, Mayor Giulani et al. » 2. Explicitant sa réponse l’artiste se contentait de dire que n’ayant pu participer aux secours, il donnait ainsi son obole. Ainsi l’artiste était-il renvoyé à n’être qu’un simple citoyen. En ce sens ce serait l’extériorité qui déciderait de mon être, citoyen ou artiste. Dans la galerie des portraits de Bush, une sculpture de Rachel Mason, attirait particulièrement l’attention. Il s’agit d’un baiser (saisi au niveau du buste) réalisé dans une facture traditionnelle, très figurative, où l’artiste s’est représentée accolée fougueusement (hoolywoodiennement) à la bouche du président. La lecture qu’en fait la journaliste du NY Times est assez exhaustive, elle y voit l’ambiguïté du double portrait, les références explicites aux sculptures de Jeff Koons, à une étrange Pietà, ou encore aux débords sexuels des présidents, ceux de Clinton et Monica Lewinsky pouvant anticiper une faille chez le Président Bush. Mais ce qui ne serait qu’une ironie, où la figure du pouvoir deviendrait le jouet de l’artiste, s’inverse dans le trouble : « cette sculpture montre aussi l’essence du charisme et du pouvoir politique à son plus haut degré, qui réside en ce qu’il y a toujours en lui un soubassement érotique auquel hommes et femmes succombent ». Montrer l’érotique du pouvoir et l’artiste y succombant, est-ce entrer dans une problématique politique ? Montrer l’incursion du pouvoir dans sa sexualité, réelle ou fantasmée, est-ce, de même entrer dans une problématique politique ? En fait ce que montrent ainsi les artistes, c’est dans une tentative de faire du politique, la difficulté qu’il y aurait aujourd’hui à penser le politique et donc à l’imager. La longue succession des images à teinture politique que déroulent les artistes à New York, renvoie l’observateur à s’interroger sur ce que serait aujourd’hui un art politique. Voire plus : c’est de sa difficulté de se penser en tant que citoyen que l’artiste enverrait des images confuses et donc entrerait dans une logique floue. En ce sens on pourrait analyser la crise de l’art comme découlant de la crise de la citoyenneté. Poser ainsi le problème équivaut à demander à l’artiste de faire en termes de dénonciation et de proposition ce que le citoyen ne peut (sans doute faute d’outils critiques) agir. Demander à l’artiste de figurer la politique dirait que dans un monde sans alternative, mais en manque d’alternative, on se tourne vers lui (l’artiste) pour dessiner les contours de cet ou bien manquant… C’est tentant, ce jeu de l’alternative, que l’on verra, par exemple, Elizabeth Peyton, livrer un portrait de John Kerry. Cette peinture, de facture, elle aussi hyperréaliste, montre le John Kerry de 1971, alors jeune homme, dans une saisie « glamour ». Les yeux comme tournés vers ce destin de maître du monde qui pourrait s’ouvrir devant lui. Mais ce qui frappe ici, comme c’est le cas dans les caricatures de Chagoya (qui décline en référence au « Poor Richard » de Guston consacré aux années Nixon ; un « Poor Georges » consacré à Bush), c’est la nostalgie politique des années Viêt-Nam. Celles-ci seraient le creuset où l’amalgame artiste et citoyen aurait déversé son or. Alors le Kerry attendu serait le jeune soldat qui aurait su combattre la guerre.

5Alors de même que la stature du chef passe par les faits d’arme, accomplis ou non par le prétendant, l’art chercherait une même autorité à dénoncer en se tournant vers ce même creuset de la guerre. Une exposition organisée par David W-Kiehl, au Whitney Muséum, puise dans les collections du musée et présente des travaux produits pendant la guerre du Viêt-Nam sous le titre Mémorial de guerre ; on y voit notamment les Moments les plus sombres de l’Amérique de Chris Burden, des lithographies de Robert Morris (Infantry Archive) et le Non War Memorial de Edward Kienholz réalisé en 1970. Un autre programme du même Whitney présente un ensemble de films dénonciateurs de la guerre sous le titre : War ! Protest in America 1965-2004, on peut y voir des images des confrontations police-manifestants dans le Kent et la grande marche de 1967 sur le Pentagone. L’actualité est représentée par le film de Julie Talen Sixty Cameras Against the war qui interprète l’opposition New Yorkaise à la guerre d’Irak ; et celui de Brigitte Cornan (Not in Our Name) qui propose des entretiens avec des artistes tels Serra ou Lawrence Weiner.

6C’est dans ce dernier travail que le problème de l’implication politique retrouve quelque chose de fondamental quant à l’être artiste ; et que ce retour ait à voir avec les choses de la guerre vient signifier un point important. Si le pouvoir se donne ici à voir dans sa proposition la plus archaïque de pouvoir faire la guerre, il vient rappeler quelque chose de son fondement : le pouvoir naît de la guerre et il est pouvoir sur elle. Là où l’Europe, par exemple, expérimente une légitimation non liée à la guerre, les EU semblent, eux, peu prêts à lâcher cette légitimation. Là où l’Europe expérimente une légitimation dérivée, à partir des effets de la seconde guerre mondiale en tentant de se construire légitimement sur un « plus jamais ça ! », les EU développent une stratégie de guerre exportée. De la seconde guerre mondiale, au Viêt-Nam, du Viêt-Nam à l’Irak, l’Amérique lie guerre et pouvoir, quand l’Europe voit ses chefs issus de la paix. Si l’opposition à la guerre est finalement le fondement actuel du pacte social européen, aux États-Unis elle serait la remise en cause du pacte américain. Quand les artistes américains énoncent Not in Our name c’est la nature même du pouvoir et du pacte qui les lie qui est dénoncé. En même temps, interrogés parce qu’artistes, ils répondent en citoyens : on retiendra de ce constat deux choses. Le citoyen s’exprime parce qu’artiste et révèle dans sa fonction citoyenne, la (ou sa) fonction artiste. Ce sont alors deux positions parallèles qui émergent. Elles ont trait à l’adhésion au monde. On pourrait dire qu’il y a politique quand il y a interrogation, sur le mode d’adhésion. Le citoyen est le citoyen quand il marque ou non son adhésion à ce qui est mené comme politique dans ou par le groupe auquel il appartient. L’artiste entre dans une logique politique quand il articule sa production à l’adhésion ou la non-adhésion à cette même politique. En ce sens si la logique citoyenne, articulée au politique dans une désadhésion peut aboutir jusqu’à la désobéissance civile [étant entendu que la radicalité absolue passant par la violence ou le terrorisme, est une sortie de la citoyenneté], que serait un art « désobéissant » civilement ? Et sur un autre versant un art participant aux logiques du pouvoir ?

7Le « pas en notre nom » rappelle ce qui pourrait être la trame éthique (peut-être ouverte d’ailleurs par les excès de la seconde guerre mondiale) sur laquelle se construisent les développements citoyens, mais aussi esthétiques et donc artistiques de la contemporanéité. L’art en cette logique serait la marque de la protestation adressée au monde. L’artiste (mais plus globalement l’auteur) développerait dans et par son art les propositions du refus. Là où le citoyen est « malgré lui » emporté dans le devenir catastrophique du monde, par le jeu de la démocratie (du « on n’a pas le choix »), l’artiste se désolidarise de sa part citoyenne neutralisée, et tente une refondation « citoyenne » dans l’art. Notons que, sur un autre versant, ceux qui dépassent la neutralisation citoyenne par un travail sur la citoyenneté (dans l’alter mondialisme par exemple), sont étrangement en dehors des choses de l’art. Il y aurait quelque chose de l’ordre d’une désolidarisation : où face à la question politique le socle citoyen-artiste ramènerait chacun de ses composants à l’autonomie. En ce sens, la logique de la solidarisation présente et expérimentée par Beuys aurait vécu ; et ce serait le principe de la séparation prônée par Maciunas qui s’imposerait. Alors que Beuys développe l’idée de la sculpture sociale, engage des performances militantes autour du concept d’université libre et finalement se fait élire comme député, Maciunas prônait la séparation. Dans celle-ci, l’artiste engageait son art hors de toute logique commerciale et gagnait sa vie comme tout autre citoyen.

8Le « pas en notre nom » viendrait, dans cette alternative, tenir une voie médiane. Les artistes ayant été emportés dans la ligne molle de la contemporanéité, n’interrogent plus, ou que de façon superficielle le statut de l’art.

9L’institutionnalisation de celui-ci les renvoie à être en attente d’une réception et d’une reconnaissance, où les présupposés des avant-gardes, de Dada à Fluxus, semblent s’engouffrer. Mais dans cette position mole (où l’artiste pas plus que le citoyen n’a de possibilité d’agir sur ce qui le porte), il semble que le NY de 2004, entrevoit l’issue. La guerre devient, tout comme pour le pouvoir, mais en opposition à lui, la possibilité d’une refondation. Le non à la guerre permet à l’artiste de retrouver la part de réel dont il s’était détourné. Quand, si l’on s’en réfère à Debord, le réel se trouve emporté dans la représentation, la guerre permet de lever les illusions représentatives pour retrouver le réel. L’image, affiche, dessin, de Richard Serra, que l’on avait pu voir à la foire de Bâle, et que l’on pouvait retrouver chez Pierogi à Brooklyn, devient symbole, tout comme le Imagine Peace de Yoko Ono. En effet il était étonnant de voir la prolifération du slogan de Yoko Ono, qui, s’il était daté de 2003, n’était cependant que la réplique du travail fait en collaboration avec John Lennon à partir de la chanson Imagine de 1972. C’est dans l’opposition à la guerre du Viêt-Nam que le slogan était né, et le voir réapparaître, fonctionnait à la fois comme une répétition et comme l’indication d’une origine. En celle-ci, l’artiste était porteur, face à la guerre, d’une parole novatrice ouvrant sur une perspective utopiste. Trente ans après la proposition acquérait un statut d’œuvre d’art (de la rue elle était entrée dans les galeries), mais perdait son pouvoir incitateur, en ce que depuis les utopies avaient fait long feu. La proposition de Serra retrouve cette accroche à la réalité de la guerre, au réel, et plutôt qu’un appel vers un autre monde, exhibe la figure de la cruauté. Reprenant une des photos faites à la prison d’Abu Ghraib, celle d’un prisonnier recouvert, à l’image d’un pénitent par une toge, pouvant pour l’imaginaire américain rappeler la robe des fanatiques du Kuklus Klan, Serra en trace un dessin sommaire, qu’il barre d’un Stop Bush, et qu’il signe. Qu’il participe au film Pas en notre nom vient préciser ce que pourrait être la position de l’artiste. Tout d’abord on verra une dénonciation de l’alibi démocratique, ce que l’armée, qui, en démocratie, agit précisément en notre nom, accomplit et non assumé par l’artiste qui devient porte-parole du peuple. L’appel au vote anti-Bush, à partir de cette image symbole de la guerre et de ses excès, de la guerre comme excès, viendrait refonder dans le réel (par définition excessif) la proposition de l’artiste. Sur un plan purement esthétique, Serra a su de l’horreur faire une icône. Mais en même temps une autre question se profile. Quand on voit les propositions classées comme politiques par Art Forum (une invitation faite par le magazine à prendre position dans l’élection présidentielle), celle de Serra évidemment ressort. Même si l’artiste signale qu’il ne s’agit pas pour lui d’une œuvre, mais d’un moyen pour exprimer un message (« a way to just get the message out ») 3, on lui mettra en rapport la proposition de Jeremy Deller. Il s’agit d’un texte sur fond blanc : “A Photography of Donald Rumsfeld shaking hands with Saddam Hussein, Baghdad, December 20, 1983”. Les deux propositions sont des interprétations de photographies, l’une transforme l’image en dessin, l’autre en texte, en légende. On aurait à la fois les deux extrêmes de la guerre, la poignée de mains amicale et la torture, et les deux extrêmes de l’expression artistique le dessin et l’écrit. Mais ici c’est l’entre-deux manquant qui devient significatif et qui, par-delà la question de l’engagement politique, interroge ce qui pourrait bien être la crise de l’art. Les propositions de Serra et de Deller ne seraient alors que des tentatives de réparation ou de réappropriation. L’art ne serait-il pas supplanté par les expressions spontanées (rendues possibles par la technique) ? Les photographies de la prison d’Abu Ghraib deviendraient alors exemplaires. Quel que soit le jugement que l’on portera sur elles, subsiste qu’elles sont « construites » esthétiquement et apparaissent comme un pied de nez à l’art et aux débordements qu’il a lui‑même générés dans son domaine propre. Serra réagit en les réintégrant dans le corpus artistique, comme Deller réintègre le photojournalisme. N’empêche que subsiste leur présence. Danto, dans le même numéro de Art Forum, tente une explication. De celle-ci Art Forum isole en titre la proposition suivante : « Autrefois Platon décrivait le despote comme celui qui accomplissait ce dont nous rêvions ; les images d’Abu Ghraib témoignent de la démocratisation des fantasmes du despote ». En fait le raisonnement de Danto tente de déterminer le niveau d’impasse où l’art se situe dans sa perspective politique. À propos de la biennale 2004, Danto remarque que si elle se veut expressément politique, ses propositions ne semblent qu’être teintées de la nostalgie des années 60 : « Les artistes les plus jeunes de l’exposition (montraient) une nostalgie de l’activisme depuis effacé de la scène. Il me semblait étrange (vu la réalité politique des années Bush) que les jeunes artistes ne puissent faire mieux que de jalouser la radicalité des protestations des artistes des années 60 » 4. Mais plutôt que d’analyser cette nostalgie comme un appel à validation par le réel ici la guerre (comme je l’ai fait plus haut), Danto tente une autre explication. Alors qu’on pourrait voir dans le procédé du retour à la protestation fondatrice des années 60-70, une répétition vaine, en ce que le réel, s’il est présent en Irak, ne touche que peu la population américaine, en ce que celle-ci n’est pas réquisitionnée par la conscription obligatoire. S’opposer à la guerre du Viêt-Nam c’était refuser d’aller au combat et donc déserter, s’opposer à la guerre d’Irak n’implique plus ce risque social pour l’individu. L’absence de risque ramène l’opposition à un énoncé citoyen ou à une posture. Pour Danto, le problème ne se joue pas au niveau de l’individu mais au niveau de la collectivité. Il entre alors dans la logique politique autour du vote tel que nous l’avons vu énoncée par le Philadelphia Independant ; le « nous » s’impose au « je ». C’est en termes d’appartenance au groupe que se poserait le problème politique : « Il y a une différence entre être Américain et être citoyen américain, on peut renoncer à être celui-ci, mais il est impossible de renoncer à être celui-là »5.

10Et cette donne politique se retrouve chez l’artiste, être artiste américain, c’est se positionner par-delà toute citoyenneté. Si pour Danto, tout art est politique, l’art américain révèle toujours quelque chose de la réalité politique américaine. Et cela sans doute a-t-il à voir avec la « décitoyennisation » de l’art propre à l’Amérique. L’art s’y est toujours exprimé dans l’indifférence des gouvernants : « En Amérique, la séparation de l’art et de l’État est aussi forte que la séparation de l’Église et de l’État » 6. Cette séparation lui offre une liberté quasi absolue qui le conduit à pouvoir se complaire dans la pornographie. C’est elle que Danto traque dans les images d’Abu Ghraib [« elles montrent jusqu’à quel degré la conscience américaine est imprégnée par l’imaginaire pornographique »7]. Et si le gouvernement américain a pu énoncer que ces images ne sauraient représenter le Nous américain, Danto, on le voit, ne partage pas ce déni. Voire, il ramènera la position du déni à l’être américain, qui ne supporte pas de ne pas être aimé et qui tente de se montrer tel qu’il se sent être. En ce sens les images d’Abu Ghraib serviraient de repoussoir, à partir duquel l’art (tout comme le gouvernement) se recompose. Jugeant la biennale de 2004, Danto en conclut que les artistes américains sont satisfaits de la structure politique dans laquelle ils baignent.

11En développant son exposé sur ce qui serait finalement une impossibilité pour le citoyen américain de sortir de l’américanité, Danto en arrive à une sorte de cercle vicieux où l’américanité se retrouverait dans ce qu’elle produit d’art. Quant à la citoyenneté, piégée dans le « to vote or not », elle ne serait qu’accessoire. Certes se dit ainsi sous un autre angle quelque chose relevant d’une même impossibilité : une vision américaine, et une vision extérieure (la mienne), aboutissent au même constat. Pourtant n’en subsiste pas moins une réalité où des choses de l’art tentent d’exprimer quelque chose de l’ordre de la politique. Et de cette tentative naîtrait un résultat que le philosophe jugeait peu politique. Le problème devient alors, non pas tant ce que l’artiste juge politique, que ce que le philosophe attend de l’intervention en politique de l’artiste. On peut trouver une piste de réponse chez Danto. En effet si le citoyen est finalement engouffré dans l’entonnoir du vote, et laisse place à l’Américanité, celle-ci n’en demeure cependant pas moins quelque chose qui relève d’une forme de citoyenneté. Ce qui fonde l’américanité c’est l’adhésion à la constitution et à ce qui la fonde elle-même, à savoir le premier amendement sur la liberté notamment d’expression. En quelque sorte si le citoyen américain peut se sentir entravé, l’Américain est, lui, absolument libre. En ce sens, la question posée au départ de ce raisonnement, n’aurait pas le même sens ici que là-bas. L’artiste dans sa liberté totale d’expression 8 ne relève pas des contraintes faites au citoyen. S’il est condamné c’est en tant que citoyen et non pas en tant qu’artiste. Les photographies d’Abu Ghraib ne relèvent pas de l’art, parce qu’elles sont des images réelles d’un délit citoyen. Faites par un journaliste, ou un artiste, elles deviendraient témoignage citoyen et donc acte politique. Mais en même temps si l’on considère qu’elles ont été faites inconsciemment et stupidement, comme prolongement de la dérive de l’acte qu’elles montrent, elles n’en sont pas moins réellement politiques. Et de plus elles dévoilent une des ambiguïtés du politique.

12Politiques, elles le sont au premier degré, où l’on voit des soldats américains mettre en scène des séquences d’humiliation (Danto ne doute point à ce propos qu’on verra dans l’imaginaire des sex-shop apparaître le treillis comme ustensile des dominatrices). Elles dévoilent la réalité de la guerre, la perversion des troupes et le peu de cas fait de l’ennemi prisonnier. Elles le sont à un second degré où ces mêmes valeurs sont énoncées non plus dans l’adhésion mais dans le repoussoir. L’ambiguïté est là où elles peuvent être à la fois symbole de la victoire et du vae victis qui l’accompagne, et, symbole de l’absurdité de la guerre. Faut-il alors voir ces images comme une réappropriation par le réel de ce que l’art ne saurait traiter ? Elles seraient alors le signe d’une fin de l’art. L’artiste éloigné et peut-être définitivement coupé du réel, ne serait plus qu’un manipulateur d’images dans le monde des images. Serra, en se réappropriant l’image, comprend le danger ; en la signant il réussit à réinscrire l’art au réel, en refusant de considérer cela comme une œuvre, il semble douter de la pertinence de la parade. Ou alors serait-il un des rares artistes à être réellement lucide ? Cette lucidité viendrait dire que les choses du réel sont de l’ordre du politique (et le citoyen Serra signe), tandis que l’art relève d’un autre registre. C’est dans un texte signé de Robert Storr, dans Art Press (fév. 2005) et intitulé « Le Surréalisme comme raison d’État », qu’on trouvera un indice de compréhension de cette relation de l’art au réel et du réel à la politique. Il y est cité une étrange conversation où un des membres de la Maison blanche évoque devant un journaliste du NY Times ses conceptions :

Ce n’est plus ainsi que le monde marche réellement […] Nous sommes désormais un Empire, et quand nous agissons, nous créons notre propre réalité. Et pendant que vous étudiez cette réalité – pertinemment, comme vous l’entendez – nous agissons à nouveau, créant des réalités nouvelles autres, que vous pouvez étudier aussi et ainsi de suite. Nous sommes les acteurs de l’histoire… et vous, vous tous, allez devoir vous contenter d’étudier ce que nous faisons.

13Robert Storr voit dans cet énoncé celui d’une « surréalité impériale » et un aboutissement :

nous assistons au dernier acte des années 60, l’ultime affirmation de la réaction contre les droits civils, les droits des femmes, les droits des homosexuels….

14C’est sans doute dans cette perspective qu’on pourra lire les émergences de l’art politique d’aujourd’hui si imprégnées de l’art des années 60. En ce sens les artistes comprendraient le danger politique, verraient ce qui est menacé et s’y opposeraient en se moulant dans les formes originelles de l’art politique. Mais on le sent, les propos du pouvoir sont plus profonds qu’un simple retour à l’origine contestatrice saurait les contrecarrer. Le coup d’avance que comprend posséder le pouvoir renvoie l’artiste (et le philosophe) à n’être que les analystes d’une réalité déjà dépassée ou en cours d’être dépassée. C’est en cela que les formes qu’ils proposent sont de l’ordre d’un déjà vu et de toute façon en arrière-garde. Le pouvoir s’est imposé à l’art non seulement en faisant de lui un miroir de sa puissance et en faisant des artistes des domestiques, mais en le coupant du réel. L’artiste (et le philosophe) n’ont plus comme réalité d’expérience, que la forme disparaissante de la réalité que le pouvoir a déjà transformée. Devenu d’arrière-garde, l’art a perdu son combat contre le pouvoir. Quand il se joue des icônes du pouvoir, celui-ci se joue de la réalité. Or ce jeu sur la réalité, qui de l’aveu même du pouvoir, en est la forme, l’avant-garde artistique l’avait désigné comme objet à l’art. C’est en tout cas le cœur du travail de Filliou qui, entre Etats-Unis et France, donnait à l’art la mission de « changer l’environnement dans lequel nous vivons »9. Un art politique ce serait cela ; ce serait anticiper et prendre de vitesse le pouvoir dans ses modes de production de la réalité.

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Notes

1. Roberta Smith, « Caution : angry artists at work », NYTimes, Friday, August 27, 2004, pp. 23-25.
2. In Art Forum, nov. 2001.
3.AF, sept. 2004, p. 227.
4.Id., p. 206.
5.Id., p. 207.
6 Id., p. 208.
7. Id., p. 209.
8.Danto montre en quoi les tentatives de légiférer sur la pornographie butent toujours sur le premier Amendement.
9. In Sans titre, sans tête, vidéo.
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Pour citer cet article

Référence papier

Louis Ucciani, « Art et politique »Noesis, 11 | 2007, 63-74.

Référence électronique

Louis Ucciani, « Art et politique »Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/773 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.773

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Auteur

Louis Ucciani

Est Maître de conférences à l’Université de Franche-Comté. Ses derniers ouvrages parus sont : Charles Fourier ou la Peur de la raison (Kimé, 2000) et La Peinture des concepts (L’Harmattan, 2003).

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