Navigation – Plan du site

AccueilNuméros38Leçon inaugurale au Collège de Fr...

Résumés

Gilles-Gaston Granger est une figure majeure de l’épistémologie de la seconde moitié du xxe siècle. Son œuvre, où l’ontologie des objets scientifiques joue un rôle important, reste cependant encore trop méconnue, en particulier au niveau international. Plusieurs raisons contribuent à le remettre au centre des débats contemporains : l’importance du structuralisme philosophique et mathématique dans la philosophie des mathématiques récente ; les études menées récemment sur la tradition francophone à laquelle il appartient ; ou encore le développement d’un intérêt général en philosophie des sciences et au-delà pour l’épistémologie historique. Sa leçon inaugurale au Collège de France occupe une place spécifique dans son œuvre. Il s’agit d’un texte important, en lui-même et pour la compréhension du philosophe aixois. Granger s’y positionne dans la tradition française, mais surtout y énonce ses convictions profondes – sur les rapports entre philosophie et histoire, par exemple – et son programme intellectuel, indissociable de la notion d’épistémologie comparative, à laquelle son nom restera associé. La leçon est rééditée ici dans son intégralité, accompagnée d’un texte de présentation et contextualisation par Gabriella Crocco et Frédéric Patras.

Haut de page

Texte intégral

1Monsieur l’Administrateur,

2Mes chers Collègues,

3Mesdames, Mesdemoiselles, Messieurs,

4Ce n’est pas sans inquiétude que je considère aujourd’hui l’honneur que m’a fait cette Compagnie. Mais, vous remerciant, mes chers Collègues, de la marque d’estime que vous m’avez ainsi accordée, je m’appliquerai sans arrière-pensée à ne point trop démériter de votre choix.

5Ambition assurément difficile à satisfaire, si l’on évoque les noms de ceux qui m’ont ici précédé : Gilson, Gueroult, Hippolyte, Foucault. L’un d’entre eux, Martial Gueroult, fut indirectement mon maître, et il me plaît de déclarer aujourd’hui ce que je dois à l’exemple qu’il fut, pour plusieurs d’entre ceux de ma génération et des suivantes, par l’exceptionnelle lucidité d’analyse, l’indéfectible fidélité aux textes des philosophes, l’incomparable cohérence des interprétations et leur profondeur. Mais c’est plus spécialement à Michel Foucault, dont le monde philosophique a si prématurément pris le deuil, que je voudrais rendre hommage. Je le ferai d’autant plus sincèrement, et de façon, pour ainsi parler, plus désintéressée, que nos conceptions de la philosophie et du philosophe ont été plus différentes, et malgré mon admiration, et une sympathie que je crois pouvoir dire mutuelle, jusqu’à un certain point opposées.

6Ce n’est pas ici le lieu d’évoquer le Citoyen-Philosophe, dont les engagements, toujours généreux, souvent efficaces sont encore dans nos mémoires. Je voudrais plutôt, en peu de mots, tenter de dire ce qu’il nous a, comme philosophe, apporté de plus novateur. C’est, me semble-t-il, le dessein de réformer très profondément le rapport de la philosophie et de l’histoire, au point de faire de la philosophie même une sorte d’histoire. Non pas, certes, une chronique et un récit, comme serait une « histoire des idées » en un sens quelque peu banal. Pas davantage une histoire « structurale » des formes de la pensée. À mesure que s’enrichissait son expérience intellectuelle et que mûrissait son exceptionnel talent, de La naissance de la clinique à L’histoire de la folie, de Les Mots et les choses à L’Archéologie du savoir, à Surveiller et punir, à L’histoire de la sexualité, le sens original de cette historicité devenait plus clair. Sous la couche superficielle des citations érudites, la substance historique de la méditation du philosophe se déployait de plus en plus nettement sur deux niveaux superposés de profondeur. Tout d’abord comme « histoire de la subjectivité ». C’est à ce niveau surtout que se situent les grandes analyses que nous offrent Les mots et les choses, nous présentant la subjectivité comme dissociée pour ainsi dire de la réalité du monde avec l’avènement d’une ère de la « représentation » à l’époque classique. À cet étage, l’archéologie des sciences humaines met l’accent sur la constitution d’une image de l’homme dont la dernière page du livre nous fait superbement sentir la fugacité. Mais à un niveau plus profond encore, cette histoire philosophique de la subjectivité se révèle comme histoire des mises en question. Ce que le philosophe veut mettre au jour, et il en formule enfin explicitement le projet dans L’histoire de la sexualité, c’est la manière dent les hommes ont pensé leurs pratiques comme problèmes. Dès lors, se trouve du même coup dévoilée la motivation la plus secrète, la plus permanente de l’œuvre de Michel Foucault ; par-delà les intérêts épistémologiques pour ce qu’il a nommé Archéologie du savoir, il est clair maintenant que dominent les préoccupations du moraliste, et pour user de son vocabulaire, je dirais du moraliste de la représentation, comme Sade, comme Nietzsche. Mais pour qui tenterait de le situer et de le circonscrire, il avait déjà préparé une réponse, et l’on ne peut l’entendre aujourd’hui sans émotion, en relisant l’Archéologie du savoir ; la voici : « non, non, je ne suis pas là où vous me guettez, mais ici d’où je vous regarde en riant… ».

7Il n’est pas sans intérêt d’observer que dans toutes les dénominations choisies par mes prédécesseurs en cette Chaire, le mot d’Histoire est apparu : Histoire de la philosophie au Moyen Âge, Histoire et technologie des systèmes philosophiques, Histoire de la pensée philosophique, Histoire des systèmes de pensée. Le titre que j’ai, pour ma part, proposé est celui d’Epistémologie comparative. Sans doute faut-il voir là le signe, sinon d’une rupture, du moins d’un changement, d’une alternance, au sens où l’entendait, dans sa langue, le poète : « Amant alterna Camenae… ». Ce n’est pas que l’épistémologie telle que je la conçois soit du tout étrangère à l’histoire ; je reprendrai tantôt au contraire l’examen de leur étroit rapport. Cependant, la philosophie des sciences comme j’ai depuis longtemps déjà tenté de la pratiquer ne met pas l’accent sur l’histoire. Elle voudrait interpréter la connaissance scientifique en acte ; non pas, certes, en tant que processus dans la conscience des créateurs et des utilisateurs de la science – entreprise encore difficilement accessible à une connaissance alors nécessairement positive et empirique, à une psycho-sociologie du connaître –, mais par une analyse des œuvres, traces tangibles dont le philosophe peut s’efforcer de dégager la structure. À partir de cet examen des œuvres, elle voudrait alors déterminer le sens des concepts créés par la pensée scientifique, grâce à une étude comparative des situations et des fonctions assignées à des concepts analogues apparus dans des champs d’objets distincts et à des étapes différentes de leur histoire. J’essaierai dans cette première leçon de formuler plus précisément la visée et le caractère de cette partie de la philosophie que l’on nomme en France épistémologie, puis de présenter les buts et la portée d’une méthode comparative. Je terminerai enfin par esquisser le dessein de ce qui, cette année, fera le sujet du Cours.

***

8I. Le mot d’épistémologie, comme l’indique son étymologie grecque, désigne, dans l’usage français, une théorie, et plus précisément une théorie philosophique, de la science. On ne la confondra donc pas avec ce que pourrait être une science de la science, qui prendrait pour objet d’une étude empirique le phénomène psychologique et social de la science. Discipline philosophique, elle ne vise point à décrire et expliquer des faits ou des objets, fussent-ils des faits ou des objets mentaux ; elle cherche à établir la signification des produits de la connaissance scientifique, en tant que celle-ci constitue un des aspects de l’expérience active des hommes. Or les modes de connaître désignés aujourd’hui du nom de science ont manifestement des antécédents et une histoire. Toute idée de l’épistémologie suppose donc que l’on ait une conscience précise des rapports que cette discipline entretient avec une histoire des sciences. Mais qu’est-ce qu’une histoire des sciences ? C’est, dira-t-on, une histoire des faits scientifiques, et une histoire aussi, sans doute, du concept même de science. Arrêtons-nous un instant à cette double vocation.

9La notion de « fait scientifique » n’est peut-être pas aussi simple qu’il pourrait sembler tout d’abord. Au sens le plus obvie, on pourrait donner comme exemples de tels faits la découverte de la planète Neptune, apparaissant le 23 septembre 1846 dans le télescope de Galle à la place assignée par les calculs de Le Verrier ; ou la formulation presque simultanée d’une théorie économique marginaliste par Stanley Jevons (Theory of political Economy, 1872), Karl Menger (Grundsätze der Volkswirthshaftslehre, 1871), Léon Walras (1873) ; ou encore l’invention d’un nouveau concept d’intégration par Lebesgue en 1902. À considérer ces exemples de plus près, on y aperçoit tout d’abord des événements datés, circonstanciés, engagés assurément dans des contextes variés et complexes. En tant que tels, nous les dirons plus spécialement faits de science, et c’est essentiellement l’historien qu’ils intéressent, et certainement aussi le sociologue de la science. La recherche exacte des datations, des filiations, l’établissement du mode et des degrés de diffusion des faits, de leur impact, est leur affaire, et c’est auprès d’eux que le philosophe des sciences ne manquera pas de s’en instruire. Toutefois, si l’histoire des sciences n’était qu’une chronique, même intelligente et perspicace des faits de science, elle serait, pour le philosophe, d’un intérêt bien limité.

10Mais la bonne histoire des sciences lui apporte en vérité tout autre chose. Elle lui donne, en effet, les moyens de diagnostiquer et décrire ce que j’appellerai, pour les distinguer des simples faits de science, les faits épistémologiques. Un fait de science est fait épistémologique en tant qu’il est reconnu comme fait original de connaissance, et dans la mesure où il prend une place et une fonction effectives dans un état donné d’un système de connaissance scientifique. Un bon exemple servant à marquer la différence nous serait fourni par la parution en 1639 du poétique Brouillon projet des événements d’une atteinte d’un cône avec un plan, par Girard Desargues, lyonnais. Fait scientifique à situer par l’historien des mathématiques dans le contexte que constitue à cette époque l’état des problèmes, les usages, l’orientation des idées dans le milieu des mathématiciens français. Mais si quelques contemporains – dont, non sans réticences, Descartes, et avec enthousiasme le tout jeune Pascal – ont reconnu en ce livre l’expression de conceptions géométriques toutes nouvelles, on ne saurait dire cependant que cette publication marque la date du fait épistémologique capital que recélait cet étrange ouvrage, à savoir la première idée systématique d’une géométrie projective. Le fait épistémologique ne sera révélé qu’après coup, lorsque les Monge, les Lazare Carnot, les Poncelet redécouvriront et développeront dans le premier quart du xixe siècle, une théorie des propriétés projectives des figures.

11On voit sur cet exemple que le fait épistémologique signifie en pareil cas un renouvellement du domaine, une métamorphose du type d’objets de la discipline en question. La dissociation, et pour ainsi dire la mise entre parenthèses des propriétés métriques des figures – qui semblaient être l’essence même des objets cartésiens – ouvre un univers nouveau, ou, si l’on préfère, une nouvelle perspective sur l’univers primitif. L’appropriation complète de cette découverte, qui ne se produira donc que fort avant dans le xixe siècle, montrera, par exemple, sous un nouveau jour des objets mathématiques anciens comme les coniques, exploitant leur nature fondamentalement projective. On peut dire qu’il s’agit dans ce cas de la mise au jour non d’un simple concept, mais bien d’une catégorie nouvelle, au sens de l’établissement et de la détermination d’un domaine d’objectivité. Mais un fait épistémologique peut aussi consister plus modestement en l’invention d’un outil, matériel ou de pensée, propre à faire progresser l’exploration d’un domaine empirique ou conceptuel déjà reconnu ; voire, encore, en la mise en évidence d’une propriété ou d’un objet nouveaux, sans que soit franchi l’horizon du domaine primitif, sans qu’il y ait innovation de catégorie. Du premier cas, on pourrait donner comme exemple l’invention du microscope, ou celle du calcul infinitésimal ; du second, la découverte du chlore, ou, en théorie des nombres, celle des lois de réciprocité quadratique, reconnues d’abord quasi empiriquement dans le champ des entiers naturels par Euler et Legendre, puis démontrées par Gauss.

12Si donc l’épistémologie ne peut se détacher de l’histoire des sciences dont elle demeure essentiellement tributaire, ce ne sont cependant pas de simples faits de science qu’elle y puise, mais ce qu’on appelle ici faits épistémologiques, parce que pourvus d’une signification relative à la totalité effective ou virtuelle d’un savoir, parce qu’insérés dans un réseau plus ou moins explicitement reconnu de concepts. Ainsi l’analyse d’une œuvre scientifique sera-t-elle pour l’épistémologue comme la fixation fictive d’une diachronie où se manifestent déjà les imperfections, les distorsions, les lacunes du tissu de relations conceptuelles que la synchronie révèle au grand jour. Si rigoureusement que l’on veuille en effet maintenir dans la synchronie une telle analyse, lorsqu’on prend au sérieux une œuvre scientifique en tant qu’œuvre humaine, on ne saurait dès lors refuser de prendre en compte l’évolution de la connaissance scientifique.

132. Quel est le sens, aux yeux de l’épistémologue, de ce devenir de la science ? Ne disqualifie-t-il pas ce mode de connaissance, en en relativisant la valeur à la forme des sociétés, aux goûts et peut-être aux caprices des hommes ? S’il en était ainsi, il faudrait assurément confesser que l’épistémologie, en philosophant sur les sciences dans leur devenir, risque fort de se réduire à l’enregistrement du progrès de certains reflets fugaces d’une histoire générale des civilisations. Pour ma part, je n’en crois rien. Certes, les sciences ont une histoire, et aucune d’elles ne peut être considérée, en l’état, comme une figure définitive. Mais il importe de distinguer deux régimes dans cette évolution du savoir. Le premier est caractérisé par la succession et la concomitance assez désordonnée d’états mal cohérents d’une connaissance que l’on pourrait dénommer proto-science. Dans cette phase, que nous présentent par exemple, pour la connaissance du règne inanimé, dans notre monde occidental, les théories de la nature, depuis les Grecs jusqu’à Galilée, un accord n’est pas encore intervenu sur l’idée même d’une science. Coexistent, donc, et se succèdent, des « physiques » et des « mécaniques » qui ne délimitent pas de la même façon leur objet, ni ne se soumettent aux mêmes règles générales d’observation, ni ne font usage d’un outillage matériel et conceptuel uniforme, ni même ne posent les problèmes qu’elles peuvent avoir en commun dans des termes comparables. La connaissance proto-scientifique des phénomènes, alors même qu’elle accumule un trésor de faits disparates et d’explications partielles et désarticulées, ne constitue pas encore une science. Certes, des appareils conceptuels très subtils, très complexes, et d’une excellente cohérence interne ont pu alors être élaborés, qui font encore l’admiration de l’archéologue du savoir. Mais il semble que ces belles machines aient tourné à vide, faute d’une détermination explicite et efficace de leur champ d’application, d’une définition catégoriale des objets de leur visée. C’est ici le cas, et peut-être ici seulement, de faire usage de la notion récente de paradigme introduite par Th. Kuhn ; mais ce serait pour montrer qu’elle s’appliquerait, beaucoup mieux qu’à la science instituée comme telle, aux multiples et concurrentes figures de cette proto-science. Dans le domaine pris pour exemple, du reste encore vaguement découpé, de l’inanimé, la connaissance est alors en effet proposée, sous les auspices de « paradigmes » dogmatiquement institués, incommunicables entre eux, très fortement et très profondément marqués par des déterminations extérieures de nature idéologique et par le jeu prédominant de facteurs étrangers aux intérêts du savoir.

14De ce point de vue, la constitution d’une forme radicalement différente de connaissance se présente véritablement comme une rupture. Elle se caractérise alors par l’adoption, tacite ou déclarée, d’une détermination à la fois négative et positive de ce qui sera désormais l’objet, le champ d’investigation d’une science : institution d’une catégorie, au sens que nous avons proposé. Pour la mécanique, et plus généralement, à sa suite, pour la physique, la référence au héros éponyme Galilée signifie simplement qu’à partir du second quart du xviie siècle l’objet que vise à décrire et expliquer le physicien est désormais – et jusqu’à nouvel ordre – réduit aux relations variables dans le temps des positions d’une matière, dont on feindra d’ignorer les qualités sensibles autres que sa résistance au mouvement. Pour toutes les autres sciences on découvrirait ainsi un point de rupture qui marque le passage du moment proto-scientifique au moment scientifique de la connaissance. Il est bien entendu loisible d’étendre la signification du mot « science » à ces états antérieurs à la constitution catégoriale d’un objet, si l’on veut par là reconnaître l’importance des matériaux épars qu’ils accumulent et qui parfois ne seront que très tardivement repris, exploités et interprétés. En ce sens, ce que nous appelons la science apparaît évidemment comme un prolongement : la chimie comme fille de l’alchimie, l’astronomie comme héritière de la curiosité des Mages. Cependant, on manque ainsi le fait épistémologique essentiel, qui est la rupture. C’est en vérité contre l’alchimie que s’est constituée une science des réactions et transformations des corps ; c’est contre la physique des qualités sensibles que s’est constituée la science du mouvement.

15Ainsi l’histoire des sciences est-elle apparemment dominée par une discontinuité radicale. Mais une fois formée une idée cohérente de l’exploration d’un type d’objet, le devenir de la connaissance entre dans ce que j’appelais tantôt un second régime. Dans l’histoire des différentes sciences, une fois qu’elles ont ainsi constitué leur objet originaire, une autre espèce de discontinuité se manifeste, en un sens mineur par rapport à la précédente, mais qui a frappé, bien avant Kuhn, l’un de mes maîtres Gaston Bachelard, et même avant lui Duhem : « les théories meurent assassinées… ». Il est vrai, qu’en effet, l’histoire d’une science, comme par exemple la mécanique, se présente comme une succession de systèmes théoriques dont l’un supplante et remplace le précédent. Mais ce n’est nullement de la manière où la mécanique de Galilée et Newton a détrôné celle d’Aristote, pas même au sens où elle a détrôné celle de Buridan ou Nicole Oresme. Dans ces derniers cas, c’était l’objet même de la connaissance qui était redéfini, dans l’autre, le même objet est pour ainsi dire redessiné dans un nouveau cadre, les mêmes exigences de contrôle et de justification étant peut-être renforcées, mais en tout cas maintenues. Quelle que soit l’ampleur de telles « révolutions scientifiques », quelque profondes que soient les modifications apportées alors à la pensée de l’objet, lorsque, par exemple, la physique passe de l’univers newtonien à l’univers de la Relativité restreinte, puis de la Relativité générale, de l’électrodynamique et de la thermodynamique continuiste à la théorie des quanta, c’est pourtant encore de la même science qu’il s’agit. Contrairement à ce qu’ont avancé certains épistémologues, si les concepts mis en œuvre ont changé, les connaissances d’un âge antérieur n’en sont pas moins traduisibles dans le nouveau langage ; bien mieux, le nouveau système permet de rendre compte, dans beaucoup de cas, des limitations et des insuffisances du système antérieur, dont il définit les conditions de validité approchée. On conçoit dès lors que cette discontinuité du second genre n’interdise en rien un progrès cumulatif de la science. Bien au contraire, ce sont évidemment ces éclatements successifs des systèmes théoriques qui rendent possibles le véritable progrès, lequel n’est pas seulement un accroissement de connaissance, mais encore et surtout une métamorphose des modes et des instruments de l’explication, pour lequel est conservé le même type idéal.

163. Dans quelle mesure le moteur de cette histoire de la science est-il extérieur au contenu et aux formes de la connaissance même ? Si les diverses figures de la science dépendaient pour l’essentiel des circonstances, de l’état de l’économie, du jeu des forces sociales, du conflit des idéologies, il serait bien déraisonnable et vain de prétendre isoler et examiner pour eux-mêmes les systèmes de connaissance scientifique. L’épistémologie devrait alors se confondre avec une interprétation des rapports d’une science à sa société.

17Et c’est là, en effet, l’un des aspects d’une philosophie de la science. Ce n’est cependant pas le seul, ni le plus fondamental, car aucune explication convaincante n’a jamais été donnée qui fasse apparaître l’enchaînement des concepts d’une science, ni la succession de leurs systèmes, comme déterminés par les facteurs de son contexte. Pour justifier le point de vue d’une épistémologie intrinsèque, que j’adopte, j’esquisserai brièvement une conception des rapports de la science à ce contexte, rapports dont il serait, bien entendu, assez ridicule de nier la réalité et de sous-estimer l’importance. Je distinguerai à cet égard les états proto-scientifiques du savoir des formes constituées de la science.

18En ce qui concerne les premiers, il me semble que le jeu des facteurs exogènes y est en effet prépondérant. On ne saurait guère interpréter les différentes espèces d’une connaissance de la nature dans l’Antiquité classique et au Moyen Âge, par exemple, sans directement faire état des formes de la vie sociale, du niveau des techniques, des doctrines philosophiques. C’est en ce sens, encore, que s’applique alors assez bien la thèse kuhnienne des « paradigmes », dans la mesure où elle insiste fortement sur la détermination exogène des modèles et des appareils de la connaissance. On observera cependant qu’il faudrait dire alors que les savoirs proto-scientifiques s’organisent selon une pluralité de paradigmes, peu conciliables, ou indépendants, ou contradictoires. En un sens tout à fait strict du mot, il vaudrait donc mieux dire qu’il n’y a jamais, au sens kuhnien, de véritable paradigme.

19Mais à partir de la rupture qui marque, pour une discipline donnée, l’avènement de son régime scientifique, les déterminations exogènes cessent de jouer le rôle de moteur dans son développement interne. Certes, elles commandent encore éventuellement le rythme d’une évolution, le choix momentané de telle ou telle orientation, l’expansion privilégiée de telle branche du savoir. Mais elles n’en déterminent point la figure, ne rendent point compte de son progrès conceptuel. J’oserai emprunter ici aux mathématiciens une métaphore dont j’ai souvent fait usage. Les circonstances générales de civilisation tiennent lieu pour la science de « conditions aux limites ». Les formes particulières des solutions d’une équation différentielle peuvent en effet dépendre de conditions qui leur sont imposées aux limites de leur domaine, cependant que leur forme générale, et pour ainsi dire essentielle, est fixée par l’équation même. De même, les modalités, les lieux et les temps, les rythmes de réalisation des théories scientifiques dépendent-elles des conditions imposées par le milieu où elles sont produites ; mais elles n’en manifestent pas moins, croyons-nous, en tant que systèmes de concepts, une structure interne autonome dont la reconnaissance et l’analyse peut seule permettre d’en comprendre la portée et le devenir. Sans doute, l’utilisation industrielle de la machine à vapeur au xixe siècle a-t-elle orienté et accéléré l’évolution de la physique vers une thermodynamique ; cette circonstance ne nous est cependant d’aucun secours pour comprendre l’organisation d’une structure conceptuelle où énergie, entropie, travail mécanique, quantité de chaleur se relient à travers des systèmes d’équations différentielles, pour conduire, avec Boltzmann, aux conceptions probabilistes d’une théorie du rayonnement et de la matière. Sans doute, la guerre, les rivalités économiques et idéologiques, ont-elles déterminé une inflexion et une accélération des recherches en physique de l’atome ; mais ces facteurs ne sauraient nous fournir la clef de l’évolution des théories. Sans doute, la mise au ban et l’interdiction de telle théorie ou de tel type de recherche par un régime politique dictatorial peut-il retarder dans un pays la marche de la science en ces domaines ; elles n’en tarissent pas la source ni n’en modifient, à plus long terme, le cours. Il y a donc un devenir intrinsèque, endogène du savoir scientifique, et c’est, par-delà les avatars d’une histoire en quelque sorte anecdotique de la science, l’aspect de ce devenir qui pour l’épistémologue est chargé de signification.

20Déchiffrer l’organisation conceptuelle souvent cachée d’une œuvre scientifique, en faire apparaître la cohérence, mais aussi détecter avec exactitude les problèmes latents ou manifestes qu’elle comporte, et mettre ainsi en évidence son degré de déséquilibre dynamique, telle me paraît être la manière dont une interprétation pourtant essentiellement synchronique des systèmes fait droit à la réalité historique de la science. Ainsi se trouve exposée à travers la synchronie ce qu’on me permettra d’appeler la « dialectique interne » des concepts scientifiques, sans vouloir faire entendre par ce mot une quelconque vertu d’engendrement réglé par d’illusoires « lois » dialectiques. Comprendre la genèse et la filiation des concepts, c’est bien plutôt en situer le fonctionnement comme éléments de systèmes, et reconnaître, avec l’avantage et les privilèges que nous donne notre postériorité, la nature des obstacles qu’il rencontre, les voies qui étaient ouvertes à la solution. Ainsi les faits épistémologiques novateurs peuvent-ils apparaître comme intelligibles, sans que soit pour autant oblitérée la conscience admirative des actes imprévisibles et singuliers du génie. Pour prendre un exemple : on n’expliquera guère par les effets du capitalisme naissant en Allemagne le fait que Riemann expose dans sa thèse d’habilitation en 1854 une conception de la géométrie qui prélude à l’introduction d’une notion généralisée de la spatialité ; réduire d’autre part ce fait au seul éclat du génie créateur ne nous instruit pas davantage ; mais ce sont les vues de Gauss sur les surfaces, la découverte d’espaces non-euclidiens, les problèmes posés par la représentation des fonctions de variables complexes qui donnent un sens à l’invention riemannienne, et d’une certaine manière lui confère a parte post une espèce de nécessité : « Que tout ne soit pas d’un seul coup, dit Cavaillès, n’a rien à voir avec l’histoire, mais est la caractéristique de l’intelligible ». Nécessité interne et cachée, qu’il appartient certes au génie du mathématicien de révéler et de développer. Le rôle de l’épistémologue n’est alors que d’expliquer, par une étude attentive et détaillée des œuvres jointe à une vision suffisamment synthétique, les cheminements de cette nécessité. Non que l’on veuille affirmer une espèce de déterminisme rigide et intrinsèque des œuvres de science, aussi impossible à établir qu’à réfuter. Il ne s’agit nullement de postuler l’engendrement univoque des théories et des concepts par les états de la science qui les ont précédés. Seulement de montrer comment l’imagination créatrice de concepts ne se meut point de façon arbitraire, mais progresse par des chemins que son activité antérieure la conduit à tracer.

***

21I. Le but que je me suis assigné étant ainsi précisé, resterait à indiquer par quels moyens on peut espérer d’y parvenir. L’intitulé de la chaire est destiné à le suggérer, que j’ai voulu reprendre au sous-titre de mon plus ancien ouvrage, et dont j’ai toujours conservé l’usage au cours de longues années d’enseignement et d’apprentissage. L’épistémologie comparative n’est cependant pas présentée, à proprement parler, comme une méthode. Qualifier de méthode ce qui n’est qu’un style d’investigation philosophique serait sans doute un peu bien présomptueux. Pour qu’il y ait méthode, ne faudrait-il pas que des résultats définis puissent être obtenus et que des procédures puissent être décrites pour les atteindre ? Je ne crois pas, pour ma part, que rien de tel puisse être reconnu en philosophie, autrement que par métaphore, dans le meilleur des cas, ou que par imposture dans le pire. Tout ce qu’il est raisonnable d’attendre en ces domaines, ce sont, au mieux, des méta-règles ne portant jamais directement sur le traitement de données, ne prescrivant point de procédures au premier degré. On ne manquera pas de faire remarquer qu’il en est de même, aussi bien, dans les disciplines scientifiques, dès lors que l’on considère le moment de la création : les mouvements de pensée, de passion et d’humeur du savant en tant que produisant des hypothèses et des concepts relèvent rarement d’une méthode, en effet. Mais de l’œuvre une fois réalisée se dégagent cependant, et de façon essentielle, des procédures pour la connaissance d’un objet. Si une philosophie des sciences, comme nous l’avons dit, ne peut être réduite à la description explicative d’une certaine espèce, d’objets, même mentaux, on ne s’étonnera donc pas, en revanche, qu’il ne puisse y être question de méthode. C’est donc plutôt à un style de réflexion et d’analyse que doit renvoyer l’expression d’épistémologie comparative… Et tout style se manifeste, assurément, bien mieux dans chaque ouvrage singulier qu’à travers les commentaires qu’on en peut faire. Aussi bien ne peut-on guère espérer formuler l’expression de techniques et de procédures, mais seulement tenter de mettre en évidence deux préoccupations principales qui en gouvernent la pratique. Ce serait premièrement de dresser quelques garde-fous contre les vagabondages de l’imagination et les prestiges captieux du langage ; et en second lieu de proposer des directions de recherche, c’est-à-dire d’esquisser des types de question.

22L’expression d’épistémologie comparative est évidemment calquée sur celle d’« anatomie comparée », mais il convient de lui donner une interprétation qui écarte décidément l’assimilation des œuvres de la pensée scientifique à des « organismes » qui seraient conçus, ou plutôt imaginés, sur le modèle encore si mystérieux des êtres vivants. Et c’est plutôt à la linguistique comparée des grands linguistes allemands du début du xixe siècle qu’il conviendrait de se référer. Ce que nous essayons de mettre en lumière en comparant des théories ou des systèmes scientifiques, c’est l’homologie formelle du fonctionnement de différents concepts dans ces structures, en espérant ainsi mieux comprendre l’aspect le plus profond de leur pouvoir de représentation, de description et d’explication de ce monde qui nous est présent dans l’expérience. L’image de l’homologie fonctionnelle des organes, entrevue avec profondeur en son sens propre biologique par Aristote dans le Traité des Parties des Animaux, doit ici simplement suggérer l’idée que des concepts scientifiques peuvent correspondre à une même fonction épistémique jouée dans des structures différentes, orientée vers la représentation de domaines d’expérience différents. Les concepts seront alors envisagés non pas comme des cadres inertes et neutres à remplir par les contenus spécifiques de tel ou tel domaine d’objets, mais aussi et surtout comme opérateurs abstraits dans un système. La comparaison de leur fonctionnement effectif, poussée s’il le faut jusqu’au détail, peut alors nous instruire à la fois sur ce que c’est que connaître scientifiquement, sur la pluralité des modes de cette connaissance, sur la nature et les limites de son unité la plus profonde.

23De telles comparaisons s’exerceront en un double sens. Diachroniquement, on pourra mettre en rapport dans cette perspective des états différents d’un même concept, fonctionnant dans des structures successivement proposées au cours de l’histoire d’une discipline. On comprendra que dans l’orientation ici exposée il ne s’agit nullement alors de l’étude monographique de concepts artificiellement isolés. Tout au contraire, le concept mis en vedette doit alors être saisi comme un nœud de relations à l’intérieur de structures où il fonctionne, et desquelles il tire son véritable sens et sa vertu comme instrument de connaissance. Ce sont les transformations de ces structures qui, en relativisant les aspects secondaires, circonstanciels ou parasites du concept, en font apparaître le noyau positif, épistémologiquement efficace, qui, sous des formes simplifiées, ou au contraire compliquées et déguisées, en garantissait déjà le fonctionnement dans les états primitifs de la théorie. Parallèlement, l’analyse comparative diachronique mettra dans certains cas clairement en lumière le sens d’une sorte d’exfoliation du concept, dont le caractère composite était dissimulé dans chaque état de la théorie sous une simplicité apparente, source d’ambiguïtés et de contradictions que les étapes suivantes ont dissipées.

24Synchroniquement, la comparaison s’effectuera entre théories appartenant à différentes disciplines, lorsqu’une analogie formelle peut être décelée. Il s’agit dans certains cas de la transposition délibérée d’un concept d’un domaine à l’autre ; et l’examen des obstacles qui s’y rencontrent, des altérations qu’elle impose, de l’étendue des succès ou des échecs, est alors particulièrement instructif. Dans d’autres cas, sans qu’il y ait eu importation ou imitation voulue du concept, une hypothèse d’analogie permettra de mieux comprendre un système à la lumière du fonctionnement plus clairement perçu du système d’un autre domaine. Je me bornerai ici à esquisser deux exemples, l’un de comparaison diachronique à l’intérieur d’un même domaine, l’autre de comparaison interdomaines.

252. Le premier concernera la notion d’espace en mathématiques. Il s’agit, à l’évidence, d’une notion déjà présente à la pensée immédiate, et parfaitement constituée comme telle au niveau où le langage exprime et décrit notre perception et nos comportements. La mathématique, en tant que connaissance scientifique de certains objets abstraits, les construit comme concepts, selon la parfaite expression de Kant. Et cette construction se manifeste, à travers l’histoire des géométries, selon deux orientations constamment associées et constamment concurrentes. L’une privilégie ce qu’il conviendrait d’appeler la « naturalité » de la notion d’espace ; elle consiste à reconnaître et à articuler de façon formelle la synthèse des aspects divers qui jouent un rôle dans l’usage effectif que nous faisons de la notion pour décrire et manipuler les choses de notre monde. L’autre ouvre l’imagination du mathématicien sur la libre création de nouveaux objets de pensée, détachant pour les isoler certains aspects du concept « naturel », altérant la détermination de certaines propriétés, recomposant des synthèses nouvelles, engendrant éventuellement des « monstres ». Création libre, disions-nous ; non pas cependant licence absolue. Les aspects même les plus abstraits de ces objets de pensée résistent à certaines déformations, imposent des conséquences imprévues ; la création n’est libre que dans les limites que lui assigne la présence de ce que l’on peut nommer des « contenus formels ». L’analyse comparée de différents états du concept d’espace permettra justement de préciser le sens de ces contenus ultimes, en en révélant le jeu dans des contextes divers. Choisissons, à titre d’illustration et nullement pour laisser entendre qu’il s’agirait là des seules étapes importantes de cette dialectique, trois moments significatifs : celui de la spatialité conférée aux figures dans la géométrie d’Euclide ; celui des formes définies par la pensée dans l’étendue cartésienne ; celui, enfin, des espaces riemanniens. On se bornera, dans les trois cas, à quelques indications très succinctes.

261) Le concept de spatialité que définit l’opus euclidien et les travaux antérieurs qu’il résume repose essentiellement sur la détermination de figures par des opérations élémentaires : c’est l’usage du compas et de la règle qui se trouve abstraitement codifié dans le corps des postulats ; et s’il est bien vrai que le Traité des Coniques d’Apollonius reprend la tradition d’un ouvrage perdu d’Euclide, c’est donc encore l’opération d’intersection d’un cône par un plan, et par conséquent de projection et section, qui déterminait aussi pour Euclide ces si remarquables figures découvertes avant lui par Aristée. D’autre part, l’une de ces opérations élémentaires apparaît comme privilégiée : c’est celle qui consiste à mesurer des longueurs et des aires.

27La géométrie des Grecs, depuis les prédécesseurs même d’Euclide, jusqu’aux Alexandrins, définit en effet plus ou moins explicitement le concept d’espace, sa « catégorie », comme le système des conditions rendant possibles la construction des figures et l’assignation de nombres à leurs grandeurs. On sait que la mise en cause de l’une de ces conditions, – la cinquième notion commune – a eu lieu très tôt dans l’Antiquité, et que, des efforts faits en vain pour la déduire des autres est finalement née l’idée de géométries déviantes, d’une construction tératologique de la spatialité. Mais d’autre part le problème fondamental qui a été soulevé – avant même qu’Euclide nous en rapporte la solution eudoxienne – est celui de la mesure, considérée par conséquent comme essentielle à la spatialité « naturelle ».

282) Pour l’étendue cartésienne, dont la Géométrie de 1636 fait la théorie, on peut certes dire encore que la mesure y apparaît comme déterminante. Cependant, c’est un tout autre point de vue qui devient alors dominant. La spatialité y fonctionne comme un mode de représentation des figures. Le rôle stratégique accordé désormais au repérage des points dans un référentiel détermine l’économie du Traité, et commande toute l’œuvre mathématique cartésien. L’idée de caractériser la spatialité par l’introduction d’un système de coordonnées reprend, sans doute, des pratiques déjà connues des Anciens mais non pas élevée comme chez Descartes au rang de détermination « catégoriale » de l’objet géométrique. Ce repérage étant réalisé au moyen de nombres, le philosophe exige que ceux-ci puissent être définissables – sinon calculables – par des opérations bien déterminées, et la théorie générale de telles opérations constitue justement l’algèbre cartésienne. De là cette restriction draconienne imposée par Descartes à une connaissance rationnelle de la spatialité : il ne saurait y avoir de géométrie qu’algébrique. Heureuse faute, d’une certaine manière, car, d’une part, un champ délimité mais extraordinairement riche et cohérent se trouve alors ouvert aux futurs explorateurs du xixe et du xxe siècle ; d’autre part, la question est désormais explicitement posée, de façon provocante, de la légitimité et du statut des procédures infinitésimales, renouvelant et fécondant le vieux problème du continu.

293) Avec Riemann, la catégorie de l’espace, libérée de sa présomption d’unicité par l’invention des géométries non-euclidiennes, prend une consistance nouvelle. Explicitement se trouvent distinguées les propriétés de l’espace, et les propriétés des figures dans cet espace. La détermination des mesures de grandeurs est mise en vedette mais relativisée, en ce sens que l’on oppose aux caractères classiquement admis de cette opération (euclidienne et cartésienne) une infinité de possibilités nouvelles, chacune caractérisant alors intrinsèquement un type de spatialité. De même que l’intuition sensible saisit comment varient des figures de même espèce, selon qu’elles sont tracées sur telle ou telle surface, de même on doit comprendre que des figures diffèrent selon qu’elles appartiennent, plus généralement, à tel ou tel espace. Mais avec cette conception nouvelle, les propriétés formelles d’un espace pourront changer d’une région à l’autre ; plus généralement et plus profondément apparaît alors en pleine lumière l’opposition métaphoriquement désignée comme celle du local au global : deux spatialités peuvent coïncider localement (tels la surface d’un cylindre droit et celle d’un plan, toutes deux partout de « courbure totale » nulle), tout en ayant des propriétés globales très différentes (il y a, sur le cylindre, des « droites » qui sont des lignes fermées…). L’opposition du local au global, neutralisée justement de façon triviale dans le cas euclidien, se manifeste ainsi comme une caractéristique profonde du concept d’espace, l’euclidianité locale – c’est-à-dire, essentiellement, la linéarité des mesures et l’adéquation d’une représentation vectorielle – définissant finalement, et indépendamment de toute comparaison de grandeur, ce que l’on considérera, du point de vue de l’Analyse, comme l’ « infiniment petit ».

30C’est ainsi que l’examen comparatif, dont nous ne donnons ici qu’un exemple caricaturalement réduit, est susceptible de faire apparaître les thèmes essentiels de la conceptualisation par les mathématiques d’une notion de la spatialité. Conditions de possibilité d’opérations de mesure et de l’opposition du local au global ont été mises en vedette. Mais l’examen d’autres états de la géométrie, et en particulier la naissance des notions topologiques sous leurs différents aspects, le développement d’une théorie des « espaces » vectoriels, la constitution de l’idée de Variété, permettrait de préciser et de diversifier ces caractères ; il ferait aussi apparaître, entre autres, l’importance d’une autre détermination catégoriale de l’espace qui est l’idée de dimensionalité.

313. Le second exemple que j’aurais voulu présenter, d’une façon du reste encore plus programmatique, aurait trait à une comparaison inter-domaines. Comparaison plus complexe, en ceci que, tout en étant, pour l’essentiel, synchronique, elle ne saurait cependant négliger de tirer parti de la considération des genèses. Envisageons donc l’idée de système en mécanique et en linguistique. L’intérêt d’une telle comparaison dépend ici surtout de ce qu’elle met en rapport une science indiscutablement avancée, aux catégories bien établies, avec une science dont il faut oser dire, malgré ses succès certains, qu’elle est encore, en tant que science, à l’état naissant, comme en témoigne la pluralité de ses « paradigmes ».

32En mécanique, l’idée de système s’est d’abord formée à partir de la notion intuitive de force, tirée de l’expérience immédiate de notre action sur le monde. Réduite aux deux paramètres abstraits de l’ « intensité » et de la « direction orientée », elle permet la constitution de l’idée de système comme ensemble de rapports de compensation définissant un équilibre, ainsi qu’en témoigne déjà la belle Statique d’Archimède. Interprétée comme facteur d’une variation de vitesse des corps, elle conduit à une structuration plus complexe, où une notion nouvelle la supplantera, qui est celle d’énergie. La formulation mathématique des dépendances qui font système est alors de nature infinitésimale, et s’exprime par la constance de certaines grandeurs intégrales, laquelle sera bientôt interprétée en termes variationnels comme extremum, un beau théorème de Nöther devant plus tard montrer l’équivalence profonde des deux points de vue, en faisant apparaître le rôle essentiel des symétries du système. Parallèlement et corrélativement, à la faveur du succès de la théorie newtonienne en mécanique céleste et des théories maxwelliennes en électricité, la notion de système mécanique (ou plus précisément alors : dynamique) s’est trouvée développée dans deux directions, apparemment distinctes, du moins quant à l’interprétation intuitive : théorie des actions à distance, où les actions du système s’exercent instantanément entre les divers points de l’espace ; théorie du champ, où les actions se propagent dans l’espace et dans le temps, l’état des facteurs de changement du système constituant le champ, défini en chaque point de l’espace-temps.

33Mais une comparaison significative avec la notion de système linguistique ne saurait être développée sans que l’on examine cette extension de l’idée de système dynamique en système cybernétique, c’est-à-dire comportant, articulé à l’étage proprement mécanique, un étage informationnel. Notion en quelque sorte intermédiaire, qu’il est peut-être tentant et trompeur d’assimiler d’emblée à celle qui servirait à définir la catégorie de l’objet linguistique. Si l’assimilation est trop hâtive, elle est néanmoins suggestive et propre à susciter des vues nouvelles sur la nature de cet objet.

34Pour contribuer quelque peu à l’intelligence du sens de la connaissance linguistique, la comparaison devra poser et traiter de façon suffisamment détaillée la question de la nature et du statut des éléments dans chaque type de système, et la question des modes de liaison supposés s’exercer dans chacun d’eux. Dans le cas des systèmes mécaniques, l’analyse, qui porte sur des concepts dont, en général, la fonction opératoire est bien déterminée, sera plus aisée que pour la linguistique, où règne encore une grande hétérogénéité, et même une certaine confusion conceptuelle. Entendons-nous bien : il ne s’agit nullement de retrouver à tout prix dans ce domaine les types conceptuels efficaces qui sont patents dans le cas de la mécanique. Ces derniers ne devront servir que de révélateurs et d’outils, leur adéquation, s’ils ont été opportunément choisis, témoignant alors, toutefois, de l’unité au niveau le plus profond de toute pensée conceptuelle.

35Je m’en tiendrai à ces remarques brèves pour tenter de faire entendre ce terme d’épistémologie comparative, et en viendrai, pour finir, au sujet que je me propose d’aborder dans les leçons qui vont suivre.

***

36Si l’épistémologie, comme on vient de le soutenir, ne peut en aucune manière être confondue avec une science de la science, si elle est bien une discipline philosophique, quel est donc le statut du discours qu’elle tient et quelle en est la portée ? Plus généralement, la philosophie nous procure-t-elle une connaissance ? C’est à poser cette question épistémologique limite que le cours de cette année sera consacré. Question limite, en effet, car il ne s’agit plus alors de comparer deux modalités de la connaissance scientifique, mais de comparer la science avec une autre discipline, et de caractériser la philosophie en tant que connaissance spécifique. Ce projet, peut-être trop ambitieux et dont on ne saurait attendre qu’une réalisation très partielle, je l’ai médité depuis des années sans pouvoir raisonnablement me satisfaire. J’essaierai cependant, Mesdames et Messieurs, de formuler et d’argumenter le moins imparfaitement qu’il se pourra les thèses suivantes.

37En premier lieu, que la philosophie est bien connaissance, conceptuelle et non pas seulement une manière de vivre, une création esthétique, ou l’intéressante expression d’un état d’âme. Mais confrontée aux divers aspects de la pensée scientifique, cette connaissance révèle sa nature toute particulière, qu’il est possible peut-être de résumer de façon provocante en disant qu’elle est connaissance sans objet. Il conviendra, naturellement, de préciser le sens de cette formule inquiétante, et je m’efforcerai de donner réponse aux questions qu’il faut alors poser : qu’est-ce donc qu’un concept philosophique, qu’est-ce donc que raisonner et argumenter en philosophie ?

38En second lieu, je voudrais montrer qu’en ce domaine, bien qu’on ne démontre point, ni ne confirme point des hypothèses à la manière dont on le fait en science, il y a néanmoins, pour cette forme de connaissance, des critères, non de vérité, mais d’une certaine espèce de validité qu’il faudra bien évidemment essayer de définir.

39L’entreprise est assurément semée d’embûches, et ce n’est guère que dans l’enthousiasme fougueux d’un début de carrière, ou au contraire lorsqu’il a conquis une audace prudente au terme d’une longue pratique, qu’un philosophe, sans doute, osera s’y risquer. Comme mon entrée dans cette institution illustre au moment où j’aurais pu achever mon périple d’enseignant vient réaliser paradoxalement pour moi l’un et l’autre de ces états, je me suis cru autorisé à soumettre mes réflexions sur ce sujet à la critique des auditeurs du Collège de France. Ce sera, je l’espère, en quelque sorte, un prélude à l’exposé postérieur de travaux plus particuliers touchant spécialement la spécificité, la légitimité et les limites d’une connaissance scientifique des faits humains.

40Mais en achevant cette leçon inaugurale Monsieur l’Administrateur, mes chers Collègues, Mesdames, Mesdemoiselles et Messieurs, qu’il me soit permis d’exprimer publiquement toute ma gratitude à deux des plus principaux de mes maîtres disparus, Jean Cavaillès et Gaston Bachelard, mais aussi à mon collègue et ami Jules Vuillemin. Sans son insistance, je n’aurais jamais songé à présenter ma candidature à cette chaire, ni espéré d’emporter vos suffrages sans son appui. Dans la chaire qu’il occupe ici depuis 1961, il a réussi, malgré des vents souvent contraires, à communiquer à un public toujours plus large le respect et le besoin d’une philosophie studieuse, dédaignant le ton « grand seigneur ». Je voudrais remercier aussi mes auditeurs, collaborateurs et élèves de différents temps et de différents lieux, plus particulièrement, aux deux extrémités de ma route, ceux de l’Université de São Paulo et ceux de mon Séminaire d’Aix-en-Provence. Le soutien qu’ils m’ont toujours apporté m’aidera à tâcher d’être digne des lieux chargés d’histoire où, par la grâce de votre élection, mes chers Collègues, je vais désormais continuer à m’instruire et à enseigner.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Gilles-Gaston Granger, « Leçon inaugurale au Collège de France (1987) »Noesis, 38 | 2022, 251-269.

Référence électronique

Gilles-Gaston Granger, « Leçon inaugurale au Collège de France (1987) »Noesis [En ligne], 38 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/7423 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xmg

Haut de page

Auteur

Gilles-Gaston Granger

Gilles Gaston Granger (1920-2016), figure clé de l’épistémologie française, ancien élève de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, a été l’élève de Gaston Bachelard et Jean Cavaillès. Agrégé de Philosophie en 1943, il s’engage dans la Résistance sous le prénom de « Gilles », qu’il gardera après la guerre. De 1947 à 1953, il est professeur à l’université de São Paulo. De 1955 à 1962, il enseigne à la faculté des lettres de Rennes. De 1962 à 1964, il dirige l’ENS d’Afrique centrale à Brazzaville. De 1964 à 1986, il est professeur à l’université de Provence (à Aix-en-Provence). Il est nommé en 1986 professeur au Collège de France, où il devient titulaire de la chaire d’épistémologie comparative (1986-1990).

Haut de page

Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search