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Fluxus : un temps pour la politique en art ?

Ghislaine Del Rey
p. 47-61

Texte intégral

1Le propos ici ne se veut nullement une exploration exhaustive de l’aventure Fluxus, pas plus une analyse rigoureuse de quelques œuvres dans leur genèse, mais juste une tentative de décrypter, au travers de quelques exemples arbitrairement choisis, les « paroles » des artistes qui ont, plus ou moins officiellement, participé de ce temps de l’art, « paroles » qui sont des gestes artistiques, à couleurs politiques.

2« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art » affirme Robert Filliou.

3Nous pourrions dire que c’est partant d’un tel postulat qu’en 1961 George Maciunas a pu s’autoproclamer « organisateur » du mouvement Fluxus.

4Fluxus, c’est l’art qui a intégré les données et les enseignements des sciences humaines, et qui travaille à dissoudre les frontières disciplinaires (peinture, musique, théâtre, littérature) et les frontières de l’art et de la vie en interchangeant les rôles de l’artiste et du spectateur, ou du moins en associant ce dernier de manière participative et donc active à l’œuvre, selon l’exemple de Marcel Duchamp qui avait énoncé que « le spectateur fait l’œuvre ».

5À ce dernier, qui, en quelque sorte avait déjà inauguré ce que sera la posture Fluxus, lors de ses Rendez-vous d’art en décrétant qu’à telle heure de la journée le 1er objet rencontré devrait se transformer en ready made, Maciunas adjoignait comme co-père fondateur John Cage initiateur des premiers concerts et plaçait ainsi d’entrée de jeu, Fluxus sous la double alliance du verbe et du geste, de la parole et du silence.

6C’est ainsi que dans les années 60 nombre d’artistes concevront leur travail comme un questionnement de situations existantes et de représentations courantes, de la doxa, en quelque sorte de la vie.

7La Monte Young évoque :

A l’époque, je me servais beaucoup du mot « espace » (space ) : ce qui est stable, qui ne change pas ( static, not changing ), le même espace, et je pense que George ( Maciunas) a pu penser le contraire… Fluxus… Le changement, tout bouge. Si vous cherchez le mot dans un dictionnaire, il a 2 ou 3 significations. Mais en tout cas, pour moi, la notion d’espace est un concept très important. Or je pense que ce qui intéressait George, c’était surtout l’aspect décapant, purificateur de « Fluxus ». Moi, j’aime penser en termes d’oppositions fortes, comme positif/négatif, nuit/jour, mère/père, et je crois que la signification de Fluxus est à l’opposé de la notion de spatialité. »… « J’aimais beaucoup Maciunas ; certaines de ses plaisanteries étaient très drôles… Il a pratiquement créé Soho, parce qu’il a été la première personne à y installer des coopératives de logement, avec l’argent emprunté à gauche et à droite…C’était une sorte de Robin des bois : il volait l’argent aux riches pour le donner aux pauvres…Les gens l’ont dénoncé et ont essayé de le faire arrêter. Il avait une issue secrète pour sortir de son appartement. 1

8Ils vont jouer sur les décalages et les recadrages de la vie ordinaire quotidienne et routinière pour en révéler les ressorts de fonctionnement « normal » et le mode de vie, par l’irruption d’un élément perturbateur et par là faire émerger à la conscience la possibilité de se réapproprier sa propre vie en produisant du lien social

9L’attention portée aux petits faits de l’existence importe dès lors autant que les prises de position politiques des artistes les plus engagés.

10La compétence artistique consiste alors à traduire en langage sensible avec un certain impact communicationnel (contre les médias, en dépit d’eux ou avec eux) des prises de conscience, des questionnements, voire des prises de position critiques.

11Pour ces artistes l’art devient un catalyseur, un antidote aux industries de la conscience, un moyen de résistance aux impositions culturelles, partageant avec les sciences sociales des formes de pouvoir et de violence symbolique à l’œuvre dans la société via la culture.

12La société devient alors, elle-même le matériau de l’intervention artistique.

13Une volonté de faire coïncider l’art et la vie va animer le groupe Fluxus qui va s’adonner à une débauche de productions, d’évènements collectifs, concerts et autres happenings.

14Maciunas, de New York va très vite développer une stratégie de diffusion des idées Fluxus en s’appuyant sur des performances et des concerts présentés sous forme de festivals : en 62, Fluxus est créé en Europe à Wiesbaden à l’occasion de concerts performances auxquels participent John Cage, George Brecht, Allan Kaprow, Robert Filliou, Ben Vautier, Daniel Spoérri ou Name June Paik.

15C’est une véritable explosion Européenne qui commence par une tournée qui présente plus de 30 « events » à Wuppertal, Düsseldorf, Paris, Wiesbaden, Amsterdam, Copenhague et Londres où Ben va passer 15 jours dans la vitrine de la Gallery One : il y dort, s’y lave, y mange : il est sculpture vivante disponible pour 250£.

16Il réalise là une des expériences Fluxus des plus fortes de sa vie, l’humour et l’anticonformisme s’affichent comme une sorte d’art total.

17Pendant un peu plus de dix ans, à la manière des dadaïstes dont ils revendiquent également la filiation, les postures, les artistes Fluxus vont laisser libre cours à leur imaginaire libérateur, soutenus par Maciunas qui très tôt a la volonté de faire de Fluxus un réseau international en partant des États-Unis avec Geoffrey Hendricks, Dick Higgins, Joe Jones, La Monte Young, Robert Watts, à Düsseldorf avec Beuys ou à Nice avec Ben.

18Il met en place les éditions Fluxus, un magasin de vente par correspondance européen/boutique Fluxus (grâce à son « antenne » amsterdamoise : Willem de Ridder), une multitude d’objets Fluxus : les « Fluxkits », les « Fluxboxes » des planches et carnets de timbres de Robert Watts ( anticipant par là le Mail Art), la Machine à sourire de Maciunas et le Kit de perception extra-sensorielle de James Riddle.

19Ils rejoignent en cela Benjamin pour qui le producteur qu’est l’artiste doit travailler à modifier l’appareil de production lui-même, et non l’approvisionner en thèmes révolutionnaires car cet appareil de production recèle le pouvoir de récupérer n’importe quelle œuvre d’inspiration révolutionnaire en la recyclant en produit de consommation contre-révolutionnaire.

20Ces artistes refusent la gestion opacifiante et massifiante, administrative et bureaucratique de la cité, la subordination du politique à la statistique des sondages d’opinion et celle de la culture à l’audimat.

21Leur projet politique est de détourner les outils de communication au profit des acteurs plutôt que des producteurs, des citoyens plutôt que des administrateurs.

22Ils ont compris, à l’instar de Benjamin du danger qu’il y a à sublimer la misère en l’esthétisant : rendre l’inacceptable esthétique et par là acceptable comme commence à le faire la publicité.

23Cette esthétisation totalitaire de la politique ils vont en jouer, avec humour et grincements de dents, avec des paroles et des gestes dont le divertissement acide est une mise en garde contre la tentative de réduire les fonctions sociales de l’art à enjoliver notre quotidien et le divertir, ce qui ne peut que contribuer au mensonge dont profitent les industriels des médias :

 1° Le modèle moderne de l’art radical a été battu en brèche, dès la fin des années 70, par les formes dites « postmodernes » de l’art, caractérisées par une tendance décontractée à la réappropriation des codes et des styles établis.

2° L’art oppositionnel lui-même, de concert avec les progrès de la démocratie réelle, a vu ses sources traditionnelles d’inspiration se tarir.

3° L’art vivant, loin de vivre de séparation sociale, n’a pas manqué de rompre la règle de l’autonomie qui fut sa grande caractérisation symbolique moderne, et ce au profit de retrouvailles avec la société, dessinant le profil de ce qu’on a pu appeler ça et là, dès les années 60, un « art direct ». Post-dadaïsme ou Fluxus dans les années 50 à 70 … 2

24Les artistes Fluxus se saisissant de la parole au sein de la société vont produire des gestes hautement politiques, mais en distinguant le pouvoir de l’art du pouvoir politique.

25Ils s’inspirent de cette responsabilité inaliénable de l’artiste, qui ne se limite pas à savoir s’il produit un art à tendance révolutionnaire ou réactionnaire mais qui interroge les rapports sociaux au principe de la production de son art.

26Ils s’opposent à cette société pour qui la culture d’abord pensée comme dépense improductive, s’est rapidement révélée très rentable pour autant qu’on la rende divertissante, comme l’ont fait les « industriels de la culture ».3

27La culture a été livrée aux industries culturelles qui produisent une culture de masse, ou plutôt du loisir de masse, ainsi qu’au pouvoir politique : en 1964, Robert Rauschenberg présente le nouveau Pop Art au pavillon officiel des États-Unis de la Biennale de Venise.

28La société des spectacles se modèle allègrement.

29Selon Guy Debord, cette société renvoie « au règne autocratique de l’économie marchande ayant accédé à un statut de souveraineté irresponsable, et à l’ensemble des nouvelles techniques de gouvernement qui accompagnent ce règne ».4

30Par la mise en œuvre de diverses techniques, telles que la « dérive » ou le détournement, le mouvement d’avant-garde expérimental et révolutionnaire que sera Fluxus va créer des situations qui permettent de renverser ce qui fonde le principe de l’aliénation dans le spectacle, à savoir la non-intervention.

31En cela ils sont fort proches du projet des situationnistes, dont Debord affirme le rôle dévolu aux artistes qui ont à résister à l’instrumentalisation de la culture, dont ils sont les producteurs dépossédés et manipulés par les industries culturelles comme par les médias, et ont à promouvoir et défendre une culture vécue contre une « culture de masse », dévitalisée et asservie aux lois du marché et du spectacle.

32Tout en ayant l’air de « ne pas y toucher », avec loufoquerie, parfois selon des méthodes qui rappellent quelques « blagues de collégiens », ces artistes entrent en résistance.

33Résistance culturelle qui consiste à s’opposer à notre transformation programmée d’acteurs sociaux en consommateurs passifs, la culture ne servant plus que de produit d’appel pour la publicité.

34Ces pratiques artistiques sont soucieuses de s’inscrire directement dans l’espace social et politique, d’intervenir en situation autant qu’in situ, elles attestent cette volonté de quitter l’espace de la représentation sans faire l’impasse sur l’acquis de la modernité.

35Pratiques « postmodernes » qui revendiquent la pluridisciplinarité et une forme de relativisme incompatibles avec le dogme moderniste fondé sur un absolutisme de l’art.

36Pour cela ils vont redéployer toute « la mécanique » de la mise en œuvre et déconstruire les codes de représentation et de signification de l’art : véritable critique de la représentation (piège, faux-semblant idéologique) qui agit comme une forme de résistance au conditionnement et à l’aliénation culturels.

37Ils interrogeront le médium qui est le critère de validité et de pertinence du projet artistique, ainsi que la vision linéaire et normative de l’histoire de l’art pour une fin de l’histoire de l’art ce pour disqualifier tout ce qui n’est pas dans la ligne postmoderne, usant d’un relativisme, non dans une posture nihiliste mais pour concevoir les choses dans leurs relations et leurs rapports nécessaires, c’est-à-dire restituées dans leur contexte.

38C’est dans ce contexte que Beuys postulait que « tout est art » et « tout est politique », nouant dans un indissociable lien l’œuvre artistique et politique.

39L’engagement politique de l’artiste implique la responsabilité de l’artiste, la critique intellectuelle et l’intervention dans l’espace public (cf. Bertolt Brecht et Walter Benjamin).

40Le travail de l’artiste va désormais vers un terrain autant sociologique que politique induisant une appréhension « anthropologique » de l’activité artistique, ainsi Beuys, dans les années 70 fait preuve d’un fort activisme politique : il est cofondateur du mouvement des Grüne ( verts allemands) et proche de l’extrême gauche du groupe Baader-Meinhof.

41Il intègre progressivement le travail politique à son concept « d’art étendu » définissant son travail comme une forme de « sculpture sociale » : il militait pour l’extension à l’espace social et politique de l’activité artistique, pour un art qui fasse pleinement place à la pensée plastique (Denken ist Plastik), soucieux de démocratiser jusqu’à la création : l’homme générique est un être créatif : tout le monde est artiste.

42Beuys élargit la notion d’art à la totalité du réel politique, économique, scientifique ; la sculpture devient action, et l’action artistique se prolonge au cœur des processus politiques, sociaux et philosophiques :

L’artiste redevient ce qu’il était à l’origine, et qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir shaman, médecin, thaumaturge. (…) Le rôle de l’artiste, sa fonction, au sens « organique » du terme (Beuys rejoint sur ce point Artaud et son « théâtre de la cruauté »), est bien de transformer l’homme et la société. Les actions de Beuys ont ainsi pour objectif la métamorphose, à une échelle planétaire et cosmique, du corps social, politique, animal et humain. Le matériau de l’art est lui-même, dans cette perspective, élargi. C’est l’homme qui fonctionne désormais comme matière première des actions de Beuys.(…) L’art, en se confondant avec le travail, redevient ce qu’il n’aurait jamais dû cesser d’être, à savoir encyclopédique … et humain. »5

43Invité en 74 aux États Unis, en protestation contre la politique impérialiste et militaire du gouvernement US au Vietnam, Beuys refusa de participer à la vie sociale du pays et arriva en ambulance de l’aéroport à la galerie René Block à New York enfermé avec un « coyote », action connue sous l’appellation : « I like America and America likes me »

44C’est bien d’un art politique qu’il s’agit.

45Art politique, qui pourrait se définir comme une forme d’expression venant en renfort de l’activisme ordinaire, portée à l’enrichir tout en en accroissant l’efficacité : une continuation de la politique (au besoin jusqu’à l’incivilité) par des moyens passant d’ordinaire pour tangents à ceux de l’action politique courante, bien qu’en la circonstance considérés comme légitimes. Au demeurant, comme Marx n’a pas dédaigné de le voir, l’art, pour l’artiste politique, est beaucoup plus qu’une « superstructure » de l’ordre social. Il sera interprété, à l’instar du travail ou de la science, comme élément en soi de la production, comme formule créatrice n’échappant pas au destin quelconque de l’expression aliénée. Ce qu’entend créer l’art politique, c’est rien moins que la politique elle-même :

J’appelle sculpture sociale… cette forme de sculpture (qui) associe et interpelle tout le monde. Elle renvoie à l’existence, à l’être intime, la vie privée de chacun. Ainsi aimerais-je que l’on considère mon travail comme une vision anthropologique de l’art… c’est le point de départ d’une vision alternative du futur… Je voudrais que l’on puisse tout à la fois se débarrasser, se libérer d’une vision restrictive des choses et de l’endoctrinement idéologique des Etats. J’aimerais que l’on puisse s’affranchir des intérêts économiques tels qu’ils sont conçus dans le système capitaliste occidental aussi bien que dans les états bureaucratiques de l’Est. Je suis de ceux qui croient que seul l’Art…est à même de nous libérer et de nous conduire vers une société alternative. … J’essaie d’approcher une vision plus élargie de l’art tel que je le comprends désormais, à savoir comme sculpture sociale.6

46À la Documenta 7 de 1982, Joseph Beuys avec l’appui de la Free International University planta à Kassel 7000 chênes :

Je pense que le fait de planter ces chênes n’est pas seulement un acte se situant dans la nécessité de la biosphère, c’est-à-dire dans le contexte écologique d’ordre purement matériel, mais qu’ici l’action de planter doit ouvrir sur une notion écologique plus vaste…. Une telle action entend attirer l’attention sur la transformation de toute la vie, de toute la société, de tout le contexte écologique.

47En 63 à l’académie de Düsseldorf Beuys organise un concert Fluxus avec Brecht, Maciunas, Paik, Vostell . Lors de ce concert Beuys joue la Symphonie sibérienne : autour du piano il y a des monticules de terre, derrière ce dernier un lièvre mort pend à un tableau noir. Beuys va relier tous ces éléments par un fil de fer et prélèvera, après incision, le cœur de l’animal.

48Des paroles, des actions, des gestes, des postures qui réduisent jusqu’à l’anéantissement cette translucide membrane qui pouvait encore séparer de ses inframinces particules l’art et la vie.

49L’art est la vie et « par la présente, je n’appartiens plus à l’art » pourra dire Beuys.

50La qualité artistique de ces situations tient pour ces artistes à l’adoption d’une posture résolument non scientifique et non idéologique, mais situationniste pour Beuys.

51Elles s’inscrivent dans le registre de la sensibilité, elles sont exemplaires et non démonstratives, donnent à voir et à penser mais ne prétendent rien prouver.

52Elles ne convainquent pas mais peuvent émouvoir et perturber

53Elles sont dans une logique de communication d’expériences et non de transmission de savoirs.

54Allan Kaprow, autre artiste Fluxus, reconnaissait que les situations vécues qu’il évoque comme exemples « d’art ressemblant à la vie » life-like art, n’ont ontologiquement rien d’artistique et qu’elles pourraient « être étudiées de manière plus approfondie par les sciences sociales, s’il fallait absolument les étudier ».7

55C’est donc « un art qui dévoile la causalité complexe des rapports sociaux » pour reprendre la formule de Bertolt Brecht (1938).

56Œuvres réalistes, politiques, populaires.

On ne peut pas décider si une œuvre est réaliste ou non en vérifiant seulement si elle ressemble ou non à des œuvres existantes, qu’on appelle réalistes, qu’on appelait réalistes de leur temps. Dans chaque cas particulier, il faut comparer la peinture de la vie, non pas simplement avec une autre peinture mais avec la vie elle-même. Pour ce qui concerne encore la popularité, il y a une façon de procéder des plus formalistes dont il faut bien se garder. Une œuvre littéraire n’est pas d’emblée compréhensible simplement parce qu’elle est écrite de la façon dont furent écrites celles qui l’ont précédée. Pour que ces dernières soient elles-mêmes compréhensibles, il avait fallu faire quelque chose. De même nous devons faire, nous, quelque chose pour rendre les œuvres nouvelles compréhensibles. Il n’y a pas seulement « l’être-populaire », il y a le « devenir-populaire ».8

57Le devenir populaire qu’évoque Bertolt Brecht, Fluxus, au moyen de l’humour et du décapage symbolique, va le déployer, bien au-delà des lieux de l’art, dans la rue, poumon des cités industrielles et techniques, chères au cœur de Restany et des Nouveaux Réalistes réfugiés dans les musées (même si Klein, par le Vide a approché un temps l’esprit Fluxus).

58Déjà auparavant, le dadaïsme primitif, zurichois, berlinois ou parisien avait créé ses propres lieux d’art, qu’il s’agisse d’arrières salles de café, de locaux loués de manière temporaire ou de salles de concert utilisées quelques soirées durant, des « revues », et même, des « lieux d’art » nouvelle formule signalés tout à la fois par la différence qualitative, la dissidence esthétique et l’écart géographique.

59Pareille inflexion avec Fluxus, qui investit sans états d’âme autant les structures institutionnelles d’accueil artistique que les appartements, les campus ou même les lieux intimes. Comment ne pas penser à la célèbre Galerie Légitime (en 1962) de Robert Filliou, structure mobile d’exposition établie sous le chapeau de l’artiste, ou, du même Filliou, à la Cédille qui sourit, magasin atelier, lieu d’art à Villefranche-sur-mer .

60Bien des artistes dès le début du XXe siècle, avaient décidé de concevoir des réalisations plastiques non pour les espaces d’exposition habituels mais d’emblée, pour d’autres lieux, en particulier la rue et plus largement l’espace urbain, l’entreprise, les médias...

Ce repositionnement de la création, relevant de l’excentration, est d’essence esthétique. Ce repositionnement est aussi d’essence politique. L’acte de présence de l’artiste, dans ce cas, ne dépend d’aucune directive. Loin de contenir son œuvre ou sa présence à des lieux désignés, ce dernier se pose ou pose son œuvre ailleurs, un ailleurs qui peut à l’occasion se révéler mobile, en circulation.9

61 Se déplacer dans la ville est une des postures, un des « gestes » de l’artiste Fluxus, une sorte d’esthétique du déplacement physique à finalité artistique.

62Ainsi le Free Flux Tours (1976) au cours duquel George Maciunas déambula dans New York sans rien faire d’autre que flâner.

63Ou, en 1962, le Fluxus Sneak Preview de Benjamin Patterson et Robert Filliou, qui se donne comme une rencontre physique et un échange oral, ainsi, après avoir indiqué, sur le carton annonçant leur action, les différents endroits où ils vont se trouver dans Paris et l’heure de leur intervention, Patterson et Filliou se contenteront de discuter avec les badauds qu’ils rencontrent, et qui ignorent le plus souvent le sens de leur démarche.

64En émaneront les concepts de « situation construite » et de « psycho géographie » développés dans le cadre de l’internationale situationniste.

65Une autre façon de refigurer la ville consiste à recourir à des emblèmes voyants. Les affiches sont le plus fréquemment utilisées, affiches qui sont exécutées selon des méthodes quasi « amateur », à la main, en petits nombres, avec des « signes » qui ont l’impertinence des insignes des rues et la majesté de sceaux.

66Recourir à l’affiche, pour l’artiste relève de l’activisme : il entend à travers elle susciter une prise de conscience et redonner le goût de l’action lorsque n’y parviennent plus les vecteurs traditionnels de l’expression politique.

67Le rapport des artistes Fluxus au monde économique évoluent donc de manière sensible par la création de leurs propres structures de distribution afin d’écouler leurs productions : la Cédille qui sourit, magasin atelier ouvert par Robert Filliou et George Brecht à Villefranche-sur-Mer et le magasin de Ben à Nice, où dès 1962 et jusqu’en 1970 la rue de L’Escarène sera le lieu de rendez-vous : Ben sur le trottoir sa caisse autour de la taille. Serge III vend son âme à Ben pour le franc symbolique (ou pour 20 F ?). 1963 : Ben, Bozzi, Erébo, Pontany, Dany Gobert et Annie fondent le théâtre total.

68Théâtre Total dans l’esprit de Cage :

J’essaie de donner des définitions qui n’excluent rien. Je voudrais dire simplement que le théâtre est quelque chose qui engage à la fois l’œil et l’oreille. Les deux sens du public sont la vue et l’ouïe. Le goût, le toucher et l’odorat, sont des sens plus intimes. Si je veux donner une définition si simple, c’est pour la raison que je voudrais que l’on puisse considérer la vie de tous les jours comme du théâtre .10 

69En 1963, Maciunas est à Nice pour le Festival Mondial Fluxus et Art Total, qui va durer une semaine au cours de laquelle Maciunas va diriger un concert Fluxus à l’hôtel Scribe (parmi le public se trouvent Le Clézio et Serge III).

70Ben traverse le port, habillé, à la nage.

711964, Marcel Alocco publie « Identités » avec Jean-Pierre Charles et Régine.

721965, Concert Fluxus à l’artistique : « bottez le cul à cette bande de cons » (dans cette pièce pendant que Robert Bozzi interprétait sur un piano un discours de Mao interrompu à chaque fin de phrase par les mots : « vive le président Mao », Robert Erébo, lui, lavait les pieds de Ben assis sur une chaise.

731966, ouverture de la « Cédille qui sourit » à Villefranche-sur-Mer par Filliou et Brecht.

La Cédille est habituellement fermée aux heures normales d’ouverture. Sur la porte, une ardoise : « on est au café du Midi, chez Gisèle et Raymonde ». Par contre, la Cédille ouvre à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit. Dates importantes pour la Cédille qui sourit : « tous les trois mois : comment payer le loyer ? »

74Ces paroles, ces phrases créent, implicitement des œuvres d’art douées de mobilité.

75La mobilité de l’œuvre est une action : mettre l’œuvre d’art en mouvement c’est expérimenter des phénomènes qui ne sont pas du champ des arts, projeter l’œuvre d’art dans un espace afin qu’elle l’investisse c’est voir se transformer les caractéristiques classiques touchant à la présentation des objets destinés à l’exposition.

76L’art de la mobilité n’est pas seulement attractif du fait de sa singularité et de l’étonnement qu’il suscite chez le spectateur non averti ; il l’est car il bouscule la perception et incite le public au refus de consommer l’œuvre d’art par les voies ordinaires en particulier la contemplation. Ce qu’il remet aussi en cause au-delà des territoires de l’art qui se déplacent avec lui ce sont les perceptions qu’il stimule et bouleverse.

77Ce déplacement perceptif crée de l’agitation, ce qui relève d’une esthétique du brouillage. Brouiller c’est mettre en doute, briser la certitude affirmer la potentielle productivité du chaos.

78Dans cet univers la mobilité devient un aspect constitutif du social puisque tout est question de changement de position de vitesse de flux où l’ego vit et active une réalité changeante, en réclamant toujours plus d’efforts d’adaptation, comme en témoignent les interventions de type marches urbaines de Fluxus et les Cityramas de Wolf Vostell fondés sur le principe de la promenade en autocar.

791966 : le Théâtre Total annonce une pièce d’avant garde à l’Artistique qui a pour titre « personne » et personne n’est admis à voir la représentation.

80Exposition à la galerie A intitulée : le litre de Var supérieur coûte 1,60 ; avec Alocco, Ben, Bozzi, Brecht, Chubac, Dietman, Farhi, Mosset, Klein, SergeIII, Viallat : il fallait boire un verre de rosé par bar.

811967, tiroir aux vieilleries de Marcel Alocco, à la galerie Ben Doute de tout.

82Happening à l’extérieur du magasin de Ben.

L’événement (happening) m’intéresse donc dans la mesure où je puis affirmer ma personnalité en trouvant mon nouveau. C’est ici que j’ai joint mon ambition personnelle, mes contradictions et mes doutes à mon œuvre. Je m’explique. Le happening de Cage et le ready made de Duchamp en sous-entendant que tout est art veulent être (et paraissent) les données les plus simples et les plus absolues dans l’œuvre et le spectacle. A cela je réponds non. Il existe une donnée qui contient l’œuvre elle-même et c’est le je de l’artiste. Mon happening est de montrer la réalité de ce je et la jalousie, l’agressivité, la signature derrière l’œuvre qui complètent ce je.11

831968, Serge III créé les vinyls blancs en repeignant les toiles des autres au vinyl blanc pour protester contre la signature et l’importance donnée à l’œuvre originale.

84« La Cédille qui sourit » tourne la page.

851969, Ben organise le Festival « non- art, anti-art, la vérité est art ».

86Serge III Oldembourg, ami de George Brecht fait de l’auto-stop entre Nice et Paris avec un piano à ses côtés. Il avait déjà, en1966, à l’occasion d’un concert Fluxus en Tchécoslovaquie, donné ses papiers et son costume à un militaire à Prague et cela lui avait valu 14 mois de prison. Il sera échangé contre un espion tchèque emprisonné en France dont le patronyme signifiait liberté. 

87Lors d’un « event » il joue à la roulette russe en public avec une vraie balle dans le barillet.

88La même année, Flexner dépose un poisson rouge dans le bénitier de l’église Notre Dame.

89Et Jean-Marie le Clézio dédicace les livres des autres.

90Marcel Alocco expose des dessins d’enfants.

911971, Ben, sur le trottoir devant son magasin cire les chaussures des autres artistes, dans le cadre de ses exercices envers l’ego.

Si j’étais Duchamp mon ready made n’aurait pas été un porte-bouteilles mais mon désir d’être supérieur aux autres en exposant un porte-bouteilles. Je désire faire passer le problème de l’art par dessus la rampe de l’œuvre et celle de la vie dans le domaine du moi.12

92Affirmation d’un ego qui fait de la parole un geste artistique.

93Comme autant de gestes que Fluxus a su produire, ainsi :

94George Brecht qui crée : 3 piano pieces :

  • “1 standing

  • 2 sitting

  • 3 walking”

95Ou Maciunas (2 janvier 1962), 12 compositions pour piano pour Name June Paik :

laissez les déménageurs de piano transporter le piano sur scène
accordez le piano
peignez des motifs sur le piano en peinture orange
avec une longue baguette de la longueur du clavier, jouez toutes les notes à la fois
placez un chien ou un chat (ou les deux) à l’intérieur du piano et jouez Chopin
tendez les cordes des notes les plus hautes en tournant la clé d’accordement jusqu’à ce qu’elles cassent
placez les deux pianos l’un sur l’autre( l’un d’eux peut-être plus petit)
retournez un piano et mettez un vase de fleur sur la caisse de résonance
dessinez un piano de façon que le public puisse voir l’image
écrivez composition n°10 et montrez l’écriteau au public
lavez le piano, cirez et astiquez le bien
laissez les déménageurs de piano transporter le piano hors de la scène

96Mais encore La Monte Young :

Apporter sur scène une balle de foin et un seau d’eau, pour que le piano puisse manger et boire. L’exécutant a le choix entre nourrir lui-même le piano ou le laisser se nourrir lui-même.

97De même Marcel Alocco :

Six événements à consommer sur place
Soyez un (e) autre !
1° Événement mental (1967)
Mouvement du jaune dans la chute d’un œuf
2° Événement mental
Bruits des atomes heurtant votre boîte crânienne
3° Événement mental (1968)
Visualiser la trajectoire d’une mouche enfermée durant 24heures dans votre chambre
« Le son du velours noir », Avignon 68.

98Ou enfin : Ben Vautier

Grimaces : Six coups – Rideau Décor : banal (salon). Vingt acteurs feront des grimaces et des gestes obscènes et vulgaires au public jusqu’à ce que le public se fâche (décembre 1962).
Ne pensez plus : on demandera au public par panneau ou annonce d’essayer de ne plus penser (1963). 13

99C’est ainsi que, peut-être sans en avoir réellement conscience, troublés des incohérences de l’histoire qui les faisaient préférer des idées venant d’un Américain européen dans l’âme, poursuivi chez lui pour idées par trop sociales, les artistes Fluxus de Nice ne se pensaient guère politiques.

100Pourtant, sans avoir l’engagement de Beuys, n’ayant pas la même histoire, ils ont eu des mots, ont construit un art du monde trouvé, vécu, en conviant par leurs gestes à l’humour corrosif la renégociation permanente de la place de l’art, s’octroyant par là même et accordant au spectateur attentif la démocratie, régime où la liberté n’est jamais totalement acquise car absolument fragile, que l’on se doit préserver et qui seule peut offrir ce sentiment irremplaçable d’être un instant, infiniment vivant.

Les révolutionnaires et les révolutions n’ont pas réussi à produire autre chose que des effusions de sang. Ainsi, c’est comme s’il n’y avait jamais eu de révolutionnaire en ce monde. Ainsi, jamais encore au monde n’a eu lieu cet acte de transformation qui liera la vie à la vie et cette vie-ci à une autre. Car c’est la seule chose que l’on puisse définir par transformation de ce qu’a reçu l’homme : la vie ! Nous n’avons pas besoin d’entrer dans la vie : nous vivons déjà dans un être vivant, pris en nous-mêmes en tant qu’être vivant ».14

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Notes

1 Entretien par Jacques Donguy in Art press n° 150, sept. 90.
2 Paul Ardenne, L’art dans son moment politique, Collection Essais, la Lettre Volée, 1999.
3 cf. Adorno in article de Horkheimer et Adorno « production industrielle des biens culturels », 1944.
4 Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1987.
5 Florence de Méredieu, Histoire Matérielle & immatérielle de l’art moderne, Bordas, Paris, 1994.
6 Joseph Beuys, Conversation avec Eddy Devolver, Editions Tandem, 1998.
7 Allan Kaprow, « l’expérience réelle », Art Forum, déc. 1983.
8 Bertolt Brecht Écrits sur la littérature et l’art, 2, Paris, L’Arche, 1970.
9 Paul Ardenne, Un Art Contextuel, Champs Flammarion, 2004.
10 John Cage, interview, trad. par Ben Vautier et Marcel Alocco, Identités, 13-14, 1966
11 Ben Vautier, Identités, 13-14, 1966.
12 Id.
13 Ben, Fluxus continue, Nice 1963-2003.
14 Joseph Beuys, Par la présente je n’appartiens plus à l’art, l’Arche, Paris 1988.
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Pour citer cet article

Référence papier

Ghislaine Del Rey, « Fluxus : un temps pour la politique en art ? »Noesis, 11 | 2007, 47-61.

Référence électronique

Ghislaine Del Rey, « Fluxus : un temps pour la politique en art ? »Noesis [En ligne], 11 | 2007, mis en ligne le 06 octobre 2008, consulté le 24 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/743 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/noesis.743

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Auteur

Ghislaine Del Rey

Enseigne au département des Arts de l’Université de Nice-Sophia Antipolis. Spécialiste des arts plastiques du xxe siècle, elle achève actuellement une étude importante sur le mouvement Fluxus.

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Droits d’auteur

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