Introduction à la Leçon inaugurale (G.-G. Granger, 1987)
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1Gilles-Gaston Granger est l’une des figures majeures de l’épistémologie de la seconde moitié du xxe siècle. Son œuvre est cependant encore trop méconnue, et sans doute sous-évaluée, en particulier dans le contexte international dont les intérêts prioritaires et les méthodes suivies sont restés longtemps assez éloignés de ceux du penseur aixois.
2L’évolution récente laisse entrevoir un changement assez radical de perspective avec, d’une part, une redécouverte de la philosophie mathématique de tradition francophone : Brunschvicg, Cavaillès, Lautman, Vuillemin…, et, d’autre part, le développement corrélatif d’un intérêt pour l’épistémologie historique, de Bachelard à Foucault en passant par leurs réappropriations chez des philosophes comme Ian Hacking [Historical Ontology, Harvard University Press, 2002]. Le structuralisme, très présent en France dans les mathématiques et les sciences humaines des années 1960-1970, fait par ailleurs l’objet d’une attention renouvelée, à la fois du fait de sa prégnance dans certaines approches ontologiques à la philosophie des mathématiques, chez des auteurs comme Stewart Shapiro [Philosophy of Mathematics : Structure and Ontology, Oxford University Press, 1997], et du fait de recherches sur ses origines historiques [Reck E. et Schiemer G. (éd.), The Prehistory of Mathematical Structuralism, Oxford University Press, 2020]. Conjuguées à d’autres analyses, elles permettent la mise en évidence de tout un ensemble de phénomènes inscrits tout autant dans l’histoire de la pensée mathématique que de la philosophie du xxe siècle – citons ici la réévaluation de l’héritage kantien, dont on sait l’importance pour la philosophie mathématique dans les débuts du xxe siècle [Michael Friedman et Alfred Nordmann (éd.), The Kantian Legacy in Nineteenth-Century Science, MIT Press, 2006] ou celle du problème de l’objectivité en sciences [Flavia Padovani, Alan Richardson et Jonathan Y. Tsour (éd.), Objectivity in Science : New Perspectives from Science and Technology Studies, Springer, 2015] qui fait l’objet, dans le contexte mathématique, de ce volume de Noesis.
3Cette conjonction de recherches et d’intérêts théoriques doit nécessairement, de notre point de vue, remettre au centre des débats l’œuvre de Granger où se rejoignent toutes ces préoccupations – historicité du savoir ; structures ; ontologie – sous un mode original et sans concession à des modes éphémères de pensée.
4De tous les textes qu’il a écrits, sa leçon inaugurale au Collège de France se caractérise par son ton très particulier car, comme Granger lui-même le dit, « l’enthousiasme fougueux d’un [nouveau] début de carrière », s’y conjugue à « l’audace prudente au terme d’une longue pratique ». Parue aux éditions du Collège de France en 1987 et rééditée peu après dans Fundamenta Scientiae [Sao Paolo, no 2, vol. 8, 1987, paru en 1988], le texte intégral était difficilement accessible et nous avons décidé de le rééditer dans ce volume, accompagné d’un texte introductif et d’une mise en perspective, en accord avec les héritiers du philosophe et le Collège de France, que nous remercions chaleureusement. Cette réédition fait partie d’un projet plus général, soutenu par le Centre Gilles-Gaston Granger. Philosophie et épistémologie comparative (UMR CNRS 7304), de réédition en ligne des articles de Granger désormais difficilement accessibles, mais essentiels pour comprendre l’évolution de sa pensée et son travail épistémologique.
5Le texte parlant pour lui-même, nous nous contenterons ici d’en rappeler le contexte et souligner l’articulation. Rappelons d’abord que la tradition des leçons inaugurales au Collège de France relève d’un exercice souvent convenu : situer une chaire dans le contexte du Collège, avant d’expliciter le projet intellectuel qui la sous-tend. Granger se plie d’autant plus facilement à cet exercice que celui-ci lui donne, d’une part, l’occasion d’éclaircir le rapport qu’il envisage entre épistémologie et histoire et, d’autre part, de rendre un hommage appuyé à deux de ses prédécesseurs.
6Granger s’attardera longuement sur la question des rapports entre épistémologie et histoire dans les deux premières parties de la leçon, mais il souligne déjà avec force sa position dans son introduction. Les intitulés des quatre chaires de ses prédécesseurs directs, Etienne Gilson, Martial Gueroult, Jean Hippolyte, Michel Foucault, contenaient toutes le mot « histoire » (respectivement : Histoire de la philosophie au Moyen Âge, Histoire et technologie des systèmes philosophiques, Histoire de la pensée philosophique et Histoire des systèmes de pensée). Granger se distingue délibérément de cette tradition et affirme que la philosophie des sciences comme il l’a longuement pratiquée ne met pas l’accent sur l’histoire, bien qu’elle entretienne un rapport étroit avec elle. Comme on verra par la suite, l’histoire lui permet en effet de dégager les faits épistémologiques nécessaires pour poser la question du sens des concepts créés par la pensée scientifique et pour interpréter la dynamique de la raison qu’ils mettent en évidence.
7Quant à l’hommage rendu à ses prédécesseurs, ce n’est pas un hasard s’il se concentre sur les deux figures de Martial Gueroult et Michel Foucault.
- 1 Voir l’introduction à la deuxième édition de Pensée formelle et sciences de l’homme [G.-G. Grange (...)
8Martial Gueroult, « qui fut indirectement » son maître, initia ce courant structuraliste en histoire de la philosophie que son ami Jules Vuillemin, mais également ses collègues Ginette Dreyfus, Victor Goldschmidt et Louis Guillermit ont développé. Bien que Granger n’ait pas consacré d’études monographiques aux philosophes du passé, exception faite pour Aristote et Wittgenstein, la notion de structure, telle qu’elle a été élaborée par cette tradition, est au cœur de sa propre réflexion épistémologique au point où sans elle la science et son devenir ne pourraient être pensés1. En outre, l’opposition entre analyse intrinsèque et analyse extrinsèque d’une œuvre, si centrale dans l’histoire structuraliste de la philosophie, est capitale pour la compréhension du point de vue épistémologique de Granger, comme le texte de sa leçon inaugurale le montre amplement.
9Michel Foucault est quant à lui, avec Pierre Bourdieu, un des disciples de Georges Canguilhem ayant précédé Granger au Collège de France. La liste des philosophes et épistémologues cités dans la leçon est relativement importante (Kant, Bachelard, Duhem, Cavaillès, Kuhn et Vuillemin) mais Bourdieu et Canguilhem n’en font pas partie. Il n’en demeure pas moins que vis-à-vis de Foucault, dont « le monde philosophique a si prématurément pris le deuil », Granger prend ses distances en tant que promoteur de « conceptions de la philosophie et du philosophe jusqu’à un certain point opposées » aux siennes. En effet, malgré une attention remarquable aux concepts et à leur dimension historique (dans les termes de l’épistémologie historique de Gaston Bachelard), malgré un intérêt certain pour l’expérience – au sens où l’entendaient Cavaillès et Lautman (ce moment où concepts et histoire se nouent dans des pratiques concrètes) –, Foucault s’inscrit dans la tradition épistémologique française selon des modalités différentes de celles de Granger, pour des raisons qu’il est intéressant d’analyser dans la mesure où elles restent partiellement implicites dans la leçon inaugurale. On rapprochera ces différences des références à Foucault dans la philosophie des mathématiques récentes, références qui dans une certaine mesure « jouent Foucault » et un certain mode de discours des sciences humaines contre des formes plus traditionnelles de compréhension des rapports entre ontologie et histoire – à l’image, là encore des travaux de Ian Hacking :
L’ontologie a été sèche et poussiéreuse, mais j’emprunte mon titre [Ontologie historique] à un auteur que personne ne considère aride, même s’il est aujourd’hui tombé en disgrâce – dans certains milieux, dans un bourbier de réfutations peu amènes. Dans son remarquable essai intitulé « What is enlightenment ? » Michel Foucault [“What is enlightenment ?”, dans The Foucault Reader, publié sous la direction de Paul Rabinow, New York, Pantheon, 1984, p. 303-320] fait référence à deux reprises à « l’ontologie historique de nous-mêmes ». Ce pourrait être le nom d’une étude, dit-il, qui s’intéresse à « la vérité par laquelle nous nous constituons comme objets de connaissance », au « pouvoir par lequel nous nous constituons comme sujets agissant sur les autres » et à « l’éthique par laquelle nous nous constituons comme agents moraux. » Il appelle cela les axes de la connaissance, du pouvoir et de l’éthique.
Ian Hacking, Historical Ontology, op. cit., p. 2.
10Comment Granger analyse-t-il l’apport de Foucault ? Comme une transformation des rapports entre philosophie et histoire, mais non pas en les termes classiques de l’histoire des idées. Pas non plus, et c’est là déjà plus surprenant, en les termes d’une histoire « structurale » de la pensée. Non, le propre de la pensée foucaldienne serait son articulation de l’historicité avec la subjectivité, articulation dont on a vu la reprise chez Hacking. Penser la subjectivité dissociée d’une certaine réalité du monde, la penser en termes de représentations, induit une conception de la tâche du philosophe où l’histoire est une histoire des modes de discours subjectifs et du rôle structurant que jouent éventuellement les modes de discursivité sur la constitution du sujet et, indirectement, de domaines d’objets scientifiques.
11En quoi Granger s’inscrit-il contre cette conception de l’activité philosophique ? Essentiellement à travers l’idée d’une épistémologie intrinsèque (p. 258) : l’idée que les théories scientifiques manifestent « en tant que système de concepts, une structure interne autonome dont la reconnaissance et l’analyse peut seule permettre de comprendre la portée et le devenir » (p. 259).
12Là où la pensée foucaldienne met en évidence des conditionnements, historiques ou discursifs, et la manière qu’ont les êtres humains, à tel ou tel moment de l’histoire, de penser leurs pratiques (de pouvoir politique, sexuel, médical…) comme problèmes, la pensée grangérienne va insister plutôt sur le progrès scientifique et les mutations induites par les changements successifs corrélatifs de l’établissement de nouveaux domaines d’objectivité (p. 255). Il y va là, de notre point de vue, d’une opposition profonde, structurante, au cœur d’enjeux multiples pour l’épistémologie contemporaine.
13Nous allons revenir sur ces différents éléments en abordant successivement les trois points qui nous semblent centraux dans le texte : un rapport d’inscription critique dans la tradition épistémologique française qui présuppose un rapport exigeant à l’histoire ; le programme d’une épistémologie comparative, qui donne son intitulé à la chaire au Collège de France et enfin la question du rapport entre science et philosophie et la possibilité qu’a cette dernière d’offrir des connaissances véritables.
14Au cours de cette analyse nous porterons une attention particulière à l’usage grangérien d’exemples tirés de l’histoire des mathématiques, domaine particulièrement important à la fois pour lui et pour les questions abordées dans ce numéro de Noesis.
1. Épistémologie et histoire
15Quels sont les traits directeurs de l’épistémologie qui « dans son usage français désigne une théorie et, plus spécifiquement, une théorie philosophique de la science » selon Granger ? Au cœur du projet grangérien est la « connaissance scientifique en acte ; non pas, certes, en tant que processus dans la conscience des créateurs et des utilisateurs de la science. » Ces actes se matérialisent plutôt en des « œuvres, traces tangibles dont le philosophe peut s’efforcer de dégager la structure » (p. 253). Par rapport à ces œuvres il s’agit non pas de décrire ou d’expliquer des faits ou des objets, mais d’établir la signification des produits de la connaissance scientifique.
16De ce choix découlent des prises de position radicales à l’égard de l’histoire. Si l’épistémologie de Granger continue de penser conjointement philosophie et histoire, c’est à l’éclairage d’un devenir fondamentalement intrinsèque et « par-delà les avatars d’une histoire en quelque sorte anecdotique de la science ». L’épistémologie, à la différence de l’histoire des sciences positiviste, ne s’intéresse pas aux faits scientifiques, datés, engagés dans des contextes variés et complexes de filiations et d’influences que l’historien se doit d’éclaircir. La « bonne histoire des sciences lui apporte » la capacité de distinguer les faits historiques des faits épistémologiques. Cette notion est essentielle pour caractériser la différence entre le travail de l’historien et le travail de l’épistémologue. Un fait épistémologique, en effet, est caractérisable par sa capacité à porter un renouvellement du domaine dans lequel il apparaît. Ce renouvellement peut être entendu ou bien au sens fort d’une métamorphose du type d’objets de la discipline en question, de la détermination d’une catégorie nouvelle, « de la détermination d’un nouveau domaine d’objectivité », ou bien au sens plus modeste d’invention d’un outil ou de mise en évidence d’une nouvelle propriété « sans qu’il y ait innovation de catégorie » (p. 255).
17Le fait épistémologique est alors, selon Granger, pourvu « d’une signification relative à la totalité effective ou virtuelle d’un savoir, parce qu’inséré dans un réseau plus au moins reconnu de concepts ». Cela implique que l’analyse structurale de l’œuvre scientifique dans laquelle il se manifeste ne peut pas se contenter d’être synchronique, car la diachronie seule permet d’interpréter ses lacunes et ses distorsions conceptuelles à la lumière de l’évolution de science.
18L’exemple que choisit Granger pour illustrer ces idées et la distinction entre faits de science et faits épistémologiques est mathématique : le Brouillon projet de Gérard Desargues [Brouillon-project d’une atteinte aux evenemens des rencontres du cone avec un plan, Paris, 1639]. On doit à Desargues une étude des coniques et des notions comme celle de point à l’infini, mais tout cela écrit dans un langage maladroit et peu en phase avec son temps – celui de l’émergence de l’algèbre et de l’utilisation de ses méthodes en géométrie [Voir par exemple Carl B. Boyer, A History of mathematics, Wiley, 1968]. Si l’on interprète son « étrange ouvrage » comme relevant de la géométrie projective, c’est donc seulement rétrospectivement et à la lumière du développement bien ultérieur, dans la première moitié du xixe siècle, d’une théorie des propriétés projectives des figures par les Monge, Lazare Carnot ou Poncelet. Le fait scientifique brut, aussi génial et novateur soit-il, ne devient épistémologique que lorsqu’une pensée, un discours, réforment un domaine d’objectivité ou en construisent un nouveau. La diachronie joue ici à plein puisque « l’appropriation complète de [ces] découvertes ne se produira que fort avant dans le xixe siècle », et c’est à la lumière de la « totalité effective ou virtuelle d’un savoir » que doit se déployer l’analyse épistémologique.
19Dans les exemples de faits épistémologiques de moindre ampleur (sans innovation de catégorie, dans les termes de Granger), ce dernier mentionne le calcul infinitésimal (qu’il pense comme un outil) et les lois de réciprocité quadratique (Euler, Legendre, Gauss… Elles étudient les conditions de possibilité d’expression d’un nombre premier comme un carré modulo un autre nombre premier), où il voit la mise en évidence de propriétés nouvelles des entiers naturels.
20Ces trois exemples, dans leur diversité, illustrent bien les dynamiques complexes auxquelles est soumis le travail de l’épistémologue, avec en particulier la nécessité d’un regard ontologique scientifiquement informé à même de distinguer a posteriori les niveaux de catégorisation effectués au sein d’une théorie et la possibilité toujours ouverte d’avoir à tout reprendre au filtre d’innovations conceptuelles au sein des mathématiques. Reprenons l’exemple du calcul infinitésimal : des notions qui lui sont intimement liées comme celles de quantités infinitésimales sont problématiques et ont fait l’objet de débats jusqu’à une période récente. Il serait sans doute assez naturel de les ranger plutôt du côté des innovations catégorielles majeures ; citons ici l’exemple classique des travaux de Veronese à la fin du xixe siècle [Paola Cantù, Giuseppe Veronese e i fondamenti della geometria, Unicopli, 1999] et plus près de nous l’invention de l’analyse non standard dans les années 1960 [Claude Lobry, Et pourtant ils ne remplissent pas ℕ, Aleas, 2003].
21Le sens, la valeur épistémologique de la compréhension du devenir de la science se révèle par ailleurs dans la distinction entre deux types de ruptures, qui à leur tour nous permettent d’identifier deux régimes distincts dans l’évolution du savoir. Il y a un régime proto-scientifique, caractérisé « par la succession et la concomitance assez désordonnée d’états mal cohérents d’une connaissance » et un régime scientifique où la connaissance parvient à une explicitation efficace et opérationnelle de son champ d’application.
22Dans l’analyse de Granger, les caractéristiques d’un savoir proto-scientifique, qui n’aurait pas pris le chemin sûr de la science sont clairement d’origine kantienne (incapacité de déterminer son objet, incapacité de désigner des méthodes uniformes, incapacité de trouver un langage commun, pourvu de termes comparables). Cet écho kantien est d’autant plus important qu’il nous permet de comprendre à quel point il est déterminant pour Granger de tracer une frontière claire entre la science et la philosophie et de prendre, grâce à cela, résolument distance vis-à-vis d’un avatar du concept kantien de révolution, tel qu’on le trouve chez Thomas Kuhn. L’épistémologie discontinuiste de ce dernier a été bien à tort parfois assimilée à l’épistémologie de Bachelard, et Granger se devait dans sa leçon inaugurale d’en souligner la différence. La science naît lorsque naît la capacité de constituer catégoriellement un objet, c’est dire de le constituer en tant que produit d’un ensemble de concepts opératoires explicitement (mais toujours incomplètement) définis. Avant la science, la connaissance se présente « sous les auspices de “paradigmes” dogmatiquement institués, incommunicables entre eux, très fortement et très profondément marqués par des déterminations extérieures de nature idéologique et par le jeu prédominant de facteurs étrangers aux intérêts du savoir ». La notion kuhnienne de paradigme (très proche d’ailleurs de la notion foucaldienne d’épistémè) s’appliquerait donc beaucoup mieux aux multiples et concurrentes figures de la proto-science, qu’à la science instituée comme telle.
23Il y a, par opposition au registre proto-scientifique, un registre scientifique qui est lui aussi caractérisé par des ruptures (contrairement à ce que Kant avait prétendu et conformément à l’analyse de Bachelard et de Duhem). Toutefois ces ruptures, à la différence des précédentes, permettent de redessiner le même objet dans un nouveau cadre, « les mêmes exigences de contrôle et de justification étant peut-être renforcées, mais en tout cas maintenues ». Ces discontinuités de second genre rendent possible la véritable dynamique de la science et le progrès cumulatif du savoir.
24Cette distinction entre science et proto-science posée, le point de vue d’une épistémologie intrinsèque, que Granger adopte, s’en trouve justifié. Les déterminations exogènes jouent un rôle essentiel dans la phase proto- scientifique. Dès que le régime scientifique s’installe, elles cessent de jouer le rôle de moteur dans le développement d’une science. Bien sûr, elles peuvent déterminer le choix momentané de telle ou telle orientation ou l’expansion de telle branche du savoir, « [m]ais elles n’en déterminent point la figure, ne rendent point compte de son progrès conceptuel ».
25Le langage de Granger sur ce point revêt les habits des mathématiques : selon une métaphore dont il confie avoir souvent fait usage, les circonstances générales de civilisation tiennent lieu pour la science de « conditions aux limites ». Que faut-il entendre par là ? L’équation d’évolution d’un système est en général décrite par une équation différentielle ou une équation aux dérivées partielles, éventuellement stochastique si le système est aléatoire. Des conditions aux limites vont imposer une forme particulière à la solution du problème. En général elles prennent la forme de conditions initiales (à t=0) et/ou de conditions aux frontières du domaine considéré. Un exemple classique est l’équation de la chaleur ∂u/∂t =(∂2u)/(∂x2) sur une tige métallique, où u(t,x) décrit la température en fonction du temps t et d’une variable d’espace x. Les conditions aux limites sont typiquement l’existence d’une distribution initiale de température ou d’une source de chaleur et de conditions de température aux extrémités de la tige (qu’on suppose par exemple au contact de glace à température constante). Si ces conditions donnent une forme particulière à la solution du problème, sa substance, sa structure interne est donnée par la loi d’évolution générale, universelle, qui donne accès aux raisons d’être de la solution. De même, l’environnement spécifique (temps, lieu, conditions matérielles…) d’une découverte scientifique en détermine sans doute les modalités, mais il a un caractère en quelque sorte anecdotique et le système conceptuel qui lui est finalement attaché renvoie à « une structure interne autonome » qu’il va s’agir de reconnaître et d’analyser.
26Cette idée d’un devenir endogène, d’un moteur interne du progrès scientifique permet d’expliquer l’intérêt des faits épistémologiques et donne un éclairage tout nouveau aux rapports entre épistémologie et histoire. L’analyse des œuvres fait droit à la réalité historique de la science, à condition de déchiffrer leur organisation conceptuelle non seulement dans le but d’en relever leur cohérence et exactitude, mais surtout de mettre en évidence leur « déséquilibre dynamique ». Ce déséquilibre se manifeste par ce surplus de contenu excédant toujours la forme conceptuelle censée le construire et, partant, les voies ouvertes à de nouvelles solutions. Granger n’hésite pas à parler d’une espèce de nécessité a parte post de la créativité mathématique, convoquant à ce propos Cavaillès. Il ajoute à ce propos :
Il ne s’agit nullement de postuler l’engendrement univoque des théories et des concepts par les états de la science qui les ont précédés. Seulement de montrer comment l’imagination créatrice de concepts ne se meut point de façon arbitraire, mais progresse par des chemins que son activité antérieure la conduit à tracer. [p. 261]
2. Le programme d’une épistémologie comparative
27L’enjeu fondamental du travail épistémologique est donc de dégager le sens des concepts créés par la pensée scientifique, « grâce à une étude comparative des situations et des fonctions assignées à des concepts analogues apparus dans des champs d’objets distincts et à des étages différents de leur histoire ».
- 2 L’épistémologie étant une discipline philosophique, Granger préfère utiliser le mot « style » pou (...)
28Si l’épistémologie se doit d’être comparative, c’est au titre d’une conception intrinsèque du devenir scientifique, mais également d’une méthode2. Méthode diachronique, qui utilise les variations historiques pour détecter les enjeux, les variations conceptuelles, les moments de constitution de nouveaux champs d’objectivité. Méthode synchronique, qui va jouer à deux niveaux. D’abord celui du déchiffrement des organisations conceptuelles, qui tire profit des « privilèges que nous donne notre postériorité » (p. 260). Ensuite, dans la possibilité d’analyser les transpositions d’un concept d’une discipline à l’autre.
29Là encore, il serait intéressant d’analyser plus en profondeur ces idées, qui rejoignent des questions de méthode essentielles pour l’épistémologie contemporaine, mais mériteraient également d’être inscrites dans des débats plus généraux – comme ceux concernant l’herméneutique, à laquelle les apports potentiels de l’analyse des textes mathématiques sont sans doute trop négligés.
30Nous nous limiterons ici à analyser l’un des deux exemples développés par Granger, qui met plutôt l’accent sur la dimension diachronique de la méthode : celui de la notion mathématique d’espace, jouant en partie le jeu de Granger, c’est-à-dire en nous autorisant parfois une lecture mobilisant la conception contemporaine de la (ou des) spatialité(s).
31L’analyse de la leçon inaugurale distingue deux processus fondamentaux de « construction comme concepts » des objets géométriques. Le premier consiste à formaliser, sur un mode synthétique, les différentes modalités de mobilisation de la notion d’espace dans la description et la manipulation des choses du monde. Le second repose sur la liberté de l’imagination créatrice, capable de faire abstraction des contraintes du rapport au monde pour créer de nouvelles notions d’espace.
32La géométrie s’est construite, au xxe siècle, dans un jeu permanent entre ces deux approches, l’intuition spatiale suggérant sans cesse l’introduction de nouvelles formes susceptibles ensuite de variations axiomatiques s’affranchissant de renvois à la spatialité conçue sur un mode phénoménal.
33Les trois exemples considérés par Granger renvoient à trois catégorisations très différentes de l’espace : la géométrie euclidienne, la géométrie cartésienne, la géométrie riemannienne. Le double jeu de l’épistémologie comparative se met en place au niveau des catégorisations opérées (ici, celle de l’espace), et au niveau des outils, pratiques, concepts mobilisés dans ces processus, et dont la nature même change radicalement d’un contexte théorique à l’autre. Là où l’opératoire euclidien est celui de la règle et du compas, celui cartésien renvoie aux opérations algébriques, tandis que les opérations de la géométrie riemannienne sont indissociables des déterminations locales de l’espace. Deux concepts apparaissent transversalement à l’analyse de ces géométries : ceux d’opération et de mesure, qui vont pouvoir être abordés de façon diachronique. L’analyse diachronique permet de thématiser également des oppositions dialectiques qui échapperaient à une lecture seulement synchronique de l’histoire, comme celle du local et du global qui, mise en évidence dans le cas riemannien, s’avère en partie transverse aux différentes géométries possibles.
34Ce projet grangérien se comprend mieux si, à ces exemples, on juxtapose les autres catégorisations de l’espace apparues progressivement : espaces topologiques, espaces vectoriels, idée de variété (trois exemples mentionnés dans la leçon inaugurale), auxquelles on pourrait ajouter les espaces fonctionnels classiques, les espaces de fonctions entre espaces (comme les espaces de lacets), les schémas de la géométrie algébrique moderne ou encore, plus près de nous, des géométries plus exotiques comme les géométries « tropicales » (basées sur une redéfinition de l’addition et de la multiplication), les géométries aléatoires… Ce qu’illustre cette variété toujours plus grande de catégorisations effectuées est bien la nécessité d’en penser le sens – celui de la spatialité – au-delà des différents contenus formels, au-delà de la mathématique même, dans ce jeu des similitudes, analogies, structures formelles, transferts de notions d’un champ à l’autre qui fait le cœur de l’épistémologie comparative.
3. Connaissance scientifique et connaissance philosophique
35Le troisième volet de l’allocution, bien que consacré à un thème que Granger affirme « avoir médité depuis des années », demeure le plus programmatique et ambitieux. Il concerne les rapports entre pensée scientifique et pensée philosophique.
36Si l’épistémologie n’est pas une science (sociologique, historique, anthropologique ou psychologique) des sciences, c’est qu’elle est bel et bien une discipline philosophique dont le but est d’interpréter la dynamique des concepts scientifiques. Par son style comparatif, elle essaie de mettre en lumière les homologies formelles du fonctionnement de différents concepts scientifiques dans des structures synchroniquement et diachroniquement différentes, cela en vue de comprendre leur pouvoir de représentation, de description et d’explication de l’expérience. Or, cette conception du travail philosophique ne peut se dispenser d’une analyse critique de sa nature et de sa portée. En d’autres mots, quelle est la valeur d’une telle enquête philosophique et, de manière plus générale, peut-elle nous procurer une forme de connaissance ? Et, si connaissance il y a, comment décrire sa spécificité vis-à-vis de la connaissance scientifique dans son ensemble ?
37Cette tâche est d’autant plus délicate qu’elle implique une démarcation forte entre la philosophie et les sciences humaines (les sciences « spécifiques des faits humains ») qui n’ont cessé depuis la seconde moitié du xixe siècle d’empiéter sur le domaine, contesté, de la philosophie. Granger affirme n’avoir pu jusque-là raisonnablement se satisfaire de ses tentatives de réponse, et annonce vouloir consacrer à ces questions sa première année de cours au Collège de France. Les résultats de ses enquêtes sont présentés dans les nombreux textes publiés entre 1988, année de parution de Pour la connaissance philosophique [Paris, Odile Jacob], et 2001, année de parution de Sciences et réalité [Paris, Odile Jacob]. On se contentera ici de rappeler la thèse fondamentale qui structure son programme de recherche et les interrogations philosophiques qu’elle se propose d’élucider.
38Cette thèse fondamentale affirme que la philosophie est connaissance conceptuelle sans objets. Toute connaissance scientifique est connaissance visant à construire ou à déterminer des objets par le biais de concepts dont le pouvoir déterminant se mesure à leur opérationnalité. La connaissance mathématique est en ce sens paradigmatique. La connaissance philosophique, quant à elle, est une connaissance non scientifique, dans la mesure où elle ne vise pas des objets. Cette affirmation que Granger qualifie d’inquiétante, sans doute par rapport au cadre kantien qu’il a explicitement assumé, implique, d’une part, la clarification d’une série de questions difficiles concernant la caractérisation des concepts et des arguments philosophiques, par opposition aux concepts et aux arguments scientifiques. Elle implique, d’autre part, la définition de critères de validité de la philosophie, par opposition aux critères de vérité des sciences.
- 3 La nature de cet au-delà de la science fait l’objet chez Granger d’une réflexion constante (voir (...)
39Quelles que soient les critiques qu’une telle analyse a suscitées (voir en particulier à ce propos dans le volume d’hommage à Granger les textes de H. Sinaceur et G. Lebrun [J. Proust, E. Schwartz, La connaissance philosophique, Essais sur l’œuvre de Gilles-Gaston Granger, PUF, 1995], resp. p. 93-120 et 21-34), il est important de souligner combien elle est solidaire de l’ensemble de la démarche dans laquelle il s’est engagé depuis les tout débuts de sa réflexion. Il est possible de tracer une frontière à la connaissance scientifique, qui justifie son autonomie par rapport aux facteurs extrinsèques, sa nécessité a parte post et son progrès cumulatif. Cela implique, toutefois, qu’il soit possible d’en indiquer clairement l’au-delà. À cet au-delà appartiennent les systèmes philosophiques (comme d’ailleurs les arts, les mythes et les idéologies)3. Leur irréductible pluralité empêche que l’on puisse parler de progrès cumulatif ou de nécessité de la philosophie, mais elle n’empêche pas de parler d’un type sui generis de connaissance, indispensable au développement de la science.
Notes
1 Voir l’introduction à la deuxième édition de Pensée formelle et sciences de l’homme [G.-G. Granger, Pensée formelle et sciences de l’homme, Paris, Aubier, 1967] à propos de la tradition structuraliste en histoire de la philosophie par rapport aux autres formes de structuralisme.
2 L’épistémologie étant une discipline philosophique, Granger préfère utiliser le mot « style » pour caractériser les modalités d’interprétation de la science (de son sens et de ses limites) que l’épistémologue recherche. La notion de méthode, en effet, lui semble plus appropriée pour décrire le travail scientifique, capable d’aboutir à des résultats par des procédures explicites. Granger toutefois reconnait (et il s’agit d’un point théoriquement essentiel dans sa conception de l’épistémologie) que les œuvres des scientifiques intègrent nécessairement l’expression individuelle de leur travail de mise en forme d’un contenu, qui s’exprime dans un style. La réflexion de Granger sur les rapports entre style et méthode traverse toute l’œuvre de Granger, de Pensée formelle et sciences de l’homme (op. cit., p. 44) à Pour la connaissance philosophique (Paris, Odile Jacob, 1988), en passant par Essai d’une philosophie du style (Paris, Odil Jacob, 1968).
3 La nature de cet au-delà de la science fait l’objet chez Granger d’une réflexion constante (voir Science, philosophie et idéologies, Tijdschrift voor Filosofie, no 4, 1967, p. 771-780). Ce thème bachelardien ce retrouve également chez Canguilhem [G. Canguilhem, Idéologie et rationalité dans l’histoire des sciences de la vie, Paris, Vrin, 1977, chap. 2 : Qu’est-ce qu’une idéologie scientifique ?].
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Référence papier
Gabriella Crocco et Frédéric Patras, « Introduction à la Leçon inaugurale (G.-G. Granger, 1987) », Noesis, 38 | 2022, 237-249.
Référence électronique
Gabriella Crocco et Frédéric Patras, « Introduction à la Leçon inaugurale (G.-G. Granger, 1987) », Noesis [En ligne], 38 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 08 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/7422 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xmf
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