Des modes d’objectivité dans l’apprentissage des mathématiques : le structuralisme mathématique à la lumière d’une épistémologie expérimentale
Résumés
La présente étude questionne l’objectivité des mathématiques à travers l’analyse de la pratique mathématique, dans une modalité didactique. À travers des dialogues en classe (dans l’esprit de Lakatos), nous examinons la thèse, inspirée des travaux de Granger, que le développement de mathématiques formelles selon la méthode abstraite structuraliste ne se réduit pas à un langage mais engage un « contenu formel » qui se déploie dans une intuition symbolique. La didactique ou épistémologie expérimentale contribue ainsi à la philosophie par un commentaire d’expériences et l’interprétation de significations, dans des regards croisés.
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Mots-clés :
objectivité des mathématiques, structuralisme mathématique, épistémologie expérimentale, didactique des mathématiquesKeywords:
mathematical objectivity, mathematical structuralism, experimental epistemology, didactics of mathematicsPlan
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1. Introduction
- 1 J. Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain : les mathématiques aujourd’hui, Paris, Hachette, (...)
- 2 L. Corry, Modern Algebra and the Rise of mathematical Structures, Bâle, Birkhaüser, 1996.
- 3 N. Bourbaki, « L’architecture des mathématiques », dans F. Le Lionnais (dir.), Les grands courant (...)
1La notion de structure mathématique est la « conséquence de la constatation que ce qui joue le rôle primordial dans une théorie, ce sont les relations entre les objets mathématiques qui y figurent, plutôt que la nature de ces objets »1. Ce point de vue relationnel abstrait change radicalement la pratique mathématique : Corry2 souligne une inversion de la hiérarchie conceptuelle de l’algèbre, où les propriétés des nombres, des polynômes et autres objets mathématiques sont désormais appréhendées comme des conséquences de ce qui est connu au niveau des structures générales (plutôt que l’inverse). La pensée structuraliste se caractérise ainsi par une méthodologie et un style spécifique, qui font école à Göttingen dans les années 1920. Il s’agit d’une refondation mathématique3 qui apporte une vision nouvelle et unifiée de la matière mathématique tout en ouvrant la voie à des constructions inédites, de nouveaux objets.
- 4 J. Piaget et E. W. Beth, Épistémologie mathématique et psychologie. Essai sur les relations entre (...)
- 5 M. Artigue et R. Douady, « Note de synthèse. La didactique des mathématiques en France – Emergenc (...)
- 6 G. Brousseau, « Epistémologie et didactique des mathématiques », Actes du colloque Didactiques, q (...)
- 7 S. Shapiro, Philosophy of Mathematics : Structure and Ontology, Oxford, Oxford University Press, (...)
2Cette transformation du champ des mathématiques impacte également les champs voisins. Du côté de l’enseignement des mathématiques, la réforme des mathématiques modernes vise, dans les années 1960, à répandre à tous les niveaux (du primaire à l’université), une mathématique des structures allant du simple au plus complexe, selon les principes de Bourbaki. En psychologie cognitive, Piaget4 voit dans les structures mathématiques (algébriques, d’ordre et topologiques) des modèles des structures cognitives, lesquelles s’organisent via un processus d’abstraction réfléchissante à partir des actions ou opérations menées sur les objets. La didactique5 des mathématiques naît en France de ce terreau, dans les années 1970 ; appelée « épistémologie expérimentale » par Brousseau6, à ses origines, elle incorpore des apports d’épistémologie historique (Bachelard) et d’épistémologie génétique (Piaget) dans le but d’étudier, de concevoir et d’expérimenter des conditions reproductibles qui peuvent déterminer l’apprentissage d’une connaissance chez un actant. Enfin, en philosophie des mathématiques, le structuralisme ravive le questionnement sur la nature des objets (ontologie) et l’accès à ces objets par un sujet (épistémologie). Des tentatives de résolution des paradoxes qui émergent (comme le problème de Benacerraf) naissent différentes philosophies du structuralisme (in re, ante rem, modal ; voir Shapiro7).
- 8 G. Heinzmann, « Objectivity in Mathematics : The Structuralist Roots of a Pragmatic Realism », da (...)
- 9 G. Heinzmann et J. Petitot, « The Functional Role of Structures in Bourbaki », dans E. H. Reck et (...)
3Ces différents questionnements sont liés. Par exemple, Heinzmann8 montre que le relationalisme de Poincaré possède un fondement épistémologique lié à son conventionalisme : la formation du concept de groupe est suggérée par un système similaire issu de l’expérience perceptive (sensations musculaires), avant de s’autonomiser dans une expression sémiotique. Les structures que considère Poincaré sont ainsi des « universaux mixtes ». De façon similaire, Heinzmann et Petitot9 (2020) soulignent que le structuralisme de Bourbaki s’inscrit dans une tension entre fonder l’objectivité des mathématiques sur la seule stipulation de structures, organisées en une hiérarchie, et engager les particularités d’objets (nombres, figures géométriques) porteurs d’intuitions propres. Il en résulte un structuralisme pragmatique et fonctionnel, tirant profit d’un arrière-fond informel derrière les structures mères formalisées, notamment à travers le pouvoir heuristique des analogies de structures (comme celles entre corps de fonctions et corps de nombres). Heinzmann et Petitot défendent cette thèse à la lumière d’une étude de cas, autour des travaux de géométrie arithmétique et théorie des nombres qui ont conduit à la démonstration du théorème de Fermat par Wiles et Taylor. Ils mentionnent également les travaux de Beth et Piaget pour pointer que les concepts structuralistes n’émergent pas de façon naturelle de la pensée réflexive mais nécessitent un apprentissage. En d’autres termes, les structures sont des mixtes entre des normes socio-culturelles et des outils confirmés par l’expérience.
- 10 I. Lakatos, Preuves et réfutations : essai sur la logique de la découverte mathématique, trad. fr (...)
- 11 Ibid., p. 183-184.
4La présente étude vise également à contribuer à la réflexion philosophique sur l’objectivité des mathématiques à travers l’analyse de la pratique mathématique, mais dans une modalité didactique, c’est-à-dire en situation d’enseignement-apprentissage. Le procédé n’est pas nouveau : bien qu’il se soit inspiré de la preuve de Cauchy de la conjecture de Descartes-Euler, donc de l’épistémologie historique, Lakatos10 se place dans le contexte d’une classe imaginaire pour développer la méthode des preuves et réfutations en tant que méthode de découverte et de développement des théories mathématiques non formelles (ou « quasi-empiriques », qui échappent en partie au positivisme logique). Cette fiction est la manière choisie par Lakatos pour réaliser la « démonstration philosophique », en l’occurrence d’étudier une thèse sur le développement des mathématiques. Pour autant, elle fait directement écho à un problème didactique : la présentation des mathématiques selon la méthode euclidienne relève d’un « escamotage » réalisé par un « illusionniste » (le mathématicien-enseignant) ; le style déductiviste « cache la lutte, dissimule l’aventure »11. Le dialogue, en tant que reconstruction rationnelle de la dialectique de l’histoire, rapproche alors la phylogenèse (développement historique des concepts) et l’ontogenèse (sa reconstruction par le sujet) de la pensée mathématique.
5Le structuralisme mathématique occasionne également un problème didactique, qui rencontre la question de l’objectivité des mathématiques et que Patras résume en ces termes, dans la lignée de Husserl :
- 12 F. Patras, La pensée mathématique contemporaine, Paris, PUF, 2001, p. 27-28.
Faire la part de modernisme dans le style d’exposition et de retour au système d’intuitions originales qui sous-tendent une théorie est sans nul doute l’une des difficultés majeures auxquelles est confrontée la pédagogie mathématique aujourd’hui, car la science est condamnée à être stérile si elle cesse de prendre appui sur une intuition pleine et vivante de ses contenus. C’est la conscience de cette stérilité qui gouverne les réactions de rejet de l’enseignement mathématique comme un bloc d’abstractions gratuites et dépourvues de significations tangibles12.
- 13 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, Paris, Vrin, 1994.
- 14 J.-P. Marquis, « Stairway to Heaven : The Abstract Method and Levels of Abstraction in Mathematic (...)
- 15 T. Hausberger, « La dialectique objets-structures comme cadre de référence pour une étude didacti (...)
- 16 G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.
- 17 T. Hausberger et F. Patras, « The didactic contract and its horizon of expectation », Revista Edu (...)
6Notre ambition est de poursuivre l’œuvre de Lakatos en étudiant la thèse, proche de Granger13, que le développement de mathématiques formelles selon la « méthode abstraite »14 ne se réduit pas à un langage, à une syntaxe vide, mais qu’une telle pratique mathématique engage un « contenu formel » (voir ci-dessous). Cependant, à la différence de Lakatos, les dialogues qui sont présentés ci-dessous sont des dialogues réels. En d’autres termes, les travaux en didactique de l’algèbre abstraite15 offrent un nouveau laboratoire de la pensée pour nourrir la philosophie de la pratique mathématique, en contexte d’enseignement-apprentissage. Les aspects essentiellement didactiques – c’est-à-dire les conséquences d’une relation aux savoirs régie par un « contrat didactique » et les modalités de gestion de la relation didactique – seront en grande partie passés sous silence. En bref, le contrat didactique16 désigne l’ensemble des obligations réciproques qui lient les partenaires d’une situation didactique, explicitement ou implicitement, relativement à la connaissance visée. Cette notion peut être reliée17 à celle d’horizon d’attente en phénoménologie et herméneutique. De fait, notre propos est, dans la présente contribution, centré sur les aspects épistémologiques et sémiotiques de l’activité mathématique en tant qu’expérience vécue par un sujet épistémique : l’apprenant, lequel peut être considéré, pour les étudiants les plus avancés, comme proche d’un mathématicien professionnel.
- 18 H. Benis-Sinaceur, « Structure et concept dans l’épistémologie mathématique de Jean Cavaillès », (...)
- 19 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit.
- 20 G.-G. Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968, p. 19-20.
- 21 Ibid., cité par H. Benis-Sinaceur, « Style et contenus formels chez Gilles Gaston Granger », dans (...)
7Enfin, notre intérêt pour la pensée de Granger dans le cadre d’une étude d’épistémologie expérimentale portant sur le structuralisme mathématique – et en lien avec un questionnement sur l’objectivité des mathématiques – s’explique par les raisons suivantes. Tout d’abord, Granger reprend la « dialectique des concepts »18 de Cavaillès : alors que Cavaillès identifie dans le déploiement de la pensée structuraliste deux mouvements d’abstraction, l’idéalisation et la thématisation, qui se succèdent de façon dynamique pour exprimer une dialectique entre forme et contenu, Granger19 voit dans ce mouvement dialectique une relation de co-détermination des opérations et des objets et en fait une catégorie fondamentale de la pensée. Ensuite, Granger développe une notion de « style » pour rendre compte du travail mathématique qui « suscite à la fois forme et contenu au sein d’une expérience, sans doute elle-même structurée, mais à un niveau inférieur d’abstraction. Le fait de style va consister essentiellement dans les modalités de cette mise en opposition. […] Le style nous apparaît ici, d’une part, comme une certaine manière d’introduire les concepts d’une théorie, de les enchaîner, de les unifier ; d’autre part, comme une certaine manière de délimiter l’apport intuitif dans la détermination de ces concepts »20. L’analyse stylistique se propose ainsi de « découvrir les conditions internes à l’œuvre qui rendent possible l’avènement des significations »21. Elle rejoint l’analyse didactique, qui étudie les conditions de production des apprentissages visés dans le cadre de genèses expérimentales des concepts.
- 22 J.-P. Marquis, « Mathematical Abstraction, Conceptual Variation and Identity », dans P. Schroeder (...)
- 23 H. Benis-Sinaceur, « Facets and levels of mathematical abstraction », Philosophia Scientiæ, vol. (...)
8Cet article s’organise comme suit. Dans une première partie, nous rappelons les principales thèses de Granger et présentons un premier dialogue d’épistémologie expérimentale : la rencontre d’un binôme d’étudiants avec la structure de schmilblick (une invention didactique), présentée sous forme axiomatique. Ce dialogue, qui vise l’étude des thèses de Granger selon le procédé de Lakatos, met en évidence un premier fait épistémologique et didactique : les étudiants mettent en œuvre un processus d’abstraction incomplet. Dans une seconde partie, nous présentons les différentes étapes d’un processus complet, selon Marquis22. Un second dialogue entre les deux étudiants, ponctué d’interventions de l’enseignant qui en font une maïeutique socratique, vient éclairer les difficultés d’émergence d’un principe d’identité pour la structure de schmilblick, en écho aux analyses de Marquis fondées sur l’épistémologie historique. Dans une troisième partie, la structure de schmilblick est renommée « banquet » et intégrée à un ensemble de tâches dédiées à produire une genèse expérimentale en classe de la méthode abstraite. La stratégie pédagogique fait du concept de banquet un « concept concret », au sens de Benis-Sinaceur23, et ouvre de nouvelles affordances cognitives. Ces dernières sont illustrées par des extraits d’un troisième dialogue au sein d’un second binôme d’étudiants plus avancés (Doctorat et au-delà) ainsi que par des travaux d’étudiants de fin de Licence. Les conséquences philosophiques de l’ensemble du corpus de données produites par l’épistémologie expérimentale sont résumées dans une section conclusive.
2. L’objectivisation du formel, selon Granger : le cas de la structure de schmilblick
- 24 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit.
- 25 Ibid., chap. 2.
9Granger24 part de l’opposition classique entre matière et forme, qui est vue comme une relation de co-détermination entre une forme et son contenu. Cette opposition est relative : ce qui est forme peut devenir contenu à un niveau supérieur d’organisation, comme l’a montré Cavaillès avec le processus de thématisation. Granger définit la forme comme « le cadre invariant à l’intérieur duquel le contenu fonctionne comme porteur d’information ». Il s’oppose ainsi à l’idée que les mathématiques ne seraient qu’un langage, un cadre vide : il soutient la thèse qu’elles possèdent un « contenu formel »25. Ce contenu est formel parce que l’expérience sensible n’y joue « aucun rôle essentiel ».
10Par information, Granger entend l’établissement de propriétés décrivant des objets. Ces derniers sont soumis à des opérations de pensée comme comparer, classer, mesurer et la forme en constitue les invariants opératoires. Précisément, Granger pose un principe de détermination réciproque de tout système d’objets de pensée avec le système d’opérations intellectuelles associées et parle de « dualité entre opérations et objets » par analogie avec les cas de dualité en mathématique. Il donne pour exemple la théorie des probabilités :
[…] le système opératoire détermine une espèce d’objets : les variables et les suites aléatoires […], le travail d’élaboration axiomatique a permis de rendre corrélatives de propriétés syntaxiques les intuitions plus ou moins précises de l’aléatoire.
- 26 Voir G.-G. Granger, Essai d’une philosophie du style, op. cit., et H. Benis-Sinaceur, « Style et (...)
11Pour Granger, « l’institution d’une opposition de forme à contenu est toujours, et à tous les degrés d’élaboration, le premier moment décisif de l’objectivation d’une expérience, de sa transposition dans un système symbolique ». Le processus phénoménologique de reconnaissance de forme se déroule dans l’intuition sensible mais la mise en évidence d’une forme nécessite une représentation symbolique du vécu. Aux formes kantiennes de l’intuition sensible, Granger substitue une intuition symbolique (ou encore une sémiotique transcendantale, les significations étant liées aux différents niveaux de symbolisation qu’exprime le style26), pour laquelle la dualité entre opérations et objets sert de principe transcendantal. Le contenu formel est de ce fait un a priori synthétique dont la source est « conceptuelle plutôt qu’intuitive ».
12Nous allons maintenant appliquer les catégories de Granger à un épisode d’épistémologie expérimentale. La structure de schmilblick (appelée ainsi en référence à un jeu télévisé des années 70 dont l’objectif était de poser des questions pour découvrir un objet mystère) est une invention didactique élaborée dans le but d’étudier et de favoriser le travail de conceptualisation d’une structure mathématique abstraite, autrement dit d’élaboration de son contenu formel.
13Un « schmilblick » est la donnée d’un ensemble E muni d’une relation binaire R tel que les axiomes suivants sont satisfaits : (i) Aucun élément ne vérifie xRx ; (ii) Si xRy et xRz alors y = z ; (iii) Si yRx et zRx alors y = z ; (iv) Pour tout x, il existe au moins un y tel que xRy. L’ensemble des entiers relatifs modulo 4 muni de xRy ⇔ y = x+1 est un schmilblick. On demande de classifier les schmilblicks de cardinal 3 et 4.
14Dans les termes de Granger, un schmilblick est la donnée d’une forme. La pensée symbolique est devenue formelle : la définition ne fait référence à aucune signification particulière, si bien que l’opératoire a pris le dessus sur l’objectal, il s’est autonomisé. Ne subsiste qu’un système de règles ; le moment d’objectivation d’une expérience est passé. L’expérience est de ce fait à reconstruire (l’activité didactique présente une inversion par rapport à la chronologie de l’invention mathématique), son absence se présente comme un mystère. Quels actes de pensée se dissimulent derrière l’opératoire symbolique ? Il s’agit également de noter la présence d’un deuxième niveau forme/contenu : l’opération mentale de classifier introduit un second niveau opératoire qui vise à déterminer le schmilblick en tant que structure (la forme devient objet ; c’est la thématisation de Cavaillès).
15Le dialogue qui suit est une retranscription partielle du travail d’un binôme d’étudiants (dénommés dans cet article Claude et Dominique) préparant l’agrégation de mathématiques.
Dominique : Alors c’est quoi cette structure ?
Claude : La relation d’ordre sur R ressemble à ça… le fait que R soit archimédien. Puis il se ravise.
Dominique : C’est une sorte de shift sur Z/nZ (au vu de l’exemple donné dans l’énoncé).
16Les étudiants thématisent cet exemple à l’aide de « shifts » à gauche et à droite sur des ensembles de nombres tels que N, Z et R. Ils produisent également de nouvelles représentations sémiotiques pour les axiomes (ii) et (iii), ce qui les amène à représenter un schmilblick de cardinal 3 dans le formalisme de la théorie des graphes (sans pour autant lui donner le statut de modèle au sens de Tarski) :
Claude : Globalement, on a un point x qui s’amène sur y et sur z, on a nécessairement l’égalité.
Professeur : Quel est pour vous le statut de ces dessins ?
Claude : Ceux-là, c’est pour expliciter un peu les relations, enfin (ii) et (iii), et celui-là [dessin de droite de la figure 1], c’est pour nous donner une idée d’un modèle qui ressemblerait à ça [désignant l’axiomatique du schmilblick].
17Les étudiants associent la forme de schmilblick aux actions de décaler à droite ou à gauche, ou tourner dans le sens horaire ou anti-horaire. L’intuition symbolique se développe ainsi en appui sur les formes de l’intuition sensible. D’une façon générale, toute structure est figurée par la spatialité des symboles, ce qui s’avère classiquement fertile en mathématique (raisonnements géométriques, combinatoire). Cependant, il est remarquable que les étudiants symbolisent spontanément la relation xRy par une flèche orientée : le formalisme de la théorie des graphes offre un point de vue géométrique synthétique global par rapport au point de vue axiomatique analytique local et ouvre sur un point de vue structuraliste, comme l’exprime Carnap :
- 27 R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt, Berlin, Weltkreis, 1928, cité par F. Patras, « Carnap, l (...)
Pour comprendre ce que l’on entend par la structure d’une relation, pensons au diagramme de flèches suivant : représentons tous les membres de la relation par des points. De chaque point, une flèche va vers les autres points qui lui sont en relation. Une flèche double désigne les paires pour lesquelles la relation vaut dans les deux directions. Une flèche qui retourne à son origine désigne un membre en relation avec lui-même. Si deux relations ont le même diagramme de flèches, on les dit structurellement équivalentes, ou isomorphes. Le diagramme de flèches est la représentation symbolique de la structure27.
18En d’autres termes, l’identité des graphes (non étiquetés) permet de traduire géométriquement la relation d’isomorphisme de structure, pour se ramener à un processus visuel de reconnaissance de forme selon l’étymologie d’isomorphisme. Cependant, les étudiants parviennent à une classification des schmilblicks d’ordre 4 comportant 9 éléments, au lieu de 2 classes (figure 2) :
Claude : Il y en aurait 9.
Dominique : Après, on fait que réfléchir sur des objets que l’on connaît. Or depuis le début, on parle de structure.
Claude : Mais attends, les éléments on peut toujours les numéroter. Qu’est-ce qui pourrait boguer ?
Dominique : Notre propre cohérence.
Claude : Mais là, on a réfléchi sur les relations, on réfléchit pas sur les objets eux-mêmes, on n’a pas pris une relation particulière
Dominique : Bon passons.
19Les étudiants montrent une réflexivité remarquable : ils soulignent à la fois l’abstraction de la nature des éléments (« les éléments on peut toujours les numéroter », « on réfléchit pas sur les objets eux-mêmes ») et celle de la sémantique des relations (« on n’a pas pris une relation particulière »). Pour autant, leur réponse témoigne d’un processus d’abstraction incomplet pour arriver à une description de structure au sens de Carnap : les sommets des graphes ne sont pas assimilés à des points, les différentes représentations produites par les étudiants ne sont pas subsumées sous un même diagramme de flèches, au sens de Carnap. Ceci nous amène à approfondir les différentes étapes de la méthode abstraite, telles qu’elles sont notamment identifiées par Marquis.
3. Le problème du principe d’identité du schmilblick
- 28 J.-P. Marquis, « Mathematical Abstraction, Conceptual Variation and Identity », art. cit., et J.- (...)
20Marquis28 met en évidence quatre moments clefs de la méthode abstraite : un premier moment de constitution d’un « domaine de variation significative » (au moins trois types distincts d’objets partagent des caractéristiques invariantes) ; un second moment de formalisation des objets particuliers où il est fait abstraction de leur sémantique pour les traiter formellement ; un troisième moment où les propriétés invariantes sont abstraites et présentées de façon autonome (la méthode axiomatique est un bon outil pour cela, mais plusieurs modes de présentation demeurent possibles) ; enfin, un dernier moment où un critère d’identité est fixé. Le domaine de variation peut alors continuer de s’étendre mais l’attention est rapidement dirigée vers des problèmes internes (à la catégorie d’objets) comme les problèmes de classification ou de décomposition en sous-structures élémentaires (les « théorèmes de structure »).
- 29 H. Benis-Sinaceur, « Structure et concept dans l’épistémologie mathématique de Jean Cavaillès », (...)
21Les deux premiers moments de Marquis correspondent plus ou moins à l’idéalisation de Cavaillès, tel qu’en rend compte Benis-Sinaceur29, tandis que la thématisation renvoie aux deux derniers moments. Marquis souligne également les distinctions à opérer entre méthode abstraite, méthode formelle (symbolique) et méthode axiomatique. Par exemple, si les théories des groupes et des corps étaient considérées comme abstraites vers 1910, en vertu du symbolisme et d’un certain usage de l’axiomatique, la méthode abstraite n’était pas encore en place. Marquis pointe la recherche d’un critère d’identité comme « l’angle mort » dans ce cheminement : ainsi différents critères ont été proposés en topologie avant que les mathématiciens n’accèdent à une bonne compréhension de l’importance des homéomorphismes en topologie, au bout de plusieurs dizaines d’années. De même, la notion d’isomorphisme de catégories a précédé celle d’équivalence, qui est le critère retenu de nos jours. En définitive, l’épistémologie historique nous apprend que le critère d’identité ne peut être donné a priori, il dérive au contraire de la théorie.
22L’épistémologie historique informe le didacticien sur les difficultés potentielles liées aux apprentissages (les obstacles épistémologiques de Bachelard). Réciproquement, Marquis propose de tester avec des étudiants certaines hypothèses issues de sa reconstruction épistémologique de la méthode abstraite :
- 30 J.-P. Marquis, « Stairway to Heaven : The Abstract Method and Levels of Abstraction in Mathematic (...)
Furthemore, the properties that have to be substracted are not necessarily the same in the given theories [within the domain of significant variation]. I submit that this a real cognitive stumbling block to abstraction in mathematics. A clear empirical hypothesis could be formulated and be tested on students30.
23Combiner épistémologie historique et épistémologie expérimentale pour rendre compte de l’abstraction mathématique fait d’autant plus sens que l’abstraction, en tant que processus fondamental de la pensée, possède deux facettes : logique et psychologique. Revenons donc au travail des étudiants Claude et Dominique : ces derniers sont transportés directement au moment de thématisation sans idéalisation. Nous avons vu qu’ils montrent une bonne maîtrise de la méthode formelle, en appui sur le symbolisme : ils ont effectué une abstraction de la nature des objets et de la sémantique des relations. Ils traduisent le système d’axiomes dans un autre mode de présentation (géométrique) que la méthode axiomatique. Ceci vient souligner la distinction de Marquis alors que les mathématiciens ont tendance à confondre méthode abstraite et méthode axiomatique. Mais ils ne parviennent pas à l’étape du nouveau principe d’identité attendu : l’isomorphisme de schmilblicks φ:(E,R)→(E’,R’) comme bijection E→E’ vérifiant xRy ⇔ φ(x)R’φ(y). Ceci vient questionner la nécessité du principe attendu et fait écho au relativisme pointé par Marquis.
24Marquis met en avant différentes fonctions de la méthode abstraite : « it was used to solve problems, to introduce new concepts and organizing principles, and even to install norms of construction ». La notion de norme fait référence à une pratique sociale. En didactique, cela renvoie à la classe en tant que communauté scientifique et au rôle du professeur en tant que porteur de la norme, chargé de désigner la nouvelle connaissance quand elle apparaît. Ce dernier intervient ainsi dans le milieu pour faire émerger le principe d’identité au cours d’un dialogue qui prend la tournure d’une maïeutique socratique :
Professeur : Pour vous, c’est une classification abstraite parce que vous n’avez pas considéré des relations particulières et que, pour n’importe quel ensemble, vous pouvez numéroter les éléments et finalement vous ramener à x,y,z,t.
Dominique : Il y aurait donc 2 classes à isomorphisme près, ce genre d’objets et ce genre d’objets
Claude : Là, du Z/4Z et là du Z/2Z x Z/2Z, en fait
Professeur : Vous pensez à la classification des groupes ?
Dominique : Nécessairement, on pense aux classifications que l’on connaît.
Professeur : Donc il y a 2 types d’objets et là, vous les avez énumérés tous sur x,y,z,t.
Dominique : On a énuméré tous les isomorphismes possibles.
Professeur : Tous les quoi ?
Dominique : Tous les graphes, enfin tous les éléments…
Professeur : Vous avez listé tous les graphes orientés possibles sur x,y,z,t qui vérifient les axiomes.
Claude : En fait, on a fait 2 sortes de représentations : la représentation graphique et l’autre qui nous évite de refaire tous les graphes.
Professeur : Et pourquoi dites-vous que ce sont deux classes ?
Claude : Deux classes, c’est-à-dire ?
Professeur : Vous dites que ce sont 2 classes distinctes parce que…
Dominique : Oui, parce que nous…
Claude : On a mis toutes les permutations derrière, de toute façon.
Professeur : Et pourquoi (x y z t) et (x y t z) seraient les mêmes ?
Claude : Non, pas les mêmes, du même type.
Professeur : Que veut dire « être du même type » ?
Claude : Je pense aux permutations. Il y en a une qui va boucler plus vite que l’autre. Je pense clairement à l’ordre qu’il y a derrière.
Dominique : Une bijection. On peut passer d’un élément de cette classe à un autre par une bijection, mais pas entre les 2 classes.
Professeur : Ne peut-on pas toujours trouver une bijection entre 2 ensembles de cardinal 4 ?
Claude : Si !
Dominique : Ah oui, mais est-ce qu’elle va respecter la structure ?
25Les étudiants tentent de lire dans les réactions du professeur s’ils s’approchent de la réponse attendue (des effets du contrat didactique : les étudiants savent que le problème a été posé pour qu’ils acquièrent une connaissance spécifique, qui sera ultimement pointée par le professeur). Ils comprennent ainsi rapidement qu’il s’agit de mettre en évidence deux classes d’isomorphisme. On peut aussi observer un fonctionnement de la thématisation transversal aux différentes structures : les étudiants s’appuient sur une analogie avec la théorie des groupes. En l’absence d’un développement théorique à même de guider le choix d’un nouveau critère d’identité, c’est l’analogie avec la théorie des groupes de permutations et l’intuition symbolique ancrée dans le phénoménologique (« boucler plus vite ») qui guident le travail. Un critère syntaxique d’isomorphisme comme bijection préservant la relation n’intervient pas spontanément. Les étudiants introduisent la représentation symbolique des permutations mais ne font pas le lien avec les axiomes : xRy ⇔ y=σ(x) définit une permutation σ ; par cette correspondance, l’isomorphisme de schmilblicks se ramène à la conjugaison des permutations. En définitive, ils font preuve d’une semiosis remarquable mais le travail montre un blocage au niveau noétique.
4. Affordances cognitives des concepts concrets : le schmilblick est un banquet
- 31 H. Benis-Sinaceur, « Facets and levels of mathematical abstraction », art. cit.
26Le but de ce dernier épisode d’épistémologie contemporaine est de renforcer les aspects phénoménologiques et cognitifs, en accord avec la pratique contemporaine du structuralisme telle qu’on peut l’observer chez Bourbaki et en appui sur des distinctions épistémologiques pointées par Sinaceur31.
27Sinaceur considère les concepts comme des produits historiques de l’activité intellectuelle. Leur émergence dépend ainsi de nombreux facteurs (théorique, culturel, social, économique, politique,…) tandis que leur formation par abstraction se produit via le processus logique de subsumation. À la suite de Frege, Sinaceur pose le principe sémiotique qu’un signe possède un « contenu conceptuel » (son sens), ce qui rejoint la notion de contenu formel de Granger. Cependant, les concepts, en tant qu’objets de pensée, n’existent pas avant l’acte d’abstraction ; ils sont donc a posteriori (à la différence de Granger qui considère l’expérience dans une perspective kantienne). Enfin, Sinaceur distingue concepts « concret » et « abstrait » : le concret se rapporte à des référents sensoriels directs tandis que l’abstrait fait allusion à des référents non sensoriels (produits par exemple par la répétition d’actes d’abstraction). Cette distinction est relative et correspond à une gradation des processus d’abstraction. Elle peut être reliée à la cognition : les concepts abstraits impliquent le cerveau verbal (pour comprendre les différents aspects du concept à travers un discours) tandis que les concepts concrets impliquent le cerveau perceptif (image mentale du concept). Dans un second sens, un concept devient concret par l’usage, lorsqu’il reçoit de plus en plus de déterminations de sens.
28Cette distinction fait écho aux considérations pédagogiques de Freudenthal, pour lequel :
- 32 H. Freudenthal, Didactical phenomenology of mathematical structures, Dordrecht, Reidel, 1983.
Our mathematical concepts, structures, ideas have been invented as tools to organise the phenomena of the physical, social and mental world. […] Concepts are the backbone of our cognitive structures. But in everyday matters, concepts are not considered as a teaching object. […] Children grasp them [mathematical objects] as mental objects and carry them as mental activities32.
- 33 N. Bourbaki, « L’architecture des mathématiques », art. cit.
29Freudenthal centre ainsi l’enseignement-apprentissage des mathématiques sur celui des concepts concrets au sens de Sinaceur, lesquels sont porteurs d’images mentales et permettent le développement d’intuitions. Il rejoint le point de vue de nombreux mathématiciens, dont Bourbaki33 ou encore Poincaré. Dans une conférence sur le rôle de l’intuition et de la logique en mathématiques, ce dernier souligne les rapports entre abstraction, analogie et intuition :
- 34 H. Poincaré, La Valeur de la Science, Paris, Flammarion, 1911.
Ce guide, c’est d’abord l’analogie. […] Les analystes, pour ne pas laisser échapper ces analogies cachées, c’est-à-dire pouvoir être inventeurs, doivent, sans le secours des sens et de l’imagination, avoir le sentiment direct de ce qui fait l’unité d’un raisonnement, de ce qui en fait pour ainsi dire l’âme et la vie intime. Causez avec M. Hermite ; jamais il n’évoquera une image sensible, et pourtant vous vous apercevrez bientôt que les entités les plus abstraites sont pour lui comme des êtres vivants. Il ne les voit pas, mais il sent qu’elles ne sont pas un assemblage artificiel, et qu’elles ont je ne sais quel principe d’unité interne34.
- 35 G. Heinzmann et J. Petitot, « The Functional Role of Structures in Bourbaki », art. cit.
30L’analogie nécessite un processus d’abstraction tandis que l’abstraction permet un fonctionnement analogique et une unification, d’où un va-et-vient entre abstraction et analogie. On notera qu’un principe d’unité est pour l’analogie ce qu’est un principe d’identité pour l’abstraction. L’analogie permet ainsi un transfert d’intuitions par la mise en relation des contenus (formels), ce qui rejoint les analyses de Heinzmann et Petitot35 sur le structuralisme de Bourbaki. À cet égard, les discussions qui ont eu lieu au sein du groupe Bourbaki relativement aux choix terminologiques des concepts est particulièrement éclairant et rejoint les distinctions de Sinaceur :
- 36 P. Cartier et K. Chemla, Notes sur l’histoire et la philosophie des mathématiques, II. La créatio (...)
On peut distinguer divers modes de construction des termes mathématiques ; l’école algébrique allemande nous a légué une très riche terminologie qui en français donne : « groupe » ou « anneau » ou « corps ». Mais ces mots appartiennent à ce qu’on peut appeler la catégorie abstraite-abstraite où les notions abstraites d’algèbre sont désignées par des termes issus directement d’une tradition philosophique : les mots « groupe, ensemble, système, collection, catégorie… » se réfèrent tous à la notion aristotélicienne de classe.
Un autre procédé peut être baptisé d’abstrait-figuratif. Bourbaki a fait sensation en introduisant dans son ouvrage d’Analyse Fonctionnelle la notion de tonneau, qui est décrite comme « … un ensemble… borné et cerclé ». Il était si fier de son invention terminologique que la récitation de cette définition faisait partie des rituels jeux de rôles qui ponctuaient les réunions du groupe Bourbaki et forgeaient son identité36.
- 37 T. Hausberger, « La “théorie des banquets” : une ingénierie didactique pour faciliter l’entrée da (...)
31Tournons-nous maintenant vers les apports de l’épistémologie expérimentale. Dans ses travaux sur la didactique du structuralisme, Hausberger37 n’utilise pas la terminologie schmilblick pour désigner la structure dont l’axiomatique a été présentée ci-dessus, mais celle de « banquet ». Ceci fait du concept de banquet, défini abstraitement, un concept concret au sens de Sinaceur, ou encore abstrait-figuratif au sens de Cartier. En outre, il est porteur d’une image mentale sous-jacente : celle de convives assis autour de tables.
32Les représentations sémiotiques suivantes (figure 3) ont été produites par des étudiants de fin de Licence de mathématiques lors d’un travail en classe :
- 38 H. Benis-Sinaceur, « Style et contenus formels chez Gilles Gaston Granger », art. cit., section 5
33On y retrouve des représentations à peine idéalisées des tables d’un banquet de mariage, ou davantage idéalisées, des représentations sous forme de graphe, ou matricielle (la matrice d’incidence du graphe), ou encore des produits de cycles (permutations). Ces différents signes (ou interprétants, au sens de Pierce, de l’axiomatique des banquets en tant que premier signe) renvoient ultimement au même objet (signifié), lorsque le sens est posé, en passant par des concepts éventuellement considérés comme différents (selon les domaines d’interprétation de la structure), si l’on entreprend une analyse stylistique à la manière de Granger38.
34En outre, dans son analyse terminologique, Cartier rajoute : « Bourbaki a fait un effort très important dans la recherche du juste nom, la terminologie adéquate au concept permettant l’économie des moyens et la rigueur de la définition et du raisonnement ». Cette remarque suscite d’emblée les questions suivantes : la terminologie de banquet est-elle un juste nom ? En quoi un choix terminologique peut-il produire de tels effets sur la pratique mathématique ? Le dialogue entre deux étudiants avancés (de niveau Doctorat et au-delà), dénommés Alice et Bob dans cet article, apporte des éléments de réponse.
Alice : Classique, on spécifie la structure par des relations, d’accord.
Bob : Anti-symétrie [à propos de l’axiome (i)]
Alice : C’est pas tout à fait ça, c’est la non-réflexivité ; il y a un seul type à droite et un à gauche, c’est l’idée, quoi [des rires] ; il y a personne qui est assis tout seul à une table
Bob : Les éléments sont des personnes ? Et en relation si ensemble à table ?
Alice : Oui, c’est ça. La relation est d’être assis à la droite (ou à la gauche). Par contre, tu peux avoir au plus un type à droite et au plus un à gauche, il y a au moins un type à droite. Oui [continuant à lire l’énoncé du problème]… il y a la théorie et les modèles. Pour montrer que c’est non contradictoire, on peut montrer qu’il y a un modèle. Je propose de prendre un type. Non, un type ne marche pas, 2 types assis l’un à côté de l’autre. Donc tu prends E={x,y}. On peut aussi mettre {0,1}.
Bob : {1,2} ?
Alice : Allez, on prend E={a,b} et pour la relation les couples (a,b) et (b,a). Donc c’est bien un modèle.
Bob : Le cardinal 3…
Alice : Le truc circulaire, des personnes a,b,c autour de la table. (a,b),(b,c),(c,a). Reste à voir que c’est le seul. (a,b) moyennant numérotation, c’est toujours valable
Bob : (a,c),(c,b),(b,a) ?
Alice : C’est le même modèle, à isomorphisme près.
Bob : C’est vrai.
Alice : (b,a)… il va avoir un souci, car c va être envoyé sur quoi ? Si c est envoyé sur a ou b, comme a et b sont déjà atteints, on va nier (ii).
Bob : Si on avait (a,b) et (b,a) on ne saurait pas quoi faire avec c…
Alice : Oui, c’est ça. Parce que ses deux voisins de droite potentiels ont déjà un voisin
Bob : Donc c’est forcément (b,c) et on complète.
Alice : Le cardinal 4 sera peut-être plus intéressant. On va dire {a,b,c,d} ? […]
Alice : Donc on a toujours (a,b) ; on a toujours (b,c)… ah, est-ce que b peut s’envoyer sur a ? Ça ferait un premier branchement.
Bob : Ça ferait un banquet à deux tables, en quelque sorte.
35La différence avec le travail de Claude et Dominique est frappante : l’image mentale des banquets s’avère d’emblée un point d’appui aux raisonnements syntaxiques sur les axiomes pour classifier les banquets et reconnaître les classes d’isomorphismes à travers leurs modèles phénoménologiques (un banquet comme union de tables). De façon similaire, les étudiants lors du travail en classe s’avèrent capables de déterminer la classe de (Z/4Z, R) par conversion vers le registre des banquets empiriques et reconnaissance d’une congruence de formes (figure 4) :
36Il s’agit là d’un exemple de fonctionnement analogique particulièrement fertile via la production d’une représentation symbolique figurant le principe d’unité (au sens de Poincaré).
37Pour autant, d’autres étudiants s’avèrent tentés d’entreprendre une classification quasi-empirique des banquets (figure 5) :
38La nature de concept concret des banquets génère une confusion entre une axiomatique matérielle (telle la géométrie d’Euclide) et une axiomatique abstraite possédant une pluralité de modèles. Cet épisode ravive ainsi l’objection de Frege face à la méthode de Hilbert tandis que les étudiants appliquent comme critère d’identité celui des banquets empiriques.
39L’activité des banquets est une ingénierie didactique qui vise une genèse expérimentale de la méthode abstraite. Elle comprend pour cela différentes tâches proposées aux apprenants : une tâche de construction de modèles en relation avec l’examen logique du système d’axiomes ; une tâche de classification de modèles ; une tâche de définition axiomatique des tablées (on veut placer n personnes quelconques autour d’une table ronde ; il s’agit de définir une relation entre les personnes et ses propriétés pour caractériser abstraitement une telle tablée) ; enfin, une tâche d’élaboration théorique (définition d’un sous-banquet, banquet irréductible et banquet engendré, énoncé et preuve du théorème de structure des banquets : tout banquet est union disjointe de tablées).
40En référence aux moments de Marquis, la première tâche se présente comme un moment d’enrichissement sémantique pour contribuer à rendre concrète la structure et cerner l’extension du concept : le domaine significatif de variation est recréé en contrastant les modèles empiriques, (Z/4Z, R) et d’autres modèles mathématiques possibles (sur des domaines de nombres ou encore dans le formalisme de la théorie des graphes). Le moment formaliste et le moment de présentation de Marquis sont présents partiellement (le moule abstrait des banquets est déjà posé) lors de la tâche de définition axiomatique des tablées. Le quatrième moment de Marquis est divisé en la tâche de classification et celle d’élaboration théorique. Selon Marquis, la seconde devrait précéder la première ; l’expérimentation avec des étudiants a confirmé les difficultés soulevées par un ordre inverse (motivé par des contraintes du système didactique, dont l’économie du temps didactique).
5. Conclusion
41Notre propos est double : montrer comment le didacticien est susceptible de s’appuyer sur les analyses des épistémologues et philosophes (notamment les clarifications conceptuelles apportées relativement aux connaissances et méthodes scientifiques, autour des questions que pose la problématique de l’objectivité des mathématiques) pour construire des situations d’apprentissage cohérentes et potentiellement efficaces ; réciproquement, la soumission de ces situations à la contingence à travers l’expérimentation contribue à étayer le discours épistémologique et philosophique parce que l’épistémologie expérimentale offre un environnement contrôlé d’actualisation et de renouvellement de l’acte de connaître.
42Ceci a permis : d’observer et d’analyser, dans le travail des apprenants, comment une intuition symbolique se manifeste en appui sur les formes kantiennes de l’intuition pour appréhender un contenu formel ; d’étayer le caractère problématique (relatif et normatif) d’un critère d’identité, qui mérite toute l’attention de l’épistémologue et du didacticien (illusion de transparence) ; de discuter l’idée philosophique qu’une terminologie est adéquate à un concept en ce qu’elle permet une économie de moyens.
- 39 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit., p. 390.
43Tous ces points relèvent d’un questionnement sur l’objectivité des mathématiques, dont notre étude a permis de mettre en évidence des modalités didactiques, c’est-à-dire en situation d’enseignement-apprentissage. À son niveau, l’épistémologie expérimentale contribue ainsi à la philosophie, si l’on conçoit, à la suite de Granger, que « le travail du philosophe est un commentaire perpétuel d’expériences dont il tente de montrer la possible intégration en une totalité qui ne sera jamais celle d’un système abstrait, d’une théorie comme en constituent la physique ou les mathématiques »39.
Notes
1 J. Dieudonné, Pour l’honneur de l’esprit humain : les mathématiques aujourd’hui, Paris, Hachette, 1987, p. 114.
2 L. Corry, Modern Algebra and the Rise of mathematical Structures, Bâle, Birkhaüser, 1996.
3 N. Bourbaki, « L’architecture des mathématiques », dans F. Le Lionnais (dir.), Les grands courants de la pensée mathématique, Paris, Hermann, 1998, p. 35-47.
4 J. Piaget et E. W. Beth, Épistémologie mathématique et psychologie. Essai sur les relations entre la logique formelle et la pensée réelle, Paris, PUF, 1961.
5 M. Artigue et R. Douady, « Note de synthèse. La didactique des mathématiques en France – Emergence d’un champ scientifique », Revue française de pédagogie, no 76, 1986, p. 69-88.
6 G. Brousseau, « Epistémologie et didactique des mathématiques », Actes du colloque Didactiques, quelles références épistémologiques, IUFM d’Aquitaine, 2005.
7 S. Shapiro, Philosophy of Mathematics : Structure and Ontology, Oxford, Oxford University Press, 1997.
8 G. Heinzmann, « Objectivity in Mathematics : The Structuralist Roots of a Pragmatic Realism », dans E. Agazzi (éd.), Varieties of Scientific Realism, Springer, Cham, 2017.
9 G. Heinzmann et J. Petitot, « The Functional Role of Structures in Bourbaki », dans E. H. Reck et G. Schiemer (éd.), The Prehistory of Mathematical Structuralism, Oxford, Oxford University Press, 2020.
10 I. Lakatos, Preuves et réfutations : essai sur la logique de la découverte mathématique, trad. fr., Paris, Hermann, 1984.
11 Ibid., p. 183-184.
12 F. Patras, La pensée mathématique contemporaine, Paris, PUF, 2001, p. 27-28.
13 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, Paris, Vrin, 1994.
14 J.-P. Marquis, « Stairway to Heaven : The Abstract Method and Levels of Abstraction in Mathematics », The Mathematical Intelligencer, no 38, 2016, p. 41-51.
15 T. Hausberger, « La dialectique objets-structures comme cadre de référence pour une étude didactique du structuralisme algébrique », Éducation et Didactique, vol. 11, no 2, 2017, p. 131-152 ; id., « La “théorie des banquets” : une ingénierie didactique pour faciliter l’entrée dans la pensée structuraliste », Recherches en Didactique des Mathématiques, vol. 23, no 1, 2021, p. 301-346.
16 G. Brousseau, Théorie des situations didactiques, Grenoble, La Pensée Sauvage, 1997.
17 T. Hausberger et F. Patras, « The didactic contract and its horizon of expectation », Revista Educere et Educare, vol. 15, no 33, 2019.
18 H. Benis-Sinaceur, « Structure et concept dans l’épistémologie mathématique de Jean Cavaillès », Revue d’histoire des sciences, vol. 40, no 1, 1987, p. 5-30.
19 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit.
20 G.-G. Granger, Essai d’une philosophie du style, Paris, Armand Colin, 1968, p. 19-20.
21 Ibid., cité par H. Benis-Sinaceur, « Style et contenus formels chez Gilles Gaston Granger », dans A. Soulez et A. R. Moreno (éd.), La pensée de Gilles-Gaston Granger, Paris, Hermann, 2010, p. 161-206.
22 J.-P. Marquis, « Mathematical Abstraction, Conceptual Variation and Identity », dans P. Schroeder-Heister, G. Heinzmann, W. Hodges et P. E. Bour (éd.), Logic, Methodology and Philosophy of Science. Proceedings of the Fourteenth International Congress (Nancy), 2014, p. 299-322.
23 H. Benis-Sinaceur, « Facets and levels of mathematical abstraction », Philosophia Scientiæ, vol. 18, no 1, 2014, p. 81-112.
24 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit.
25 Ibid., chap. 2.
26 Voir G.-G. Granger, Essai d’une philosophie du style, op. cit., et H. Benis-Sinaceur, « Style et contenus formels chez Gilles Gaston Granger », art. cit.
27 R. Carnap, Der logische Aufbau der Welt, Berlin, Weltkreis, 1928, cité par F. Patras, « Carnap, l’Aufbau, et l’idée mathématique de structure », dans J. Bouveresse et P. Wagner (dir.), Mathématiques et expérience. L’empirisme logique à l’épreuve (1918-1940), Odile Jacob - Collège de France, p. 49.
28 J.-P. Marquis, « Mathematical Abstraction, Conceptual Variation and Identity », art. cit., et J.-P. Marquis, « Stairway to Heaven : The Abstract Method and Levels of Abstraction in Mathematics », art. cit.
29 H. Benis-Sinaceur, « Structure et concept dans l’épistémologie mathématique de Jean Cavaillès », art. cit., p. 94-95.
30 J.-P. Marquis, « Stairway to Heaven : The Abstract Method and Levels of Abstraction in Mathematics », art. cit., p. 44.
31 H. Benis-Sinaceur, « Facets and levels of mathematical abstraction », art. cit.
32 H. Freudenthal, Didactical phenomenology of mathematical structures, Dordrecht, Reidel, 1983.
33 N. Bourbaki, « L’architecture des mathématiques », art. cit.
34 H. Poincaré, La Valeur de la Science, Paris, Flammarion, 1911.
35 G. Heinzmann et J. Petitot, « The Functional Role of Structures in Bourbaki », art. cit.
36 P. Cartier et K. Chemla, Notes sur l’histoire et la philosophie des mathématiques, II. La création des noms mathématiques : l’exemple de Bourbaki, Bures-sur-Yvette, Publication de l’IHES, 1998, p. 5-6.
37 T. Hausberger, « La “théorie des banquets” : une ingénierie didactique pour faciliter l’entrée dans la pensée structuraliste », art. cit.
38 H. Benis-Sinaceur, « Style et contenus formels chez Gilles Gaston Granger », art. cit., section 5.
39 G.-G. Granger, Formes, opérations, objets, op. cit., p. 390.
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Titre | Figure 1. Représentations des schmilblicks de cardinal 3 |
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Titre | Figure 2. Classification des schmilblicks d’ordre 4 |
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Titre | Figure 3. Représentations sémiotiques de banquets |
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Titre | Figure 4. Détermination de la classe d’isomorphisme via une conversion |
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Titre | Figure 5. Classification quasi-empirique des banquets d’ordre 3 |
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Pour citer cet article
Référence papier
Thomas Hausberger, « Des modes d’objectivité dans l’apprentissage des mathématiques : le structuralisme mathématique à la lumière d’une épistémologie expérimentale », Noesis, 38 | 2022, 139-159.
Référence électronique
Thomas Hausberger, « Des modes d’objectivité dans l’apprentissage des mathématiques : le structuralisme mathématique à la lumière d’une épistémologie expérimentale », Noesis [En ligne], 38 | 2022, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/noesis/7180 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/11xmb
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